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Comment puis-je plus longtemps essayer de réfléchir sur le pardon sans aborder la question terrible de la Shoah et, par-delà, de tout crime contre l’humanité ? Cette question nous submerge. Comment la poser ? Mais comment ne pas la poser ? La vraie question est après tout davantage celle d’une repentance profonde et collective que celle d’un pardon juif impossible. Pardonner, c’est briser sa condition de victime, c’est accepter de se dessaisir de son inguérissable blessure, ou tout au moins de l’inguérissable de toute blessure morale. Mais demander pardon est la plupart du temps aussi difficile, dans la mesure où cela coûte quelque chose à celui qui, oubliant son amour-propre, veut réparer, expier le mal commis. Sauf que pour celui qui pardonne, il faut prendre sur soi de transformer le mal subi en mal dominé. Chaque juif, répétons-le, doit pardonner à celui qui le lui demande sincèrement – et sans doute par-delà, tout homme – et ne peut en tout état de cause opposer son refus plus de trois fois, ainsi que nous l’avons vu précédemment. Sauf s’il s’agit d’un maître.
Ne serions-nous pas passés un peu vite sur une dimension de l’efficience du pardon pour les fautes commises par un homme contre autrui ? Le texte de la Mishna dit explicitement : « Yom Kippour n’obtient pas l’expiation pour les fautes commises par un homme envers autrui, sauf s’il a obtenu le pardon de celui-ci1. » Le mot important est l’expiation, car il signifie qu’il n’y a pas de pardon possible sans expiation. Demander pardon, c’est déjà se repentir et, à ce titre, vouloir rejeter loin de soi le mal que l’on a commis. C’est le premier stade. Le deuxième stade est l’obtention du pardon et le troisième est l’expiation. Mais ce texte qui ne s’adresse qu’aux juifs, ne concerne-t-il que les juifs ? Les principes qu’il énonce ne sont-ils pas universels, si ce n’est universellement reconnus ?
Voici un récit stupéfiant, que raconte Simon Wiesenthal dans son livre Les Fleurs de soleil2. Alors qu’il est Häftling, détenu au camp de Janovska à Lwow, en Galicie, il se trouve être un jour envoyé à l’École supérieure technique transformée en hôpital militaire pour les soldats nazis blessés sur le front. Un soldat de la SS, mourant, a demandé à une infirmière de lui amener un juif. Le hasard a élu Simon Wiesenthal et le voilà dans ce bureau, qu’il avait bien connu naguère comme étant celui de l’ancien doyen de l’École, où lui-même avait étudié l’architecture, transformé en chambre de mourant. Le jeune nazi à l’agonie veut, avant de mourir, expier son crime et par ses souffrances et en le racontant au déporté juif inconnu qu’il fait appeler. Durant cette rencontre surréaliste entre le SS mourant et le juif condamné à mort par les lois de Nuremberg s’instaure un monologue terrifiant. Aucun ne voit le visage de l’autre, puisque la tête du nazi est entièrement enveloppée de bandages. De toute la guerre, y eut-il une seule autre rencontre comme celle-là ?
Le jeune homme raconte à Simon Wiesenthal, sans doute aussi jeune que lui, son histoire du début à la fin, tandis que celui-ci est de plus en plus mal à l’aise à écouter l’effroyable récit du crime commis par le SS. Élevé dans le catholicisme, il y restera jusqu’à son entrée dans les Jeunesses hitlériennes. Sa mère, que Simon Wiesenthal rencontrera après la guerre, mais à laquelle il ne révèlera rien de l’abomination commise par son fils, lui dira : « Mais Karl n’a sûrement rien fait de mal. [...] C’était un si bon petit. »
La scène se passe dans le petit village de Dniepropetrovsk, en Russie.
« Ils sont environ cent cinquante ou deux cents, dont beaucoup d’enfants qui nous regardent avec de grands yeux fixes. Certains, très peu nombreux, pleurent sans bruit. Il y a quelques bébés dans les bras de leur mère, presque pas d’hommes jeunes, mais beaucoup de femmes âgées et de vieillards.
Et en arrivant plus près, je reconnais l’expression de leurs yeux. La peur. Une peur indescriptible. Ils doivent savoir ce qui les attend... Un camion arrive, chargé de bidons d’essence. On donne l’ordre à quelques-uns d’entre nous de les décharger et de les empiler devant la porte d’une maison voisine.
