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Comment définiriez-vous la responsabilité du philosophe au milieu du bouleversement planétaire que nous vivons ?
C’est une question difficile, parce que cela signifierait que tous les hommes n’ont pas la même responsabilité. Je ne crois pas du tout que, lorsqu’on est philosophe, on est exempt de dire la vérité. Mais si la dire est très beau, sans doute faut-il parfois penser à tout le mal que peut apporter la vérité.
Vous avez écrit que l’éthique n’est pas une branche de la philosophie mais la philosophie première. Lorsque l’on cite ces paroles, certains philosophes leur opposent le fait que ce « dés-intér-essement » vis-à-vis de soi et cet intérêt pour l’autre ne sont qu’un autre intéressement de soi-même, un égoïsme sublimé pourrait-on dire. Que répondez-vous à cette critique ?
Cela s’inscrit dans l’histoire de la sainteté. La sainteté est cette responsabilité que j’évoque. Les raisons pour lesquelles nous n’allons pas jusqu’au bout, nous construisons des États, nous avons une éthique limitant ce sacrifice, viennent probablement de ce que nous sommes infidèles à la condition morale de l’homme. Non pas que nous ne parvenions pas à nous entendre, mais que le sacrifice est toujours incomplet. Il y a peut-être dans le concept de sainteté une place pour un concept du politique. La politique provient du fait qu’il y a humanité, et que l’exercice de la sainteté ne peut s’accomplir dans l’intimité mais dans la multiplicité.
Par conséquent, ce « dés-intér-essement » à l’égard de l’autre peut aussi être le fait de désavantager un tiers. La sainteté pure n’est donc possible que dans une humanité où l’on est deux. Dès que l’on commence à être trois, il y a l’État, parce que l’État n’est pas une pure négation de la morale. Dans le droit européen, par exemple, il y a le souci de moralité publique. La charité et le respect d’autrui n’excluent pas le problème de la justice.
La sainteté, comment la définiriez-vous ?
Il y a donc le Bien et le Mal à la fois. Je m’explique : accepter la sainteté, c’est certainement accomplir quelque chose de positif, mais d’autre part, ce positif est jusqu’au bout rien, au sens où cela n’a rien d’un gain.
Serait-ce une perte ?
Oui. Mais c’est très dangereux parce que, dès que vous dites perte, cela veut dire que c’est vide. Or pour moi, c’est la seule condition qui soit encore Bien et déjà désespoir, déjà rien. C’est difficile de dire cela. L’ultime sainteté consiste à accepter la justice ou la mort sans résistance, accepter ce néant et cependant tout de même avoir ce reflet de bonté, de valeur. La sainteté n’est pas dans la catégorie des choses morales. Pourquoi, dans notre liturgie, dit-on trois fois kadosh, « saint » ? Parce que si le premier kadosh n’est rien, il y a le deuxième, et si celui-ci n’est rien, il reste le troisième. Cela n’est pas du tout comme s’il y avait trois saintetés, il n’y a qu’une sainteté, mais il faut souligner cet accroissement de la sainteté au fur et à mesure qu’elle est refusée.
Au moment de l’affaire Touvier, comment avez-vous jugé le comportement de l’Église de France, directement impliquée par le fait même que de nombreux religieux l’aient caché ?
Tout ce que je sais et que je peux vous dire, c’est qu’il y a des cardinaux qui sont des enfants de Dieu, comme le cardinal Decourtray. Cela a confirmé l’admiration que je lui porte.
Mais l’on ne peut oublier tout de même certaines complicités catholiques qui ont cherché à protéger les auteurs de crimes contre l’humanité...
Cela ne m’ébranle pas dans mon judaïsme. J’admire l’Église malgré tout, ce qui veut dire : j’admire Decourtray.
Je voudrais aborder avec vous quelques-unes des grandes questions de cette fin de siècle. D’éminents scientifiques veulent faire comprendre aux responsables politiques que sans eux, ils ne pourront rien faire pour écarter les dangers qui menacent l’humanité. Qu’en pensez-vous ?
C’est très vrai. Selon moi, le plus dangereux, ce n’est pas tant les bombes atomiques qui passent en d’autres mains, mais ces scientifiques qui émigrent, ce qu’on appelle la fuite des cerveaux. Des pays comme l’Irak ou la Libye utilisent ces savants, pour construire des bombes. Demain, ces pays auront la bombe atomique comme on a un revolver.
Le grand choc du début de ces années 1990 est l’écroulement du communisme. Vous êtes né vous-même en Lituanie en 1905 et vous avez été témoin oculaire de la Révolution de 1917. Quelle analyse portez-vous sur l’événement ?
