« J’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métiera. » Rousseau a exprimé très tôt son mépris pour le « métier d’auteur ». Dans sa lettre du 20 avril 1751 à Mme de Francueil, il se justifiait d’avoir fait porter ses enfants à l’hospice des Enfants-Trouvés en invoquant sa pauvreté et son refus d’écrire pour gagner sa vie : « Si j’étais contraint de recourir au métier d’auteur, comment les soucis domestiques et le tracas des enfants me laisseraient-ils dans mon grenier la tranquillité d’esprit nécessaire pour faire un travail lucratif ? Les écrits que dicte la faim ne rapportent guère et cette ressource est bientôt épuisée. Il faudrait donc recourir aux protections, à l’intrigue, au manège, briguer quelque vil emploi, le faire valoir par les moyens ordinaires, autrement il ne me nourrira pas, et me sera bientôt ôté, enfin, me livrer moi-même à toutes les infamies pour lesquelles je suis pénétré d’une si juste horreur. »
Dans les Lettres à Malesherbes, les expressions « ces hommes de lettres » (l. 17) et « nos [ou vos] gens de lettres » (l. 120 et 542) sont ainsi chargées d’une connotation péjorative. C’est pour se distinguer des écrivains professionnels qu’il se moque de « [sa] petite gloriole d’auteur » (l. 443) et qu’il raconte comment il a été amené à écrire par accident et est devenu « auteur presque malgré [lui] » (l. 250) en publiant, à trente-huit ans, le Discours sur les sciences et les arts. Dans Les Confessions, il incrimine Diderot : c’est « par sa faute » qu’il a été « jeté dans son même métier », ce qui a été à l’origine de leur ruptureb. « Louez-moi d’une seule chose, écrit-il à son ami Roustan le 23 décembre 1761, mais louez-m’en de votre mieux, parce qu’elle est louable et belle : c’est d’avoir eu quelque talent et de ne m’être point pressé de le montrer ; d’avoir passé sans écrire tout le feu de la jeunesse ; d’avoir pris la plume à quarante ans, et de l’avoir quittée avant cinquante ; car vous savez que telle était ma résolution, et le Traité de l’éducation devait être mon dernier ouvrage, quand j’aurais encore vécu cinquante ans. »
Rétrospectivement, il a même considéré que son entrée dans la carrière littéraire divisait sa vie en deux époquesc et a constitué une véritable dégradation : « Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarementd. » Il y a bien un conflit entre l’homme et l’écrivain et un critique a pu dire des Lettres à Malesherbes et des œuvres autobiographiques suivantes : « En les écrivant, il continue à expier l’erreur du premier Discours et à tourner en rond dans ce cercle vicieux où il s’est lui-même enfermé : devenu écrivain pour démontrer qu’il ne fallait pas l’être, il continue à l’être pour démontrer qu’il ne l’est pluse. »
Le mépris qu’il affiche pour les « gens de lettres » et les « philosophes » (parmi lesquels figurent ses anciens amis Diderot et Grimm, avec lesquels il rompt en 1757-1758) s’explique par le fait qu’ils vivent dans une société qu’il juge corrompue, qui leur impose ses préjugés et ses passions factices et substitue à l’amour de soi, sentiment naturel et légitime, l’amour-propre, qui les rend esclaves de la réputation (l. 18 et 302) : « les gens d’esprit et surtout les gens de lettres sont de tous les hommes ceux qui ont une plus grande intensité d’amour-propre, les moins portés à aimer, les plus portés à haïrf. » Il n’appartient pas au « tripot littéraireg » puisqu’il vit retiré depuis 1756 et que, loin de n’avoir « écrit que pour écrire » (l. 260), il a satisfait à une exigence morale en cherchant à éclairer les hommes sur des vérités essentielles qui leur permettraient, s’ils l’écoutaient, d’être meilleurs et plus heureux. En cela aussi, il se veut unique dans « ce siècle de philosophie et de beaux discours » hypocrites : « Je vis que dans ce siècle où la philosophie ne fait que détruire, cet auteur seul édifiait avec solidité. Dans tous les autres livres, je démêlais d’abord la passion qui les avait dictés, et le but personnel que l’auteur avait eu en vue. Le seul J.-J. me parut chercher la vérité avec droiture et simplicité de cœur. Lui seul me parut montrer aux hommes la route du vrai bonheur en leur apprenant à distinguer la réalité de l’apparence, et l’homme de la nature de l’homme factice et fantastique que nos institutions et nos préjugés lui ont substitué ; lui seul en un mot me parut dans sa véhémence inspiré par le seul amour du bien public sans vue secrète et sans intérêt personnelh. »
Dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Rousseau critique la comédie Le Misanthrope (1667) en reprochant à Molière d’avoir ridiculisé le personnage d’Alceste et donné en modèle son ami Philinte qui se conduit en hypocrite et s’accommode des vices et de l’injustice des hommes. Dans les Lettres à Malesherbes, bien qu’il vante la « retraite » et préfère, comme Alceste, la solitude (le « désert », l. 30) à la société corrompue, il récuse l’accusation de misanthropie, qui implique la haine des hommes : il ne hait pas les hommes, il hait les hommes méchants et injustes, produits de la société. C’est parce qu’il se fait une haute idée de l’homme de la nature, caractérisé par sa bonté, que « le commerce ordinaire des hommes [lui est] odieux » (l. 95-96), « c’est parce [qu’il] les aime [qu’il] les fui[t] » (l. 624).
Dans ses écrits autobiographiques tardifs, il reprend et accentue cet argument paradoxal, au point qu’il se considère comme plus sociable que les autres : « L’homme vraiment sociable est plus difficile en liaison qu’un autre, celles qui ne consistent qu’en fausses apparences ne sauraient lui convenir. Il aime mieux vivre loin des méchants sans penser à eux, que de les voir et les haïri. »
La lecture prématurée des romans a contribué à lui inspirer « cet invincible dégoût » (l. 72) des hommes réels, en lui donnant un « goût héroïque et romanesque » (l. 176), en lui faisant désirer des hommes hors du commun, une « société charmante » réunissant des « êtres selon [son] cœur » (l. 431). L’isolement dans la nature s’accompagne ainsi, dans la troisième lettre à Malesherbes, d’une fuite dans l’« imagination », les « rêveries », les « chimères » et la « mélancolie » (voir aussi note 4, p. 88).
