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La faute de l’homme envers son prochain
Le meurtre originel et la vengeance

Après que Caïn eut assassiné Abel, son frère, il entendit la voix divine lui demander : « Où est Abel, ton frère ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » Ha-Shem lui dit : « Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crie vers moi de la terre1 ! »

 

Abel est mort, mais ce qui n’est pas mort avec lui, c’est la voix de son sang, ou plus exactement de ses sangs, Kol d’mé – ce qu’il faut comprendre selon Rachi par : son sang et le sang de ses descendants. Cela rappelle le célèbre adage talmudique : « Celui qui détruit une seule vie humaine en Israël, cela lui est compté comme s’il avait détruit tout un monde, et celui qui a sauvé une seule vie en Israël, cela lui est compté comme s’il avait sauvé tout un monde » (Sanh. 37a2). La voix du sang, qu’est-elle, sinon l’âme humaine ? Caïn n’a pas pressenti combien il était gardien de son frère. Est-ce pour n’avoir pas entendu le Lo Tirtsah, le « tu ne commettras point d’homicide », que Caïn tua Abel ? Ou pour n’avoir pas admis que le Saint, béni soit-Il, puisse préférer les offrandes de son frère aux siennes ?

 

Le remords ne semble pas avoir ouvert de faille dans sa conscience. Lorsque, raconte un Midrash, Ha-Shem eut demandé à Caïn : « Où est Abel, ton frère ? », Caïn lui répondit : « Moi, je l’ai tué ; mais toi, tu as créé en moi l’instinct du mal. Toi, tu es le gardien d’Abel, et tu as placé en moi de quoi le massacrer. Suis-je moi ? C’est toi le coupable, car tu es celui qui, seul, peut dire moi. »

Ce texte fait reposer toute la responsabilité du mal sur Dieu. On objectera que c’est là le prix (exorbitant, à vrai dire !) de la liberté humaine. Mais la grandeur du Dieu présent dans la Bible est d’avoir créé un homme capable non seulement de le réfuter mais aussi de le mettre en accusation. Que pour l’islam cette privauté soit absolument inadmissible est la porte ouverte au fanatisme radical de tant de ses adeptes. Il reste que cette privauté montre bien la particularité des relations entre les enfants d’Israël et leur Dieu. Relations qui peuvent se comprendre, si l’on y voit un gage de la primogéniture d’Israël.

 

Cependant, rendre le Créateur responsable de tout le mal qui est en nous – sans parler du Mal, dont la Shoah est l’absolu symbole –, voilà qui réduit singulièrement l’être humain à n’être qu’un pantin. Cette conception simpliste du mal et l’impuissance de l’homme à lui faire face s’opposent pour le moins radicalement à l’enseignement de la Torah : l’homme doit choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort. Tout à coup, Caïn prend conscience de sa faute puisqu’il dit : « Gadol avoni minso’ (Ma faute est trop grande pour être supportée). » Ce que Rachi comprendra comme une question : « Tu supportes les mondes d’en haut et les mondes d’en bas, et ma faute tu ne peux donc pas la supporter ? » En disant Gadol avoni minso’, Caïn n’a-t-il pas voulu dire en fait : « Ma faute est impardonnable » ?

Si Adonaï, le Dieu matriciel, supportait la faute, il la pardonnerait. Mais la supporte-t-il ? À en croire le texte de la Torah, la réponse est négative : « Et maintenant tu seras maudit plus que cette terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère ! Lorsque tu cultiveras la terre, elle cessera de te prodiguer sa force ; tu seras errant et fugitif par le monde. » Parce que ce passage est au cœur du problème du mal et de la conscience, nous comprenons pourquoi la question du péché et de la responsabilité y trouve ses racines les plus profondes. Si la faute d’Adam et Ève commise envers Dieu seul fut pardonnée, le crime de Caïn, ayant été commis sur la personne de son frère, n’eût pu être pardonné que par la victime, et la tradition ne nous a jamais enseigné qu’Abel mort ait pardonné.