Le drame, c’est que la fin du communisme, c’est la tentation d’un temps qui n’est plus orienté. Nous sommes habitués depuis toujours à considérer que le temps va quelque part, soit que l’on attende le Messie, soit que l’on attende le retour de Christ, soit que nous allions vers une société juste, et que la société juste soit orientée vers la fin de l’Histoire. Depuis Marx, la Russie soviétique ne représentait pas cela pour tout le monde, mais d’abord pour toute une partie de l’humanité, cet écroulement du communisme peut être ressenti comme la fin de l’Histoire. Par conséquent, ce qui s’est joué en Russie, il ne faut pas le prendre à la légère. Nous sommes brusquement entrés dans un temps qui ne va nulle part. Soit c’est bien, soit c’est mal, puisque plus rien n’a de sens.
Je résumerai cela en une phrase : quelle heure est-il ?
Sommes-nous à la fin de l’Histoire ou avant la fin de l’Histoire ? Cette question vaut sans doute pour ceux qui ne croyaient pas que le communisme était la fin de l’Histoire et pour ceux qui disaient au contraire que c’est l’abnégation de l’humanité. Nous vivions depuis le XVIIIe siècle dans un temps rationnel, dans un temps qui allait vers le progrès, et le progrès devenait la société juste de Hegel et de Marx. Et voilà qu’aujourd’hui on a l’impression que le temps ne va nulle part. Pour le dire autrement, il n’est pas sûr que nous allions vers le mieux. Mais il est très difficile d’avancer cette idée, parce que l’on vous prend aussitôt pour un bolchevik. Je ne dis pas du tout que je suis communiste, au contraire. Mais quand Marchais parlait sous Brejnev, on faisait attention à ce qu’il disait, puis brusquement, quand il a commencé à parler après l’éclatement de l’empire, il ne faisait plus aucune impression.
Je dis que l’humanité demande : quelle heure est-il ? Comme si toutes les montres étaient démontées. Aujourd’hui encore, toutes les prévisions sont démontées.
Auschwitz, Hiroshima, l’aventure stalinienne : que ces trois événements centraux de notre terrible XXe siècle se soient produits et que vous en ayez été témoin, quel enseignement cela a-t-il eu pour votre pensée ?
On ne peut plus venir avec des idées messianiques laïcisées, parce que les gens pensaient que ces événements sonnaient la fin de l’Histoire.
Pensez-vous que la fin du communisme et l’éclatement de l’empire soviétique puissent donner un nouvel élan au sionisme ?
Le problème sioniste prend en effet beaucoup plus de sens à l’heure actuelle, du fait de l’effondrement de l’URSS, et surtout de la possibilité d’un Le Pen quelque part. Les sionistes, à l’époque glorieuse de la Russie soviétique, étaient considérés, là-bas, comme de petits esprits : nous sommes en train de changer l’ordre du monde, et ceux-là veulent encore la montagne du Sinaï !
Dans un dialogue que j’ai eu avec Paul Ricœur, il évoqua la dette qu’il avait envers vous en même temps que la légère différence de sa philosophie éthique par rapport à la vôtre.
J’ai beaucoup d’admiration, vous le savez, pour Paul Ricœur. Dans toute la philosophie contemporaine, il est un esprit à la fois audacieux et d’une parfaite honnêteté. Mais il y a un petit désaccord entre nous sur les bonnes relations avec autrui. Moi, j’ai essayé de chercher toujours par-delà les relations humaines qui sont bien partagées – et c’est déjà absolument heureux si les relations entre humains sont bien partagées – le fondement profond pour la possibilité ultime de la relation interhumaine. Une relation absolument désintéressée. Je cherche une relation où mon obligation, mon éveil à l’égard d’autrui, mon attachement à autrui ne sont pas du tout un attachement, une générosité récompensée. De sorte que j’ai pensé toujours qu’il y a dans la relation à autrui un élément de gratuité totale, de désintéressement absolu, et j’en viens à contester la réciprocité même de ce bien qui se manifeste dans ce rapport. Paul Ricœur, qui, sur beaucoup de points, me suit, estime cependant que cette suppression de la réciprocité est un manque, qu’il y a une espèce d’injustice à l’égard de soi-même dans cette conception. Je comprends fort bien ses raisons, mais j’ai pensé précisément que ce qui est à la base de la relation pure, de la générosité à l’égard d’autrui, c’est une relation que l’on peut appeler une relation de sainteté. Comme si la sainteté était la dignité suprême de l’acte du rapport avec autrui, ce que l’on appelle l’amour ou le respect du prochain.
Telle est la critique de Paul Ricoeur : pourquoi se priver ? Pourquoi, dans cette relation, n’y aurait-il pas une ultime satisfaction, quelque chose d’autre qu’une pure et simple dépense ?
Je pense que la notion de sainteté n’est pas une relation comme les autres, qu’elle est une dignité pas comme les autres. La sainteté, en effet, exclut tout intérêt. Mais c’est la seule gratuité qui, malgré tout, est unique dans son genre : c’est une valeur. Si on analyse la sainteté jusqu’au bout, en effet, il n’y a rien, mais précisément cette capacité de supporter le rien et de vouloir le supporter est déjà une qualité positive. L’homme capable de sainteté dans le désintéressement et qui se maintient, malgré tout ce que la sainteté apporte de positif, est unique dans son genre.