Les juifs les plus solides doivent les monter à l’étage supérieur. [...] Puis nous nous mettons à pousser les juifs dans la maison. »
À ce stade du récit, Simon Wiesenthal est sur le point de quitter la chambre. Mais Karl le supplie de rester.
« Quand vient le signal que tout est prêt, nous reculons de quelques pas, nous dégoupillons les grenades et nous les lançons dans les fenêtres sans vitres de la maison. Une détonation suit l’autre... Oh, mon Dieu !
Nous entendons des cris, nous voyons les flammes qui rongent monter d’un étage à l’autre... Nous tenons nos fusils prêts à tirer sur ceux qui essaieraient de fuir cet enfer... Des hurlements affreux jaillissent de la maison. [...] »
Revivant l’horreur, le jeune SS à l’agonie tremble de tout son corps, et Wiesenthal d’ajouter : « Je remarque qu’il concentre ses forces avec la dernière énergie pour aller jusqu’au bout de sa cruelle histoire. » Le récit de Karl se poursuit après qu’il eut supplié une nouvelle fois son « invité » d’attendre la fin.
« Par une fenêtre ouverte, au deuxième étage, j’aperçois un homme qui tient un petit enfant sur le bras. Ses vêtements sont en flammes, une femme est à côté de lui. Sûrement la mère du petit. De sa main libre, il cache les yeux de l’enfant – puis il saute avec lui dans la rue. Quelques secondes après, la mère les suit. Et par les autres fenêtres aussi des formes qui brûlent se jettent en bas... Nous tirons... Oh Dieu ! »
Le mourant a posé sa main sur les pansements qui lui entourent la tête, comme pour ne plus voir ces images.
« Je ne sais pas combien ont préféré le saut par la fenêtre à la mort dans les ?ammes, mais cette famille-là, je ne l’oublierai jamais – surtout l’enfant. Il avait des cheveux noirs, des yeux noirs... »
Quelques jours plus tard, alors que Karl allait à l’assaut de l’ennemi, un obus éclate contre lui. Après son opération :
« Les douleurs étaient de plus en plus intolérables, j’ai tout le corps criblé de piqûres calmantes [...]. Je subis déjà le châtiment de mon acte [...]. Et ce ne sont pas seulement les souffrances intolérables de mon corps qui me torturent, mais ma conscience qui me rappelle sans cesse ces scènes devant la maison en feu. »
Il ajoute encore ces mots par lesquels il cherche désespérément à expier son crime innommable :
« Croyez-moi, je serais prêt à souffrir encore davantage et plus longtemps pour que ce crime de Dniepropetrovsk n’ait jamais eu lieu [...]. Et moi... je suis ici, foudroyé, avec ma faute... Pendant les dernières minutes de ma vie, vous êtes près de moi. Je ne sais pas qui vous êtes, je sais seulement que vous êtes juif. Et c’est assez. »
Cette confession arrachée à ce qu’il lui restait de souffle, l’Allemand n’ajoute plus qu’une prière à l’adresse de Simon Wiesenthal :
« “Je sais, ce que je vous ai raconté est affreux. Pendant les longues nuits où j’attends la mort, je suis hanté par le désir de parler de tout ça avec un juif... et de lui demander pardon. Seulement je ne savais pas s’il y avait encore des juifs.
Je sais que je vous demande beaucoup, presque trop. Mais sans réponse, je ne peux pas mourir en paix.”
Deux hommes qui ne se connaissent pas et que le destin a réunis pour quelques heures. L’un attend une aide de l’autre – qui en réalité ne peut rien pour lui.
Je me lève, je regarde dans sa direction, je regarde ses mains jointes. Un soleil paraît s’épanouir entre elles.