Rousseau explique sa haine de l’injustice dans le livre premier des Confessions où il raconte qu’étant enfant, il a été injustement accusé d’avoir cassé un peigne et châtié : « Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. »
Cette haine le conduit à vouloir se justifier coûte que coûte quand il croit être accusé, injustement, de méchanceté : « Je consentirais sans peine à ne point exister dans la mémoire des hommes, mais je ne puis consentir, je l’avoue, à y rester diffaméj. » Dans sa correspondance et ses écrits autobiographiques, il se place sans cesse en position de victime : injustement persécuté pour s’être retiré d’une société qu’il condamne, il réagit en cherchant une plus grande solitude, d’où il peut accentuer ses critiques.
M. de Malesherbes écrit à Rousseau le 25 décembre 1761 : « Cette mélancolie sombre qui fait le malheur de votre vie est prodigieusement augmentée par la maladie et la solitude. Mais je crois qu’elle vous est naturelle et que la cause en est physique. » Il évoque ensuite « cette bile noire qui [le] consume » : selon la théorie des humeurs de l’ancienne médecine, en effet, la bile noire (ou atrabile) était censée déterminer la mélancolie, c’est-à-dire l’humeur sombre, farouche, d’un neurasthénique, peu porté à la sociabilité (le misanthrope était un atrabilaire).
Or, loin de s’attribuer un tempérament mélancolique, Rousseau se décrit dans ces lettres comme particulièrement désireux et capable de « jouir » (l. 118 ; voir aussi « Le bonheur », p. 94). Il récuse donc le diagnostic de Malesherbes : s’il reconnaît avoir été pris d’un « accès de folie » (l. 68), il ne l’attribue pas à la mélancolie (elle peut se manifester) mais aux circonstances. La mélancolie n’est pas dans sa nature ; elle est associée, dans sa personnalité singulière, non à la solitude mais à la vie dans la société parisiennek. C’est clairement dire à Malesherbes, qui voyait dans sa « retraite » volontaire un facteur aggravant, que l’inciter à regagner Paris serait vouloir son malheur.
Le lecteur peut n’être pas convaincu et voir de la dénégation dans cette négation : Rousseau a bien connu à l’automne 1761 un état dépressif que son isolement n’a pu qu’accroître au point de lui faire imaginer un ténébreux complot dont il se croyait la victime innocente et impuissante. Dans sa correspondance, il se plaint d’ailleurs de souffrir dans la solitude (voir aussi « La “retraite” », p. 107).
Dans Les Confessions, Rousseau fait remonter l’origine du complot tramé par ses « soi-disant amis » à la « réforme personnelle » de 1751 (voir aussi « La “réforme” de Rousseau », p. 105), par laquelle il tenta de mettre en accord sa conduite avec la critique de la société qu’il avait exprimée dans le Discours sur les sciences et les arts : « Ils m’auraient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner par ma conduite un exemple qui semblait les importunerl. » En 1757, dans sa « retraite » de l’Ermitage, il se sentit l’objet d’attaques injustes et mystérieuses de la part des « philosophes » et il finit par rompre avec Diderot qui l’avait blessé en affirmant dans sa pièce Le Fils naturel : « Il n’y a que le méchant qui soit seul » (voir les textes 7 à 10, p. 56 à 63). En décembre 1761, il fut un moment persuadé que les jésuites s’étaient emparés du manuscrit de l’Émile, alors sous presse, et s’apprêtaient à en publier une édition falsifiée afin de le déshonorer en dénaturant cette œuvre où il exprimait ses idées religieuses (dans « La Profession de foi du Vicaire savoyard ») ; il écarta ensuite ces « soupçons conçus mal à propos » (voir p. 75). Les persécutions, bien réelles, dont il fut l’objet en France et à Genève après la publication de l’Émile et du Contrat social (juin 1762) puis la disparition de certains de ses papiers accréditèrent en lui la thèse d’un « complot affreux » à l’automne 1768. Il considéra alors qu’il était « traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abîme d’ignominie, enveloppé d’horribles ténèbresm ».
L’objectif du complot, selon lui, était double. Il s’agissait d’abord de l’isoler, de faire de sa « retraite » volontaire une solitude subie ; il le constate amèrement en 1776, au tout début des Rêveries du promeneur solitaire : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachaient à eux. J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection. » Il s’estimait privé des moyens de se défendre et même de savoir quel portrait de lui ses ennemis répandaient dans le public. En le faisant passer pour un scélérat, on discréditait en outre ses œuvres : les beaux principes qui y sont affichés se trouvaient démentis par le caractère et la vie de l’auteur.
Les attaques que subissait Rousseau n’avaient sans doute pas le caractère d’un complot organisé ; d’ailleurs, l’existence de ce dernier lui parut parfois douteuse : « Voyant que rien de tout ce que j’avais imaginé n’est arrivé, je commence à craindre, après tant de malheurs réels, d’en voir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveaun. » On peut considérer aujourd’hui que celui qui écrivit : « Je ne trouve rien de si grand, de si beau, que de souffrir pour la vérité. J’envie la gloire des martyrs. Si je n’ai pas en tout la même foi qu’eux, j’ai la même innocence et le même zèle, et mon cœur se sent digne du même prixo » a tout fait pour rester en marge de la société et se placer en position de victime solitaire, nourrissant par là sa certitude d’être innocent et « meilleur » que ses contemporains dénaturés. On peut aussi évoquer le complexe de persécution, la paranoïa dont témoignent un « amour de soi » très développé et une propension à interpréter (jusqu’au délire) les actions d’autrui (même, et surtout, de ses amis) comme des agressions à son égard. Il subit toutefois de véritables persécutions.
En juin 1762, Rousseau fut décrété de prise de corps à Paris puis à Genève, l’Émile fut brûlé et il dut se réfugier dans la principauté prussienne de Neuchâtel. On s’attaqua violemment à son œuvre mais aussi à sa personne : Voltaire fit circuler à Genève en décembre 1764 son libelle anonyme Sentiment des citoyens qui prétendait exprimer « les sentiments de la ville » sur celui qui avait un an plus tôt abdiqué son droit de bourgeoisie (voir « Genève », p. 117) : « On a pitié d’un fou ; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, serait alors un vice. » Il appelait à « puni[r] capitalement un vil séditieuxp », un débauché syphilitique qui avait abandonné ses enfants. Rousseau nia en bloc mais il décida aussi d’écrire les Mémoires que son éditeur lui avait demandés en décembre 1761 ; il y avoua que son premier enfant « fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaireq » et que les quatre autres avaient connu le même sort (ils furent donc confiés à cet hospice, et non abandonnés devant la porte).
