CHAPITRE 7

AU MAGHREB

NOTRE ENTRAÎNEMENT DE 50 heures terminé, l’adjudant nous informe que nous sommes mutés à la Ferry Training Unit no 311[23], à Moreton-in-Marsh, dans le Gloucestershire, afin de compléter nos études. Irons-nous jamais à la guerre?

Ensuite, nous devons rejoindre l’escadrille 425 de l’Aviation royale canadienne, nommée «Les alouettes». L’escadrille est alors basée en Afrique. Des vêtements légers pour les Tropiques nous sont remis pour remplacer nos uniformes de lainage bleu. On me remet un revolver Smith & Wesson de calibre .38 que je dois porter lors des raids aériens.

Nous allons prendre possession de notre bombardier Wellington MK III directement à la compagnie Vickers Armstrong à Weybridge, dans le Surrey. Nous voyageons par train dans les collines fleuries de cette Angleterre qui n’a décidément rien d’un territoire en guerre. À notre arrivée, l’officier du jour nous prend en charge. Nous sommes étonnés de voir des femmes en tenue d’aviateur attablées pour l’afternoon tea. Notre accompagnateur nous informe que ces femmes de la haute société britannique sont des pilotes volontaires qui font le convoyage des avions du manufacturier vers les escadrilles disséminées en Écosse, au pays de Galles, en Angleterre et en Irlande.

Sans aucune gêne, je me dirige vers leur table. Dans mon anglais saturé d’accent français, je me présente comme je peux. Elles m’invitent à prendre le thé. Elles me racontent leur travail. Je suis très surpris que les autorités confient à ces femmes la charge d’avions militaires. Manque-t-il de pilotes militaires? La guerre tournera-t-elle mal pour nous? Il ne me vient pas à l’idée que des femmes peuvent faire ce travail.

Notre avion est identifié par un L. Selon le code militaire, l’appellation «L» correspond à «LOVE». Il est assez curieux de partir en guerre avec un avion prénommé Love... Nous voici donc à bord du Canadian Wellington Love.

Cet avion a été peint dans les couleurs ocrées du désert afin de mieux nous camoufler. Nous volons encore de nombreuses heures avec notre nouvel appareil afin de perfectionner nos connaissances en navigation pour le vol sur de longues distances.

Parfois, nous survolons la mer d’Irlande, là même où, quelques semaines auparavant, Russell, mon compagnon de chambrée, est disparu. Je me rends compte que le souvenir de son visage s’estompe déjà de ma mémoire. Notre mémoire se vide bien vite de ses images comme les corps se vident de leur sang.

Lors d’un vol d’endurance, nous pénétrons dans un nuage à l’apparence inoffensive qui malmène finalement notre bombardier avec une telle violence que le pilote en perd le contrôle. À une hauteur de 15 000 pieds, le bombardier est viré sens dessus dessous et perd de l’altitude à une vitesse inouïe. Après quelques secondes qui nous ont semblé interminables, notre Wellington se redresse et retrouve son assiette normale à moins de 3 000 pieds du sol. Il s’en est fallu de peu que ce soit la catastrophe.

L’incident n’est pas pris au sérieux par les mécaniciens jusqu’au moment où le navigateur indique aux ingénieurs que notre boussole a perdu le nord. Une inspection minutieuse révèle que la structure métallique géodésique de notre appareil est totalement magnétisée. Pas de chance: notre avion sera cloué au sol pendant plusieurs jours. L’adjudant nous accorde alors une permission de trois jours.

Mon désir le plus cher depuis mon arrivée en Angleterre est de pouvoir enfin visiter Londres, capitale de l’Empire. Je veux voir le roi et la reine! Ils sont venus au Canada, mais pas chez moi! Je veux voir George VI et la reine Elizabeth, ainsi que leurs deux filles, Margaret et Elizabeth! Ils sont tous à Londres. La famille royale ne quitte jamais la ville, malgré les bombardements. Depuis la défaite de la France, seule l’Angleterre résiste à l’Allemagne nazie. Winston Churchill a dit à ses concitoyens qu’il n’avait à leur offrir que du sang, de la sueur et des larmes. Jamais la Grande-Bretagne ne se rendra aux nazis! L’idée que je me fais de Londres est à la mesure de l’impression que me fait la famille royale, capable de faire preuve d’une résistance totale.