 

Ni la vengeance ni un pardon par procuration ne peuvent racheter la mort d’un être. Seule une justice pleinement humaine et libre a droit de cité. Mais que, sur un plan strictement personnel, la vengeance s’oppose au pardon, nos maîtres l’ont dit et répété. Ainsi Rabba, au traité Megillah 28a : « Celui qui renonce à se venger verra tous ses péchés pardonnés car il est dit : Il pardonne l’iniquité et il oublie les fautes (Michée 7, 18). À qui pardonne-t-il l’iniquité ? À celui qui oublie les fautes. » Voici un passage problématique du IIe livre de Samuel, chap. 21, qui se trouve explicité et commenté dans le traité talmudique Yébamot – et auquel Emmanuel Levinas consacra naguère un commentaire admirable. David cherche à réparer le crime commis par Saül contre les Gabaonites. Il leur dit : « Que dois-je faire pour vous et quelle expiation vous offrir pour que vous bénissiez l’héritage du Seigneur ? » Et il dit : « Que voulez-vous donc ? Je vous l’accorderai. » Ils dirent au roi : « L’homme qui nous extermina, qui avait médité notre ruine, notre disparition totale du territoire d’Israël, qu’on nous livre sept de ses fils, nous les pendrons devant le Seigneur, sur la colline de Saül, de cet élu du Seigneur3 ! » David les livra mais épargna Mephiboseth, fils de Jonathan, petit-fils de Saül. « Les Gabaonites les pendirent sur la montagne devant le Seigneur, et tous les sept périrent ensemble. »

 

Que signifie ce texte ? N’est-il pas écrit : « On ne fera pas mourir les pères pour les enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères » (Deutéronome 24, 16) ? Alors Rabbi Hiya ben Abba a dit au nom de R. Johanan : « Mieux vaut invalider une lettre de la Torah que de profaner publiquement le Nom céleste. » En quoi le refus de David de remettre sept des fils de Saül pour qu’ils soient pendus à cause des méfaits de leur père aurait dû être compris comme une profanation du Nom divin ? Cette vengeance, mise à la portée des Gabaonites par David, fut-elle le meilleur moyen de bénir l’héritage de Ha-Shem ? Cette bénédiction fut-elle acceptée par lui ? Il ne semble pas que cela soit la préoccupation des H’akhamim, les maîtres du Talmud. Ils retournent la problématique : si les Gabaonites, qui n’ont très vraisemblablement jamais entendu les Dix Paroles du Sinaï et, en particulier, le « Tu ne tueras point », n’avaient pas agi ainsi, leurs morts seraient restés impunis. Comme si pour nos maîtres le fait que des meurtres puissent ne pas rester impunis prévalait sur la profanation du Nom divin ! Ce commentaire terrible pour nos oreilles modernes signifie ceci : pour que le crime contre l’étranger ne reste pas impuni en Eretz Israël, sur la terre d’Israël, le roi d’Israël pouvait aller jusqu’à contrevenir à un verset de la Torah.

 

À l’époque du Temple, seul le Sanhédrin, le tribunal suprême constitué de vingt-trois ou soixante et onze membres, pouvait condamner quelqu’un à mort, à condition toutefois qu’il y ait eu deux témoins du crime, et qu’ils aient eu le temps de prévenir l’agresseur de la peine encourue. Le traité Makkot 7a nous enseigne qu’« un Sanhédrin qui prononce une condamnation à mort tous les sept ans est considéré comme sanguinaire. Selon R. Éléazar b. Azaria, un Sanhédrin qui prononce une condamnation à mort tous les soixante-dix ans est considéré comme sanguinaire. “Si nous faisions partie du Sanhédrin, nous ne prononcerions jamais de condamnation à mort”, disent R. Tarphoun et R. Akiba ». Dans l’État d’Israël moderne, la peine de mort n’a pas été instituée. Une disposition exceptionnelle permit la condamnation à mort d’Adolf Eichmann.

Les modalités du pardon

« Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le jour de Kippour ; les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le jour de Kippour à moins que, au préalable, il n’ait apaisé autrui... » « C’est pour les fautes de l’homme envers Dieu que le jour de Kippour procure le pardon, mais pour les fautes de l’homme envers autrui, le jour de Kippour ne procure le pardon que s’il a obtenu le pardon de son prochain4. » Les dernières lignes de ce passage fondateur sur le pardon sont en fait le commentaire de ce verset du Lévitique (16, 30) : « De tous vos péchés envers Dieu, vous serez purifiés », par Rabbi Éléazar ben Azaria. Dans une civilisation si marquée par les valeurs chrétiennes, ce texte a de quoi surprendre, car il contredit toutes les idées reçues sur le pardon.

