LES ALLIÉS VONT DE défaite en défaite. Les Américains sont en guerre depuis presque un an déjà, à la suite de l’attaque sournoise des Japonais à Pearl Harbor. Dans les premiers mois de l’année, le général américain MacArthur a dû abandonner les Philippines, et l’armée japonaise a aussi conquis Hong Kong et Singapour. L’armée canadienne a participé au terrible raid manqué de Dieppe. Des milliers de nos soldats sont tombés sur les plages. L’issue de la terrible bataille de Stalingrad est toujours incertaine. L’Allemagne bombarde sans répit Londres et d’autres villes anglaises. Le général allemand Rommel est aux portes de l’Égypte. L’armée anglaise est épuisée. Le monde libre retient son souffle. Tout va-t-il basculer définitivement aux mains des nazis῀? Bientôt, je serai au milieu de tous ces dangers.
Le grand départ se prépare doucement. Je vais prendre le Maritime Express le 2 janvier pour Halifax. C’est mon lieu d’embarquement. Le jour des adieux arrive. Mes jeunes sœurs, Monique et Suzanne, sont fières de moi dans mon uniforme de sergent. Margot et Madelon de leur côté cachent mal leurs inquiétudes alors que Clément ne se fait pas de soucis à mon égard.
Les plus jeunes, Denis et Marcel, ne se rendent pas trop compte de ce qui se passe vraiment. Robert, mon frère aîné, est déjà en service dans l’aviation à Patricia Bay, sur l’île de Vancouver.
M. Langlois vient nous chercher en carriole pour nous amener à la gare. Papa, Madelon, Margot et Clément m’accompagnent. Je les embrasse tous et ne peux retenir mes larmes. Les adieux sont douloureux.
La locomotive crache de la fumée tout le long du parcours. Le cri plaintif du sifflet me fait songer au cri langoureux du huard au crépuscule. Bientôt, le bruit saccadé des roues sur les rails m’envahit tout entier pendant que le train m’entraîne vers mon destin.
Le lendemain, le train entre en gare à Halifax. Un millier de soldats débarquent comme moi. Des autobus nous amènent au camp militaire. Nous attendrons là notre navire. Je profite de l’occasion pour téléphoner à Margaret qui m’invite à nouveau chez elle. Le chauffeur de la famille vient me chercher et me laisse à la porte de la somptueuse résidence.
Pendant que la bonne nous sert le high tea, Margaret et moi renouons connaissance. Elle fait sa première année de droit à l’Université de Dalhousie. Je suis impressionné. Alors que je vais à la guerre, elle s’en va aux études. Un instant, un instant seulement, je l’envie.
De retour au camp, j’apprends que nous devons repartir pour Moncton. Que se passe-t-il῀? Retour à la case départ῀? Le navire qui devait nous transporter a-t-il été coulé῀? Les trois jours déjà passés à Moncton ont été d’un tel ennui῀! Non, ce ne sera pas Moncton. Nous voilà repartis, mais cette fois pour les États-Unis, en direction du camp Miles Standish au Rhode Island. Les rumeurs vont bon train. Embarquerons-nous à Boston ou à New York῀?
Au camp, je m’adresse à mon officier῀:
—῀῀Sir, j’ai des parents ici à Providence. J’aimerais aller les voir.
—῀῀OK, je vous accorde une permission de huit heures.
Je mens. Je n’ai pas de parenté à Providence, mais une amie. Durant les vacances d’été 1939 à Montmagny, j’ai fait la connaissance de Nancy Arnold alors qu’elle faisait le tour de la Gaspésie à bicyclette. Elle accompagnait un groupe de jeunes du American Youth Hostel. J’ai entretenu une correspondance avec elle depuis ce temps afin d’améliorer mon anglais écrit. Nancy et ses parents viennent me chercher au camp tôt le matin et je passe une agréable journée en leur compagnie. Des adieux et on me ramène au camp. Je dois partir. Mais vais-je finir par partir῀?
—῀῀Attention to all Canadian airmen, hurlent les haut-parleurs, you will be leaving Miles Standish at seven o’clock.
Nous prenons enfin la route en direction de New York, où nous attend notre navire, le Queen Elisabeth I. C’est le plus luxueux et le plus gros navire du monde, paraît-il. Devant lui, très impressionné, je ne vois ni le début ni la fin de sa coque d’acier.
—῀῀Regarde, Antoine, qu’est-ce que c’est que cette masse là-bas sur l’eau῀?
—῀῀C’est le Normandie, nous dit un matelot à l’embarcadère.
Au quai opposé repose l’épave du Normandie, gloire de la France, couché sur son flanc.
—῀῀Il a été saboté par des espions allemands, explique le matelot.
L’embarquement de tous les militaires se fait rapidement. Les consignes sont simples. Nous devons porter notre gilet de sauvetage en tout temps. Nous ne mangeons que deux repas par jour. Le reste du temps, nous devons rester sur le pont qu’on nous a désigné. Nous sommes entassés à 15 dans une cabine de luxe conçue pour deux personnes. Il n’y a aucun meuble, seulement des couchettes. Les hublots sont scellés.
