IL FALLAIT BIEN QUE je me décide enfin à avoir cette conversation. Au plus profond de moi, je savais bien que toute cette vie à Québec n’était pas ce qui me convenait.
—῀῀Papa, je n’aime pas tellement l’École technique.
—῀῀Pourquoi῀?
—῀῀Je n’ai pas d’aptitudes pour la technique. J’aime bien apprendre le maniement des outils, mais je n’ai pas la patience requise. Tenez par exemple῀: depuis trois semaines je travaille avec une lime sur un bloc de métal. Je dois polir les côtés également. Alors que ça semble facile pour mes copains, pour moi, c’est une tâche impossible. Ça prend une patience que je n’ai pas.
—῀῀Oui, je vois, mais tu sais qu’il n’est pas possible que je t’envoie au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière ou à l’Académie commerciale de Québec.
Comme je sais bien que mon père n’a pas les moyens financiers pour m’envoyer dans des collèges privés, le moment est venu de lui parler de mes plans d’avenir.
—῀῀J’ai visité les bureaux de recrutement de la Royal Canadian Air Force à Québec. J’aimerais m’enrôler dans l’aviation. J’ai le formulaire d’inscription et je voudrais vous le montrer.
Il y a un long moment de silence. Papa demeure calme. Il réfléchit puis me dit῀:
—῀῀Tu n’as pas encore l’âge.
—῀῀Je l’aurai dans cinq mois. Je veux aller à la guerre, mais dans l’aviation seulement.
—῀῀Gilles, la guerre, c’est plus qu’une aventure. La guerre tue. La Grande Guerre de 1914-1918 a fait au moins 70 000 victimes canadiennes, tu sais῀!
—῀῀J’aimerais terminer mon année en technique avant de partir à la guerre...
—῀῀Gilles, me demandes-tu la permission ou as-tu déjà pris ta décision῀?
—῀῀Cette guerre ne durera pas longtemps, Papa. C’est ce que l’on dit dans les journaux. La flotte britannique a établi un blocus qui empêchera les Allemands de gagner. Ils devront vite se rendre.
—῀῀C’est plus facile de commencer des guerres que de les arrêter῀!
—῀῀La presse raconte sans cesse les exploits des aviateurs français et britanniques avec leurs chasseurs Morane et Hurricane. Je veux me rendre en Europe le plus tôt possible avant que tout soit fini. Il ne reste presque plus de Messerschmitt et de Junker à détruire῀!
—῀῀Gilles, tu pourras décider par toi-même, mais en juin. Ne me demande pas de te donner la permission d’aller à la guerre. Si tu pars, ce sera ta décision. Je te soutiendrai tout de même. Tu es comme ton grand-père῀: tu ne peux pas rester en place. Tu as dû hériter de lui ce goût de l’aventure. Tu as toujours la tête dans les nuages. Le capitaine serait bien fier de toi῀!
—῀῀Papa, je reviendrai et je retournerai alors aux études.
Je dépose donc ma demande au bureau de recrutement, rue Buade. Je dis au responsable que je serai disponible dès mon 18e anniversaire, soit le 3 juin.
En juillet, m’y voilà enfin῀! Je passe l’examen médical militaire. Tandis que je me tiens complètement nu, en ligne avec les autres aspirants, le médecin vérifie ma vue, mon ouïe, me tâte les couilles, me fait tousser et examine à fond mon rectum. Pendant un instant, cet examen me fait regretter mon engagement.
Ma signature sitôt apposée, cette guerre semble tourner à la catastrophe pour les Alliés. La Belgique, la Hollande et le Danemark tombent sous le joug des Allemands. La France capitule en juin 1940. La moitié du pays est occupée par l’armée allemande. Les Allemands repoussent les soldats anglais sur les plages de Dunkerque. Ils sont sauvés de justesse par des navires de toutes sortes. Les Anglais amènent avec eux plusieurs milliers de soldats français qui refusent tout simplement de se rendre à l’envahisseur qui a fait son nid sous la couverture légale que lui offre le maréchal Pétain, héros de la Grande Guerre. Un général inconnu, Charles de Gaulle, invite soldats, aviateurs et marins français à le rejoindre en Angleterre. Il se dit chef des Français libres.
Je lis dans les journaux toutes les nouvelles concernant la guerre. Le Canada se mobilise à fond tandis que l’Allemagne occupe toute l’Europe. Plus rien ne semble s’opposer à son avance. Le 10 septembre 1940, je reçois par la poste un avis me demandant de me présenter au Manning Depot, n° 4, rue Saint-Charles à Québec.
—῀῀Donne-moi tes papiers, me dit un sergent.