Je profite donc de ma permission pour m’embarquer dans un train en direction de Londres. Les trains anglais sont très confortables. Les wagons sont divisés en compartiments de six passagers, dotés d’une porte donnant accès aux plates-formes d’embarquement. Les locomotives crachent sans cesse une fumée noire. Les Anglais n’hésitent pas à ouvrir les fenêtres malgré cette fumée incommodante. Les cris stridents des sifflets de la locomotive se perdent dans la campagne pendant que nous filons à vive allure.

Arrivé en banlieue de Londres, je constate tout de suite les dommages causés par la Luftwaffe[24]. Ici, la guerre existe vraiment. Des murs de briques écroulés, des maisons éventrées, des manufactures sans toit bordent la voie ferrée. À la gare Victoria, l’animation est vive et la foule est si dense que je ne remarque même pas les dégâts causés par les bombardements. Par contre, je vois de grandes affiches invitant les citoyens à se méfier des espions, tandis que d’autres les incitent à donner leurs chaudrons d’aluminium qui seront transformés en hélices d’avions. La guerre a fait son nid dans la capitale.

Au kiosque d’information, la préposée me guide vers l’hôtel Maple Leaf. Je m’y rends en empruntant les Tube trains, c’est-à-dire le métro, et les double deckers, ces autobus à deux étages. Je monte bien sûr au deuxième pour profiter d’un meilleur point de vue sur la ville dévastée. Des milliers de sacs de sable ont été installés devant les entrées du métro, les grands édifices, les hôtels, les monuments et les vitrines des grands magasins. Descendu de l’autobus, je demande mon chemin à un bobby[25] qui s’empresse de m’indiquer où se trouve mon hôtel.

De ma chambre, je téléphone à la mère de Wendy, l’amie de Raymond Béchard tué le 8 février 1942 lors d’un vol d’entraînement. Avant mon départ de Montmagny, le père de Raymond, Philippe Béchard, président de la compagnie A. Bélanger ltée, m’avait donné le numéro de téléphone de cette femme afin que je puisse la contacter en cas de besoin. Je lui explique donc qui je suis et elle me raconte que sa fille est membre de la Marine royale et qu’elle travaille à l’amirauté, située au Marble Arch. Wendy me retrouve pour le high tea à mon hôtel. Les filles de la Marine royale, connues sous le nom de WREN, sont habillées d’un élégant tailleur qui fait l’envie des autres femmes des forces armées.

Coiffée du béret de la marine, cheveux noirs, yeux gris-vert, Wendy est ravissante dans son uniforme qu’elle porte avec élégance. Elle me parle de Raymond, des quelques jours qu’ils ont passés ensemble avant la tragédie. L’avion de Raymond a percuté une montagne. Les membres de l’équipage ont tous péri. On a enterré son corps, «avec tous les honneurs militaires», au cimetière de Silton, à Carlisle dans le Cumberland, près de l’Écosse.

Wendy propose de me servir de guide à Londres, proposition que j’accepte avec joie. Tôt le lendemain, nous partons comme des touristes pour visiter la capitale. Empruntant tout à tour des autobus, le métro et des taxis, nous visitons le Parlement, la Tour de Londres, le Marble Arch, le palais de Buckingham, le London Museum et Hyde Park. À Trafalgar Square, l’amiral Nelson, du haut de sa colonne, guette les centaines de pigeons que les badauds nourrissent continuellement. Nous achetons sur la rue des fish and chips et nous allons prendre le thé au Piccadilly Circus. La statue d’Éros, symbole absolu de l’érotisme, cache sa nudité sous des sacs de sable. Même Éros doit se protéger des attaques venues du ciel!

Épuisés par nos visites, nous entrons dans un magnifique pub. Les clients parlent à voix basse tout en dégustant leur bière. Les gens sont calmes, polis et d’une discrétion surprenante. Wendy raconte que c’est un endroit idéal pour les espions. Durant la soirée, nous assistons à un spectacle musical au grand cabaret The Windmill au Piccadilly Circus. Celui qui n’a pas assisté un jour à un spectacle burlesque joué par de si jolies filles nues ne peut se vanter d’être vraiment allé à Londres!

