L’EFFET DE L’ADRÉNALINE s’est estompé. Je suis complètement vanné. Le sommeil n’arrive pourtant pas facilement. Au matin, je constate que j’ai à peine fermé l’œil. Je revis sans cesse le raid. Je songe sans cesse que notre bombe volante chargée d’explosifs et de carburant aurait pu exploser à tout moment, atteinte par une balle ennemie. Elle aurait pu aussi s’écraser en mer à la suite d’une défaillance mécanique ou tout simplement se perdre dans la nuit. Et nous avec elle. Mes pensées sont concentrées sur cette charge d’explosif que nous transportons dans les airs. C’est tout ce à quoi je pense.
Sitôt le soleil levé, la chaleur fait son nid. Toujours ni arbre ni végétation d’aucune sorte pour se protéger de la chaleur. L’horizon s’étale devant nous en un trait infini et monotone. Un seul pissenlit nous ferait office de jardin. Mes pas soulèvent de petits nuages de terre rouge qui m’accompagnent comme des chiens fidèles. À la grande tente du mess, les menus ne sont pas compliqués, corn beef argentin matin, midi et soir... Les galettes, dites de matelot, que nous couvrons de confitures anglaises, ne nous font pas oublier le bon pain. Le café anglais est affreux, mais le thé est délicieux. Les cuisiniers se rendent parfois à Kairouan et rapportent du pain français. Ces mauvais repas routiniers subviennent quand même à mes besoins essentiels et, sitôt rassasié, je n’y pense même plus.
De notre base à Sidi el Hani, nous décollons régulièrement pour un raid. Nous ne volons que la nuit et, au-dessus de la Méditerranée, les cumulus nous attendent de pied ferme. Au retour d’une de ces missions, le lieutenant-colonel Richer nous informe que Roosevelt et Churchill se sont rencontrés au château Frontenac, dans la ville de Québec, afin de finaliser les préparatifs pour l’invasion de la «῀Forteresse Europe[27]῀». Les troupes canadiennes sont en Sicile et, bientôt, elles participeront à la conquête de l’Italie. Nous continuons de bombarder la Sicile et bien d’autres cibles en Italie continentale.
Une permission nous permet de visiter Kairouan, ville sainte de l’islam, et ses 50 mosquées,. Je m’y rends à bord d’un camion militaire, accompagné d’une vingtaine de compagnons. Le véhicule nous amène à la Grande Mosquée, Djama Sidi Okba, la plus ancienne et la plus sacrée de l’Afrique du Nord. La mosquée est entourée de souks qui regorgent de marchandises exotiques – tapis, bijoux, objets de cuivre ciselé, travaux en cuir – toutes aussi intrigantes les unes que les autres. Nos exclamations naïves devant les étals révèlent notre ignorance complète de l’artisanat et des coutumes du pays.
La mosquée est interdite aux non-croyants. Des soldats américains et britanniques marchandent avec des vendeurs dans un déluge de mots arabes, français, italiens et anglais. Un passant qui m’entend parler français avec un marchand s’exclame῀: «῀Vous parlez français῀?῀!῀» Bien sûr῀! Je suis du pays des érables῀!
Il est professeur de mathématiques au lycée français de Monastir. Après quelques échanges de noms et de politesses, Marc Jarance m’offre ses services comme guide. Il est de la région de Lyon et réside en Tunisie depuis avant la guerre. Je me méfie de lui, car il pourrait bien sûr être un espion. Il me promet de me faire visiter la Grande Mosquée, malgré l’interdiction.
Chemin faisant, je visite les souks et les marchés de moutons, de dromadaires et de chèvres. J’apprends qu’on ne doit en aucun temps accepter le premier prix demandé. L’art de marchander est pris au sérieux et accepter la première offre est un affront. Des femmes voilées accompagnent les enfants joyeux et bruyants. Marc me donne un bref cours sur l’histoire de ce peuple et la religion musulmane. Je lui avoue mon ignorance totale du pays. Mon éducation a été strictement d’influence catholique. Au Québec, on considère ces peuples comme des païens qui ne peuvent accéder à notre paradis. En conséquence, nous n’apprenons rien sur eux.