 

Dans ces lignes du traité Yoma, si Dieu ne se substitue pas à la victime pour pardonner au coupable, certains pourraient en déduire que c’est par indifférence. Au contraire, toute offense commise par autrui à l’égard de son prochain est offense à Dieu. Dans la tradition juive, les vrais ennemis de Dieu sont de tous temps les ennemis d’Israël, ce que l’on conçoit. Deux constatations étonnantes par leur audace s’imposent. D’une part, celui qui a créé les mondes n’a pas le pouvoir de pardonner les fautes commises par l’homme contre son prochain ! D’autre part, le pardon de la faute contre l’homme ne supporte aucune procuration ni humaine ni divine. Dieu ne peut rien pour réparer l’offense de l’homme contre son semblable. La transcendance du pardon ne s’accomplit que dans l’immanence de la socialité. Suprême humilité de Dieu !

 

Le Saint, béni soit-Il, accorde donc à l’homme le pouvoir de pardonner ce que ni le propitiatoire (en hébreu kaporet, mot qui a la même racine que Kippour et kappara, comme nous l’avons vu plus haut) jadis, ni le Yom Kippour lui-même ne peuvent pardonner. Lorsque le Midrash déclare, au sujet de l’Arche d’Alliance (le Saint des Saints depuis Moïse jusqu’au Temple de Jérusalem) « qu’elle apporte le pardon à Israël5 », il ne par le que des fautes du peuple commises à l’égard de Dieu. Une Guemara décisive du traité Yoma objecte que les fautes interhumaines puissent ne pas être pardonnées par le Yom Kippour : « Rab Yossef bar Havou a objecté à Rabbi Abbahou : Les fautes commises par l’homme envers son prochain, le jour de Kippour n’en obtient pas l’expiation ? Il est pourtant écrit : Si un homme commet une faute envers un autre homme, Élohim intervient pour lui6  ! »

 

Dieu est désigné ici par le mot Élohim, le juge. « Mais si c’est Dieu lui-même qu’il offense, qui intercédera pour lui ? » Et voici la réponse de Rabbi Abbahou : « Si un homme commet une faute envers un autre homme et qu’il obtient son pardon, Dieu lui pardonnera. Et si c’est envers Élohim qu’un homme aura commis une faute, qui interviendra en sa faveur (auprès de Dieu) ? Le repentir et ses bonnes actions7. »

 

N’est-ce pas la preuve irréfutable que les bonnes actions ni le repentir ne peuvent procurer le pardon quand « c’est de l’homme qu’il s’agit » ? La techouvah (repentance), la tefilah (prière) et la tsedakah (charité), qui sont toutes-puissantes pour effacer l’arrêt fatal entre Rosh Hashana etYom Kippour, ne peuvent donc rien si la personne blessée par ma faute ne m’a pas pardonné. Qu’advient-il si j’ai voulu obtenir son pardon et qu’elle me le refuse ? Rabbi Yossé répond : « Celui qui demande pardon à son prochain n’est pas tenu de le lui demander plus de trois fois. » Il tire sa réponse de la prière des frères de Joseph à la mort de Jacob, leur père (Genèse 50,17) : « De grâce, pardonne de grâce [...] et maintenant pardonne de grâce. »

Mais une autre question surgit tout de suite après, plus grave encore : Et si la personne est morte (entretemps) ? « Le coupable doit réunir dix hommes et les amener devant sa tombe et dire : J’ai péché envers Élohim, Dieu d’Israël, et envers un tel à qui j’ai fait du mal. » Mais qu’en est-il de celui qui a tué ? Le pardon est-il seulement possible, étant donné l’impossibilité pour le mort de pardonner post mortem et l’impossibilité pour quiconque de pardonner à la place de celui qui n’est plus là ? Au chapitre si mystérieux du Deutéronome, il est dit : « Si l’on trouve, dans le pays que Adonaï, ton Dieu, te donne en possession, un cadavre gisant en plein champ, et que l’auteur du meurtre soit resté inconnu », les anciens et les juges de la ville la plus proche du cadavre doivent offrir en sacrifice expiatoire une génisse, après avoir prononcé sur elle ces paroles : « Nos mains n’ont point répandu ce sang-là, et nos yeux ne l’ont point vu répandre. Pardonne à ton peuple Israël, que tu as racheté, Seigneur ! et n’impute pas le sang innocent à ton peuple Israël8 ! »

