CHAPITRE 3

L’ENFANCE ET LE CAPITAINE

LA VIE SANS MAMAN a repris. Une nouvelle cadence règle notre quotidien et le chagrin s’estompe. Robert travaille pour l’oncle Raoul. Il fait partie du monde des adultes. Margot et Madelon nous ont pris en charge. Elles sont étudiantes au couvent de Montmagny, dirigé par les religieuses de la congrégation de Notre-Dame.

Papa prodigue des soins constants aux arbres fruitiers et au potager. Au temps des récoltes, nous allons enfouir les pommes McIntosh, Alexandre et Lobo dans le sable sous le poulailler de l’oncle Elzéar. Les légumes, eux, finissent dans la cave de la grande maison pour l’hiver.

Mon père a engagé une lutte à finir contre le nordet venant du fleuve, qui menace ses rosiers importés de la pépinière Perron de Montréal. Papa aime les fleurs. Il y en a partout autour de la maison, ce qui réduit d’autant notre espace de jeu. Qu’importe, parce que la rue Sainte-Marie tout entière est à nous!

Gilles, Clément, dit Grand-père, demain à la marée montante, nous irons à la pêche.

Des mots magiques! Avec Grand-père, tout est simple. Il nous commande d’une voix forte et sévère. Vieux marin au long cours à la retraite, il s’est échoué chez son fils cadet Émile, mon père.

Tous les jours, il va au quai du bassin de Montmagny pour y renifler la mer et porter son regard vers le large. Parfois Clément et moi l’accompagnons dans sa ronde qui nous amène chez les oncles et les tantes. Son fils Raoul demeure près d’un quai qu’il a construit au pied des chutes de la Rivière-du-Sud. Tour à tour, il fait de courtes visites à ses filles Marie-Louise, Alice, Mina et Alida.

Les marées n’ont pas de secret pour Grand-père. Il sait tout de la mer et de ses courants. Dans une grande barque équipée de rames géantes et d’une petite voile, nous quittons le quai à contre-courant pour sortir du bassin. «Gilles, tu seras le capitaine. Clément fera le mousse. Tiens bien le cap!» me dit-il.

Avec toute la force de mes bras, je tiens le gouvernail pendant que Grand-père hisse la voile. Sortis du bassin, la marée montante prend notre chaloupe en charge et nous remontons le fleuve sans peine. «Allons, matelots, jetez l’ancre!»

Sitôt commandé, sitôt fait. Pendant des heures, nous pêchons le bar à la ligne morte pendant que la chaloupe tire sur son ancre. Le poisson a disparu du fleuve depuis. On ne le trouve plus que dans les mers du Sud ou alors dans un vieux documentaire de l’abbé Maurice Proulx, tout empreint de religion. Beaucoup de la magie passée du fleuve s’en est allée.

La pêche n’est jamais miraculeuse. Après des heures, la chaloupe toujours ancrée pointe sa proue vers Québec alors que le fleuve repart vers le golfe. Grand-père hisse la voile et deux heures plus tard, nous sommes de retour au bassin et au quai avec nos prises. Plusieurs fois, nous voyons de grands navires glisser près de nous, accompagnés du son rythmé de leurs moteurs.

Clément a sept ans. Moi, j’en ai huit. Papa nous avait dit que mon capitaine de grand-père avait navigué sur les océans de la terre. Il avait déjà fait avec lui du cabotage sur le fleuve durant les vacances scolaires. C’était d’ailleurs comme ça que mon père avait rencontré Maman à Rivière-Blanche, alors qu’il livrait des marchandises à l’hôtelier Thomas Lepage, le père de Maman. Tout petits que nous sommes, à la pensée de toutes les mers contenues dans l’au-delà des horizons, nous rêvons d’aventures.

Le bruit d’un moteur d’avion interrompt parfois nos jeux et nous fait lever les yeux vers le ciel. Un jour, en un rien de temps, un biplan vire au-dessus de nous et se pose tout près, dans un simple champ. Par-dessus les clôtures, les haies et les rigoles, nous courons de toutes nos forces avec nos compagnons à la rencontre de cette merveille venue du ciel. Le pilote stoppe le moteur. Il enlève son casque d’aviateur. Il veut de l’eau. Le radiateur de son moteur laisse échapper des nuages de vapeur en sifflant...