Les écrits autobiographiques de Rousseau visent donc à défendre sa mémoire, notamment aux yeux de la postérité : « Aujourd’hui même, que je vois marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé contre la mémoire d’un homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi qui triomphera tôt ou tard des complots des hommesr. » Il s’agit de montrer que l’auteur de l’Émile n’est pas le « méchant » que dénoncent ses ennemis, qu’il n’y a pas de solution de continuité entre sa vie et ses œuvres et que celles-ci conservent donc toute leur valeur.
Rousseau valorise « l’intime amitié », celle qui met en relation deux cœurs et, excluant tout devoir, préserve la liberté de chacun. Il lui oppose l’amitié mondaine, qui se manifeste ostensiblement par « des soins et des services » superflus et crée chez celui qui en bénéficie – souvent malgré lui – un devoir de reconnaissance : ce n’est qu’une apparence d’amitié (voir l. 620-640). C’est pourquoi il a quitté Paris et « ces foules de prétendus amis qui s’étaient emparés de [lui] et qui, jugeant de [son] cœur par les leurs, voulaient absolument [le] rendre heureux à leur mode et non pas à la [sienne] » (l. 308-312). Au moment de leur querelle, Rousseau explique à Diderot qu’un service rendu n’est pas une preuve d’amitié mais simplement d’honnêteté, qu’on ne peut être ami sans aimer et exigé d’être aimé en retour : « Ingrat, je ne t’ai point rendu de services, mais je t’ai aimé » (voir, p. 59, sa lettre du 23 mars 1757). Pour lui, la vraie amitié unit deux cœurs, un ami qui déçoit est une trahison amoureuse, un refroidissement est un déchirement (voir l. 629). Mais peut-elle exister durablement dans une société où les hommes sont mus par l’amour-propre, le paraître, le désir d’être mieux jugé que les autres ou la volonté de les dominer ? Rousseau ne semble pas le penser, comme en témoignent les multiples ruptures qui ont marqué sa vie : « J’étais fait pour être le meilleur ami qui fut jamais, mais celui qui devait me répondre est encore à venirs. »
Il est vrai qu’il se reconnaît « plus difficile en liaison qu’un autret ». Jaloux de préserver sa liberté et sa personnalité en toute occasion, il communique à Mme d’Épinay dans une lettre de mars 1757 une « déclaration sur ce [qu’il] exige de l’amitié » et ajoute : « J’exige d’un ami bien plus encore que tout ce que je viens de vous dire ; plus même qu’il ne doit exiger de moi, et que je n’exigerais de lui, s’il était à ma place, et que je fusse à la sienne », justifiant son droit à des « ménagements » particuliers en invoquant sa solitude, sa maladie et sa pauvreté. Et il conclut : « Mais, ma chère amie, parlons sincèrement : me connaissez-vous des amis ? Ma foi, bien m’en a pris de m’en passer ; je connais force gens qui ne seraient pas fâchés que je leur eusse obligation, et beaucoup à qui j’en ai en effet ; mais des cœurs dignes de répondre au mien, ah ! c’est bien assez d’en connaître un ! »
Rousseau fait de la recherche du bonheur le but légitime de la vie quand elle obéit encore aux « premiers mouvements de la nature » : « les passions primitives […] tendent directement à notre bonheur », à satisfaire « l’amour de soiu », et la sagesse consiste à le trouver en se retirant de la société où règnent l’amour-propre et les passions factices. Rousseau se félicite ainsi d’avoir connu le bonheur : « Mes maux sont l’ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu’on en puisse dire, j’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être » (l. 344-347). Grâce à sa « retraite » à l’Ermitage il a pu retrouver « les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes » (l. 440-442).
Il a éprouvé trop rarement « ces douces jouissances » décrites dans la troisième lettre à Malesherbes et elles lui apparaissent comme un avant-goût, une promesse de celles qu’il pourra, après sa mort, « goûter sans distraction » (l. 518) : qui est capable de les connaître sur terre ne peut être un méchant et se montre digne de les vivre ensuite éternellement, elles donnent accès au paradis (voir l. 516-518).
L’aspiration au bonheur participe donc du sentiment religieux. Rousseau a aussi connu de tels moments pendant son court séjour dans l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, en 1765, et, à la fin de sa vie, il rêve d’en vivre d’autres : « Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de tempsv » ; ou plutôt il sent que ce bonheur lui est « dû ».
Ce bonheur, si désirable pour Rousseau, occupe donc une grande place dans sa vie personnelle et l’écriture autobiographique peut aussi avoir pour fonction de le prolonger : « en me disant : j’ai joui, je jouis encore », note-t-il dans un fragment autobiographique intitulé significativement « De l’art de jouirw » ; c’est manifestement le cas de la troisième lettre à Malesherbes. Mais il est aussi une valeur témoignant de l’authenticité de l’écrivain qui dit avoir voulu « montrer aux hommes la route du vrai bonheur en leur apprenant à distinguer la réalité de l’apparence, et l’homme de la nature de l’homme factice et fantastique que nos institutions et nos préjugés lui ont substituéx ».
Les Lettres à Malesherbes ont une visée explicitement argumentative : en exposant à son protecteur « les vrais motifs de toute [sa] conduite », Rousseau entend lui prouver qu’il se trompe en le croyant mélancolique, condamné à la solitude et par là au malheur. Il développe ainsi, en trois mouvements, une argumentation serrée dont les articulations sont clairement signalées en début et en fin de lettres, notamment aux lignes 32-42, 118-129, 335-337 et 542-554.
• Dans les deux premières lettres, Rousseau s’emploie à détromper Malesherbes en lui exposant « les vrais motifs » de sa « retraite ». Ce premier mouvement constitue un diptyque à forte visée argumentative.
La première lettre réfute les explications fausses données par ses ennemis à sa retraite et en révèle « la véritable cause » : « cet indomptable esprit de liberté » (l. 87) qui le porte à la « paresse » (l. 91), le désir de « jouir » (l. 118) étant chez lui plus fort que tout. C’est un argument essentiel, qui devrait être suffisant mais Rousseau, grand dialecticien, prévoit une « objection » possible : l’indolence qu’il a invoquée pour justifier sa retraite n’est-elle pas contredite par son activité et ses succès d’écrivain ?
La deuxième lettre réfute cette objection en racontant son entrée quasi involontaire dans la carrière littéraire à la suite d’une expérience exceptionnelle qu’il présente comme une illumination. Il promet d’ailleurs de « prendre […] congé du public » (l. 321) après la publication de ses « derniers écrits » (Du contrat social et l’Émile paraîtront en 1762). C’est un premier paradoxe.