Au poste de garde, on me remet des formulaires de toutes sortes. On me dit de suivre les autres volontaires. Immédiatement, on nous amène dans une grande pièce, où on nous remet uniformes, képis, bottes, paletots et tout notre équipement d’aviateur. Ces costumes sont bleu foncé et nettement plus beaux que ceux de l’armée de terre de couleur kaki. C’est la première chose qui me frappe.
—῀῀Demain matin, 7 heures, déjeuner.
—῀῀Et soyez prêts pour la parade de 7 h 30, ajoute un sergent en criant.
Une nouvelle vie au pas de course commence. Opinions ou contestations n’apportent que punitions. Celles-ci sont parfois cocasses.
—῀῀Est-ce qu’il y en a parmi vous qui ont un permis de conduire῀? demande le sergent.
Je sors des rangs et m’empresse de répondre avec fierté῀:
—῀῀Moi, sergent῀!
Les volontaires qui répondent à l’invitation se voient remettre des brouettes. Toute la journée, nous transportons des lits et des matelas. J’apprends alors une leçon importante dans l’armée῀: éviter le volontariat.
Durant les quatre mois que je passe au camp, l’apprentissage de l’anglais occupe la majeure partie de mon temps. Pour réussir dans l’aviation, il faut connaître cette langue. Le français ne vole pas haut dans l’aviation de Sa Majesté. Après les cours, nous nous réunissons à la cantine qui est l’endroit par excellence pour nous «῀défouler῀». J’y prends ma toute première bière.
Tous les jours, beau temps, mauvais temps, nous paradons avec tout notre équipement dans les rues de la basse-ville de Québec. Nous portons même notre masque à gaz en bandoulière.
Deux jours par mois, j’ai droit à un congé. Pour les fêtes de Noël, je suis chez moi. Mais le 2 janvier 1942, je pars pour Summerside à l’Île-du-Prince-Édouard par le Maritime Express. Je vais désormais à l’école de vol n° 7, la Flying Training School.
Je suis bien malheureux que l’on ne m’ait pas choisi comme membre du personnel volant. Il me manque une année d’études... Alors, je serai commis à l’école de pilotage où l’on entraîne les étudiants sur des avions Harvard. L’île tout entière est ensevelie sous la neige. On foule celle-ci sur les pistes à l’aide de gros rouleaux métalliques tirés par des tracteurs.
Ma connaissance très limitée de la langue de Shakespeare manque un jour me mettre dans de beaux draps. Mon caporal est parti dîner et je suis seul au bureau. Le chef instructeur, le commandant d’aviation, Eric Webster, entre soudainement et me dit d’une voix tonitruante῀:
—῀῀Aircraftman Boulanger, go and tell all flights that this will be dual only.
—῀῀Yes Sir῀!
Je suis terrifié à la vue de cet officier. Il boite et il a les cheveux roux. Il ne sourit jamais. Il «῀jappe῀» ses ordres. Je n’ai rien compris. La peur me rend sourd. Je sais que je dois sortir, aller quelque part dire quelque chose à quelqu’un. Je ne peux rester dans le bureau et attendre le caporal. Incertain et à pas lents, je m’approche du premier hangar. Il a bien dit flights et il y en a six... Puis, go veut dire aller. Donc, je dois aller voir les flights et leur dire dual only.
Je n’ai aucune idée du sens de dual only. J’ouvre la porte du Flight A et constate que les élèves pilotes sont calmes῀; ils jouent aux cartes ou aux dés. D’une voix incertaine, je dis῀:
—῀῀Dual only.
—῀῀What did you say῀?
—῀῀Dual only.
À cet ordre, les aviateurs se répètent les uns aux autres ce fameux dual only. Cela les met dans tous leurs états. Ils se précipitent tous sur leur combinaison de vol, leurs bottes, leur casque et leur parachute. Ils parlent tous en même temps. Je ne sais pas ce que je leur ai dit, mais ils semblent assez contents. Avec un peu plus d’audace, je donne le même signal aux Flights B, C et D. À mon commandement, les pilotes se comportent exactement comme ceux du Flight A. Je continue ainsi ma ronde jusqu’au Flight E au 3e hangar, où les aviateurs réagissent eux aussi avec enthousiasme à mon dual only. Arrivé au Flight F, je me rends compte de l’importance de ce mot qui sème tout ce joyeux brouhaha. Mon DUAL ONLY, je l’ordonne maintenant avec force et de façon très militaire. À la sortie du hangar, je vois les avions Harvard entourés de mécaniciens et d’élèves pilotes qui se préparent. Le bruit est infernal. Déjà quelques avions volent et d’autres quittent la rampe dans un nuage de gaz d’échappement qui se mêlent à la neige en formant des tourbillons menaçants.