Tard en soirée, Wendy est désormais serrée tout contre moi tandis que nous avançons dans la nuit noire. Nous parlons de nos familles respectives. De faibles lumières au sol éclairent à peine nos pas. Le black-out est pris très au sérieux. Nous nous arrêtons souvent pour nous enlacer. Lorsqu’on arrive à l’hôtel, Wendy accepte de passer la nuit avec moi. Tard dans la nuit, le bruit strident des sirènes sonne l’alerte. Des bombardiers allemands approchent. Les consignes de sécurité de l’hôtel obligent les clients à se réfugier au sous-sol ou encore dans les stations du métro. C’est une nouvelle expérience pour moi, mais pour Wendy il s’agit d’une menace devenue routinière. Qu’importe les bombes! Wendy ne veut pas quitter la chambre. Nous ouvrons plutôt bien grand les rideaux de la fenêtre pour observer les faisceaux de lumière de la DCA qui traquent l’ennemi. Les coups de canons antiaériens font trembler les fenêtres. Le raid a lieu dans l’estuaire de la Tamise, c’est-à-dire près de l’hôtel. Le bruit des moteurs des bombardiers, des bombes et des explosions nous apeurent et nous fascinent à la fois. Au bout de 30 minutes, le calme revient. Nous fermons les rideaux. Nous retournons au lit. Nous ne sommes pas morts. La vie continue.

Au déjeuner, j’apprends à Wendy que je partirai bientôt pour l’Afrique.

Qu’arrivera-t-il de toi?

Je reviendrai, lui dis-je.

Les aviateurs ne tiennent pas leurs promesses, me dit-elle.

Je hèle un taxi et je la dépose à son bureau, au Marble Arch. Puis je me rends à la gare Victoria pour retourner à ma base. Mon voyage à Londres est terminé.

Dès mon retour au camp, l’adjudant nous annonce que notre avion est de nouveau prêt à voler. Des réservoirs de longue portée ont été installés dans la soute à bombes. Le départ pour Portreath est prévu pour le lendemain, ce qui me prend quelque peu par surprise. Je suis forcé d’abandonner les vêtements que j’avais apportés à la blanchisserie... Comment récupérer mes quelques biens? Je prends la chance d’afficher sur un babillard une note demandant à Raymond Barry, ami de ma sœur Magdeleine, de récupérer mes affaires et de les apporter si possible en Afrique avec lui. C’est un peu comme si je lançais une bouteille à la mer à la veille de m’envoler.

Portreath est situé dans le Cornwall, au sud de l’Angleterre. Le voyage ne dure que deux heures et demie et le vol nous fait voir les comtés fertiles de Somerset et de Devon. Ce sont les greniers à grains de la Grande-Bretagne. Les riches fermes sont découpées par des clôtures de pierres et de chèvrefeuilles qui serpentent autour des collines et contournent les villages. De ma tourelle, il est facile de voir que ces vieux paysages ne ressemblent en rien aux fermes du Bas-du-Fleuve qui, construites sur des terres en rangées bien serrées, selon le mode de concession des terres de la colonie, s’éloignent du fleuve vers les monts Notre-Dame.

À Portreath, l’officier nous informe que nous ne devons quitter la base en aucun temps. Des centaines d’avions de toutes catégories arrivent ici et repartent aussitôt vers la mer. Le dortoir est meublé de lits de camp de toile. Tout près, il y a un mess. Nous partirons dès demain. Ce soir, au briefing, nous recevrons les ordres et instructions pour ce grand voyage au cours duquel nous survolerons l’océan. Des experts seront présents pour nous donner les dernières informations en matière de navigation, d’attaques de l’ennemi et de conditions météorologiques.

Nous quittons Portreath au matin, à 8 heures, et nous mettons le cap sur les Açores afin de nous éloigner le plus possible des côtes de la Bretagne occupée. Des escadrilles de chasseurs Junker 88 de la Luftwaffe partent en effet des bases aériennes de l’île d’Ouessant, au large du Finistère, pour barrer la route aux avions alliés. L’efficacité des chasseurs de la Luftwaffe est redoutable, plusieurs bombardiers ont été descendus au-dessus de la mer.