• Dans la troisième lettre, Rousseau entend persuader Malesherbes que, loin d’être « malheureux et consumé de mélancolie » dans sa « retraite », il y goûte un grand bonheur, ce qui prouve qu’il a raison de s’être retiré pour vivre selon son tempérament. L’invocation de son expérience sensible dans la forêt de Montmorency constitue donc un deuxième argument.
• La quatrième lettre réfute de nouvelles critiques et objections. D’une part, loin d’être inutile dans sa « retraite », comme le lui reprochent les « philosophes », il a fait du bien aux hommes en proclamant les vérités énoncées dans ses Discours et sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (l. 542 à 606). D’autre part, il a vécu conformément à sa nature en fuyant les grands, à la seule exception du maréchal de Luxembourg qui l’a secouru dans sa détresse et avec lequel, pourtant, il n’a pu ni souhaité établir une amitié intime (l. 607 à 715).
L’enjeu ultime de ces lettres, dont l’auteur savait qu’elles ne seraient pas lues par le seul Malesherbes, est donc de réfuter l’accusation portée par Diderot contre l’homme qui vit hors de la société (voir p. 56). Rousseau vit retiré mais – ou plutôt car – il n’est pas « méchant », les méchants se trouvent dans la société : en vivant à l’écart du monde il a pu « [se] rendre bon à [lui]-même et nullement méchant aux autres » (l. 537-538). C’est le discours qu’il a tenu ensuite dans ses œuvres autobiographiques, des Confessions aux Rêveries.
Ce discours est-il convaincant ? Certes, l’enchaînement serré des arguments et des réfutations produit son effet, de même que l’invocation, développée jusqu’au lyrisme, d’une expérience sensible qui paraît authentique (troisième lettre). Mais on peut aussi observer que Rousseau se laisse emporter par le désir de trop prouver, comme le montrent le caractère paradoxal de certains de ses arguments et le fait qu’il reconstruit sa vie pour mieux se justifier. Ainsi, il affirme que « l’illumination » de Vincennes lui a révélé d’emblée « toutes les contradictions du système social » et qu’il n’a « jamais pu écrire le quart de ce [qu’il a] vu et senti » (l. 234) alors que le choix de répondre par la négative à la question de l’Académie de Dijon lui permettait de se singulariser pour mieux conquérir une place dans le champ littéraire et que le succès de son premier Discours en 1750 est pour beaucoup dans la systématisation de sa pensée et dans sa « réforme » de 1751. Il évoque d’ailleurs très vite les « quelques efforts pour parvenir » (l. 110) qu’il a faits dans sa jeunesse, tenant pour négligeables ses œuvres musicales et théâtrales dont certaines (Le Devin de village et Narcisse) n’ont pourtant été représentées qu’en 1752. De même, s’il explique ici sa solitude par son « indomptable esprit de liberté » (l. 87) et son dégoût d’une société corrompue et injuste (l. 623), il a écrit plus tard : « Je ne suis solitaire que parce que je suis malade et paresseux ; il est presque assuré que si j’étais sain et actif je ferais comme les autresy. »
En outre – et surtout –, on peut estimer que l’autosatisfaction plus ou moins affichée qui inspire et oriente tout le discours va à l’encontre de l’entreprise initiale de rétablissement de la vérité. Rousseau, en effet, s’offre au jugement de Malesherbes mais avec l’assurance que ce jugement sera positif. Il le dit dès la fin de la première lettre, avant même d’avoir achevé sa démonstration : « je mourrai plein d’espoir dans le Dieu Suprême, et très persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi » (l. 153). Comment Malesherbes pourrait-il s’opposer au grand juge ? Le finale recourt au même procédé d’intimidation : « jugez-moi », dit Rousseau, mais si votre jugement n’est pas bienveillant, c’est que vous vous offusquez du « tableau trop véridique » que j’ai brossé. Comment Malesherbes pourrait-il juger contre la vérité ? Cette vérité, d’ailleurs, est-elle autre chose que le sentiment de Rousseau lui-même ? « Je sais bien, lui écrit Diderot, que, quoi que vous fassiez, vous aurez toujours le témoignage de votre conscience ; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger jusqu’à certain point celui des autres hommesz ? »
Cette propension à se disculper se manifeste constamment dans sa correspondance et dans Les Confessions quand Rousseau explique ses fautes par un moment de folie, comme s’il n’en était pas vraiment l’auteur. Ainsi, lors de la crise qui l’a conduit à rédiger les Lettres à Malesherbes, après avoir calomnié ses libraires en les accusant de se prêter à un imaginaire complot des jésuites, il écrit à Moultou le 23 décembre 1761 : « Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur inspirée dans la solitude par un mal affreux m’a fait inventer pour en noircir ma vie et l’honneur d’autrui ce tissu d’horreurs dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n’a pas mieux été déguisé à d’autres qu’à vous. Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m’a fait perdre la raison avant la vie ; en faisant des actions de méchant, je n’étais qu’un insensé » (lettre non envoyée). Le même jour, il écrit à Malesherbes : « Monsieur, je ne prends aucun intérêt à celui qui vient d’usurper et déshonorer mon nom. Je l’abandonne à votre juste indignation, mais il est mort pour ne plus renaître. Daignez rendre votre estime à celui qui vous écrit maintenant. »
Les Lettres à Malesherbes relèvent bien de ce qu’on a appelé le genre autobiographique : l’auteur-narrateur y est le personnage principal, il a pour objectif d’exposer, d’expliquer sa personnalité. Celle-ci est évoquée, à défaut d’un récit complet de sa vie, à travers quelques épisodes marquants envisagés selon un déroulement globalement chronologique qui fait se succéder la formation d’un « goût héroïque et romanesque » dans l’enfance (début de la deuxième lettre), l’entrée dans la carrière littéraire (deuxième lettre), la rupture avec les gens de lettres et le bonheur de la « retraite » (troisième lettre), les attaques dont il se sent l’objet au moment où il écrit (quatrième lettre), moment à partir duquel il ordonne et recompose son existence pour s’offrir au jugement de son lecteur.