Près de la grande porte de la mosquée construite en l’an 672, mon guide échange quelques mots en arabe avec un gardien. Pour quelques francs, il nous y introduit en douce. La grande cour de marbre entourée de colonnes est vide de monuments, fresques ou ornements quelconques. Il n’y a ni bancs, ni chaises. Marc m’explique que les musulmans doivent prier cinq fois par jour en se prosternant en direction de La Mecque qui est située à des milliers de kilomètres, perdue dans les sables de l’Arabie. La Mecque est leur ville sainte, la Rome des musulmans. J’ignorais tout cela. Pour moi, ce sont des découvertes complètes.
En fait, quelle révélation pour moi que tout cela῀! Allah est donc le seul Dieu῀? Le Christ, pour les musulmans, n’est qu’un vénéré prophète, mais non un dieu. Quel sacrilège῀! Mahomet est-il vraiment le plus grand et le dernier des prophètes῀? Mon ignorance du monde est tellement évidente que j’en ai honte. Mon guide mesure vite mon malaise. «῀Gilles, vous êtes chanceux, me dit-il, car vous vivez des expériences extraordinaires qui vous guideront dans vos choix de vie.῀»
Tard dans la nuit, après m’être beaucoup promené, je retourne à Sidi el Hani. Couché sur ma natte, un peu déboussolé, je songe longtemps à tout ce que j’ai vu et entendu durant cette journée.
Nuit après nuit, nous bombardons le sol italien. Moi, j’en suis à ma septième mission. Ce matin, il y a briefing à la tente du lieutenant-colonel Richer. Ces rencontres sous la tente ont pour but de préparer les raids. Elles se déroulent pourtant d’une façon très informelle. Les conditions météorologiques annoncées sont sans surprise῀: il y aura des cumulo-nimbus au-dessus de la mer, mais au-dessus de la terre ferme, le ciel sera sans nuages.
Notre objectif cette fois est Foggia, situé près de la mer Adriatique. Une bombe de 4 000 livres constituera notre chargement pour cette nuit. Elle remplacera les huit bombes de 500 livres que nous larguons d’ordinaire. Nous parcourrons quelque 600 milles avant d’atteindre notre objectif, le tout au-dessus de la mer. Le départ n’étant qu’à 21 heures, je me rends au bomb dispersal, où les bombes et les munitions sont entreposées.
Les rampants, nom que nous donnons affectueusement au personnel de terre, sont occupés à charger les avions de bombes et de munitions pour les mitrailleuses. Les rampants travaillent dans des conditions de chaleur intense. Les bombes chauffées par le soleil toute la journée sont brûlantes et doivent être maniées avec des gants. Quel travail ardu῀! Les bombes sont déposées sur des chariots tirés par des tracteurs. Elles sont poussées sous les soutes. Des treuils mécaniques démontables les soulèvent alors que des mécaniciens s’affairent à les placer de façon sécuritaire sur des supports en forme de berceau. Elles ne seront armées qu’au décollage. Un système électromécanique, contrôlé par le viseur de lance-bombes, déclenchera le tout au moment venu.
Ce champ de munitions pourrait-il sauter d’un instant à l’autre῀? Il faut en principe que les bombes soient armées pour qu’elles sautent. Nous ne sommes pas en danger tant qu’elles ne sont pas armées et elles ne le sont qu’au décollage de l’avion. Seul le viseur de lance-bombes peut les activer. Mais si nous étions attaqués, bien sûr que tout ce qu’il y a ici sauterait et détruirait tout, absolument tout.
Je participe à l’occasion, avec des armuriers, à l’armement de mes mitrailleuses Browning. Les chargeurs contiennent 10 000 balles de calibre .303. Ces munitions sont attachées aux parois du fuselage, près de ma tourelle. Ces chapelets de balles sont amenés aux mitrailleuses par un ingénieux dispositif nommé servofeed qui alimente celles-ci sur commande et règle la cadence du tir. Sans cet appareil, ce serait le chaos dans la tourelle. J’apprécie le travail de mes camarades rampants qui doivent accomplir leur boulot dans des conditions très difficiles.
Ce soir-là, le 19 août, au retour, nous nous écrasons. Me voilà qui rampe. Mes compagnons sont gravement blessés ou morts. Je n’ai plus d’avion. Il s’en est fallu de peu que j’y passe aussi. Mais la vie continue. Je vais devoir continuer de transporter la mort du haut du ciel.