Notre ETA (temps d’arrivée estimé) est prévu pour 16 heures à Gibraltar. Après plusieurs heures de vol, nous changeons de cap en direction des côtes nord-ouest de l’Espagne et du Portugal. Ces deux pays ne sont pas en guerre et nous devons rester éloignés de leurs zones territoriales. Selon la convention de Genève, un atterrissage d’urgence se solderait par un internement jusqu’à la fin de la guerre.

Nous volons à une altitude de 15 000 pieds plein sud. Notre vitesse est de 200 milles à l’heure. Nous pouvons observer la côte nord de l’Espagne, puis nous volons parallèlement à la côte portugaise. Le risque d’une attaque par les Allemands diminue, mais reste théoriquement possible. Quelle étrange entente politique protège l’Espagne et le Portugal de la guerre?

Pendant des heures, nous gardons le cap plein sud sous un ciel radieux et sans nuages. De ma tourelle, j’ai un point de vue unique qui est inversé par rapport aux autres membres de l’équipage. J’observe à ma gauche ce qui est à la droite pour les autres. Au loin, des villes et des villages défilent. Au large, sur la mer, on voit des barques de pêcheurs. Des navires chargés de matériaux de guerre progressent doucement. Ils sont escortés de destroyers qui sillonnent la mer dans le but de les protéger des sous-marins Wolf Pack qui les guettent et qui attendent le moment propice pour les couler. De ma position, ils ne semblent courir aucun danger depuis la mer qui me semble bien calme. Mais des airs, on peut craindre les quadrimoteurs Condor de la Luftwaffe. Venus de France, ils survolent cette mer dans le but de donner la position de ces navires à leurs sous-mariniers.

Au loin, à la pointe sud du Portugal, le cap Saint-Vincent s’avance sur l’océan Atlantique. Il y a à peine quelques mois, identifier ces caps terrestres faisait partie des questionnaires d’examens de géographie à mon collège. Quelle chance de me retrouver ici à découvrir ces terres, assis dans une simple boule de verre!

Nous quittons la côte portugaise et nous longeons à nouveau la côte espagnole. J’ai bientôt en vue la ville de Cadiz, tout en chantonnant, joyeux, une chanson de circonstance: Les filles de Cadix. Puis je vois à l’horizon Séville, d’où est parti Christophe Colomb à la conquête de l’Amérique. Encore quelque 200 milles de vol et nous serons à Gibraltar. Le bruit des moteurs, les vibrations, l’altitude sont très fatigants physiquement et nous avons tous hâte d’arriver. Nous n’avons jamais fait un si long voyage à l’entraînement.

Notre télégraphiste entre en communication avec le contrôle aérien de Gibraltar qui nous informe qu’un avion a atterri en catastrophe sur l’unique piste disponible. Celle-ci sera en principe dégagée avant notre arrivée. Nous continuons donc notre approche et nous demeurons à l’écoute tandis que le pilote et le navigateur font l’inventaire de nos réserves de carburant afin de s’assurer que nous pourrons, en cas de nécessité, nous rendre jusqu’à Fez, un aéroport de secours.

Voici Gibraltar qui surgit sur une petite péninsule. Quel spectacle! D’un seul coup d’œil, j’embrasse cette frontière entre le continent européen et le continent africain qui se dessine. Le djebel Moussa dans le Rif, au Maroc, et ce fameux rocher, en Espagne, représentaient dans la mythologie grecque les colonnes du géant Hercule. Seul un détroit large de neuf milles à son point le plus étroit sépare les eaux de l’Atlantique et de la mer Méditerranée.

Haut de 1 500 pieds, le cap de Gibraltar surgit de la terre en bordure des plaines du sud de l’Espagne. Sa forteresse domine l’extrémité orientale du détroit et contrôle entièrement le trafic à l’entrée de la Méditerranée. Gibraltar est occupé par les Britanniques depuis 1713.

Près de Gibraltar se trouve la ville espagnole d’Algeciras d’où les espions allemands guettent tous les mouvements aériens. Le dictateur de l’Espagne, Franco, est un allié objectif d’Hitler et de Mussolini. C’est grâce à eux qu’il s’est installé solidement au pouvoir.