En faisant connaître son « intérieur », Rousseau entend montrer l’unité qui, fondamentalement, lie son œuvre à sa personne et dont le principe réside dans son moi : « Dans les Discours, comme dans l’Héloïse, comme dans l’Émile, c’est l’homme Rousseau qui est la mesure de toute chose, c’est son “moi” qui s’efforce de se saisir dans une unité toujours insaisissable et qui, en un mot, se cherche~a. » Il espère aussi détruire, auprès des hommes de bonne foi (comme peut l’être ici Malesherbes), l’image fausse que « la cabale philosophique » a accréditée dans le public : « je vois par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite qu’ils n’y connaissent rien » (l. 135-137). Ce désir est inspiré par une exigence de justice (il déclare « haï[r] souverainement l’injustice », l. 32) : on parle de lui comme d’un scélérat, on le condamne, il doit donc montrer son innocence et l’autobiographie ne va pas sans l’autojustification. En découle le principe de vérité, si souvent invoqué quand il affirme ne pas craindre d’être vu « à charge et à décharge » (l. 147), tel qu’il est (puisque ce qui le tourmente, c’est d’être vu tel qu’il n’est pas). Quand l’idée du complot s’impose à son esprit, Rousseau affirme que « cet ardent amour pour la vérité […] n’est qu’une émanation de l’amour de la justice […]. Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment~b ». Peu avant sa mort, pourtant, il dit avoir renoncé à l’espoir d’obtenir justice : « Les hommes s’obstinent à me voir tout autre que je ne suis […] ; ils ne verront jamais à ma place que le J.-J. qu’ils se sont fait et qu’ils ont fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise~c. » Pourquoi donc écrire encore les Rêveries ? Pour mieux se connaître et pour conserver sa propre estime : « C’est surtout de sa propre estime qu’il est jaloux ; c’est le bien dont il peut le moins se passer~d. »
La validité de l’argumentation (voir « L’art de persuader », p. 95) que Rousseau présente pour se justifier repose sur le postulat que lui seul peut révéler ses sentiments intimes, les dispositions intérieures qui expliquent sa conduite (« Personne au monde ne me connaît que moi seul », l. 138) en raison de la singularité de sa personnalité (« cet homme ne ressemble à nul autre que je connaisse~e »), la seule à être conforme à la nature et, par là même, incompréhensible aux hommes de la société. Le lecteur doit admettre aussi l’idée (implicite) que le sujet est parfaitement transparent à lui-même ; or, dans sa dernière œuvre, Rousseau s’est montré plus nuancé en avouant que « le Connais-toi toi-même du temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre [qu’il] l’avai[t] cru dans [ses] Confessions » : « Les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré~f. »
Rousseau termine la première lettre à Malesherbes en déclarant : « de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi » (l. 153) ; dans le préambule des Confessions, c’est à l’« Être éternel » qu’il affirme que, parmi « l’innombrable foule de [ses] semblables », personne ne pourrait dire : « je fus meilleur que cet homme-là » (voir texte 16, p. 80). Orgueil insupportable ? Certes, mais aussi expression d’un besoin lancinant d’estime de soi pour répondre à l’accusation contenue dans la maxime de Diderot : « Il n’y a que le méchant qui soit seul » (voir texte 7, p. 56). Profondément et durablement blessé, dans les lettres qu’il adresse alors à celui qui est, pour quelque temps encore, son ami, Rousseau s’emploie à justifier sa conduite et lui retourne l’accusation : c’est Diderot qui, vivant à Paris, « au milieu des méchants […] se corrompt parmi eux », c’est Diderot qui agit mal en devenant « l’instrument de leur perfidie » (voir p. 61-63). Plus tard, persuadé d’être la cible d’un odieux complot, il ne cessera de présenter sa défense dans Les Confessions, les Dialogues, les Rêveries, en s’y peignant comme un homme – le seul homme – foncièrement bon et incapable d’une vraie méchanceté. Les Lettres à Malesherbes constituent un avant-texte de ces œuvres : elles concentrent les grands thèmes de cet obsédant plaidoyer en faisant le procès de la société civile (où règnent l’amour-propre, la corruption, l’injustice) et en attribuant à Rousseau des qualités (l’amour de la liberté, de la vérité, de la justice, la conscience morale, le goût des plaisirs purs, la sensibilité, l’imagination) qui le rendent étranger à cette société de méchants.
Il tire la certitude d’être un homme de bien de son sentiment intérieur : il sent que vit encore en lui l’homme de la nature, l’homme « bon naturellement » (l. 239), exempt des préjugés et passions factices de la société, et particulièrement des villes. « Il est ce que l’a fait la nature : l’éducation ne l’a que bien peu modifié~g. » Cette survivance est exceptionnelle, elle justifie que Rousseau veuille se faire connaître intimement et donne tout son prix aux Confessions qui entendent montrer « un homme dans toute la vérité de la nature » (voir texte 16, p. 80). Elle lui sert aussi constamment d’argument pour réfuter l’accusation de méchanceté dont il se croit l’objet : « Il n’y a point de constitution plus éloignée que la sienne de la méchanceté~h. »
Cette certitude ne le conduit pas à ne s’attribuer que des qualités et de bonnes actions : dans les Lettres à Malesherbes, il déclare se peindre « à charge et à décharge » (l. 147). Mais les défauts et les fautes qu’il déclare ne font jamais de lui un homme « méchant » si l’on juge comme lui que la méchanceté réside moins dans l’action accomplie que dans l’intention qui l’inspire~i. Or, assure-t-il, le désir de faire du mal à autrui lui est totalement inconnu, il n’est pas même misanthrope, il ne hait pas les hommes mais « l’injustice » (l. 623) et « les grands » (l. 657). Ainsi il dit être d’une « paresse [...] incroyable », qui le rend impropre à la vie en société puisque « les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables » (l. 92-93), mais cette paresse n’a nui à personne, sauf à lui-même, à sa fortune (l. 110-113) ; il affirme d’ailleurs que « [ses] maux et [ses] vices [lui] venaient bien plus de [sa] situation [dans la société] que de [lui]-même » (l. 267). Il avoue ses fautes (notamment dans Les Confessions) mais considère que ses remords les absolvent : « Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes ; l’instinct moral m’a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité~j. » Il ne se pose pas en parangon de vertu (la vertu exige un effort sur la nature, et Rousseau, dans ses Confessions, avoue avoir commis des fautes par faiblesse) mais il est assuré de son innocence foncière, il n’est pas méchant : « J’ai très peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal, il n’en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi~k. »
Il s’attribue un autre mérite : celui d’avoir fait de lui-même « un homme […] bien ordonné » (l. 532), c’est-à-dire d’avoir réglé sa vie et ses mœurs sur sa nature profonde, laquelle, on l’a vu, est jugée foncièrement bonne. Il satisfait par là à un des préceptes de la sagesse socratique, le « Connais-toi toi-même » gravé sur le temple d’Apollon, à Delphes. « Il dépendait de moi, non de me faire un autre tempérament ni un autre caractère, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même et nullement méchant aux autres », explique-t-il encore à Malesherbes (l. 534-538). D’où son refus des « occupations qui ne [lui] étaient pas propres », comme la place de rédacteur au Journal des Savants que Malesherbes lui avait proposée pour lui assurer des ressources (l. 582-585). D’où aussi son mépris affiché de la profession d’écrivain (voir « Le métier d’écrivain », p. 83) et le choix d’une écriture autobiographique qui entend ignorer le public contemporain, qui lui permet de jouir de lui-même mais aussi de s’étudier, de se chercher, jusque dans sa dernière œuvre, les Rêveries, qui s’ouvre par la question : « Que suis-je moi-même ? » D’où encore le choix d’une vie humble et retirée (voir ci-dessous « La “réforme” de Rousseau » et « La “retraite” »).