Les ailes de cette incroyable machine de toile sont retenues au fuselage par de simples fils métalliques. Son hélice est de bois et le cockpit à ciel ouvert lui donne une allure un peu insolente face au ciel immense. Cet avion bleu et rouge, pourtant tout simple, fait immédiatement ma conquête. Quelle vision merveilleuse!

J’effleure de mes mains les ailes, l’élévateur et le gouvernail tandis que les plus grands apportent de l’eau pour l’appareil. Quelques minutes plus tard, tout ébahi, je vois l’avion s’envoler avec fracas dans un ciel clair d’été parsemé de joyeux cumulus. Mon cœur est conquis. Pendant des jours, je ne pense plus qu’à cet avion coloré. Je revois son hélice et j’entends encore dans ma tête le bruit du moteur. Il m’entraîne dans le rêve.

Plusieurs mois se sont écoulés depuis cet événement heureux lorsque les airs m’apportent une nouvelle surprise:

Papa, regarde là-bas dans le ciel, on dirait un gros avion!

Ce n’est pas un avion! C’est un dirigeable, le R-100[12] dont on parle tellement à la radio. Il arrive d’Angleterre.

L’immense ballon en forme de gros cigare argenté dérive lentement vers le cap Saint-Ignace. Il est totalement silencieux et semble à peu près immobile même s’il progresse au gré du vent. Mon père nous amène au cap le voir de plus près. Nous nous empilons les uns sur les autres sur le siège arrière de la Chrysler. Grand-père occupe le siège avant. Nous roulons, joyeux.

Le dirigeable dérive vers nous. Nous entendons des voix venant du monstre, puis nous voyons les ouvriers affairés. Ils réparent une déchirure de l’entoilage du gouvernail. Ils ne semblent pas du tout conscients des dangers pourtant évidents.

Vers la fin de l’après-midi, les moteurs du dirigeable se remettent en marche et, très doucement, ce monument du ciel cesse de dériver pour prendre un cap vers la ville de Québec, puis en direction de l’aéroport de Saint-Hubert. Pourrions-nous voyager nous aussi un jour à bord d’un pareil engin, comme les Allemands pouvaient le faire? Le dirigeable anglais fut déclaré dangereux. Il fut cloué au sol pour de bon en 1931.

Quelques années plus tard, en novembre 1933, Grand-père meurt d’une pneumonie. Le vieux capitaine avait 88 ans.

Mon enfance coule, heureuse et empreinte d’une certaine candeur malgré des malheurs. Pour adoucir ses tâches, Papa nous a mis en demi-pension au collège. Clément et moi couchons là, mais nous prenons nos repas à la maison. L’hiver 1936 est particulièrement rigoureux. Il y a tellement de neige que nous arrivons à peine à dégager la patinoire de l’école. Maman n’est plus depuis déjà six ans.

Un jour, le 27 janvier 1936, un compagnon de classe me dit à l’école que mon père vient de se remarier. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Confus, inquiet, je proteste avec véhémence.

Ce n’est pas vrai, Albert, il me l’aurait dit! Tu es un menteur!

C’est vrai, mon père m’a dit que le tien s’est remarié à Gabrielle Thibault.

Albert continue à répéter la même histoire, tout à fait sûr de lui. J’ai honte. Si c’est vrai, pourquoi Papa ne me l’a-t-il pas annoncé? Je l’ai vu ce matin encore au déjeuner. Pas un mot. Je lui en veux. Je ne comprends pas ce qui arrive. Je ne veux tout simplement plus rentrer à la maison. Est-ce que mes frères et sœurs le savent? Je suis vraiment dans tous mes états.

Mon père s’est bel et bien remarié sans prendre la peine de me le dire. Le lendemain, Gabrielle Thibault est là, au déjeuner. Papa nous dit que cette femme, que nous appelons tante Gaby, restera désormais avec nous. Je suis malheureux. Jamais elle ne sera ma mère! Nous n’avons pas besoin d’elle. Je rage. Mais je ne dis rien.