Pour faciliter notre approche, nous survolons la partie sud du détroit, passant au-dessus du Maroc, territoire colonial français. De là, nous prenons position pour l’atterrissage à Gibraltar. Les couleurs pastel des maisons et le sol rouge de ce pays contrastent avec la verdure de l’Angleterre que nous avons quittée il y a à peine huit heures. Mais impossible d’atterrir. La piste n’est pas encore dégagée. Le contrôleur aérien nous interdit l’atterrissage et nous dirige plutôt vers Raz el Ma, près de Fez, au Maroc.

À l’approche de Raz el Ma, la chaleur à bord devient de plus en plus intense. Mon battledress de laine est inconfortable. De ma tourelle, à quelque 1 000 pieds d’altitude, je vois de nombreux petits villages entourés de murets de pierres blanches. Ils sont reliés les uns aux autres par des sentiers tortueux tracés initialement par les dromadaires, les mulets et les moutons.

Raz el Ma, this is Canadian Wellington Love requesting permission to land.

Wellington Love, Roger, for runway 270°. You are no 8. Attention! heavy traffic. After landing, follow Jeep.

Des centaines d’avions en rangées serrées entourent l’unique piste pavée. Selon les instructions, nous suivons la Jeep qui nous escorte à une aire de stationnement. Après plus de neuf heures de vol sous oxygène, nous sommes enfin arrivés. Les moteurs arrêtés, les vibrations et les bruits divers de la carlingue cessent enfin. C’est dans un silence accueillant, et par une chaleur accablante, que nous mettons pied sur le sol africain.

Nous enfilons au plus vite des vêtements mieux adaptés à cette chaleur. Exténués, nous nous abritons d’abord du soleil sous les ailes de notre Wellington. Un officier de la RAF (Royal Air Force), accompagné de deux soldats sénégalais, nous souhaite la bienvenue. Ces soldats de l’armée territoriale française monteront la garde près de l’avion durant notre séjour. Un lieutenant nous conduit à la réception. Nous y recevons nos ordres pour la poursuite de notre voyage vers la Tunisie. En attendant, repos.

Nous nous rendons en camion à Fez pour manger. Dans cette ancienne ville impériale romaine, des odeurs et des bruits étranges affluent de partout. Le choc culturel est bien réel. Des Marocains vêtus de djellabas nous confirment notre arrivée au pays des Maures, peuple légendaire dont ils sont les descendants. En quelques heures de vol seulement, nous avons changé de continent et de civilisation. L’armée ne nous a offert aucune séance d’information sur les us et coutumes de ce pays avant notre départ. Le peu de connaissances que j’ai de l’Afrique, je les ai apprises au collège. C’est peu, bien peu.

Au restaurant, des aviateurs américains, français, rhodésiens, sud-africains, néo-zélandais, australiens, canadiens et indiens sont déjà attablés. Comme nous, comme des oiseaux migrateurs en somme, ils effectuent à Fez une simple escale de repos et de ravitaillement. Ils partiront dans quelques heures ou quelques jours pour les zones de guerre du Moyen-Orient, de l’Égypte, de la Russie, de l’Orient, de l’Inde, de la Birmanie, du Pacifique... Le patron du restaurant sert une nourriture de qualité douteuse. Pas d’alcool non plus: nous sommes en pays musulman. Les ustensiles sont retenus aux tables par des chaînettes. Dehors, dromadaires, mulets et moutons vagabondent dans les rues, se mêlant à la circulation déjà compliquée des voitures, des camions et des motocyclettes. Quelques femmes voilées passent furtivement dans la foule. Ce spectacle dépaysant nous étourdit.

De retour à l’aéroport, je me couche sur un lit de toile et je sombre dans un profond sommeil. Au lever du jour, le bruit rugissant des moteurs brise le silence du désert. Les avions s’envolent déjà, les uns après les autres.

Fruits et fromage de chèvre pour déjeuner, puis les camions nous emmènent à notre avion, toujours gardé par notre impassible Sénégalais bien armé. Il a bien fait son devoir. Nos effets personnels sont toujours là. Durant notre absence, les mécaniciens ont fait le plein et les vérifications nécessaires.

Les officiers nous ont remis lors d’un briefing des cartes aériennes pour notre prochaine destination: la ville de Blida, en Algérie. On nous a également donné un carton sur lequel est inscrit un message en arabe. C’est un sauf-conduit, connu sous le nom de goalie chit. En cas d’atterrissage en catastrophe en territoire des Touaregs, plutôt que de nous trancher la gorge, ceux-ci recevraient une somme d’argent du gouvernement britannique en échange de notre retour, sains et saufs, à un poste anglais ou américain. Voilà qui est rassurant...