Tête haute, au pas militaire, confiant, je retourne à la tour de contrôle. À son approche, tout à coup un doute terrible s’empare de moi. Que veut dire ce dual only῀? Et si j’avais mal compris῀? Si dual only voulait dire que deux avions seulement peuvent voler῀? Alors je me sens misérable et m’imagine tous les reproches qui vont m’être adressés. Je me vois déjà au cachot au pain et à l’eau...
Je retrouve le caporal à son bureau. Le commandant d’aviation Webster m’ignore totalement. Ça y est, me dis-je, il va me tomber dessus.
Mais rien de grave ne semble se produire. Que peut bien vouloir dire ce fameux dual only῀? Ce n’est que plus tard, au mess, que j’ose enfin demander à un camarade la signification de ces mots῀:
—῀῀Dis-moi donc, que veut dire l’expression dual only῀?
—῀῀Tu ne sais donc pas῀? Étant donné le mauvais temps, les élèves doivent voler avec leurs instructeurs seulement. Donc dual only signifie en double commande, me répond-il en riant.
Quel soulagement῀! Voilà pourquoi il y avait tant d’animation et tant de cris de joie. Il y a du vrai dans l’expression῀: «῀Trop peu de connaissances est dangereux.῀» Je me dois d’améliorer mes connaissances de la langue anglaise. Et vite.
Il y a maintenant trois mois que je suis ici. Vais-je finir par prendre l’air῀? Je demande aux pilotes de les accompagner lors de vols d’essai. Ceux-ci m’en font voir de toutes les couleurs. vol. en rase-mottes, vols acrobatiques et vols en formation me donnent d’enivrantes sensations qui deviennent parfois, il faut le dire, franchement désagréables.
Ici, à l’Île-du-Prince-Édouard, les habitants sont généreux. Nous sommes accueillis partout avec gentillesse. Les insulaires travaillent principalement à la culture de la pomme de terre. Pour eux, la présence des aviateurs sur l’île constitue une importante source de revenus.
Je loge chez une veuve et ses trois filles. Cette généreuse dame amène parfois ses filles à des danses organisées par le YMCA. Elle les chaperonne avec tant d’efficacité que mes attentions pour l’une d’elles sont vouées d’emblée à l’échec. Quelquefois, nous partons tous en pique-nique au pays d’Anne, la maison aux pignons verts. Je découvre avec elles Charlottetown. Bien vite, ces trois filles deviennent pour moi plus des sœurs adoptives que d’éventuelles conquêtes. Me voici devenir pour la dame et ses filles le fils ou le frère qu’elles n’ont pas. Cette famille remplace la mienne qui me manque tellement.
Puis, un jour, mon adjudant me fait savoir que je suis transféré à la station de Glace Bay, à l’île du Cap-Breton. L’adjudant est un personnage important dans la vie de l’aviateur. Non seulement ses fonctions lui permettent-elles de tout savoir sur tout le monde, mais il est en plus l’homme de confiance du commandant. Les caporaux qui nous rendent sans cesse la vie impossible sont ses complices. C’est comme s’ils tenaient nos vies entre leurs deux misérables galons. Combien de ces caporaux se prennent pour Napoléon῀? De tels petits gradés n’ont pas d’autorité réelle, mais ils ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir. Tout est rapporté au sergent, perçu comme un homme sage, compréhensif et astucieux. Qui de tout ce monde-là convient-il d’haïr le plus῀? Nous ne le savons pas.
L’adjudant me donne mes papiers pour le transfert. Il m’avise que je partirai demain matin par avion. Je suis habitué aux changements de vie rapides. Ça me plaît. De toute façon, on ne me demande jamais mon consentement. Alors à quoi bon se plaindre῀?
Je suis à bord d’un Anson, un monoplan propulsé par deux moteurs de 200 chevaux chacun. C’est ma première expérience à bord d’un si gros avion. Tout autour, il y a de grands hublots qui nous donnent l’impression de voler dans une serre où nous ne serions que des légumes῀!
Nous volons depuis une heure. Deux élèves pilotes et deux élèves navigateurs sont installés aux commandes. Destination῀: Glace Bay. À une altitude de 5 000 pieds, la vue de l’Île-du-Prince-Édouard, cernée par la mer, est d’une beauté surprenante. À ma droite, on aperçoit le Nouveau-Brunswick et le détroit de Northumberland. Le trajet à parcourir est de 250 milles. Bientôt, nous survolons Charlottetown. Dans deux heures au plus nous serons à Glace Bay. Mais diable qu’il fait froid dans ces avions῀! Le Anson avec son fuselage tout en toile n’a pas de système de chauffage. Nous gelons tous. Les navigateurs consultent leurs cartes aériennes. Par les grands hublots, je ne vois que la mer à l’infini. De ce moulin bruyant nous finissons par voir apparaître le lac Bras d’Or, au cœur de l’île du Cap-Breton. Les collines sont couvertes de verdure mais il y a encore de la neige sur le sommet des montagnes.