 

En quoi dans ce contexte la condamnation d’Eichmann par le tribunal de Jérusalem, ratifiée par la Cour suprême d’Israël est-elle vraiment exceptionnelle dans le contexte de la justice israélienne héritière de la Torah et du Talmud ? Du fait, précisément, d’une règle talmudique relative au Sanhédrin – qui mériterait que l’on s’y arrête longuement – selon laquelle une condamnation à mort qui aurait été décidée à l’unanimité de ses vingt-trois membres, ne doit pas être exécutée, et comporte, en revanche, l’obligation d’acquitter l’accusé. En quoi l’unanimité d’une condamnation à mort non pas peut mais doit être contestée ? L’unanimité doit être mise en question, parce que si tous les juges condamnent à la peine capitale, c’est qu’au milieu du Sanhédrin la miséricorde ne s’est pas fait entendre. C’est qu’au milieu des juges sévères mais justes, il doit toujours y avoir un disciple de Rabbi Akiba ou de Rabbi Tarphoun, pour se faire l’avocat du Dieu plein de miséricorde, l’avocat de la grâce. C’est à cette condition seulement que la majorité des juges l’emporte – et donc que la justice stricte peut être appliquée. Mais Eichmann, lui, ne pouvait relever d’une juridiction qui dût obéir à ces règles générales, étant donné le caractère – pour le moins – exceptionnel de ses crimes inamissibles. Ce qui n’empêcha pas que son premier jugement fût renvoyé en cour d’appel. Mais revenons au contexte ordinaire, auquel s’applique cette interdiction talmudique, et en particulier au commentaire de Rachi : « Si la parole qui dit ce qu’est l’homme – en l’occurrence un accusé passible de la peine de mort – est identique à l’idée qu’on s’en fait, alors il n’y a plus de justice9. » Admirable pensée que celle pour laquelle la justice n’est possible que s’il n’y a pas de corrélation entre la parole objective qui juge et la subjectivité des juges.

 

Dans un monde où le pardon est à chaque instant possible, ne risque-t-il pas de se dévaluer ? Car il y a la souffrance de l’autre, la souffrance de tous les autres, qu’aucun pardon n’atténuera. Face à ma culpabilité sans crime mais infinie, quel pardon ? N’y a-t-il pas cependant une culpabilité qui n’est pas à la mesure du pardon, qui l’excède ? Existe-t-il un pardon pour le mal que je fais sans le savoir et le bien que je ne fais pas ? Autant de questions qui se posent à nous.

 

Quand il s’agit des fautes envers Dieu, il ne dépend que de moi d’être pardonné à Kippour. Quand il s’agit des fautes envers autrui... Citons ici ces quelques lignes d’Emmanuel Levinas, qui ne peuvent mieux conclure ce qui vient d’être dit, ni mieux ouvrir les pages qui suivent sur Dieu comme « autre » :

« Mesurons l’énormité de ce que nous venons d’apprendre. Mes fautes à l’égard de Dieu se pardonnent sans que je dépende de sa bonne volonté ! Dieu est en un sens l’autre par excellence, l’autre en tant qu’autre, l’absolument autre – et cependant mon arrangement avec ce Dieu-là ne dépend que de moi. L’instrument du pardon est entre mes mains. Par contre, le prochain, mon frère, l’homme, infiniment moins autre que l’absolument autre, est, en un certain sens, plus autre que Dieu10 [...]. »