Avant notre départ, un officier de la RAF demande à Chuck, notre pilote, d’emmener deux sous-officiers français avec nous à Blida. Ceux-ci sont surpris que Chuck et moi parlions français. Ils voyageront sans parachute. Ils nous demandent de modifier notre trajet pour survoler Mers el Kébir, près d’Oran. Ils y ont perdu des amis. En juin 1940, après la capitulation de la France, une partie de la flotte française s’est réfugiée dans cette rade. Au mois de juillet, la Marine royale britannique adressa un ultimatum à la flotte française exigeant qu’elle rende les armes sans combat pour qu’elle ne tombe pas aux mains des Allemands. L’amiral français Darlan[26] refusa net et les Anglais coulèrent tout simplement les navires, ce qui fit 1 300 victimes dont faisaient partie ces amis des deux sous-officiers français qui nous accompagnent.

À 10 000 pieds d’altitude, la température est agréable. Assis dans ma boule de verre, branché au tube d’oxygène, j’observe les monts Atlas et la Méditerranée. Une heure plus tard, nous approchons de Mers el Kébir. Chuck invite les deux sous-officiers français au poste de pilotage afin qu’ils puissent observer la rade où leurs camarades ont péri. Il remet ensuite le cap sur la ville de Blida. Deux Lockheed Lightning P-38 de l’aviation américaine nous escortent pendant quelques minutes sans communiquer avec nous. Les deux avions se rapprochent très près, l’un à ma gauche, l’autre à ma droite. Je les salue. Ils m’envoient la main, virent sur eux-mêmes et disparaissent vers la mer. De pareils bimoteurs, très puissants, nous massacreraient s’ils décidaient, je ne sais pour quelle raison, de nous attaquer.

Les rives de la Méditerranée toute bleue sont bordées de sable d’or. Le ciel sans nuages semble aussi bleu que la mer. Nous sommes suspendus dans un bleu quasi complet. Tant de beauté semble rendre la guerre invraisemblable. Chuck communique avec les contrôleurs aériens de Blida. Dans notre approche de l’aéroport, les membres de l’équipage s’en mettent plein la vue alors que nous survolons Alger la Blanche. Sous ma tourelle défilent des champs, des vignobles, des villages, des forêts de pins. Les échanges radio se font parfois en français. Cela indique que nous sommes bien en territoire français, territoire que le maréchal Pétain, chef d’État de cette France occupée, a perdu aux mains des Alliés depuis l’invasion de l’Afrique du Nord en novembre 1942.

But final de notre périple: bombarder le territoire italien pour faire fuir les armées italiennes et allemandes, et contribuer ainsi à créer les conditions favorables à un débarquement. En juin 1943, les Alliés débarquent enfin sur les plages de la Sicile. Les troupes du général anglais Montgomery et celles du général américain Patton s’emparent de la Sicile pendant que les généraux de Gaulle et Giraud se disputent le pouvoir politique et les Forces françaises libres. Entre-temps, l’armée allemande est repoussée à Koursk par les Russes. Sur tous les fronts, les forces armées de l’Allemagne perdent du terrain et la victoire semble maintenant possible pour les Alliés.

À Blida, d’autres mécaniciens font à nouveau le plein d’essence de notre appareil. Les deux Français prennent congé, non sans nous avoir donné à chacun une franche accolade. Un bistro de la gare aérienne nous permet de nous restaurer. La chaleur est toujours très intense. Écrasés par cette effroyable chaleur, nous aimerions bien rester à Blida pour la nuit, mais nous devons nous rendre en Tunisie avant le coucher du soleil.

Le décollage se fait en toute hâte et nous survolons bientôt Sétif et Constantine, le pays des Kabyles. Quelque 500 milles nous séparent encore de Kairouan. À notre arrivée, nous sommes mentalement et physiquement à bout de forces. Dans ma boule de verre, je suis complètement exténué et fourbu. Tout me semble irréel. Tant d’événements se sont déroulés en quelques jours seulement. Le soleil se couche. Le thermomètre descend à 15 °C. Je me couche enfin sur mon grabat. Je tire la couverture de laine et je m’abandonne au sommeil.