Ce qui gêne Paul Ricœur et qui est difficile à comprendre pour tous, c’est lorsque vous allez jusqu’à dire : « Je suis l’otage de l’autre. » Otage, c’est un mot terrible.
Oui, en effet, cette formule signifie qu’il y a des otages et que l’on peut accepter cette condition d’otage. Cela veut donc dire que ma responsabilité pour autrui va jusqu’à supporter l’injustice que comporte la condition d’otage. Cette condition apporte quelque chose à autrui, mais c’est une acceptation qui atteste, là encore, une sainteté précisément. Cette critique de Ricœur est un ensemble. Il est évident que l’acceptation du volontariat de la condition d’otage est un acte de sainteté, même si on l’appelle autrement. Que la sainteté soit une approche de Dieu, cela est évident, et c’est beaucoup plus que les apparitions dites glorieuses de Dieu. Ce concept d’otage est certes une singulière manière de promettre aux justes d’être heureux.
Mais ce mot, comment le situez-vous par rapport à la pensée juive talmudique et midrachique ?
Le mot « otage », je le connais depuis la période de la persécution nazie. En faisant de vous un otage, on vous punissait pour quelqu’un d’autre. Pour moi, ce terme n’a pas d’autre signification, sauf s’il reçoit dans le contexte une signification qui peut être glorieuse. Cette misère de l’otage a une certaine gloire, dans la mesure où celui qui est otage sait qu’il court le risque d’être tué pour un autre. Cependant, dans cette condition d’otage, que j’appelle « l’incondition d’otage », n’y a-t-il pas, au-delà du destin dramatique, une dignité suprême ?
Est-ce une dignité à rechercher ?
Dans mes raisonnements, j’insiste toujours sur le fait que cette condition d’otage est ce par quoi la pitié, la compassion, la solidarité sont possibles dans le monde. Il existe toujours un risque d’être otage quand on dit la vérité. C’est un mot que j’emploie aussi pour exprimer la sainteté humaine. Le mot « sainteté » est plus flatteur que le mot « otage ».
Ne voyez-vous pas dans ce mot d’« otage » malgré tout une connotation spécifiquement chrétienne ?
Pas plus que kedousha ne l’est. Je ne sais pas quel serait le mothébreu pour désigner l’otage. Mais pour moi, je le répète, c’est d’abord un mot que je connais depuis l’occupation de l’Europe par les Allemands.
C’est un mot absent de la Torah.
Mourir pour le Nom de Dieu est une notion fréquente, en tout cas, dans la Bible juive. Et Esther n’a-t-elle pas couru le risque d’assumer cette condition d’otage pour sauver son peuple, car celui qui approchait le roi sans qu’il lui ait tendu son sceptre risquait la mort ?
Certains penseurs juifs disent que vous donnez à la sainteté une dimension qui n’est pas juive mais chrétienne. Que répondez-vous ?
Vous savez bien que dans la langue hébraïque le mot kadosh s’applique à Dieu, qui est kadosh, « saint », mais il s’applique également aux hommes, les kedoshim, « les saints ». C’est une ancienne tradition qui remonte à l’époque du Talmud. À moins que l’on ne suppose qu’il n’y a pas de charité, qu’il n’y a que la justice dans le judaïsme. La formule liturgique h’essed shel émet, « l’amour de la vérité », c’est la charité. Toute l’originalité de la sainteté est, par-delà beaucoup d’autres qualités, celle qui est aussi la plus grande misère. C’est la force de vouloir le bien d’autrui dans la misère qui peut venir de lui.
George Steiner écrit : « Le destin juif, Auschwitz compris, tourne autour de cette épître aux Romains où Paul dit que le Juif, en refusant le Messie, tient l’homme comme otage de l’histoire. » N’est-ce pas énorme que d’affirmer cela ?
Dans ce cas-là, le refus de la reconnaissance de Jésus peut être entendu comme la disposition à mourir pour le Messie. Pourtant le Messie n’en a pas besoin. Il y a certainement dans le judaïsme des fois où l’on rencontre cette disposition à mourir pour, comme nous venons de le voir avec Esther, qui risque sa vie pour sauver son peuple.
Mais pas pour le Messie ?
Non, au contraire. Ce n’est pas une qualité positive du Messie qui peut détourner nos dispositions à mourir pour lui. Steiner veut peut-être dire par là que souffrir est bon, parce que c’est cela finalement reconnaître le Messie. À moins que ce ne soit une fantaisie de sa part.
Dans le Talmud, il y a un texte où il est dit que Dieu joue avec la Torah. Comment lisez-vous ce texte ?