Nous survolons enfin la ville de Sydney, puis les grandes mines de charbon. En quelques minutes, nous sommes sur la terre ferme, posés sur une longue piste en bord de mer. Il n’y a pas un seul avion Harvard en vue, mais seulement de gros bimoteurs que je ne connais pas. Tout est différent ici. Je me présente à l’adjudant qui n’a pas été prévenu de mon arrivée. Me voici aussi vite logé.
—῀῀Barrack 12, that is your home. Speak to corporal Jones and see me tomorrow morning.
—῀῀Yes Sir῀!
Je mène une reconnaissance de ma nouvelle base. Je prends un air affairé afin de ne pas être dérangé dans ma visite et me promène partout où il y a des avions. Quels avions ici῀! Ce sont des Lockheed Hudson à l’allure guerrière, avec leur double queue et leurs deux moteurs de 850 chevaux chacun. Au mess, j’apprends que ces avions patrouillent dans le golfe et le fleuve pour repérer des sous-marins ennemis. Les U-boat allemands s’aventurent parfois bien loin dans les eaux du Saint-Laurent, dont tous reconnaissent l’importance stratégique. Entre 1942 et 1944, les sous-marins allemands coulèrent plusieurs navires dans le Saint-Laurent.
Le lendemain, l’adjudant me trouve un poste de commis dans un des hangars réservés à l’entretien des appareils. Je suis tout à fait heureux. Je vis entouré d’avions et mon travail me rapproche des mécaniciens. J’ai tout le loisir de visiter les appareils à fond. Les mécaniciens sont patients avec moi, mais je dois cependant éviter, pour assurer mon bonheur, tout contact avec les caporaux...
C’est le printemps. L’île du Cap-Breton m’apparaît d’une grande beauté. Mais Sydney et Glace Bay, les deux villes minières, sont laides et sans intérêt. Les bars y sont nombreux. Les officiers nous recommandent de ne pas fréquenter ces lieux. Comme je ne bois pas et que je ne suis pas bagarreur, cela ne me contrarie pas. Je suis trop petit pour être pris au sérieux dans ce genre d’endroit. Je mesure seulement 5 pieds 6 pouces et ne pèse que 115 livres. Dans le monde militaire aérien, je suis un poids plume.
Les patrouilles au-dessus du golfe se succèdent tout au long du jour. Les Hudson transportent 700 livres de bombes dans une soute située sous le fuselage. Leur vitesse de croisière est de 200 milles à l’heure. Ils ont une autonomie de vol de six heures.
J’aimerais bien participer à une de ces missions de surveillance. Mais inutile de le demander῀: comme je ne suis pas un membre du personnel volant, ce serait automatiquement refusé. Je suis collé au sol.
Les Hudson comptent sur deux pilotes, un viseur de lance-bombes et un opérateur radio. L’appareil est équipé de quatre hublots pour les observateurs qui, tels des faucons, doivent tenter de repérer les sous-marins. Les mécaniciens sont parfois volontaires pour la tâche d’observateur. Je me lie donc d’amitié avec l’un d’eux qui a mon âge. Il est originaire de Moncton et parle un peu français. Un jour, il me dit῀:
—῀῀Rien de plus facile, si tu veux participer à une mission. Je te céderai ma place à la première occasion.
Quelques jours plus tard, mon ami mécanicien m’accoste et me dit῀:
—῀῀Gilles, après-midi, 15 heures, tu pars à ma place.
À 15 heures, me voilà sur l’aire de stationnement de l’avion. Les pilotes sont déjà à leur poste. Ray me pousse à bord avec trois autres observateurs. Les moteurs tournent. L’avion commence à avancer. Nous nous rendons au bout de la piste. Les moteurs poussés à plein régime, l’avion décolle en quelques secondes.
Ce bel avion, tout en aluminium, est fabriqué aux États-Unis. Nous pouvons demeurer en contact les uns avec les autres grâce à un système d’écouteurs. Le pilote nous dit῀:
—῀῀Nous volerons à 1 000 pieds au-dessus de la mer et vous devez nous aviser de tout ce que vous voyez, y compris les bateaux de pêche.