Cette femme est belle et élégante, mais bien exigeante. Elle nous reprend sans cesse. Elle tente de corriger notre posture à table, notre langage et mille autres choses. Papa, lui, n’intervient jamais. Je ne suis plus à l’aise avec lui, car il ne s’est pas confié à moi avant de prendre cette décision qui nous concerne aussi.

Mes études au collège des Frères du Sacré-Cœur de Montmagny se poursuivent tant bien que mal. J’ai 15 ans. Alors que mon ami Édouard Jean réussit sans efforts à l’école, je travaille d’arrache-pied pour y arriver. J’ai l’esprit ailleurs. Très souvent, je rêve aux vacances autant qu’aux filles...

Le couvent des Sœurs de la congrégation de Notre-Dame est tout près de notre collège. L’élégant édifice de trois étages, tout en pierres des champs, est chapeauté d’un toit normand. L’édifice offre un contraste étonnant avec la laideur incroyable de notre collège. Une haute clôture métallique digne d’une prison délimite notre cour de récréation. Celle du couvent, dominée par des chênes géants, est bordée de chèvrefeuilles...

Le printemps venu, une frénésie indomptable s’empare de nous. Nous faisons tout, absolument tout, pour attirer l’attention des filles! Des billets glissés dans les missels à l’église ou des messages livrés par le frère d’une belle atteignent parfois leurs destinataires. Les rencontres les plus réussies ont lieu le midi chez le marchand Michon ou au magasin des demoiselles Bélanger, au coin des rues Saint-Thomas et Saint-Louis. Les lunes de miel, ces petits bonbons doux, y sont à deux pour un sou.

Le soleil chaud du printemps nous éveille à la vie. L’arrivée des oies blanches et leurs caquetages remplissent l’air d’une incroyable énergie. Nos propos sur les filles ne sont que des fanfaronnades. Ils démontrent notre totale ignorance de la vie. Mais pourquoi les filles nous troublent-elles soudain tant et si bien?

En fin d’année, à l’heure de la distribution des prix, le directeur s’adresse à nous. Parents, amis et étudiants sont conviés dans la salle du collège pour assister à cette parade traditionnelle des finissants. Il y a une excitation palpable chez les étudiants et une appréhension tangible chez les parents. Dans la liste des prix, on trouve invariablement des crucifix, des chapelets, des biographies édifiantes de saints et de saintes, des recueils de La bonne chanson ou encore le récit de la grande aventure patriotique de Dollard des Ormeaux.

Gilles, je vois que tu n’as pas tellement de prix.

Non, Margot, mais j’ai de bonnes notes quand même.

C’est toi qui le dis!

J’ai passé avec 63 %!

Clément a fait mieux que toi...

C’est juste plus facile dans sa classe! Laisse faire, Margot, les vacances sont là. Enfin!

Libéré des soucis, j’entrevois déjà d’enivrantes aventures. La rivière du Sud, le bras Saint-Nicolas, les chutes, le bassin, le fleuve, le lac Isidore et les plages de Berthier! Tout cela s’offre à moi comme un terrain de jeu sans limites. Et il y aura les filles!

Durant la saison des vacances, nous allons passer parfois deux ou trois semaines au lac Isidore, un tout petit lac caché dans la forêt des monts Notre-Dame près de Saint-Cyrille, dans le comté de l’Islet. Papa pratique la pêche à la mouche. Il s’efforce de m’enseigner cette technique, mais les résultats sont plutôt médiocres. Clément, de son côté, est très habile. Il semble attraper toutes les truites qu’il veut... Personnellement, j’aime mieux la natation, le canotage, la voile, les excursions et, surtout, la compagnie des filles!

L’été, Papa m’enseigne patiemment l’art de construire un cerf-volant. La colle est faite de farine et d’eau, la toile est un papier brun assez fort qui, avec de la ficelle blanche, sert d’emballage au boucher. Quelques bouts de bois légers constituent la structure. En un rien de temps, je livre mes chefs-d’œuvre aux vents. Je deviens assez habile et mes constructions sont de plus en plus complexes.

