Durant l’automne 1761, Rousseau, qui, depuis 1756, vivait à l’écart de Paris dans une relative solitude, traversa une crise qui faillit l’emporter ou emporter sa raison, si l’on en croit son témoignagea. En proie à un accès aigu de la maladie dont il souffrait depuis longtemps, il crut qu’il allait mourir avant d’avoir mené à terme la publication de deux grandes œuvres, Du contrat social et Émile, et son angoisse alla jusqu’au délire quand il se persuada que le retard pris par l’impression de l’Émile ne pouvait s’expliquer que par un complot des jésuites qui attendaient sa mort pour publier une version dénaturée de cette œuvre et déshonorer ainsi sa mémoire. Or il considérait ce livre comme « le dernier, le plus utile, le plus considérable de [ses] ouvrages, et celui qui [lui] [tenait] plus au cœur que n’[avaient] fait tous les autresb », notamment parce qu’il y faisait exprimer sa profession de foi par un vicaire savoyard.
M. de Malesherbes, directeur de la Librairie, et à ce titre chargé d’accorder les autorisations de publier ou de diffuser les livres dans le royaume, avait une attitude bienveillante vis-à-vis des « philosophes » et de Rousseau. Témoin et confident de ses maux et de son agitation, il essaya de le rasséréner en lui écrivant qu’il connaissait son « extrême sensibilité », son « grand fond de mélancolie » et que celle-ci était « prodigieusement augmentée par la maladie et par la solitude ». Il fit aussi allusion à l’opinion générale concernant la vie retirée que Rousseau menait depuis 1756 : « Le genre de vie que vous avez embrassé est trop singulier et vous êtes trop célèbre pour que le public ne s’en occupe pas. Vous avez des ennemis et il serait humiliant pour vous de n’en pas avoir, et vous ne pouvez pas douter que bien des gens n’imputent les partis extrêmes que vous avez pris à cette vanité qu’on a tant reprochée aux anciens philosophesc. » Il n’en fallait pas plus pour blesser l’ermite de Montmorency qui entreprit aussitôt d’exposer à Malesherbes, dans quatre longues lettres datées des 4, 12, 26 et 28 janvier 1762, « les vrais motifs de toute [sa] conduite ».
Rousseau n’a pas conçu ces lettres comme une œuvre : écrites dans l’urgence, elles exprimaient l’impérieux besoin de corriger l’image fausse que son correspondant se faisait de lui. Or c’est de cette même exigence que sont nés ensuite Les Confessions, les dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques et les Rêveries du promeneur solitaire. Les Lettres à Malesherbes apparaissent donc comme le prototype, si l’on ose dire, des œuvres autobiographiques de Rousseau, qui les considère lui-même comme « le sommaire » des Confessions. On y voit d’emblée se manifester dans tout son éclat sa passion – sa rage – de la justification, sans doute accrue par le fait qu’il s’adresse à une personne réelle et influente : aiguillonné par la nécessité de détromper Malesherbes, qu’il considérait comme un honnête homme abusé par « la cabale philosophique qui l’entourait », il s’y montre véritablement inspiré et on ne peut rester insensible à l’ardeur et au lyrisme qu’il déploie dans cette circonstance. « Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de plume, et sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que j’aie écrite avec facilité dans toute ma vie », observe-t-il d’ailleurs dans Les Confessions (voir texte 15, p. 75). Bien qu’il en ait parlé comme d’un « fatras » (l. 329 et 722), Rousseau y était attaché et il en demanda une copie à Malesherbes le 26 octobre 1762 : « L’hiver dernier, je vous écrivis quatre lettres consécutives sur mon caractère et l’histoire de mon âme, dont j’espérais que le calme ne finirait plus. Je souhaiterais extrêmement d’avoir une copie de ces quatre lettres, et je crois que le sentiment qui les a dictées mérite cette complaisance de votre part. » Il réunit ces copies sous le titre Quatre lettres à M. le Président de Malesherbes contenant le vrai tableau de mon caractère et les vrais motifs de toute ma conduite : « je tâchais de suppléer en quelque sorte aux Mémoires que j’avais projetésd », écrivit-il plus tard, et ces lettres, si denses dans leur brièveté, pouvaient remplir cette fonction si la mort ne lui laissait pas le loisir de faire connaître plus longuement sa vie et sa vraie personnalité. Il put finalement rédiger Les Confessions : les Lettres à Malesherbes restèrent dans ses papiers.