Que la mer῀! Que le ciel῀! Je suis assez désappointé... Rien de rien. Si je repère quelque chose, je dois le signaler au pilote en donnant la position de l’objet selon un cadran imaginaire au centre duquel se trouverait l’avion. Pendant des heures, nous survolons la mer, mais je ne vois finalement que deux malheureuses goélettes de pêcheurs. Aucun sous-marin allemand.
L’usage de l’anglais devient de plus en plus facile pour moi. Je fréquente assidûment la bibliothèque et toutes mes lectures se font, faute de livres en français, dans la langue de Shakespeare. Mes compagnons sont anglophones. À l’occasion, je vais au cinéma. En anglais. Comme je suis bon danseur, grâce à mes sœurs musiciennes qui m’ont enseigné le rythme et la danse, je me présente aux soirées organisées par le YMCA sur notre base. Les chaperons tiennent les filles sous haute surveillance. Je réussis malgré tout quelques séances de necking avec des partenaires aussi passionnées que moi. En anglais toujours.
Quelques semaines s’écoulent ainsi avant que je n’obtienne une permission de quatre jours. Je vais alors voir le vendeur de bicyclettes à Glace Bay. Pour 50 cents la journée, je loue un CCM. Durant ces jours de congé, je porte mes vêtements civils. Me voilà sur ma bécane, avec laquelle je traverse sans difficulté les villes de Glace Bay et de Sydney.
Vers 17 heures, après avoir roulé toute la journée, j’arrive à Englishtown. Je trouve un logis dans un petit hôtel, au centre du village. Après une nuit de repos, je reprends la route et pédale cette fois jusqu’au sommet des collines qui surplombent St. Ann’s Bay. La baie est remplie de navires marchands à l’ancre. Ils semblent collés les uns aux autres. Il y en a 34. Je n’ai jamais vu autant de navires de ma vie. Je sors mon petit appareil photo et prends plusieurs clichés, pensant en moi-même qu’ils impressionneront les copains.
Un homme âgé s’approche alors de moi, tout en tirant sur le tuyau de sa pipe῀:
—῀῀What are you doing῀?
—῀῀Taking a few photos.
—῀῀What is your name῀?
—῀῀Gilles Boulanger. I am stationed at Glace Bay.
—῀῀What are you doing in civilian clothes῀?
—῀῀I am on holiday.
Avec mon accent français, je sens bien qu’il ne croit pas à mes explications.
—῀῀You will follow me to the village. We will see the RCMP.
—῀῀Why῀?
—῀῀You are not allowed to photograph the ships in the channel. Give me your camera.
Quelques minutes plus tard, nous sommes au poste de police. L’officier de service demande mes papiers d’identité que je lui remets sur-le-champ.
—῀῀What is the name of your commandant῀?
—῀῀Squadron Leader Reeves.
—῀῀Wait in the corridor.
Mon gardien, la pipe toujours pendue au coin de la bouche, me surveille du coin de l’œil. Il remet ma caméra à l’officier. Au bout de 15 minutes, on m’appelle à nouveau῀:
—῀῀Aircraftman Boulanger, we have checked with your adjudant. He has identified you. I will remove the film from your camera and destroy it. Don’t you know that it is forbidden to take photos of ships in harbor῀?
—῀῀No, Sir. I did not know.
—῀῀So you know now. Here is your camera.
J’avais photographié, sans le savoir, des navires marchands attendant les destroyers devant les escorter durant leur traversée de l’Atlantique vers l’Angleterre. On m’avait donc pris pour un espion. On me relâche. L’homme à la pipe qui m’a arrêté me prend alors par le bras et me dit῀:
—῀῀Young man, you must be hungry after all this.
—῀῀Yes Sir, that’s for sure.
—῀῀Come home with me. My wife must have an extra plate.
Je l’accompagne volontiers et passe finalement deux heures agréables chez ce M. Andrew. Je leur parle de ma famille et de mes rêves. Plus tard, je reprends la route avec ma bicyclette en direction de Baddeck. Tout le long j’ai sous les yeux le magnifique grand lac d’eau salée. Le paysage est à couper le souffle. Arrivé à Baddeck, je m’arrête dans un petit hôtel près de la poste. J’en profite pour écrire des cartes postales à mes amis et à ma famille. Sur le chemin du bureau de poste, je remarque une très jolie fille aux cheveux roux et au visage rousselé. Pourquoi pas, me dis-je. J’ose῀!
—῀῀Good afternoon Miss.
—῀῀Hello. You have an accent. Where are you from῀?
—῀῀Montmagny in the Province of Quebec. I am on a pass.
—῀῀You are in the army῀?
—῀῀No, in the Air Force.