Pour expliquer à Malesherbes son goût de la solitude, Rousseau lui raconte que vers quarante ans, « mécontent de [lui]-même et des autres, [il] cherchai[t] inutilement à rompre les liens qui [le] tenaient attaché à cette société [qu’il] estimai[t] si peu » (l. 202-204). Cette rupture se manifesta par une « réforme personnelle » (« une grande révolution ») qui fut à la fois « externe et matérielle » et « intellectuelle et morale~l » et qui se produisit en deux temps.
Sa première manifestation est consécutive au retentissement de son premier Discours où il entendait montrer que le progrès des sciences et des arts est un facteur de corruption morale, que « l’homme est bon naturellement » et que c’est par « les abus de nos institutions » que « les hommes deviennent méchants » (l. 240) : dans l’enthousiasme de ses idées nouvelles, et sans doute sous l’effet de la « petite gloriole d’auteur » dont il se moque dans la troisième lettre à Malesherbes (l. 443), une « ivresse » de vertu, contraire à son tempérament indolent et sensuel, s’empara de Rousseau et il se répandit dans Paris en sarcasmes contre l’« ordre social » qui n’était « qu’oppression et misère » : « Dans l’illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges ; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d’accord avec mes principes, je pris l’allure singulière qu’on ne m’a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m’ont pu pardonner l’exemple, qui d’abord me rendit ridicule et qui m’eût enfin rendu respectable, s’il m’eût été possible d’y persévérer~m. » Il quitta l’emploi de caissier qu’il occupait auprès de M. de Francueil, receveur général des Finances, affirmant du même coup son indépendance vis-à-vis des grands, « renonç[a] à toute parure » (« plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap~n ») et choisit d’assurer sa subsistance en se faisant copiste de musique.
En 1756, il adopta une attitude plus conforme à sa nature en s’éloignant de Paris pour vivre dans une relative solitude, à l’Ermitage (voir l. 305 et 356), où il trouva le bonheur (voir la troisième lettre et la note 7 sur « Le bonheur », p. 94). Ses idées sur la société, les sciences et les arts, exprimées dans ses deux Discours, avaient suscité l’ironie de Voltaire (voir texte 5, p. 50), sa « retraite » à la campagne lui valut des critiques qui mettaient en cause sa conduite et qu’il rejeta vigoureusement dans sa correspondance : le plaidoyer qu’il adresse à Malesherbes en janvier 1762 – et notamment le début de sa quatrième lettre – fait écho à cette querelle qui l’avait isolé de ses anciens amis.
Élément essentiel de sa « réforme », la « retraite » de Rousseau est au centre de ses réflexions sur sa personnalité, la nature humaine et la société de son temps. Elle est aussi au cœur de ses relations avec les « philosophes ».
Elle correspond d’abord, selon son analyse, à son tempérament inconséquent qui unit « un cœur vif et un esprit lent~o ». Sa sensibilité exacerbée l’entraîne hors des chemins de la raison, sa nature indolente (sa « paresse […] incroyable », l. 91) l’empêche de mener à bien ses projets, son « indomptable esprit de liberté » (l. 87) et son goût du loisir lui rendent « les moindres devoirs de la vie civile […] insupportables » (l. 92-93), il n’a pas « l’esprit assez présent » (l. 74) pour briller dans la conversation : comment pourrait-il réussir dans la société ? C’est le constat qu’il fait à la fin de sa vie : « Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y parviendrais jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin » ; « je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile~p ». La retraite est un refuge pour un homme « aigri par les injustices » (l. 190) subies ou observées dans une société qui le méconnaît~q. Elle lui sera encore plus nécessaire à la fin de sa vie, quand il se croira victime d’un complot général et mystérieux : « Pour un homme sensible, sans ambition et sans vanité, il est moins cruel et moins difficile de vivre seul dans un désert que seul parmi ses semblables~r. » Il écrit ainsi à Malesherbes : « je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas » (l. 624-625).
« La vie active n’a rien qui [le] tente » (l. 104). La solitude est donc le moyen d’échapper aux obligations de la vie sociale : dans la troisième lettre, on le voit se hâter de quitter l’Ermitage « pour échapper aux importuns » (l. 399) et s’isoler dans la forêt de Montmorency où il peut se créer par l’imagination une société « selon [son] cœur » (l. 431).
Par là même, il se tient éloigné de la corruption inhérente, selon lui, à la société civile et particulièrement aux villes : dans la forêt, il cherchait « quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination » (l. 410-412). C’est la thèse qu’il développe depuis le premier Discours et qu’il rappelle en toute occasion, par exemple dans la seconde préface de Julie, ou la Nouvelle Héloïse (1761) : « Les gens du bel air, les femmes à la mode, les grands, les militaires : voilà les acteurs de tous vos romans. Le raffinement du goût des villes, les maximes de la Cour, l’appareil du luxe, la morale épicurienne : voilà les leçons qu’ils prêchent et les préceptes qu’ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l’éclat des véritables ; le manège des procédés est substitué aux devoirs réels ; les beaux discours font dédaigner les belles actions, et la simplicité des bonnes mœurs passe pour grossièreté. […] Les auteurs, les gens de lettres, les philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes ; selon eux fuir Paris, c’est haïr le genre humain ; le peuple de la campagne est nul à leurs yeux ; à les entendre, on croirait qu’il n’y a des hommes qu’où il y a des pensions, des académies et des dîners~s. »
Pour sa part, « affligé du désordre où l’exemple et la force des choses [l’]avaient entraîné [lui]-même » (l. 193-194), il a réformé sa vie et fui cette corruption qui entachait sa conduite quand il vivait dans cette société. Ses anciens amis, en y demeurant, s’y pervertissent, ce sont des « philosophes des villes », des sophistes, et même des « méchants ». Le 13 mars 1757, Rousseau se plaint ainsi de Diderot auprès de Mme d’Épinay : « il devient barbare avec légèreté : on voit qu’il se civilise » ; et il l’accuse ensuite directement : « sans cesse au milieu des méchants, vous apprenez à leur ressembler ; votre bon cœur se corrompt parmi eux, et vous forcez le mien de se détacher insensiblement de vous » (voir texte 9, p. 59). Rousseau adopte ainsi « une solitude militante, avec de perpétuelles références au modèle négatif que la sociabilité ne cesse de lui opposer~t ».