Tôt, avant le lever du jour, nous quittons Kairouan pour Pavillier. En 30 minutes de vol, nous arrivons enfin à destination, là où est basée l’escadrille des Alouettes. Nous sommes accueillis par le lieutenant-colonel Baxter Richer. Il est accompagné de l’adjudant Danis, de l’aumônier, le père Laplante, et du capitaine Payette, un médecin.

Un village de tentes loge les 500 aviateurs, les mécaniciens et les administrateurs. Nous sommes dispersés dans ce désert de poussière. Les grandes tentes abritent l’administration, l’hôpital, les cuisines et le service d’entretien des moteurs. Plusieurs tranchées de deux pieds de largeur par six pieds de longueur sont creusées dans le sable, et recouvertes de grandes caisses en bois. Ce sont nos toilettes à trois trous. Ces lieux conviviaux, sans abri et à la vue de tous, sont habités par des nuées de bestioles qui attaquent les visiteurs sans défense, tout particulièrement lors de malaises intestinaux. Autre problème: le papier hygiénique est une denrée rare.

L’eau est un problème quotidien. Deux gallons d’eau nous sont attribués quotidiennement pour nos ablutions, notre lessive et pour étancher notre soif. Parfois, nous puisons l’eau nécessaire à la lessive ou aux douches dans des puits rendus inutilisables par l’ennemi. On y a jeté des mulets morts pour les contaminer. Nous achetons des amphores de terre cuite qui nous permettent d’emmagasiner l’eau. Les amphores sont enfouies dans le sable afin de les préserver des chauds rayons du soleil.

Il n’y a aucune végétation, aucun bâtiment et aucun arbre pour nous mettre à l’ombre. Seules les tentes et les ailes des Wellington offrent un peu d’abri. Les scorpions, les tarentules et les moustiques porteurs de la malaria font partie de notre quotidien. Pour me garder du paludisme, j’avale sans faute chaque jour un comprimé de quinine.

Le viseur de lance-bombes Ian, l’opérateur radio Bob et moi partageons une même tente. Nous dormons sur des nattes de paille entourées de moustiquaires pour nous protéger de tous ces vilains insectes. Une couverture de laine nous permet d’affronter les nuits fraîches. Le soleil couché, l’air plus frais glisse sur nos peaux brûlées comme un baume.

Il y a toujours du bruit et de l’activité au camp. Deux génératrices bruyantes alimentent notre campement en électricité. La police militaire patrouille à la périphérie non gardée de notre base.

Nous sommes ici pour seconder les armées américaine et britannique durant l’invasion de la Sicile et de la botte de l’Italie. Nous sommes rattachés à la 12e Air Force commandée par le général James Doolittle, héros du bombardement sur Tokyo en février 1942. Doolittle avait alors survolé Tokyo avec 16 bombardiers B-25, lancés depuis un porte-avion. Pour leurs opérations en Italie, les Américains n’ont pas de bombardiers de nuit, et c’est pourquoi trois escadrilles canadiennes se trouvent alors en Tunisie.

Pour nous familiariser avec la région, nous partons survoler le désert pendant des heures. Le lieutenant-colonel Richer a assigné notre bombardier flambant neuf, notre Wellington L (Love), à un autre équipage. Nous héritons plutôt d’un Wellington S (Sugar) qui a déjà 10 raids à son actif. Nos envolées au-dessus des villes de Tunis, de Sousse, de Carthage et de Bizerte nous font découvrir une région couverte de sable, de terre rouge et de pinèdes. À 150 milles au sud de Tunis, nous survolons, à notre grand étonnement, l’amphithéâtre El Jem construit par les Romains en l’an 230 apr. J.-C. Il pouvait accueillir 40 000 spectateurs pour les jeux. C’est la guerre et je découvre le monde.

À 19 h 45 le 4 août, nous quittons la base pour réaliser notre premier raid. À bord se trouvent 4 300 livres de bombes. Notre cible: Scaletta, au nord de la Sicile. C’est un aller-retour de 900 milles. Les services secrets ont identifié là-bas un dépôt d’armes et de chars d’assaut de l’armée allemande. Vingt Wellington comme le nôtre participent à ce raid.