J’attends le moment propice pour les lancer. J’ai besoin d’un vent fort et stable. Un vent d’ouest. Un après-midi de juillet, je construis un nouveau cerf-volant plus grand que les autres. Lorsque le vent s’élève enfin, il m’entraîne autant que mon ouvrage fragile dans une aventure à laquelle je ne m’attendais pas du tout.

La petite route de nos excursions m’amène dans les grands champs des religieuses, en bordure du fleuve. Loin de tout obstacle, je peux y faire voler mon grand cerf-volant sans crainte. Il monte rapidement et j’ai peine à le retenir. Il demande sa liberté, s’élançant à gauche et à droite, retrouvant l’équilibre à l’aide de sa grande queue colorée. Je lui laisse de plus en plus de corde. Il semble plus heureux. Satisfait de mon œuvre, j’attache le cerf-volant à un poteau de clôture, mais il tente toujours de fuir en balayant le ciel. Ne sait-il pas que si je le libère, il court à sa perte? Je m’assois dans l’herbe afin de savourer mon exploit, tranquille. Une voix brise soudain ma bulle.

Qu’il est beau ton cerf-volant!

Je suis surpris. À fixer le ciel, je n’avais pas vu Jeanne s’approcher.

C’est moi qui l’ai fait.

Je sais! Je te regarde le faire depuis un bon moment.

Jeanne s’assoit près de moi et fait la causette. Elle a deux ans de plus que moi. Elle est jolie, brune, grande. Elle porte une robe fleurie légère. Ses longs cheveux sont noués ensemble à la nuque par un ruban rouge.

Tu aimes ma robe? Quand je passe près de toi, tu me suis des yeux...

Je rougis et j’admets que c’est vrai.

Tu es belle...

Tu voudrais voir mes seins?

Avant que je n’aie le temps de dire un seul mot, elle ouvre son corsage.

Regarde. Tu n’as pas encore touché à une fille?

Je rougis. Ça semble lui plaire beaucoup.

Tu ne connais rien alors? Je vais te montrer.

Déboutonnant sa robe, elle prend mes mains pour les amener à ses seins, puis elle caresse ensuite elle-même mon corps. À mes maladresses, elle mêle rires et douces plaintes. Elle enlève ses vêtements. De ses mains agiles, elle enlève aussi les miens, tout en regardant parfois d’un œil le cerf-volant valser dans ciel, seul témoin de nos ébats.

Elle dirige mes lèvres sur ses seins pendant qu’elle s’empare de mon corps. Je suis perdu dans un tourbillon de bien-être et de douleurs. Elle m’embrasse sans répit. Une frénésie nouvelle s’empare soudain de moi alors qu’elle me retient en elle. Ma tête enfouie dans ses cheveux, nous reprenons notre souffle sur un lit de fleurs sauvages.

Elle reprend ses esprits et ses vêtements. Elle s’habille, se peigne, m’embrasse sur la joue, caresse mes cheveux et me quitte en disant: «Tu es beau!»

Je suis confus. Et je suis content qu’elle parte. J’essaie de comprendre ce qui m’arrive. Pas un seul mot d’amour n’a été prononcé. Me voilà complètement troublé. Je ramène le cerf-volant au sol, je m’allonge dans l’herbe et je m’endors.

Sûrement ai-je péché. J’ai mal. Je suis honteux. Je promets à Dieu de ne plus recommencer. Je reste désormais dans ma chambre durant des heures. La famille ne semble pas s’apercevoir de ce désarroi. Mais le mal dont je souffre s’estompe peu à peu. La peur de mourir s’éloigne. Et le confesseur ne saura jamais rien de tout cela.

Pendant des semaines le souvenir de cette rencontre me donne des frissons. Je ne vois plus jamais Jeanne. Où est-elle? Julie, sa voisine, me dit qu’elle est allée chercher du travail à Québec.

Julie est petite, jolie, aux cheveux noirs. Ses lèvres charnues et rieuses me charment. Oubliant toutes les promesses que j’ai faites à Dieu, un désir grandissant m’habite.

Julie, tu viens à la pêche avec moi?

Où irons-nous?

—À la rivière aux Vases près du vieux cimetière.