Lorsque le Talmud dit que la Torah est tombée entre les mains de Moïse, on peut très bien lire que c’est Dieu qui jouait avec elle. La manière dont les H’akhamim, les Sages, commentent la Torah ressemble bien à un jeu. Dieu joue avec la Torah en observant la manière dont les spécialistes y jouent. Quand Satan est allé chercher la Torah, elle n’était ni dans la mer, ni dans le feu, ni dans le ciel. En réalité, c’est Dieu qui l’avait donnée à Moïse et Moïse avait bien compris que ce n’était pas à lui qu’elle fut donnée, mais que Dieu joue avec. Quand Satan vient alors demander à Moïse : « Est-ce toi qui détiens la Torah ? », il lui répond : « C’est Dieu qui l’a. » Ce qui revient à dire que lorsque les juifs ont la Torah, c’est Dieu qui l’a. Et lorsque Dieu l’a, c’est que dans les yeshivot, les écoles talmudiques, les juifs en calculent et commentent le texte. C’est dans les yeshivot que Dieu s’amuse1.
Ce qui est intéressant dans cette page du traité Shabbat, à laquelle je fais allusion, c’est l’apparition à trois reprises des éléments. Satan va d’abord chercher la Torah sur terre, ensuite dans les océans, enfin dans l’abîme. Quand on n’a pas encore fait de chimie ni de physique, l’eau, les flammes et le néant, le tohu vabohu, ne sont pas du tout de l’ordre de la physique. Avant les sciences exactes, à quoi servaient les éléments ? Notre monde a analysé le feu, l’eau, les éléments, pour en faire de la chimie et de la physique. En revanche, dès qu’il y a des êtres vivants qui travaillent et étudient, c’est la Torah qui leur enseigne comment il faut travailler, comment il faut se marier, comment il faut étudier.
Pour vous, l’important, n’est-ce pas l’idée que dans la Torah Dieu descend vers les hommes, que sa Shekhina, sa Présence, demeure parmi les humains ?
Non pas qu’il descend, mais comme s’il descendait. Rabbi Akiba dit : la Torah est vivante. C’est l’idée que la seule chose qui amuse le bon Dieu, c’est la yeshiva, c’est le mot...
La mort est-elle concevable philosophiquement ?
D’emblée on dit : la mort, c’est la négation. Ce n’est pas une négation, puisque c’est un mystère. Ce n’est pas du tout qu’il n’y a pas de vie après la mort, qu’on ne donne aucun espoir de survie, de résurrection. La résurrection dit aussi trop facilement que la mort n’est rien. Ce qu’elle est, on ne le sait pas, parce que par excellence, c’est un mystère. Parler de la mort, c’est abandonner toute logique. Il ne s’agit pas simplement du fait qu’on meure. Toutes les formes logiques par lesquelles on veut circonscrire la mort disparaissent dans l’événement, que l’on veut décrire.
Lorsqu’on dit : « Il est mort », précisément il n’y a plus de « il ». Par conséquent, on n’a rien dit quand on a dit : « Il a fini de vivre. C’est la fin. » Ce n’est pas du tout la fin. Simplement, ici, c’est fini, il n’y a plus celui-ci, il y a le néant après. Et le néant après, c’est un néant de quelqu’un qui a eu une extension. Ce n’est pas du tout comme cela que disparaît une conscience. À quel moment disparaît-elle ? Quand je dis que la mort n’est pas le néant, cela ne signifie pas du tout l’opposition entre être et néant. Non pas qu’il y ait un tiers exclu, mais comme s’il y avait un tiers exclu.
Penser le néant et ne pas être, ce n’est pas la même chose. Le tiers exclu, c’est : il y a A et NON-A. Notre logique est une logique du tiers exclu.
Finalement, la mort est-elle selon vous la « possibilité de l’impossibilité », comme le pensait Heidegger, ou, au contraire, « l’impossibilité de toute possibilité » ?
C’est une possibilité dans laquelle il est possible de nier l’avenir. Le rapport de la mort et du temps provient-il du fait que l’être est la finitude ? Mais vous savez que je vais un peu plus loin : je soutiens d’une certaine manière que la mort est toujours en quelque façon meurtre. Chaque fois que quelqu’un meurt, c’est l’ensemble de l’humanité qui en est responsable – « en quelque façon » tout de même. Il y a dans toute la tristesse que provoque la mort d’autrui comme un sentiment de responsabilité pour cette vie qui s’est arrêtée, et, dans ce sens-là, un sentiment analogue à une culpabilité, comme si on était coupable de survivre, comme s’il y avait une culpabilité dans l’innocence. Dans la compassion ou dans la participation au deuil, il y a peut-être une part de culpabilité devant le phénomène de la mort.
Il n’est pas « convenable » de considérer la mort d’autrui comme si « cela ne nous regardait pas », c’est-à-dire comme si mon innocence était absolument exclue. On peut dire bien sûr que c’est la finitude de l’être qui implique la mort, ou bien le péché originel, auquel je n’ai pas participé, et ce, quelle que soit la justification philosophique ou théologique de la mort. Mais, lorsque l’on dit que la mort est un scandale, cela signifie que le « survivant » ne peut pas s’en laver les mains purement et simplement. Il y aurait dans l’humanité cette participation à tout le mal qui se produit sur terre.