Or, loin de partager ses vues, ses amis lui font un crime de sa retraite. Après avoir inventé la maxime : « Il n’y a que le méchant qui soit seul », Diderot écrit à Rousseau, alors à l’Ermitage : « C’est pourtant un citoyen bien singulier qu’un ermite » (voir textes 7, p. 56 et 8, p. 57). La sociabilité est en effet une vertu essentielle des Lumières. Dumarsais lui accorde une grande place dans la définition qu’il donne du « philosophe » dans l’Encyclopédie : « la raison exige de lui [l’homme] qu’il connaisse, qu’il étudie et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables » (voir texte 11, p. 63). Voltaire, adversaire de Rousseau depuis la publication des deux Discours, affirme que « l’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire » et rejette violemment la thèse centrale de ce « fou sauvage » et de « ces livres à paradoxes » : « Loin que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade » (voir texte 12, p. 64).
Rousseau apparaît bien comme un homme « à paradoxes » quand il écrit à Malesherbes pour justifier son dégoût des hommes de son temps : « c’est parce que je les aime que je les fuis » (l. 624). Et il pousse le paradoxe jusqu’à affirmer : « Ce n’est qu’autant qu’on aime à vivre seul qu’on est vraiment sociable ; car pour ne point haïr les hommes il ne faut les voir que de loin et ce n’est qu’alors qu’on n’exige pas d’eux des préférences qu’il n’est pas dans le cœur humain d’accorder~u. »
La question de la « retraite » est donc particulièrement importante. D’une part, l’accusation de méchanceté portée contre le solitaire conduit Rousseau à se justifier frénétiquement dans ses œuvres autobiographiques : en témoigne le paragraphe des lignes 542-606 où il déploie toutes les ressources de l’argumentation, de la rhétorique et de la polémique pour persuader Malesherbes que, loin de manquer à ses devoirs envers la société, il est plus utile dans sa solitude que les gens de lettres ne le sont à Paris. D’autre part, le débat sur le bien-fondé de la retraite engage la conception qu’il se fait du « cœur humain » et de « la nature ». Or l’opinion de Rousseau sur la sociabilité de l’homme n’est pas constante : dans le Discours sur l’inégalité, il la juge peu naturelle, dans l’Émile, il estime que « l’homme est sociable par nature » et dans sa correspondance il se plaint souvent d’être abandonné (voir texte 10, p. 61 : « votre ami gémit dans sa solitude, oublié de tout ce qui lui était cher »).
La nature joue un rôle déterminant dans la pensée et la vie de Rousseau : c’est en s’y référant qu’il peut se définir dans sa singularité et s’opposer à la société, c’est en elle qu’il trouve un refuge.
L’opposition que Rousseau établit entre la nature et la société apparaît dans la distinction entre l’amour de soi-même et l’amour-propre : « Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur~v. » Ainsi, l’amour de soi-même rendrait l’homme heureux et sociable dans l’état de nature alors que l’amour-propre le rend méchant et malheureux dans la société. Cette valorisation de l’état de nature repose sur deux principes : « tous les premiers mouvements de la nature sont bons et droits », « les passions primitives […] tendent directement à notre bonheur~w ». Or Rousseau ne cache pas qu’il s’est fait « l’apologiste de la nature » en examinant « son propre cœur », qu’« il l’a décrite comme il se sentait lui-même~x », ce qui revient à affirmer du même coup qu’il est encore « l’homme de la nature~y » et qu’il a le cœur bon. Voilà ce qui le fait unique et « meilleur » que les autres hommes, voilà aussi ce qui explique que les autres le méconnaissent : « c’est à force d’être naturelle que celle [la conduite] de J.-J. est peu commune », là est « la source des singularités de cet homme tant jugé et si peu connu~z ». Lui seul peut se connaître vraiment : cela légitime l’entreprise autobiographique et lui assigne une fonction d’autojustification. C’est ce qu’affirme hautement le préambule des Confessions (voir texte 16, p. 80) et, avant lui, les Lettres à Malesherbes (l. 150-153).
Meilleur que les autres hommes parce qu’il est encore proche de la nature, il est aussi plus sage parce qu’il se conforme à sa nature, c’est-à-dire à son tempérament, et il l’affirme hautement à Malesherbes : « Il dépendait de moi, non de me faire un autre tempérament ni un autre caractère, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même et nullement méchant aux autres » (l. 534-538). Mieux même, dans sa retraite il peut « donner l’exemple aux hommes de la vie qu’ils devraient tous mener » (l. 555-556).
Cette idéalisation de la nature conduit Rousseau à soutenir que les sauvages sont plus heureux que nous puisqu’ils refusent obstinément de se convertir à nos mœurs et à notre mode de vie : « On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres et dans d’autres villes ; on s’est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux ; tout cela n’a jamais excité chez eux qu’une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise¤a. » Si Diderot est allé encore plus loin dans le Supplément au Voyage de Bougainville en imaginant une société tahitienne utopique fondée sur la nature, Voltaire, au contraire, insiste sur le cannibalisme et la violence des sauvages (voir Candide, chap. XVI, et le personnage du Huron au début de L’Ingénu) avant de s’opposer violemment à Rousseau en dénonçant le postulat d’une nature idéalement bonne : « Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? » (voir texte 12, p. 64).
L’expérience mystique rapportée dans la troisième lettre à Malesherbes illustre bien le rôle de la nature pour Rousseau. La portée de ce texte est triple : Rousseau entend d’abord prouver qu’il était heureux dans sa « retraite », contrairement à ce que pense Malesherbes ; ensuite il livre un aperçu de son théisme, qui le distingue des « philosophes » matérialistes : il adore (sans le prier) un dieu créateur, le « grand Être », se joint à lui par l’esprit et jouit d’un plaisir pur qui annonce celui réservé à l’âme des justes après la mort ; enfin, il suggère que ce bonheur constitue la preuve de son innocence fondamentale puisqu’il semble avoir vécu par anticipation les joies de la vie éternelle : « que de pareils jours remplissent pour moi l’éternité, je n’en demande point d’autres » (l. 509-511).