Aux petites heures du matin, le grand navire, poussé par de puissants remorqueurs, quitte le quai.
—῀῀Regarde, Gilles, là-haut, un ballon dirigeable῀!
—῀῀J’en vois deux῀! Ce sont des dirigeables de la marine américaine. Ils ressemblent au R-100 que j’ai vu à Montmagny, en 1930.
À la sortie du port, je contemple New York et ses gratte-ciel. Comme nous venons tous de petites villes ou villages du Canada, très peu d’entre nous ont pu voir tant de merveilles. Nous passons devant la statue de la Liberté, symbole de l’Amérique libre. Nous en avons des frissons. Comment concilier cette image de liberté avec celle de la guerre qui se propage partout sur le globe῀?
Le navire gagne de la vitesse et les dirigeables qui nous escortaient, incapables de nous suivre, cèdent la place à des avions patrouilleurs. La nuit venue, le Queen Elisabeth I file à pleine vitesse sur l’océan Atlantique.
Sur le bateau, je retrouve par hasard Édouard Jean. Le destin est toujours plein de surprises. Jean et moi étions des copains de classe à Montmagny, au collège des Frères du Sacré-Cœur. Il est maintenant sergent pilote. Quelle veine de se rencontrer ainsi en pleine mer῀!
—῀῀En 1938, m’explique-t-il, je suis retourné aux études classiques pendant deux ans. Je me suis enrôlé il y a 18 mois maintenant.
—῀῀Moi, j’aurais dû être plus patient... J’ai eu la possibilité de devenir pilote, mais le délai de neuf mois me paraissait si long que j’ai choisi le cours de mitrailleur.
Sans plus d’escorte aérienne, le navire file à pleine vapeur sur une mer calme. Aucun sous-marin ne peut nous rattraper pour nous couler. Mais si par malheur nous en croisions un῀? Dès le premier jour, la routine s’installe. Nous n’avons d’autre occupation que de jouer aux cartes ou de dormir. Les nuits sont longues et le sommeil souvent difficile. Le troisième jour en mer, très tôt, de grands vents s’élèvent sur l’océan. Les vagues font tanguer le navire. Ce roulis constant est désagréable. Les ponts ne sont jamais à l’horizontal. Plusieurs d’entre nous sont pris de malaises. Le mal de mer est du voyage.
La tempête secoue le Queen Elisabeth I. La proue du paquebot plonge dans la mer. Des trombes d’eau s’abattent sur les ponts. La poupe se soulève et le navire semble s’immobiliser un instant. Les grandes hélices tournent dans le vide, faisant vibrer toute la coque. À chaque nouvelle vague, j’appréhende le désastre. À l’aube, la tempête diminue. Ma peur terrible s’estompe. Lentement, le navire se sort des cascades d’eau.
Cinq jours se sont écoulés depuis notre départ de New York. Nous approchons de la mer d’Irlande. Le bateau ralentit et des avions le survolent jour et nuit. Nous voyons de nombreux oiseaux de mer. Nous le savons῀: la terre n’est plus loin. Il y a 15 000 militaires à bord qui ont très hâte d’arriver enfin à Greenock.
À la tombée de la nuit, nous voyons les côtes écossaises se dessiner à l’horizon. Le lendemain, nous approchons de la rade de Greenock. Plusieurs navires escortent le Queen Elisabeth I. J’ai la sensation d’avoir gagné un combat. Avec son escorte, notre navire lui-même me semble désormais invincible et j’en oublie presque l’humiliation que la mer lui a fait subir.
Le Queen Elisabeth I est ancré au large. Le débarquement des troupes dure tout le jour et une partie de la nuit. À bord de la navette qui m’amène finalement à quai, je mesure mieux les dimensions gigantesques du bateau qui nous a conduits jusqu’ici. Mais lorsque j’arrive près du rivage, il ressemble au loin à un petit navire docile tirant sur ses ancres. Je le regarde une dernière fois.
Une multitude de trains sont en gare et nous attendent. Les locomotives et les wagons d’ici nous semblent si petits en comparaison des nôtres au Canada. Après une attente de plusieurs heures, c’est le départ. «῀All aboard for Bournemouth... all aboard...῀», de crier le chef de train. Nous sommes déçus de ne pas voir tout de suite d’avions ennemis, de ne pas connaître encore le théâtre de la guerre. Nous ne voyons même pas de soldats anglais.
Notre convoi roule dans la nuit. Pas une lumière, pas une seule lueur. C’est le black-out. Épuisés par la mer, nous trouvons le sommeil dans le confort de notre compartiment. Nous voyageons toute la nuit sans rien voir. Au petit jour, le train ralentit et s’arrête dans un crissement de métal. Whitmore Station. Une heure de pause pour le petit déjeuner. Le train en profite pour se ravitailler en eau et en combustible.
La journée est splendide. Le ciel est bleu et la verdure éclatante. Des fleurs, partout, embellissent la petite gare. Tout est beau et nous sommes en guerre. Je marche sur le quai avec mes compagnons. Pour la première fois, je m’adresse à un Anglais dont l’accent me rend les mots un peu difficiles à saisir῀:
—῀῀Good morning, Sir.