En quoi votre rapport au temps est-il davantage bergsonien que heideggerien ? Vous reprenez quelque part cette idée sublime de Bergson selon laquelle la temporalité du temps est amour.
Le temps, c’est l’imprévisible. C’est également promesse et surprise, et, dans ce sens, amour. Bergson ne le dit pas de cette manière. Mais le temps est ouverture, création malgré le temps mécanisé des machines et des horloges.
Idée que l’on peut repenser de diverses manières dans l’existence humaine. Jusqu’à Bergson, le temps c’était ce qui passe, c’était le périssable. Le temps était pauvre, c’était l’éternel qui comptait. L’éternel est essentiellement durée, c’est l’unicité comme telle. Bergson est le premier qui a fait du temps la pureté du réel. Le temps pour nous, c’est la pureté du vécu dans la durée bergsonienne. Le mot pur, rein en allemand, existe aussi chez Heidegger. Il est plus limité mais plus pur chez Bergson.
Le temps chez Bergson, c’est le réel qui a perdu son caractère périssable pour devenir esprit. La temporalité en fin de compte est amour d’autrui. La durée bergsonienne, c’est la dimension dans laquelle se loge l’approche d’autrui. La théologie est la base de la durée. Chez Heidegger, au contraire, c’est toute l’autorité et toute l’authenticité de l’humain qui sont incluses dans sa prise de l’Être. C’est là la grande différence – pour le dire grossièrement – entre le spiritualisme biblico-occidental de Bergson et la pensée païenne – ou plus exactement grecque – de Heidegger.
Dans Sein und Zeit [Être et Temps], il n’y avait pas cette définition de l’esprit de la durée. Cette thématique du temps portait en soi la malédiction de l’éternité.
Nous avons oublié aujourd’hui la lecture de Matière et mémoire et des Données immédiates de la conscience ; or ce signe de pureté dans l’idée de l’authenticité comme durée, c’est à Bergson que nous le devons. Il y a plus d’espoir chez Bergson que chez Heidegger.
Je me souviens d’un cours où vous aviez parlé d’une manière superbe du rapport entre le féminin et la temporalité. Déjà dans Le Temps et l’Autre, vous évoquiez la place exceptionnelle de l’Éros parmi les relations humaines et vous écriviez : « C’est la relation avec l’altérité, avec le mystère, c’est-à-dire avec l’avenir, avec ce qui, dans un monde où tout est là, n’est jamais là avec ce qui peut ne pas être là quand tout est là2. »
En effet, je pense qu’il y aurait dans le féminin promesse de l’avenir. Le féminin dans l’humain est comme l’extase de l’avenir. Vous venez de rappeler ma conférence sur l’Éros, qui figure dans Le Temps et l’Autre, et dans laquelle la thématique de la caresse comme attente d’avenir pur était déjà présente.
Je viens de toucher au problème de l’affectivité, où s’ouvrent bien des dimensions. Je me suis demandé, par exemple, si dans la réflexion morale, la gratuité et l’intéressement constituent l’ultime distinction. Le débat sur la réciprocité des affections tient-il assez compte de ces dimensions en s’interrogeant sur le problème de la nature de la conduite généreuse ? Celui à qui l’on fait du bien est content, comme est content celui qui a fait du bien, mais son contentement n’est-il pas d’une autre nature ? C’est un autrement qui demanderait toute une analyse, trop longue à développer ici. La bonté dans l’acte du bien admet au moins des différences de noblesse et de hauteur, qui ne se mesurent pas par égal et inégal. Il n’est pas sûr que, malgré tout ce qui s’est comparé dans les deux mouvements de l’un pour l’autre, Dieu était pensé de la même façon.
Dans le Talmud, nous avons un passage où Rabbi Akiba discute avec Ben P’tura pour savoir si un homme, dans le désert, a le droit de partager son eau avec son compagnon, sachant qu’il n’y en a pas suffisamment pour deux. Ben P’tura dit qu’il doit la partager, mais Rabbi Akiba n’est pas de cet avis : « H’ayékha kodmin » (Ta vie passe avant !)3. Ce qui veut dire que notre vie ne nous appartient pas et que Dieu seul en dispose.
C’est une sagesse supplémentaire, mais comment sera-t-elle évaluée là-haut, nous n’en savons rien. Rabbi Akiba est très soucieux de ne pas s’emballer avec le « romantisme de la souffrance », et cela pose en effet le problème des limites du sacrifice. Notre vie ne nous appartient pas, au point qu’il faut la respecter.