À la fin de sa vie, la nature est plus que jamais un refuge pour lui : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique, et jamais l’idée d’un bonheur particulier n’a touché mon cœur que quand j’ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors, me réfugiant chez la mère commune, j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine¤b. » La « retraite » est ainsi une fuite devant la méchanceté des hommes¤c, et non une aspiration naturelle répondant à une exigence de liberté comme l’affirme la première lettre à Malesherbes.
Étroitement liée à sa sensibilité, l’imagination permet à Rousseau d’accéder à un bonheur pur, inaccessible dans la vie réelle : « j’ai pris en mépris mon siècle et mes contemporains et sentant que je ne trouverais point au milieu d’eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l’ai peu à peu détaché de la société des hommes et je m’en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m’a d’autant plus charmé que je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu’il me la fallait » (l. 193-200 ; voir aussi l. 39-44). La troisième lettre à Malesherbes donne un bon exemple de cette fonction compensatrice de l’imagination qui substitue des « êtres selon son cœur » (l. 431) aux hommes corrompus et méchants de la société civile et lui fait par là oublier les malheurs de son existence. À la fin de sa vie, quand il a le sentiment d’être persécuté, elle acquiert même une fonction consolatrice, elle constitue un refuge, comme la nature, au sein de laquelle elle peut d’ailleurs s’exercer plus pleinement : « Hors les courts moments où je suis rappelé par la présence des objets aux plus douloureuses inquiétudes, tout le reste du temps, livré par mes penchants aux affections qui m’attirent, mon cœur se nourrit encore des sentiments pour lesquels il était né, et j’en jouis avec des êtres imaginaires qui les produisent et qui les partagent comme si ces êtres existaient réellement. Ils existent pour moi qui les ai créés et je ne crains ni qu’ils me trahissent ni qu’ils m’abandonnent. Ils dureront autant que mes malheurs mêmes et suffiront pour me les faire oublier¤d. » Ses « chimères », écrit-il à Malesherbes, lui ont donné plus de plaisir que les « réalités » (l. 373).
L’imagination a toutefois une fonction inverse quand elle s’empare de son esprit en lui faisant vivre virtuellement une scène dans laquelle il donne de lui-même une image inconciliable avec l’estime qu’il a pour sa personne. Il raconte ainsi dans Les Confessions comment, à l’âge de seize ans, il a été incapable d’avouer qu’il avait accusé à tort une jeune fille d’avoir commis un vol dont il était en réalité l’auteur parce qu’il imaginait trop bien la honte insupportable qu’il ressentirait s’il faisait cet aveu en public : « Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment » (livre II). L’imagination conduit alors à une sorte de dédoublement de la personnalité : Rousseau ne se reconnaît pas dans celui qui a agi sous son emprise. C’est le cas lorsque, sa raison troublée jusqu’au délire, il est en proie à une « extrême agitation » (l. 54) et redoute des maux imaginaires, par exemple le complot des jésuites contre l’Émile auquel il fait allusion dans la première lettre à Malesherbes (voir l. 63-65) ou, plus tard, celui censé mobiliser contre lui l’ensemble d’une génération (voir note 5 sur « Le complot », p. 89).
L’opposition de Rousseau aux « philosophes modernes » s’exprime aussi sur le plan religieux : « Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité¤e. »
Contrairement à Diderot, Rousseau est théiste. Il croit à l’existence d’un Dieu créateur et rémunérateur, « inconcevable » (l. 391), « incompréhensible » (l. 461) par la raison : l’évidence de son existence lui est donnée par un sentiment intérieur né de la contemplation de la nature. Il croit à l’immortalité de l’âme, qui trouve sa récompense dans une autre vie : « J’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir¤f. » L’expérience sensible de la contemplation qu’il décrit dans la troisième lettre à Malesherbes lui permet en outre de s’approcher du bonheur promis à l’âme du juste après la mort : « Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à cet état de bonheur, de force et de liberté, je m’exerce aux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence ; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas¤g. »
Originaire de Genève, où ses parents étaient « citoyens », Rousseau avait quitté cette ville à l’âge de seize ans, abjuré le protestantisme et reçu le baptême catholique à Turin. Toutefois l’auteur du Discours sur les sciences et les arts (1750) et du Discours sur l’inégalité (1755) se revendiquait « citoyen de Genève » ; il avait publié en tête du deuxième Discours une dédicace très flatteuse « à la République de Genève », dont il était redevenu officiellement citoyen en réintégrant l’Église protestante lors d’un séjour qu’il avait fait dans cette ville pendant l’été 1754. Mais en juin 1762, à Genève (État religieux) aussi bien qu’à Paris, l’Émile et le Contrat social furent condamnés au feu et leur auteur menacé d’arrestation. En avril 1763, le Petit-Conseil de Genève interdit la réimpression de la Lettre à Christophe de Beaumont adressée à l’archevêque de Paris qui avait condamné l’Émile. Rousseau était alors réfugié dans la principauté de Neuchâtel, dont il reçut la naturalité ; le 12 mai, il renonça au droit de bourgeoisie qu’il avait obtenu à Genève. L’année suivante, il rédigea pour sa défense les Lettres écrites de la montagne, imprimées à Amsterdam et introduites à Genève en décembre 1764. Quelques jours plus tard, parut dans cette ville le libelle anonyme (de Voltaire) Sentiment des citoyens révélant que l’auteur de l’Émile avait abandonné ses enfants. Rousseau décida alors d’écrire ses Mémoires (Les Confessions), que son éditeur, Rey, lui avait demandés en décembre 1761.
« Rien dans le monde n’a plus affligé et navré mon cœur que le décret de Genève, écrira-t-il. Il n’en fut jamais de plus inique, de plus absurde, de plus ridicule : cependant il n’a pu détacher mes affections de ma patrie et rien au monde ne les en peut détacher. Il m’est indifférent, quant à mon sort, que ce décret soit annulé ou subsiste, puisqu’il ne m’est possible en aucun cas de profiter de mon rétablissement ; mais il ne me serait pourtant pas indifférent, je l’avoue, que ceux qui ont commis la faute sentissent leur tort et eussent le courage de la réparer. Je crois qu’en pareil cas j’en mourrais de joie, parce que j’y verrais la fin d’une haine implacable et que je pourrais de bonne grâce me livrer aux sentiments respectueux que mon cœur m’inspire, sans crainte de m’avilir¤h. »