Au-dessus de la mer, les cumulus s’accumulent les uns sur les autres. La tempête gronde. Les éclairs nous accompagnent pendant des heures. Comme on arrive près de la côte sud de la Sicile, j’entends mes compagnons s’exclamer à la vue du volcan Etna en éruption. Je dois patienter, car de ma tourelle, je serai le dernier à le voir. Puis vient mon tour d’observer cette terrible force de la nature crachant des lames de feu dans la nuit.

Habitué à l’espace exigu de mon habitacle, je prends goût à mon environnement. Je me sens en sécurité et rien ne m’effraie. Le bruit des moteurs et l’air qui s’infiltre de partout me sont familiers et m’enivrent. Sous mon masque à oxygène, je suis cependant nerveux, anxieux et tendu. Je vérifie sans cesse mes mitrailleuses. Au-dessus de la mer, je demande au pilote la permission de faire l’essai de mes quatre Browning. Le ratatata des balles fait vibrer la tourelle tout entière et l’odeur de la cordite me prend à la gorge.

Tous ces mois d’entraînement m’ont conduit ici. Je suis dans une bombe volante qui peut exploser à tout moment. Je suis à la guerre. La vraie. La vie est en danger. J’ai le droit de tuer. L’ennemi peut le faire aussi. Mes rêves de conquête du ciel m’ont amené au-dessus de l’Italie dans une bulle de verre à la recherche d’un ennemi. Dans quelques heures, nous larguerons 4 000 livres de bombes. Des bombes et des bombes. Quelque part en Sicile. La peur m’envahit et, insidieusement, la panique s’empare de moi. La voix du pilote dans mes écouteurs me ramène à la raison. «Toujours avec nous?» demande-t-il. D’une voix tremblante, je lui réponds que oui. «Rien à signaler, Tail-end Charlie?» Non, tout va. Tout va. Puisqu’il le faut bien.

Il fait noir. Je ne vois que les étoiles. Les autres comptent sur moi. Je me dois d’être avec eux tout entier. Nous sommes tous dans un état de nervosité extrême, les sens aiguisés et tendus par l’adrénaline devant l’inconnu. La voix du pilote se fait à nouveau entendre dans mes écouteurs: «Alerte! À une heure, un avion.»

Pris par surprise, je mets quelques instants à identifier un de nos Wellington. Nous convergeons tous vers la cible et nous devons être très vigilants. Les membres de mon équipage comptent aussi sur moi pour les alerter des dangers, pour identifier les cibles.

De petits nuages se forment soudain près de l’avion. Je mets quelques secondes à me rendre compte que ce sont les explosions des obus antiaériens qui nous sont destinés...

Chuck, on nous tire dessus. Regarde les petits nuages, à 10 heures.

Ils sont au-dessus de nous, les canonniers ennemis n’ont pas bien évalué notre altitude.

Peut-être, mais nous sommes dans leur ligne de tir tout de même... Nous gardons notre cap. Nous continuons notre route. La côte est enfin visible. Le viseur de lance-bombes identifie notre cible. Les canons de la DCA tentent toujours de nous abattre. Nos soutes sont ouvertes et les bombes larguées. Libéré de sa lourde charge, l’avion fait un saut de joie et prend soudainement de l’altitude. Nous larguons tout de suite un petit parachute auquel est attaché une lampe éclairante qui permettra à notre appareil photo de prendre un cliché de la cible.

Au retour, nous utilisons les feux de l’Etna comme balise. Le temps est propice aux attaques des chasseurs ennemis. Ils connaissent désormais la position du groupe mais doivent faire vite, car dans quelques minutes, nous serons hors de leur portée. Le voyage de retour s’effectue heureusement sans incident. Une grande joie s’empare de nous à la vue de la côte tunisienne.

Je regarde à l’est où une fine bande orangée trace à l’horizon des signes précurseurs du soleil levant au Moyen-Orient. Au-dessous de nous, la terre est encore cachée par la nuit. La piste est en vue, bordée timidement par des lampes à l’huile. L’atterrissage se fait en douceur.

Les moteurs arrêtés, les bruits et les vibrations s’estompent. Le silence ne dure qu’un instant: une joie euphorique s’empare de nous. Nous avons réussi notre première mission! Nous sommes revenus!