Il y a un autre texte de Rabbi Akiba, que je cite souvent, et qui est très profond. « Faut-il regarder ou ne pas regarder le visage de celui que l’on juge ? » Un docteur du Talmud répond que l’on peut regarder le visage même avant que le verdict ne soit prononcé. Rabbi Akiba dit alors : « Avant le verdict, il ne faut pas le regarder, mais, après, il faut le regarder4. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le jugement rendu n’est pas irrévocable, une erreur judiciaire est toujours possible, que l’on peut réviser. Je cite ce passage pour faire comprendre le moment où le prophète veut crier brusquement que Dieu va punir les enfants d’Israël pour leurs mauvaises actions. Rabbi Akiba nous enseigne ici la possibilité de réviser le jugement.
Dans un État juste, lorsqu’un jugement est prononcé, la possibilité existe – lorsqu’on a de bons motifs – de faire appel. Ici, c’est le même sens. La démocratie ne consiste-t-elle pas à réfléchir sur l’autorité du pouvoir ? Même judiciaire.
Qu’évoque pour vous l’insurrection du ghetto de Varsovie ?
L’insurrection est une reprise de conscience extraordinaire, qui met fin à beaucoup d’assimilation du judaïsme de l’Est. Ce n’est du tout une folle idée, mais un but pour l’existence juive menacée. C’est véritablement un courage où l’espoir ne devait pas être très présent. « Nous n’en pouvons plus. »
Je sais ce qu’a été la vie, à cette époque, dans les pays de l’Est. L’insurrection fut une réaction effrayante et inimitable.
Ce fut, je crois, la première révolte organisée contre le plan nazi d’anéantissement des Juifs.
Vous pensez bien qu’il n’y a jamais eu d’acceptation du plan nazi, mais c’était la première tentative de se sacrifier et de se sacrifier pour.
Je vois cela dans le désespoir... comme un sacrifice désespéré. C’est un événement que l’on ne peut pas interpréter d’une manière banale, quelconque. Par conséquent, on peut juste s’incliner devant ceux qui l’ont entrepris.
Croyez-vous que les Polonais soient encore antisémites, cinquante ans après la disparition des Juifs de Pologne ?
Je ne sais pas, en tout cas le pape est un Polonais, et je suis tout de même très sensible au fait qu’il ait demandé aux sœurs qui occupent l’ancien théâtre d’Auschwitz de partir. Il leur a écrit personnellement. On ne peut pas y être insensible. Avant, je participais régulièrement aux rencontres philosophiques de Castel Gandolfo, la résidence d’été du pape, et j’avais cessé d’y aller l’année de l’installation du carmel.
Après la Shoah, peut-on vraiment encore prononcer dans la téfilah (la grande prière quotidienne) les termes hanora et haguibor, « terrible et puissant », par lesquels on qualifie le Saint, béni soit-Il ? Dans le Talmud, au traité Yoma nos maîtres rapportent qu’à la suite de la profanation du premier Temple Jérémie omit de prononcer le mot hanora, et que, plus tard, Daniel s’écria : « Les idolâtres ont mené Ses enfants en esclavage. Où donc est Sa puissance ? » Et qu’à son tour il omit de prononcer le mot haguibor, « puissant »5.
C’est l’actualité même de cette ambiguïté.
Ce n’est pas fini.
Non, ce n’est pas fini. Dans le texte complet du Midrach, une feuille est tombée du ciel, et sur cette feuille, il y avait un seul mot : Vérité. La vérité de Daniel et de Jérémie est aussi vraie que leur réfutation.
La grande Synagogue continue en affirmant que la force suprême, la plus redoutable, est la longanimité. Il n’y a pas de solution dogmatique.
Dieu a plusieurs manières de venir à l’esprit.
Revenons à la philosophie. Pour vous, l’éthique est ce qui définit toujours le rapport de l’homme avec son prochain, tandis que pour le professeur Yeshayahou Leibovitz, l’éthique concernerait avant tout les rapports de l’homme à Dieu, avant de concerner les rapports de l’homme à son prochain.
A-t-il raison de séparer les deux choses ? Parce que la relation de l’homme à l’homme n’est-elle pas par elle-même déjà l’essentiel de la relation de l’homme à l’Éternel ? Ce n’est pas du tout une réduction verbale de l’un à l’autre. La découverte du visage de l’autre homme dans la responsabilité à son égard est la façon dont on entend la voix de Dieu. L’un de mes livres sur la philosophie religieuse s’intitule De Dieu qui vient à l’idée. La venue de Dieu à l’idée est certainement contemporaine de la responsabilité prise à l’égard du visage d’autrui.
La transcendance est inséparable de l’immanence ?
Absolument. Elle n’est pas plus facile, elle est tout autant occasion de sacrifice, elle n’est pas une rigolade.
Lorsque vous êtes amené à parler à des chrétiens, vous dites volontiers que pour vous l’incarnation se comprend à la lettre comme la présence de Dieu dans le visage de l’autre...
