ENTRETIEN

Antonio Steffenoni

« Milan est le champ de bataille du choc des valeurs en Italie »

Milan inspire aussi les auteurs. Comme Antonio Steffenoni, né dans le chef-lieu lombard il y a 67 ans. Après une licence en philosophie, il a publié plusieurs romans et est aussi actif dans le domaine de la communication. Rencontre au bout du fil.

Dans votre livre Un delitto molto milanese, vous évoquez la Milano da bere. En quoi consiste-t-elle ?

Cette définition est née dans les années 1980–1990. Trois éléments ont constitué la Milano da bere : la « financiarisation » de l’économie, lorsque certaines personnes ont pensé que l’on pouvait gagner plus d’argent avec un simple coup de fil qu’en travaillant toute une vie. Cela a vidé le travail de son contenu et aujourd’hui la finance domine le monde. Le second élément a été la télévision commerciale qui a profondément changé la culture et les débouchés possibles de l’industrie dans le domaine de la communication. Le troisième élément a été le craxisme1. Le Parti socialiste italien, qui avait une base importante à Milan, a donné pendant dix ans l’impression d’être un parti de gauche alors qu’il menait une politique de droite dont nous ressentons encore les effets aujourd’hui.

Dans cette Milano da bere, peut-on inclure Mediaset, l’empire de Silvio Berlusconi, qui a été en trois temps chef du gouvernement ?

Oui, absolument. Mediaset a incarné l’arrivée de la télévision commerciale qui a changé le monde de la publicité, le monde des entreprises et le système de valeurs culturelles, à Milan puis dans toute l’Italie.

La famille de Silvio Berlusconi qui compte également sa fille Marina, femme d’affaires influente, est-elle incluse dans les dynasties qui ont fait Milan ?

Non. Les grandes familles de ma jeunesse étaient très riches et très cultivées. Elles considéraient que la culture était une valeur tout comme la solidarité sociale. La famille de Silvio Berlusconi, sans vouloir lui attribuer ici toutes les fautes, est fille de ces années 1980 qui ont vu le déclin de la grande bourgeoisie milanaise et la montée en puissance de parvenus moins cultivés, sans aucun sens de la solidarité sociale et avec l’argent pour valeur suprême.

Quelles étaient les grandes familles de la bourgeoisie milanaise ?

Les Borletti, Bassetti, Invernizzi, Mattioli, Feltrinelli et beaucoup d’autres. Les familles de la grande bourgeoisie existent toujours. Ce qui a changé à Milan, ce sont les valeurs culturelles. Vous trouvez les représentants de ces familles lors de grandes expositions, de concerts, de présentations de livres, ainsi que dans les organisations à but non lucratif. Mais elles ont disparu au niveau industriel, car en Italie, les industries disparaissent. Tout n’est plus que finance et apparence. La discrétion caractérisait ces grandes familles, elles ne font donc pas la une des journaux. Les familles de la grande bourgeoisie n’ont pas disparu, elles ne sont simplement pas sous les feux des projecteurs.

Qu’en est-il de la Milan populaire ?

Pour être franc, je la connais peu. Je suis d’extraction bourgeoise et dans mes livres je fais trésor de ce que disait Hemingway, à savoir qu’il faut écrire sur ce que l’on connaît bien. J’apprécie les vertus de la Milan populaire. Je la vois, je l’effleure. Je sais qu’elle souffre de cette crise économique épouvantable. Si nous parlons de la Milan populaire en tant que classe sociale, elle est marginalisée et subit des préjudices. Elle a perdu des emplois dans les petites et moyennes entreprises ou dans le secteur tertiaire et elle est devenue gâteuse à force de regarder la télévision. Elle a peut-être aussi cru qu’être socialiste signifiait être de gauche.

Quelles sont les références des Milanais aujourd’hui ?

Comme toutes les grandes villes, Milan est le miroir de l’affrontement entre l’ancien et le nouveau et la ville vit une phase de grand mouvement. Prenons l’exemple de l’Expo 2015, autour de laquelle s’est créée une attente incroyable. À l’époque d’Internet, pourquoi un Chinois devrait-il venir jusqu’à Milan pour regarder un objet qu’il peut voir en un clic sur son ordinateur ? L’Expo a été inventée pour être un événement qui rapportera de l’argent, entraînant ainsi une attente presque messianique qui ne changera pas le fait que le chômage se propage. Les gens n’ont pas d’argent et ils espèrent que l’Expo remettra tout en marche. Milan montre que les citoyens vont visiter les grandes expositions, mus par un sentiment d’appartenance. Ils ont l’impression d’appartenir à un groupe qui, socialement parlant, fait quelque chose de bien. Cela ne va pas plus loin. Rien n’est approfondi. Tout est lié à l’apparence.

Lorsque l’on évoque Milan, on pense aussi au calcio et aux deux équipes qui ont fait l’histoire sportive de la ville, le Milan AC et l’Inter. Ces deux équipes sont-elles encore populaires et importantes sur le plan financier ?