—῀῀Good morning to you, lad. You are from Canada῀?
—῀῀Yes Sir. We arrived last night in Scotland.
—῀῀Welcome to England and our village of Whitmore.
—῀῀Where is the war῀?
Avec un grand sourire, il me répond qu’il espère ne jamais la trouver sur son chemin. Je suis arrivé depuis bientôt 24 heures et je n’ai vu ni soldats, ni avions amis ou ennemis. Où se déroule cette guerre῀? Suis-je en Angleterre, oui ou non῀?
Le chef de gare regarde avec beaucoup de sérieux sa montre de poche et scrute le ciel. Peut-être sait-il que des avions ennemis approchent῀? D’un pas martial, il se dirige vers trois grands paniers d’osier sur le quai. Il consulte sa montre à nouveau puis ouvre les paniers. En sortent des pigeons qui s’envolent dans toutes les directions. Le chef de gare note méticuleusement dans son calepin l’heure du départ des oiseaux.
—῀῀As-tu vu ça, Gilles, tous ces pigeons῀?
—῀῀Oui, mais je ne comprends pas à quoi ils servent῀!
—῀῀Il y a des gens pour qui c’est un hobby d’élever des pigeons voyageurs[16]. À Picton, chez nous, j’ai un voisin qui les fait voyager partout en Ontario. Ils doivent aimer ça ici aussi.
Le train reprend sa route. Il traverse les villes et les villages, siffle pour annoncer sa présence au fil de paysages de plus en plus verdoyants. Nous arrivons enfin à Bournemouth, ville de villégiature en bord de mer.
Le soleil est radieux, la mer est belle. L’hôtel Earl’s Court où l’on nous installe me paraît d’un très grand confort. Tous les hôtels ont été réquisitionnés par le gouvernement. On y loge les aviateurs des dominions et des colonies de l’Empire. Toutes les maisons et les hôtels des alentours sont peints de couleurs pastel, qui leur donnent un air de vacances. Les gens qui profitent des lieux sont nombreux et ne semblent pas gênés du tout de la présence de tant de militaires. Drôle de guerre.
Des affiches nous avisent pourtant que des raids surprise des chasseurs allemands peuvent survenir à tout moment, et donnent des consignes sur la conduite à tenir le cas échéant. Je n’y accorde pas beaucoup d’attention. Rien ne me semble laisser présager un quelconque danger. Les soldats et les véhicules militaires patrouillent dans la ville. Des fils barbelés couvrent les plages et des canons pointent vers la mer. Je vois des avions de toutes sortes parcourir le ciel. De gros avions Sutherland amerrissent et décollent à quelques milles de Bournemouth. Mais tout cela pour rien, me semble-t-il.
À la radio, on peut entendre en anglais des nouvelles qui viennent d’Allemagne. Quelques aviateurs groupés autour d’une radio écoutent avec attention.
—῀῀Que se passe-t-il, Édouard῀?
—῀῀C’est Lord Ha῀! Ha[17]῀! Un traître anglais qui transmet des bulletins de nouvelles de Berlin.
À ma grande surprise, le traître en question souhaite la bienvenue aux Canadiens nouvellement arrivés à Bournemouth. Je n’en crois pas mes oreilles. C’est donc vrai, toutes ces affiches au sujet des espions qui nous surveillent.
L’entraînement finit par débuter. Je passe des tests en chambre de décompression. Les médecins, à travers les hublots, vérifient notre aptitude à voler en haute altitude. Tout va bien en ce qui me concerne.
Je vais être transféré à une école appelée Operational Training Unit (OTU[18]). Je volerai avec des appareils Wellington dans le Gloucestershire. Voilà déjà venu le temps de me séparer de mes nouveaux compagnons.
Quelque temps après, tandis qu’Édouard et moi marchons sur la plage, un bruit strident retentit. Les sirènes῀! C’est ma première alerte῀! En toute hâte, les gens se précipitent en direction des abris, des rez-de-chaussée des hôtels et des immeubles. Nous, nous restons d’abord figés sur place comme deux idiots. Nous voyons bientôt apparaître deux avions volant en rase-mottes au-dessus de la mer. Ils nous semblent inoffensifs et se dirigent vers la ville. Ils passent au-dessus de nos têtes et commencent à mitrailler le sol. Deux explosions retentissent et les avions ennemis font un virage serré à la hauteur des toits. À pleins gaz, ils retournent vers la mer. Estomaqués, nous n’avons pas bougé d’un poil, complètement saisis par la vitesse des événements. «῀What the hell was this῀?῀» finit par demander un aviateur australien, tout aussi surpris que nous. Nous venons de faire connaissance avec les Messerschmitt basés en Normandie.
Quelques minutes plus tard, des Hurricane anglais se ruent à la poursuite des Messerschmitt. Heureusement, les bombes allemandes ont causé peu de dommages. Les pompiers et le service de sécurité sont à l’œuvre. En moins d’une demi-heure, tout revient à la normale. Hier des pigeons, aujourd’hui des chasseurs. C’est vraiment la guerre.