J’emploie l’expression « sous les espèces » de l’autre homme, mais je ne dis pas qu’autrui est l’incarnation de Dieu. En tout cas, il y a relation entre l’affirmation de Dieu et mon rapport à l’humanité et à l’autre homme. C’est le moment paradoxal d’une logique. Vous rencontrez Dieu dans l’intimité à travers l’autre homme. Il n’y a pas de plus grande intimité.
Pour le juif religieux, la mitzva, « le commandement » est également l’intimité spécifique qu’il entretient avec Dieu. C’est bien là ce que le chrétien ne comprend pas. Vous avez écrit vous-même dans votre préface au Jérusalem de Moses Mendelssohn : « [...] la pratique de cette loi comme son étude ne sont pas simple expression de la foi, mais l’intimité ultime avec un Dieu qui s’est révélé dans l’Histoire6 ».
Quels qu’en soient les intermédiaires, le rapport à la loi, c’est le rapport à l’autre homme, même quand il s’agit de choses qui ne le montrent pas, comme la cacherout7, par exemple. C’est là toute la pensée talmudique.
Je veux insister sur le fait que voir le visage, ce n’est pas une perception, c’est très important de le saisir. Ce n’est pas du tout voir une chose, voir un tableau, non. C’est aussitôt le rapport de responsabilité et par conséquent la parole de Dieu. C’est en effet un écart par rapport à la logique aristotélicienne. On est trois quand on est deux. Quand je dis cela, il ne faut pas le comprendre en termes de substance mais en termes de philosophie classique. Cette place de troisième est unique. Dieu est présent. C’est déjà à lui qu’on répond.
Je ne dis pas que je suis contre la logique, mais ce sont là de petits prolongements qui ne sont pas mathématiques, et supposent la présence de la collectivité humaine.
Votre philosophie de la substitution, de la responsabilité qui fait de moi un être irremplaçable, n’est-elle pas, à un certain moment, comme le sens ultime de celui qui a conscience de « l’injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de morts8 » ?...
Je n’ai pas la clé de cet événement, mais que la responsabilité à l’égard du tiers soit l’émotion de l’humanité comme telle et la conscience de l’humain, cela me semble le principe même de la compréhension de l’homme. C’est ici que le divin est divin. Son existence tranche sur l’existence d’une chaise. Il faut dire cela d’une manière absolument ferme et non pas pieuse.
C’est ce que vous voulez dire, lorsque vous écrivez précisément dans De Dieu qui vient à l’idée9 : « Ma pensée la plus profonde et qui porte toute pensée, ma pensée de l’infini plus ancienne que ma pensée du fini est la diachronie même du temps [...] une façon d’“être voué” avant tout acte de conscience, et plus profondément que la conscience, de par la gratuité du temps (où les philosophes ont pu redouter la vanité ou la privation). »
Absolument, mais là, je le ramène à des catégories philosophiques fondamentales. D’une manière ou d’une autre, l’homme européen, et l’homme tout court, ressent les choses ainsi. La rupture avec ces catégories est rupture d’avec le message humain lui-même.
Dans ce contexte, l’accueil du visage prolonge ce respect d’autrui qui est celui de Dieu.
Dans la Torah, il y a ce passage extraordinaire où il est dit que Dieu parle entre Moïse et Aaron, quand ils sont dans la tente d’Assignation.
C’est le troisième qui est là. Seulement, il ne faut pas le dire comme une chose pieuse. C’est le « vous » initial en abordant autrui. Cela peut prendre d’autres formes bien entendu.
Mais qu’une société où il y a une égalité soit une société où il y a Dieu, je le pense absolument. Certains versets de la Bible doivent se lire ainsi.
Vous avez écrit une fois : « L’homme juif sans mitzva est pour le monde une menace. » Que voulez-vous dire ?
Cela signifie que la paix est rompue. C’est à relier à ce que je disais tout à l’heure, c’est-à-dire que le rapport à la loi est le rapport à l’autre homme.
Le paradoxe de ma formule « on est trois quand on est deux », doit être conservé dans son opposition même au bon sens.
Dans votre œuvre, un écrivain est présent depuis vos premiers livres, même s’il apparaît peu souvent, je veux parler de Proust, alors que Kafka, lui, en est quasiment absent.
Il ne faut pas ignorer Kafka ! Mais la subjectivité chez Proust est irremplaçable. C’est toujours moi qui suis porteur de la faute. Il y a une espèce de tristesse dans la subjectivité proustienne. Ce n’est pas du tout un homme qui rigole de son humanité. Ce qui est extraordinaire dans son œuvre, c’est une certaine manière d’être exposé, je dirai une espèce de nudité. Toutefois, cette manière d’être exposé ne prend pas toujours la forme d’un mea culpa. Le récit proustien se tient dans un climat, non pas misérable, mais exposé. Je suis coupable d’être coupable.
J’ajouterai que chacun de ses personnages, en particulier Albertine, se sent coupable, avec tous les autres sentiments tels que la honte, le froid, la nudité, la solitude, qui se profilent sans être nommés, et malgré tout, déjà capable d’écouter Dieu.