Dieu comme « autre » par rapport à Israël

Après avoir parcouru la dimension juive du pardon dans le rapport interhumain et dans le rapport Créateur-créatures, une autre dimension doit être examinée : celle par laquelle l’homme demande des comptes à Dieu. Dimension spécifiquement juive du dialogue entre l’homme et le Saint, béni soit-Il. Est-il concevable que le Tout-Puissant ait pu commettre des injustices envers le monde, envers l’homme en général, envers Israël en particulier, et qu’il cherche lui-même à se faire pardonner ? Question qui, de prime abord, peut paraître blasphématoire, et pourtant des maîtres incontestables du judaïsme se la sont posée. Plusieurs passages de la Torah furent, depuis le Talmud, lus dans cette perspective. Comment celui qui est pensé par les enfants d’Israël comme leur unique Sauveur, le Miséricordieux, pourrait-il être coupable de quelque injustice que ce soit ! La plus célèbre occurrence de cette allégation dans la Torah se trouve dans le livre des Nombres (28, 15). Il y est question des holocaustes que les enfants d’Israël doivent offrir régulièrement à Ha-Shem, notamment pour les néoménies. Après les holocaustes et les oblations obligatoires, il est écrit : « Et un bouc pour expiatoire, en l’honneur de Ha-Shem ; il sera offert outre l’holocauste perpétuel et sa libation. »

 

Ce verset lu comme tel illustre parfaitement la nécessité primordiale du recours à ce que, dans la tradition juive, nous appelons le commentaire « obligé » de Rachi et du Talmud. En effet, le lecteur ignorant ce commentaire passera son chemin. Il est passé en vérité à côté d’un verset unique dans la Torah. Voici la lecture talmudique rapportée par Rachi lui-même : « Le Saint, béni soit-Il, dit : “Faites une expiation pour moi qui ai amoindri la grandeur de la lune11.” »

 

De quoi s’agit-il ? Un Sage éminent pour son enseignement, Rabbi Shimon ben Pazi, a décelé une contradiction entre deux versets de la Genèse : « Dieu fit les deux grands luminaires » (1, 16), et juste après : « Le grand luminaire [...] et le petit luminaire. » Il explique alors qu’au moment de la création du Soleil et de la Lune, celle-ci dit à Dieu : « Souverain du monde, est-il possible à deux rois de porter la même couronne ? » Dieu lui répondit : « Fais-toi donc plus petite ! » Mais lorsqu’il constata le mécontentement de la Lune, le Saint, béni soit-Il, ordonna (aux enfants d’Israël uniquement !) : « Offrez un sacrifice expiatoire pour moi ! » Et Emmanuel Levinas de commenter dans un texte saisissant sur Judaïsme et Kénose12, en partant du verset « De plus, un bouc pour l’expiation, en l’honneur de l’Éternel [...] » : « Texte sans problèmes. Mais le problème surgit en raison de l’ambiguïté de l’écriture hébraïque, où “l’expiation en l’honneur de l’Éternel” peut aussi se lire “en expiation pour l’Éternel”, comme si l’Éternel – qu’à Dieu ne plaise ! – avait commis une faute à expier par le sacrifice d’un bouc. Un bouc offert pour l’expiation de Dieu ! »

 

Enchaînement de la pensée qui a de quoi surprendre le non-initié, mais, par-delà cette logique indéniable, n’y a-t-il pas ici un enseignement primordial ? Aucune divagation dans les pensées des H’akhamim, les docteurs de la Torah, qui ont nourri, seize siècles durant, le peuple juif de la dispersion – et sans lesquels il n’y aurait plus de judaïsme aujourd’hui. Après la faute du veau d’or, Élohim voulut anéantir le peuple d’Israël, ce n’est que sur l’intervention de Moïse qu’il se laissa apitoyer et revint sur sa colère. C’est alors que nous trouvons cette expression reprise plusieurs fois dans la Bible : « Dieu se repentit du malheur qu’il avait voulu infliger à son peuple. »

 

En anticipant sur la problématique de la Shoah, il est important de citer une parole de George Steiner, extraite d’une étude intitulée La Longue Vie de la métaphore : une approche de la Shoah13 : « [...] dans la Shoah, le peuple juif (“Radix, Matrix”) [...] peut être vu, compris, comme étant mort pour Dieu, comme ayant pris sur lui l’inconcevable culpabilité de l’indifférence, ou de l’absence, ou de l’impuissance de Dieu. » Steiner a compris de longue date que si l’on peut oser avancer en tremblant une telle hypothèse, il ne peut s’agir en aucun sens d’une quelconque expiation pour les péchés des hommes. C’est au contraire la seule folie, la pure haine, à la lettre inexpiable, des hommes qui l’aura accomplie. Cette souffrance-là n’est plus même une souffrance de martyrs : elle est autre par rapport aux innombrables martyrs de la foi que compte l’histoire, parce que ceux-ci pouvaient renier leur foi pour sauver leur vie, ce qu’un juif athée ou converti ne pouvait faire.