Elles le sont en effet. Le Milan AC appartient à Silvio Berlusconi, qui, s’il a beaucoup d’argent, en investit toujours moins parce que le moment n’est pas favorable. L’Inter a été pendant des décennies dans les mains de la famille Moratti, l’une des plus riches de la ville. Je ne suis pas un expert en football, mais il me semble que le Milan AC était l’équipe des classes populaires et l’Inter celle de la bourgeoisie. Je ne suis pas non plus un tifoso, mais j’ai l’impression que, par rapport au temps de ma jeunesse, l’importance de ces deux équipes aux yeux des gens a diminué. Les stades sont vides. Il fut un temps où l’on allait au stade, où l’on parlait de football dans les bars, un temps où la télévision ne s’était pas appropriée le calcio. Aujourd’hui, le tifo – le soutien à une équipe – est délégué à d’autres, à ces experts habituels qui discutent de football dans les studios de télévision. Les Milanais jettent un coup d’œil à ces programmes, mais c’est comme si ce spectacle télévisuel les avait dépossédés de quelque chose qui leur appartenait.

Milan a de tout temps accueilli des citoyens venus de nombreux pays et continents. Comment vivent aujourd’hui ces immigrants que l’on croise dans les quartiers populaires et multiethniques, avec une multitude de petits magasins de vêtements Made in China et de restaurants de spécialités de nombreux pays ?

Je ferais une nette distinction entre la présence à Milan des Chinois et celles des autres communautés. Les Chinois sont aussi présents avec des capitaux et avec leur culture qui reste pour nous très mystérieuse. Ils ont conquis un quartier entier de la ville, autour de la via Sarti. Les autres immigrants, ceux qui viennent de pays plus pauvres, sont différents. Ils vivent à la périphérie de Milan, dans des conditions très difficiles. Ils font les tâches que les Milanais ne veulent pas faire et sont marginalisés.

De nombreux réfugiés arrivent aussi à la gare Centrale de Milan…

Oui, mais il est faux de croire que la gare Centrale de Milan est devenue ce lieu de peur et de délits que certains prétendent. C’est une gare comme toutes les gares, un lieu de transit, froid, impersonnel et inhospitalier.

Vous vivez entre Milan et Barcelone. Comme de très nombreux Milanais, vous êtes à la fois de Milan et d’ailleurs. Vous sentez-vous plutôt Milanais ? Espagnol ? Catalan ?

Je me sens comme un pauvre diable qui vit moitié ici et moitié là-bas depuis de nombreuses années ! Je suis né à Milan, d’une mère venue de Barcelone par amour pour épouser mon père, né à Lodi, qui s’était transféré à Milan. Je suis le fils de deux émigrants. Mon enfance, je l’ai vécue entre Milan et l’Espagne, où je passais quatre mois par année. À peine m’étais-je habitué à l’Italie que je retournais pour quelques mois en Espagne, et dès que je m’habituais à l’Espagne, je revenais en Italie. Cette condition d’aller d’un pays à l’autre ne me déplaît pas. Elle me donne une certaine agilité non seulement physique, mais j’espère aussi mentale.

Le fait de vivre à Milan et à Barcelone vous permet aussi d’avoir une certaine distance. Comment définissez-vous l’esprit de Milan et l’âme des Milanais ?

Il est difficile de ne donner qu’un élément pour décrire l’esprit d’une ville et l’âme d’un peuple. Pour ce qui est de Milan, comme pour le reste de l’Italie d’ailleurs, les gens vivent un changement qu’ils ont plus subi que voulu. Le Milanais était l’image même du citoyen col cœur in man (avec le cœur sur la main), comme on dit ici, prêt à donner l’hospitalité et avec des goûts simples. De l’autre côté, il y avait la riche bourgeoisie milanaise vouée aux affaires, cultivée et industrieuse. Dans les années 1980, la culture de la télévision a donné l’illusion à la petite et à la moyenne bourgeoisie milanaise, y compris du côté des ouvriers, de pouvoir se transformer en classe riche. Ce qui a créé un changement de valeurs et moins de solidarité, parce que pour devenir riche, il faut une plus grande attention à l’argent, au succès et à l’apparence. Aujourd’hui, Milan est constituée d’étranges personnages métissés qui ont encore du cœur, mais qui ont appris, ces trente dernières années, qu’il faut donner la préférence au portefeuille plutôt qu’au cœur.

Milan est-elle la protagoniste de votre roman Un delito molto milanese ?

Je dirais plutôt qu’elle est l’arrière-plan idéal d’une histoire qui se passe autour de personnages travaillant dans une agence de publicité. Le vrai personnage est l’exergue que j’ai emprunté à José Luis Borges, qui dit que tout destin, pour long et compliqué qu’il soit, se résume au moment où l’être humain sait pour toujours qui il est. Cela m’intéressait de décrire ce moment où une personne prend conscience de ce qu’a été sa vie et pourquoi cela s’est passé ainsi. De comprendre pourquoi cette prise de conscience arrive à un moment donné. Le personnage central de mon livre comprend qu’il ne réussira plus à supporter la charge de souffrance qu’il porte en lui.

Milan est un décor idéal parce que ses contradictions et la rudesse de son développement sont perçues d’une façon plus violente que dans d’autres villes, comme Rome ou Florence qui sont des villes plus douces. Milan, de par sa nature, est un champ de bataille du choc des valeurs que l’on voit aujourd’hui en Italie.


1. Dérivé du nom de Bettino Craxi, Président du Conseil italien de 1983 à 1987.