Ma décision est prise. Sans un mot, je quitte la pièce. »
Tout le récit rapporté par Simon Wiesenthal pose avec une prégnance extrême la question du mal, que l’on serait tenté de nommer le Mal métaphysique, si ce n’était paradoxalement attribuer un pouvoir métaphysique aux doctrinaires de la « Solution finale ». Le visage de cet enfant aux cheveux noirs, aux yeux noirs, jamais vu, symbolise l’énigme à jamais absolue posée par la destruction d’un million et demi d’enfants juifs. Ce qu’a fait Simon Wiesenthal était tout ce qu’un être sensé et responsable pouvait faire en conscience, c’est-à-dire en pensant aux victimes et non seulement à lui. Tout ce qui était en son pouvoir, il l’a fait. Le reste ne lui appartenait pas. Le reste appartient aux morts. Il aura été cette main juive, sans doute la dernière main qu’aura tenue Karl S... Il lut le seul à avoir jamais entendu la confession du SS mourant. Et à la demande de pardon, il ne fit que ce qu’il put faire. Il répondit par le silence, meilleur que le non.
Dans la seconde partie du livre, Simon Wiesenthal a tenu à publier les réactions de nombreuses personnalités connues ou moins connues, de Primo Levi à Léopold Sédar Senghor, de René Cassin à Gustav W. Heinemann, ancien président de la République fédérale d’Allemagne, l’un des rares à avoir considéré la rencontre avec la mère en un certain sens aussi importante que celle avec son fils. Simon Wiesenthal termine le récit de cette visite par cette phrase : « Je pris congé sans avoir ôté à cette pauvre femme la seule chose qui lui restât : la conviction d’avoir eu un fils bon et généreux. » Ne pas briser les derniers espoirs, les derniers souvenirs de la mère de Karl, cela il se sentait, malgré lui, le droit de le faire.
Gustav W. Heinemann, à la fin de sa réponse, écrit : « Le conflit entre le droit (compris comme la loi) et la merci est le fil conducteur de votre récit. Mais le droit et la loi, si précieux qu’ils soient, ne sauraient exister sans la merci. C’est cela que Jésus-Christ a apporté, c’est cela qu’il a accompli. » Quel est l’apanage du Nazaréen pour avoir aboli ce que Moïse avait établi ? Si Dieu lui-même ne peut pardonner l’offense que l’homme commet contre son prochain – et ici, le mot « offense » n’est-il pas tragiquement dérisoire ! – de quelle autorité Jésus le ferait-il ? Mais Jésus ne l’a pas fait, lui qui a dit : « Le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis » (Matthieu, XII, 31). Et cette extermination-là n’était-elle pas « blasphème contre l’Esprit » par excellence ?
Mais nous voilà réconciliés, juifs et chrétiens, avec les paroles de Jacques Maritain : « Je ne pourrais te pardonner que le mal que tu m’aurais fait à moi. Les choses abominables que tu as faites aux autres, comment pourrais-je te les pardonner en leur nom ? Ce que tu as fait est humainement impardonnable. Mais au nom de ton Dieu, oui, je te pardonne ! » La réponse de Martin Niemöller, qui fut président des Églises évangéliques de Hesse-Nassau et fondateur d’une association « qui donna naissance au mouvement de résistance des Églises protestantes contre le nazisme », est plus proche encore du judaïsme, puisqu’il écrit à Simon Wiesenthal :
« Le chrétien que je suis – ou du moins que j’essaie d’être – devant l’un de ses semblables qui mettrait à nu devant lui sa conscience torturée ne pourrait que lui dire ceci, mais il serait tenu de le faire : “Le mal que tu m’as fait et dont tu te repens maintenant, je te le pardonne comme moi-même je ne serai libéré que par le pardon que je recevrai. Le mal que tu as fait aux autres, à ceux qui me sont proches et dont la souffrance m’atteint aussi, ce sont eux qui devront te le pardonner, ou quelqu’un qui a pleins pouvoirs pour le faire, ce qui n’est pas mon cas.” »