Passant près de la tannerie Dubé et le poulailler de l’oncle Elzéar, nous empruntons la petite route qui nous mène à la rivière. Je suis Julie. Nous marchons. Nous allons à la pêche. Mais le désir! Le désir!

Julie, arrête-toi ici.

Au vieux cimetière. Tu n’as pas peur?

Mais non. Regarde comme c’est beau.

Je m’approche d’elle et l’embrasse sur les lèvres. Elle me regarde en souriant et rougit. Sa poitrine est ferme et moule bien sa robe rose. Je pose mes mains sur ses seins et elle me repousse:

Gilles, assoyons-nous un peu.

Je tente de soulever sa robe. Elle me repousse encore et résiste tellement que j’en suis bouleversé.

Julie, je ne veux pas te faire de mal, tu sais.

Gilles, j’ai quelque chose à te montrer.

Elle tire une cigarette et des allumettes de sa robe. Elle me dit:

Tu as déjà fumé?

Non, jamais.

Tu verras comme on est bien.

Appuyés à une pierre tombale sous un soleil radieux, nous partageons cette cigarette pendant que les goglus chantent. Après quelques bouffées de fumée, l’effet se fait sentir. Je suis au bord de l’évanouissement. Mes 17 ans m’ont apporté deux nouvelles sensations: l’amour et la cigarette.

3 septembre 1939. Aujourd’hui, les journaux et la radio annoncent que l’Angleterre et la France ont déclaré la guerre à l’Allemagne. Papa semble vraiment touché par cette nouvelle. À l’école, on nous parle parfois de la Grande Guerre, la guerre de 1914-1918. Je n’ai aucun parent qui y a participé. Ce que je sais, c’est qu’elle a été d’une brutalité sans égale et que des milliers de Canadiens y sont morts. Encore la guerre?

Les exploits héroïques des aviateurs français et britanniques occupent bientôt toutes mes pensées. Je veux aller à la guerre, à condition d’être aviateur.

Autour de la balançoire de la famille Rousseau, mon frère Clément, mes amis et moi sommes fascinés par les récits de Maurice et Philippe, nouvellement diplômés du Collège militaire de Kingston. Maurice sait tout de Napoléon et de ses armées. Ils nous parlent des grandes aventures qui les attendent. Je suis partant moi aussi pour cette aventure.

Gilles, tu es trop jeune. Il faut avoir 18 ans, me dit Maurice.

Je vais attendre un peu, mais j’irai sûrement dans l’aviation.

Ils sont beaux dans leur uniforme de cadets du Collège. Je les envie. Moi, ce n’est pas l’armée qui m’attend pour l’instant. Quelques jours après, je pars pour l’École technique de Québec. J’y habite une pension tenue par un vieux couple. Leur appartement sent le réfectoire. Ma chambre est toute petite et la fenêtre donne sur un mur de pierres. Je dois descendre et remonter la grande côte Salaberry tous les jours pour me rendre à l’École technique. J’ai l’impression d’être enfermé.

Je ne sais pas ce que je fais à Québec. Je n’ai pas d’habileté mécanique particulière. Cela ne date pas d’hier: Grand-père cachait tous ses outils pour que je ne puisse pas les briser! Je trouve le temps long alors que l’on m’enseigne les rudiments de la mécanique. Serais-je plus utile sous l’uniforme?

Je me rends un jour au centre de recrutement de la Royal Canadian Air Force (RCAF), rue Buade. Je me suis peu à peu persuadé qu’ils ne peuvent se passer de moi, même si je n’ai pas l’âge réglementaire!

Vous êtes trop jeune. Il faut avoir 18 ans.

Mais je les aurai dans six mois!

Le caporal me remet un formulaire et me dit de revenir à ce moment-là.

Je ne pourrais pas m’enrôler quand même dès maintenant?

Non! Il faut attendre.

Me voilà à nouveau dans les classes de l’École technique. J’y apprends moins que je ne rêve. Un autre élève m’informe un jour que M. Hallé, professeur de mathématiques, est aussi aviateur. Durant la récréation, je l’aborde.

Monsieur Hallé, j’ai déjà vu un avion à Montmagny quand j’étais plus petit.