Je lui explique que je suis stationné à Glace Bay, que je suis en permission, que je découvre le pays à vélo, que tout est si beau... Et la voilà qui me présente sa mère, Mme McCleod, sortie soudain de nulle part.
—῀῀Mother, come and meet an aviator from Quebec῀!
—῀῀What is your name῀?
—῀῀Gilles Boulanger.
—῀῀That is hard to say.
—῀῀I’ll teach you῀!
—῀῀Margaret, invite the young man to visit us tomorrow.
J’accepte avec plaisir et étonnement cette invitation pour le lendemain. Je retourne à l’auberge. Dans le Halifax Herald, j’apprends que les nouvelles de la guerre ne sont pas bonnes. Encore une fois.
L’Angleterre est alors toujours seule à faire front devant l’Allemagne. L’armée grecque vient de capituler. En Afrique, les Alliés doivent se replier sur l’Égypte. Les armées allemandes envahissent la Yougoslavie et la Crète.
Une seule victoire depuis des mois fait exception῀: un biplan de type Swordfish a mis hors combat le Bismarck avec une torpille. Le plus gros cuirassé dans le nord de l’Atlantique a été mis hors d’état de nuire grâce à un avion῀! Une terrible bataille navale s’en est suivie et, après des jours de lutte, le Bismarck a sombré, mais il aura réussi auparavant à couler le destroyer britannique Hood. Un seul marin sur les 2 000 que comptait le Hood s’en est tiré vivant.
Au fond, l’Angleterre compte essentiellement sur l’Aviation royale pour défendre ses îles. Le Canada tout entier devient le plus grand centre d’entraînement de tout l’Empire britannique. Il existe désormais des écoles d’aviation dans toutes les provinces. Les aviateurs des dominions et des colonies sont entraînés au Canada et transportés ensuite en Angleterre, aux Indes, au Moyen-Orient et en Afrique. La libération viendra du ciel ou ne viendra pas῀!
Et moi, pendant ces temps maudits, je suis en vacances῀! Quatre jours seulement. Quatre jours de paix en pleine guerre. Il faut savoir en profiter.
Le lendemain, sitôt levé, je pédale allègrement vers la résidence des McCleod, une maison somptueuse. Le père est un entrepreneur qui travaille pour le ministère de la Défense du Canada. La maison est située au bord du lac. Un serviteur annonce mon arrivée. Margaret m’accueille avec gentillesse et nous passons la journée à nous amuser῀: tennis, baignade et voile sur le lac. Qu’est-ce que j’aurais pu espérer de mieux῀?
—῀῀Maman vous invite à rester pour le dîner.
—῀῀Votre maman est très aimable, Margaret. J’ai peur d’abuser de vos gentillesses...
—῀῀Non, il faut rester῀!
Comment refuser῀? L’endroit est un vrai paradis et, en plus, elle est jolie... Margaret me fait visiter la maison et je vois plusieurs photos anciennes d’avions et d’aviateurs.
—῀῀Ce sont des photos de monsieur Bell et de monsieur McCurdy que Papa a prises il y a longtemps.
—῀῀Monsieur Bell...
—῀῀Oui, oui, l’inventeur du téléphone. Vous voyez de l’autre côté de la baie, c’est la maison des Bell et sa fille, Mme Grosvenor, y demeure pendant la belle saison.
—῀῀Et les photos des avions῀?
—῀῀Mon père a pris ces photos lors du tout premier vol d’un avion dans l’Empire britannique. Papa est bien fier de ses photos. Tenez, regardez cet avion, c’est le Silver Dart[14]῀! Le premier avion canadien. Il était piloté par McCurdy, un ami de mon père. Justement, ce monsieur McCurdy que vous voyez sur les photos est l’invité de Papa et de Maman ce soir.
Je dois admettre que je ne connais pas ces histoires. On ne m’a jamais parlé du premier avion de l’Empire britannique. En fait, je ne connais pas grand-chose de l’histoire de l’aviation. Pour tout dire, je ne connais tout simplement pas grand-chose...
Alexander Graham Bell, Mme Grosvernor, McCurdy, le Silver Dart, l’Empire britannique῀! Soudainement, je ne me sens plus à l’aise du tout. Margaret s’aperçoit que je suis intimidé. Je le sais et cela ne fait qu’augmenter encore mon malaise.
Au souper, devant tous ces gens et cette table bien mise, je suis content que tante Gaby m’ait si bien enseigné les bonnes manières. J’avoue à M. McCurdy que je ne fais pas partie du personnel volant, mais que ce n’est qu’une question de temps. À la fin du repas, je me tourne vers Margaret et lui dit῀:
—῀῀Margaret, je dois retourner à Baddeck bientôt.