 

Le hassidisme, ce mouvement mystique fondé à la fin du XVIIIe siècle par le Baal Shem Tov en Europe centrale, poussa, pour sa part, très loin cette idée qu’au pardon que Dieu accorde à l’homme doit correspondre le pardon de l’homme à Dieu. « D’où le pluriel du Yom Kipourim », écrit Elie Wiesel dans Célébration hassidique14. Il rapporte également cette parole de l’un des plus illustres maîtres hassidiques, Rabbi Levi-Yitzhak de Berditchev : « Aujourd’hui est jour de jugement. David le proclame dans ses psaumes. Aujourd’hui tous les êtres se tiennent devant toi pour que tu rendes sentence. Mais moi, Levi-Yitzhak, fils de Sarah de Berditchev, je dis et je proclame que c’est toi qui seras jugé aujourd’hui ! Par tes enfants qui souffrent pour toi, qui meurent à cause de toi, pour sanctifier ton nom et ta loi et ta promesse ! »

 

Dieu revint sur le mal... Ce n’est pas seulement l’homme qui a commis une faute que Dieu rachète et pardonne, c’est aussi lui-même qui a commis une injustice à l’égard de sa Création, et pour laquelle l’homme doit offrir un sacrifice d’expiation. Dans Le Crépuscule, au loin, Elie Wiesel fait dire à l’un de ses personnages, le fou mystique qui se prend pour Dieu : « Je suis Dieu parce que je suis coupable, plus coupable que tous les êtres humains misensemble15. » On croit entendre là comme un écho et une réponse – ou plutôt une question – à la célèbre parole du staretz Zosime dans Les Frères Karamazov16, si souvent citée par Emmanuel Levinas : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres. » Est-ce donc l’homme le plus coupable de tous, ou Dieu ? Face à cette culpabilité universelle, le pardon lui-même semble impuissant, car quel pardon faut-il pour une culpabilité qui excède toute réparation, toute teshouvah ?

1 Genèse 4, 9-10, op. cit., p. 27.
2 Aggadoth de Talmud de Babylone, Verdier, 1982 (cité désormais A.T.B.). Maimonide donne une portée universelle à cet enseignement : « Ainsi un homme unique a été créé dans le monde afin d’enseigner que si un homme a été la cause de la mort d’une âme en ce monde, l’Écriture la lui impute comme s’il avait été la cause de la mort du monde entier ; et si un homme est la cause qu’une seule âme ait été conservée à la vie de ce monde, l’Écriture la lui impute comme s’il avait conservé en vie le monde entier. »
3 A.T.B., op. cit. ; trad. A. Elkaïm-Sartre. Traité Yeb 79a. Cf. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 57-58.
4 Yoma 85b. Le début du texte cité est traduit par Emmanuel Levinas dans Quatre lectures talmudiques, op. cit. ; la fin est traduite par nous.
5 Midrash Tanhuma, cité dans L’Âme de la vie, op. cit., p. 240.
6 Traité Yoma 87a et 1 Samuel 2, 25.
7 Traité Yoma, id., revu par nous.
8 Deutéronome 21,1-8.
9 Rashi sur Deutéronome 21, 1-8, traduction orale du grand rabbin de France Gilles Bernheim.
10 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 36.
11 A.T.B., op. cit., traité Houlines 60b.
12 À l’heure des nations, op. cit., p. 135.
13 L’Écrit du temps, 14/15, Éditions de Minuit, 1987.
14 Seuil, coll. « Points Sagesses », 1972, p. 116-119.
15 Grasset, 1988, p. 187.
16 Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 310.