Ces lettres nous intéressent à plus d’un titre, et d’abord parce qu’elles constituent une étape décisive dans l’évolution de Rousseau vers l’écriture autobiographique à visée apologétique telle qu’il la pratique à partir des Confessions. Ce désir de se faire mieux connaître pour se justifier remonte sans doute à sa querelle avec Diderot et le parti philosophique, consécutive à son éloignement de Paris et à son installation à la campagne, en 1756. Leur différend sur la question de la « retraite » prit un tour aigu quand Rousseau se sentit directement visé par la sentence de Diderot : « Il n’y a que le méchant qui soit seul. » Ses lettres de 1757-1758 déploient toutes les ressources de l’argumentation pour se justifier et retourner l’accusation de méchanceté à l’accusateur, jusqu’à la rupture définitive avec son amie. Ce Rousseau raisonneur jusqu’au paradoxe s’était déjà manifesté dans la longue lettre à Mme de Francueil du 20 avril 1751 où il accumule les arguments pour se justifier d’avoir confié ses enfants à l’hospice des Enfants-Trouvés. Les Lettres à Malesherbes sont nourries de ces controverses (et cela explique aussi que Rousseau ait pu les écrire aussi facilement : elles ne naissent pas de rien), elles ressortissent encore à la correspondance privée mais par leur composition, par l’éclairage qu’elles jettent sur la vie et la personne de l’auteur elles constituent déjà une œuvre autobiographique à part entière, et qui gagne à être connue.
À l’instar de Montaigne, et plus naïvement que lui, Rousseau y commence en outre un travail sur soi qui ne s’arrêtera plus. Dans les Lettres à Malesherbes, la connaissance de soi ne semble pas encore constituer pour lui une vraie difficulté, elle relève d’une évidence intérieure, aussi peut-il assurer qu’il ne s’abuse plus sur lui-même (l. 71), qu’il se peint tel qu’il se voit et tel qu’il est (l. 133-134), présupposant une coïncidence totale entre ces deux réalités, que lui seul peut se connaître et dire la vérité sur sa personne : c’est déjà la posture et les formules de l’auteur des Confessions et de leur préambule claironnantf. Plus tard, il se montrera plus nuancé concernant la mise en œuvre du « connais-toi toi-même » socratiqueg ; pour lors, il présente un autoportrait plutôt flatteur, aux lignes nettes, qui met l’accent sur sa singularité et sur sa bonté foncière d’« homme de la nature » et qui explique par là même sa « retraite » : il n’est ni misanthrope ni malheureux dans la solitude et, plus fondamentalement, il n’est pas « méchant ». Rousseau entend certes détromper Malesherbes mais il sait déjà que « la source de toutes ses consolations est dans l’estime de lui-mêmeh » et il trouve manifestement un réconfort dans la contemplation – la construction – de cette image positive de lui-même : c’est aussi la fonction qu’il assigne à l’écriture autobiographique.
L’intérêt des Lettres à Malesherbes est aussi de faire apparaître clairement le lien entre ces thèmes personnels, obsédants, et la pensée politique et critique de Rousseau. Lien si étroit que l’on peut se demander, avec Jean Starobinski, si « toute la théorie historique de Rousseau n’est pas une construction destinée à justifier un choix personnel. […] N’a-t-il pas forgé des principes et des explications historiques à seule fin d’excuser et de légitimer son étrange vie, sa timidité, sa maladresse, son humeur inégale, cette Thérèse si fruste avec laquelle il s’est mis en ménagei ? ». Le lecteur est en effet renvoyé sans cesse de ses idées à sa personne, qui se trouve érigée en référence. Qui est donc l’auteur des Lettres à Malesherbes ? Il est cet homme qu’une « paresse […] incroyable » rend impropre à « la vie civile » (l. 92), à « la vie active » (l. 104) ; inadapté à la société, il valorise un état de nature conçu à son image pour mieux condamner la société civile vouée aux passions factices. Il est ce solitaire qui considère la « retraite » comme un refuge mais aussi comme le lieu d’élection des justes, il y trouve le bonheur pur et intense de la contemplation et de la rêverie et y voit un signe de sa bonté foncière, une preuve de l’existence de l’Être suprême et une promesse de salut (voir l. 517). Il est cet homme sensible que blessent sans cesse ses prétendus amis et qui s’en trouve raffermi dans la croyance qu’« aucun [homme] ne fut meilleur que [lui] » (l. 153). Il est ce plébéien qui « hai[t] les grands, […] leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitesse et tous leurs vices » (l. 657), qui leur oppose ses valeurs : la liberté, la nature, la vérité, la morale, la justice, la vie pour soi. Il est cet écrivain qui, après avoir conquis tardivement et brutalement une position dans le champ littéraire de son époque en soutenant dans le Discours sur les sciences et les arts une thèse paradoxale et provocatrice, répond aux critiques en systématisant cette thèse, en dénigrant les « gens de lettres », en condamnant non les abus de la monarchie absolue, comme les « philosophes », mais la société civile et avec une telle radicalité qu’il n’a d’autre choix que de s’en retirer davantage et de contempler l’image consolante de son autoportrait.
Sainte-Beuve jugeait que Rousseau n’avait « rien écrit de plus beau que les Lettres à Malesherbesj » ; rien non plus qui concentre aussi bien les grands thèmes de sa pensée et son existence.