—῀῀Je comprends.
—῀῀Puis-je prendre congé et faire mes adieux à vos parents῀?
M. McCurdy, qui écoute d’une oreille, me dit῀:
—῀῀Jeune homme, je pars moi aussi dans quelques minutes. Je peux vous laisser à votre hôtel.
Il cale ma bicyclette dans le rumble seat[15] de son cabriolet La Salle et me dépose donc à l’hôtel. Je ne réalise pas très bien à ce moment que je viens de rencontrer l’un de ces pionniers qui ont fait l’histoire de l’aviation au Canada.
De retour à la base, j’apprends qu’un sous-marin allemand a été coulé par un avion Lockheed piloté par le lieutenant d’aviation Molly de l’escadrille 113. Sur les terrains de la base, il y a de nouveaux avions. Ils ont une allure curieuse. Ce sont des monomoteurs à ailes très hautes. Ils portent le nom étrange de Lysander. J’apprends qu’ils sont là pour effectuer des manœuvres avec l’armée. On y embarque de petits sachets de farine qui servent de bombes factices lors d’exercices. Il y a une ouverture sous la carlingue pour lancer ces bombes de farine.
La semaine durant, j’observe les cinq Lysander qui partent en mission avec leurs fausses bombes. Les lanceurs de farine sont la risée des compagnons. Il n’est pas difficile pour moi de m’inscrire pour un de ces raids puisque personne ne veut y aller. Je participe donc à un vol de bombardement de farine.
Notre équipage survole les plaines humides de Louisbourg, où l’armée française, autrefois, fut vaincue par les forces britanniques. Nous devons lancer nos bombes de farine sur des chars d’assaut, des Bren Carriers, ou encore sur des fantassins massés dans ces champs. Comme tous les autres lanceurs de poches, je reviens à la base couvert de farine de la tête aux pieds. Tout le monde rigole῀! Jusqu’à maintenant, cette guerre est pour moi plus comique que dangereuse῀!
Un matin, je vois épinglée sur un babillard une note de l’adjudant. Il invite les personnes intéressées à une révision de leur dossier à rédiger une demande. Voilà ma chance de changer de statut῀! Je m’empresse de m’inscrire à la révision. Je veux devenir, en toute priorité, élève pilote῀! Je vois le médecin et les résultats sont concluants.
Le 22 juin 1942, le conflit européen s’étend. L’Allemagne attaque la Russie, son allié invraisemblable du pacte germano-soviétique. Hitler a roulé les Russes eux aussi. L’Angleterre ne sera plus seule. Il y aura les Soviétiques sur le front est. Mais les Alliés se méfient des communistes.
L’adjudant me dit que je suis admis comme élève pilote et que je serai affecté à une école de pilotage dans neuf mois. Neuf mois, me dis-je, la guerre sera finie avant que je sache piloter῀! Je n’en peux plus d’être là. C’est maintenant que je veux participer à l’action.
—῀῀Sir, the war will be over before I get to fly.
—῀῀So maybe, you can go as air gunner immediately, if you want.
Je pourrais être mitrailleur aérien dans trois mois. Je dois prendre une décision sur-le-champ. J’accepte.
Tout est prêt pour un voyage en train en direction de Mont-Joli. J’y rejoindrai là-bas la Gunnery School. D’autres copains partiront plus tard pour les écoles de navigation, de télégraphie et de pilotage. Je suis le seul à partir si rapidement. On me remet les documents de voyage.
Entre-temps, j’apprends qu’il y a souvent des départs en avion vers l’aéroport de Saint-Hubert. Comme je compte m’arrêter à Montmagny dans ma famille pour un congé de deux jours, l’avion n’est pas le moyen de transport idéal. Mais comment résister à l’appel de l’air῀? Je monte à bord d’un Beechcraft 18. La chance me sourit car l’avion fait une escale à Québec, ce qui me rapproche considérablement de Montmagny.
Le premier novembre, je quitte ma famille pour Mont-Joli. Dès le lendemain, je commence mes cours théoriques de tir. À la fin d’une semaine de cours, nous allons au champ de pratique. J’utilise des carabines Remington ou Enfield ainsi que des mitrailleuses Lewis. Je vise des pigeons d’argile avec des fusils. Au contraire de mon père et de mes frères Clément et Robert, de vrais amateurs de chasse, je n’ai jamais éprouvé beaucoup d’intérêt pour ce sport. J’apprends à tirer pour voler῀! Je deviendrai chasseur malgré moi, mais les cibles ne seront pas les mêmes que celles de mes frères.