Tu te souviens comment il était?

Je lui raconte tout de cet avion bleu et rouge qui m’avait causé tant de joie lors de son atterrissage à Montmagny, neuf ans plus tôt. «Un Jenny sûrement, tranche M. Hallé. Un avion américain pour l’entraînement des pilotes durant la Grande Guerre.»

Tu aimerais venir avec moi à Château-Richer samedi? C’est là que se trouve mon appareil. Je dois le chausser avec des skis pour l’hiver.

M. Hallé est un professeur patient. Il a une façon de présenter les mathématiques qui rallie les élèves les plus rébarbatifs. Au début des cours, il nous dit qu’il a une double responsabilité comme professeur: la première est de nous enseigner et la deuxième est surtout de nous faire saisir la signification des mathématiques dans nos vies. «Rien ne peut être compris sans les mathématiques, répète-t-il. C’est la base du fonctionnement de notre cerveau. Alors pour votre première recherche, vous aurez à m’expliquer le mot “abstraction”.»

Abstraction. Il y tenait à ce mot. Il y revenait constamment. Il nous conduisait ainsi à réfléchir sur nous-mêmes.

Novembre est maussade. Le temps est couvert. Il a neigé cette nuit. M. Hallé vient me chercher à la pension dans son cabriolet Whippet. Nous faisons route pour Château-Richer. Je suis tellement heureux à la pensée que mon désir le plus cher sera réalisé que j’en oublie de déjeuner.

Tout au fond du champ, dans une vieille grange, se cache l’objet de mes rêves les plus fous. Les vieilles portes résistent quelque peu à nos efforts pour libérer l’avion. «Gilles, je te présente mon avion, c’est un Travelair[13].» Je n’en reviens pas. «Au travail, il faut installer les skis!»

Pendant un long moment, je reste bouche bée. Je touche à l’hélice de métal. Je glisse mes mains sur le capot du moteur, puis sur les bords des ailes. Mes doigts effleurent les tiges métalliques qui rattachent les ailes au long fuselage rouge et blanc. Puis nous poussons l’avion hors du hangar. Nous enlevons patiemment les roues pour les remplacer par de grands skis. Le travail complété, M. Hallé déclare qu’il est temps de faire un vol!

Je m’installe dans la cabine. Il m’explique le fonctionnement des commandes. Comme il n’y a pas dans l’avion de démarreur électrique, le pilote doit lancer le moteur en tournant l’hélice. De mon poste, à l’intérieur de l’appareil, j’obéis à ses commandes:

Manette des gaz en position?

Je réponds aussitôt:

Manette des gaz en position.

Allumage prêt?

Allumage prêt.

Contact?

Contact.

À ce mot, M. Hallé, les doigts placés au bout de l’hélice, la fait tourner et les cylindres un à un s’activent. Le moteur est en marche, comme en témoignent des nuages bleu-noir parfumés d’odeur d’essence et d’huile.

Vibrant, rugissant, le moteur entraîne la grande hélice à une telle vitesse qu’elle disparaît de ma vue. M. Hallé, au pas de course, se dépêche de me rejoindre au poste de pilotage. Il pousse la manette des gaz et l’avion glisse sur la neige nouvelle.

À chaque dénivellation du terrain, les ailes semblent battre l’air. M. Hallé tourne l’avion face au vent et pousse à fond la manette des gaz. L’hélice nous entraîne dans une course folle et en un rien de temps, le Travelair quitte le sol gelé. Ce n’est plus un rêve: j’habite maintenant le ciel!

Je vois le fleuve et ses navires. Au bout de l’aile gauche, l’île d’Orléans semble flotter sur l’eau du fleuve. Au loin le château Frontenac, la ville de Québec. À droite, les chutes Montmorency déversent des torrents d’eau blanche et fumante dans le Saint-Laurent. Des rayons de soleil ici et là percent les nuages gris et maussades et prennent par surprise les champs enneigés. Enivré par le bruit et l’incroyable beauté de la nature, sans entendre ma propre voix, je crie ma joie sans retenue aucune.

Maintenant, je sais que le jour où je ferai moi-même la conquête du ciel n’est pas loin.