Ce qui est le plus grave dans le reproche fait par Gustav W. Heinemann à Simon Wiesenthal est de le situer du côté du droit et de la loi, qui s’opposent à la miséricorde, rien de moins. Rien de plus faux que de le penser, car n’est-ce pas déjà présupposer que les morts n’ont besoin ni de loi ni de droit, et qu’il faut savoir les dépasser pour absoudre les bourreaux ? N’est-ce pas pour cela que pas un criminel nazi jugé par un tribunal allemand (de l’Ouest) ne fut condamné à mort avant l’abolition de 1949 ? Curieuse miséricorde qui pardonne sans état d’âme à la place des victimes. On peut d’ailleurs se demander si cette conception du pardon est bien chrétienne. Où est-il écrit : tu pardonneras à la place des victimes et des martyrs ? Le bourreau repenti ne passerait-il pas alors avant la victime ? Ce qui revient à dire que le nazi qui expie a plus de droit à la considération que le juif ou le Tzigane qu’il a martyrisés. Religion des coupables repentis plus que des victimes. Dans sa lecture talmudique sur le Pardon3, Emmanuel Levinas écrivait : « Je pense que les docteurs du Talmud s’opposaient aux pratiques qui entamaient les droits de l’enfer : car, quels que soient ceux de la charité, il fallait de toute éternité prévoir et tenir chaude une place pour Hitler et les hitlériens. Sans enfer pour le mal, rien au monde n’aurait plus de sens. »
Selon la théologie morale chrétienne, un criminel qui n’a pas conscience de sa faute peut subjectivement avoir été innocent. Il n’en est pas de même dans le judaïsme, puisqu’il est question quelque part dans notre page du traité Yoma des fautes dont nous sommes coupables sans avoir eu conscience de les commettre – et pour lesquelles il doit y avoir expiation. Deux commentaires encore sur les réponses à Simon Wiesenthal. Luise Rinser, chrétienne qui connut les prisons de la Gestapo, lui pose cette question insupportable : « Aviez-vous reçu de votre peuple le pouvoir de ne pas pardonner ? Non. Peut-être avez-vous agi contre la volonté de vos morts. J’espère qu’ils vous accorderont des circonstances atténuantes en raison de la difficulté du cas. » N’est-ce pas là un jugement inique ? Le soir de cette rencontre, Wiesenthal raconta à ses compagnons de baraque les plus proches son attitude devant le SS mourant. L’un d’eux, Josek, « un juif profondément religieux », lui dit :
« Figure-toi, pendant que tu nous racontais ta rencontre avec le SS, j’avais presque peur que tu ne te sois laissé arracher un pardon. Tu n’aurais pu le faire qu’au nom d’hommes qui ne t’en ont pas donné l’autorisation. Si tu le veux, tu peux pardonner et oublier ce que tu as subi personnellement. Dans ce cas, tu n’as de comptes à rendre qu’à toi. Crois-moi, ce serait un grand péché de prendre sur ta conscience les souffrances des autres. »
Luise Rinser et ce Josek, mort d’une balle parce qu’il « était beaucoup trop faible pour pouvoir se relever », ne considéraient pas la réalité du mal et du pardon à partir du même angle de vue. Car, lui, Josek, aurait certainement « frémi » s’il avait pu lire cette phrase de la psychologue allemande : « Je frémis à la pensée que vous avez laissé mourir sans un mot de pardon ce jeune homme qui se repentait. » Il reste qu’il est mort, assassiné, et qu’il n’eût pas souhaité que quiconque se sentît autorisé à pardonner en son nom.
Qui peut prendre sur sa conscience la souffrance des autres, la souffrance des victimes et des martyrs ? Telle est la question qui bée sur le sans-fond de la Shoah. Qui, si ce n’est le Messie ? À moins que ce ne soit Eliyahou Hanavi, le prophète Élie, précurseur du Messie et cher à notre tradition ? Mais pourquoi ne serait-ce pas le Saint, béni soit-Il, lui-même ? Elie Wiesel me disait, lorsque je l’interrogeais sur le pouvoir du Messie à supporter la souffrance de la Shoah, devenue de par son « énormité monstrueuse », qui dépasse les limites de la compréhension humaine, le paradigme de toute souffrance politique : « La venue du Messie n’apporterait pas forcément une réponse à cette souffrance immense et injustifiable. [...] Nous n’avons pas fait de théologie de la souffrance [...] et faire de la souffrance une théologie c’est presque la justifier, et nous n’avons pas le droit de le faire4. »