Notre entraînement aérien se fait sur des Fairey Battle. Ce bombardier léger, équipé d’un seul mitrailleur, s’est avéré à l’usage un appareil très peu performant. On en a fait un avion d’entraînement. Au début de la guerre, malgré leur moteur Merlin de 1 000 chevaux, les Fairey Battle ne peuvent échapper aux pilotes de chasse allemands. Les Messerschmitt les abattent comme des mouches. En 1940, lors d’un raid en France, 18 Fairey Battle sur 19 sont abattus en quelques minutes seulement par la chasse allemande. On raconte alors qu’il est possible que les pilotes allemands aient tout simplement manqué de munitions pour abattre le dernier avion...
Cet appareil de guerre ne sert plus maintenant qu’à tirer des manchons cibles de 40 pieds de longueur῀! Les pilotes aux commandes de ces avions accumulent des heures de vol, mais c’est un travail monotone pour eux. Jour après jour, ils amènent des apprentis mitrailleurs au-dessus du fleuve. Ceux-ci visent les manchons cibles tirés par d’autres Fairey Battle. La tâche n’est pas sans danger, car il arrive que des apprentis tireurs manquent les cibles et atteignent l’avion remorqueur... Mourir à l’entraînement, quel destin stupide.
La mitrailleuse Lewis que nous utilisons date de la Grande Guerre. Dans le cockpit arrière, soumis aux vents, je me tiens debout, attaché au plancher de l’avion par un solide harnais. Le chargeur de balles est placé au-dessus de la mitrailleuse. Il contient 200 balles de calibre .303. Les balles de fer sont peintes de différentes couleurs, selon la mitrailleuse utilisée. Une fois les cibles récupérées, on peut ainsi vérifier la précision du tir des élèves.
De tels exercices aériens profitent parfois quelque peu à la population locale. L’effort de guerre amène un sens plus aigu que jamais du recyclage. Demandez-le à Mme Lévesque ou à d’autres femmes des environs῀!
—῀῀Madame Lévesque, nous sommes de la police militaire.
—῀῀Oui, je le vois bien῀! Entrez messieurs.
—῀῀Nos avions larguent régulièrement de grands manchons de nylon avant d’atterrir.
—῀῀Oui, je les vois faire.
—῀῀Le problème, madame, c’est qu’il en manque un de temps à autre. Impossible de les retrouver.
—῀῀Je vois.
—῀῀Par hasard, vous n’auriez pas vu des gens les récupérer῀?
—῀῀Non, mais si j’en vois, je vous téléphonerai.
Les policiers militaires repartent sans même remarquer les belles chemises et les robes blanches d’enfants séchant au vent sur la corde à linge... Au retour de la Grande Guerre, les soldats avaient usé leur uniforme aux champs. Dans cette guerre-ci, les enfants sont habillés des tissus trouvés dans les champs῀!
Le 7 décembre 1941, le Japon détruit la flotte américaine à Pearl Harbor, aux îles Hawaii. Maintenant la guerre est mondiale. Je le sais. Tout le monde le sait.
Les mois d’entraînement s’achèvent. Les vols au-dessus du fleuve sont toujours aussi monotones. Souvent, les pilotes frustrés par la routine partent en cavale et se lancent dans une chasse folle imaginaire, pourchassant les fantômes d’avions allemands au-dessus des forêts de la Gaspésie. Ces escapades sont enivrantes. Des têtes de sapins décapités par les ailes partent en spirale vers les nuages. Les lacs, les îles et les rivières sont autant de lieux où se sont certainement réfugiés les avions allemands virtuels que notre Fairey Battle traque et détruit irrémédiablement. Il gagne inévitablement tous les combats qu’il a auparavant perdus dans le ciel de France῀! De ma position de mitrailleur, je ne compte plus le nombre d’avions allemands que j’abats en rêve. Le Fairey Battle est vengé une fois, dix fois, cent fois῀! Ces folles virées ne plaisent pas toujours au commandant, mais elles se poursuivent sans répit. La guerre, c’est la guerre῀!
Le jour de la collation des grades se déroule dans le grand hangar. Le commandant nous a rassemblés là afin de remettre à ceux qui ont réussi leurs examens l’aile de mitrailleur qui fait foi de leur réussite. Il y a aussi la remise de nos trois galons qui font de nous tous des sergents. Le seul fait que les caporaux n’auront plus d’emprise sur nous est déjà considéré comme une victoire sur l’ennemi. Mais l’Europe doit encore attendre. Je passe les Fêtes dans ma famille. Papa, mes frères et mes sœurs sont bien fiers de moi. Tous se réjouissent de mes succès. Après les Fêtes, je pars pour l’Angleterre par la mer. Enfin.