En cette fin de siècle, n’assiste-t-on pas à un phénomène où les États se sentent de plus en plus responsables des drames et des tragédies qui se passent n’importe où dans le monde, comme l’éclatement de la Yougoslavie ? Ici, les Israéliens font preuve d’un sens éthique que l’on ne peut que saluer.
Et tant de chrétiens et tant d’êtres humains. C’est un cauchemar qui pèse comme si on était responsable. On, c’est moi. Dans ces situations contradictoires, on est coupable d’être coupable.
L’idée centrale de mon exposé, c’est que l’altérité d’autrui, c’est ma responsabilité à son égard, qui est pesante, qui fuit. Le signe de l’humain, c’est le souci de l’autre – die Sorge, comme dit Heidegger. Le souci de l’autre n’est pas toujours visible. Ce n’est pas parce que l’on chante des chansons altruistes que l’on a compris l’humanité, autrui. Si on y réfléchit, c’est une chose énorme, la responsabilité, quand on n’a rien fait.
Nous pourrions refermer la rosace en reliant toute l’urgence qu’il y a dans cette Sorge avec l’idée centrale du début de notre dialogue : l’otage. L’otage est donc celui qui porte au cœur le signe de l’humain ?
Être responsable d’autrui, c’est être otage. On l’est injustement, mais cet injustement est un élément essentiel de la responsabilité. Ne pas regarder où cela dépasse ma faute, où la faute d’autrui est plus claire que mes acomptes. La vie morale est cette constante attitude. Il y a par conséquent, dans la définition de la responsabilité, des contradictions qui ne sont pas levées, qui sont paradoxales à la coexistence.
L’otage, c’est celui qui travaille à votre place, et s’il ne travaille pas, il est tué. Dans la société, il existe un élément d’otage permanent. On est toujours l’otage de quelqu’un, mais pas du tout pour aller se plaindre.
Non pour achever mais pour ouvrir finalement notre rencontre, je vous demanderai s’il y a un maître, dans votre jeunesse, qui vous aurait particulièrement marqué.
Voilà quelques mois, on m’a demandé d’écrire un témoignage sur l’un de mes maîtres. Dans ce petit texte, que j’ai appelé mitgenommen10, j’évoquais le Dr Moshe Schwabe, qui m’enseigna l’allemand en Lituanie. Je vais vous le lire :
« Je suis né dans une famille juive où on parlait russe avec les enfants, c’est-à-dire où la civilisation russe et sa littérature avaient grand prestige. De ce coin pourtant avancé vers l’Occident, la déclaration de la guerre de 1914 avait chassé mes parents qui, d’étape en étape, se trouvèrent à Karkov, en Ukraine, où avait été évacué le lycée d’État de ma ville natale. J’y entrai à l’automne 1916 : réussite considérable pour un juif sous le régime tsariste.
Vinrent alors la révolution, le communisme et le désordre des guerres civiles. En 1920, mes parents bénéficièrent d’une occasion qui leur permit de retourner en Lituanie, devenue l’année précédente république indépendante. C’est là, dans la classe terminale d’un lycée juif de langue russe, que je préparai le Certificat de maturité – l’équivalent du baccalauréat. Pendant cette classe terminale, j’ai eu comme professeur d’allemand un juif profondément assimilé à la culture germanique, le Dr Moshe Schwabe. Il avait découvert le judaïsme de l’Europe de l’Est à l’occasion de l’occupation allemande. Il en fut ému et décida de se consacrer à lui. Il accepta alors un poste d’enseignant au lycée juif de Lituanie. Mais c’est l’Occident, et l’Occident connu à travers la culture allemande, et la culture allemande à travers Goethe, qui nous éblouit. Les heures de cours où nous lisions Hermann et Dorothée – livre qui évoque notamment un dialogue européen vécu dans la paix – préparaient et promettaient la découverte des pages de Faust qui, disait-il, “se lisent avec quarante degrés de fièvre », promesse qui tenait les meilleurs en haleine... Mais la sagesse du maître nous évita cette fièvre : l’année se termina sur Poésie et Vérité, où Goethe raconte son enfance à Francfort et énumère les tableaux des peintres, souvent obscurs, qui ornaient l’appartement. Obscurité de la gloire, qui choqua les jeunes élèves : “Pourquoi des inconnus ?” Souveraine réponse de notre maître : “Goethe les a emportés – mitgenommen – dans son immortalité.”
Et Montaigne, Descartes, Pascal, Bergson, ces passants qui emportent tant de gens, de choses, de terreaux, dans leur immortalité, et leur confèrent ainsi leur dignité... Serait-ce cela, l’Occident ? Pouchkine, Pétrarque, Dante, Shakespeare... Regards qui ornent le monde.
En 1951, l’Occident de Moshe Schwabe s’est accompli à Jérusalem, où il était professeur de grec... »