Il nous faut ici ouvrir une parenthèse. Parlant un jour des juifs morts pendant la Shoah, le cardinal Jean-Marie Lustiger alla jusqu’à penser à haute voix des choses qui, en tout état de cause, comme le dit Emmanuel Levinas, ne se prêchent pas : « Je pense que quelque part ceux-là appartiennent à la souffrance du Messie. Mais seul Dieu peut le dire, pas moi. Et que, un jour, ceux qui les ont persécutés reconnaîtront que c’est grâce à eux que nous sommes sauvés. » D’un seul coup, on voit la Passion des juifs être assimilée, confondue avec la souffrance de Jésus, malgré eux. Passion rédemptrice qui ne tient aucunement compte du « désespoir – et peut-être des doutes – de ceux qui allaient mourir5 ». Après quoi, leur agonie, leur angoisse mortelle, sans nom, leur martyre, serait la condition même du salut – des bourreaux. Merveilleux retournement de situation où le pardon ou plus exactement le salut –, la rédemption des bourreaux est l’œuvre des victimes malgré elles. Jusque dans leur mort ignominieuse, seraient-elles encore victimes, converties à titre posthume, rachetant un mal qu’elles n’ont ni recherché ni souhaité, mais qui les emporta dans une déréliction infinie, sans l’ombre d’une justification théologique, ni d’aucun sens, ni d’aucune espérance possible, ni enfin d’aucun pardon ? De même qu’il n’y a pas dans le judaïsme de pardon par procuration, il ne peut y avoir de rédemption par procuration. Il est très rare que ceux que l’on assassine aient le recul nécessaire pour pardonner à leurs tueurs qui ne le leur demandent pas. Mais les martyrs d’Auschwitz et de la Shoah ne sont-ils pas autres par rapport aux victimes de la barbarie humaine ? Peut-on pourtant seulement le penser après le génocide cambodgien et celui du Rwanda ?
Ce que nous apprennent les survivants de la Shoah, c’est que ce crime-là est inexpiable à la lettre, qu’il excède tous les états d’âme, tous les pardons individuels. Certes, le président de la République allemande ou le chancelier peut demander pardon à l’État d’Israël, qui symbolise le peuple juif dans son unité, son indivisibilité politique, historique. Et celui-ci peut l’accepter, mais au nom des vivants – non des morts. Ce pardon accordé par un État à un autre État serait une sorte de déculpabilisation pour les enfants des bourreaux, la mise en pratique de l’enseignement de la Torah : les enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents. Mais de même que je ne peux pardonner que pour ce que j’ai personnellement subi, je ne peux pardonner qu’à celui qui a agi contre moi. Là encore, il n’y a aucun intermédiaire possible. Le pardon ne s’accomplit ni dans un cas ni dans l’autre par procuration. Ce qui veut dire que dans le cas le plus favorable où la victime et le bourreau sont encore en vie, celle-là ne peut pardonner à celui-ci que s’il le demande.
Il faut toujours être deux pour pardonner ; si l’un manque, il n’y a plus de pardon possible. Nul ne peut pardonner contre la conscience du coupable. L’imprescriptibilité des crimes nazis n’aurait-elle pas en l’occurrence un sens théologique ? Nous entendons ressurgir sans cesse des profondeurs de l’oubli le cri de Vladimir Jankélévitch : « Seigneur, ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu’ils font. » Citons encore son livre L’Imprescriptible6, quand il met en garde ceux qui auraient tendance à confondre le pardon et l’oubli : « Aujourd’hui, quand les sophistes nous recommandent l’oubli, [... ] nous penserons fortement à l’agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde7. »
C’est pourquoi toute la question d’implantation de bâtiments de culte catholique sur ces lieux tient à la fois à la crainte que ne se perde la spécificité juive de la Shoah et, à ce qu’une expiation par procuration – pour des monstres qui n’ont rien demandé, à une exception près – ne conduise à un pardon gratuit – donc absurde – et à l’oubli. « [...] Le pardon gratuit est toujours aux dépens d’un innocent qui l’ignore », écrit Emmanuel Levinas8.
Si le judaïsme est indispensable au monde, c’est – parmi tout ce qu’il apporte aux hommes depuis ces millénaires de l’histoire sainte – certainement aussi pour avoir pensé, seul ou presque, que le pardon ne se jouait que rarement à deux mais bien plutôt à trois avec un tiers exclu, et qu’il s’agissait de ne pas oublier ce tiers exclu – simplement absent ou peut-être mort... assassiné. D’où le pardon inséparable de la justice, pour qu’il n’y ait pas de laissé-pourcompte, sans quoi il n’y aurait pas de vrai pardon mais simplement des « consolations qui ne coûtent rien et des compassions sans douleur9 ».