PERMISSION DE TROIS JOURS῀! Avec un compagnon anglophone, je me rends à Monastir, port de mer sur le littoral oriental de la Tunisie. Les services de transport par autocars sont irréguliers. Des camions militaires américains, français et anglais circulent constamment sur ces routes poussiéreuses. En bord de route, des débris de chars d’assaut, de camions et autres véhicules militaires allemands, anglais, américains et italiens sont les témoins silencieux de la férocité des combats qui eurent lieu ici il y a quelques mois. Ce qui n’a pas été détruit lors des combats a ensuite été pillé.
À Monastir, un gendarme de l’armée française nous guide vers un hôtel. Nous échangeons quelques mots. Mon accent le rend perplexe, il me demande si je suis belge.
À l’hôtel Karawan, nous réservons une chambre de deux lits pour une somme modique. La salle de toilette se trouve au bout du corridor. Un lit avec des draps de coton῀! Une vraie toilette῀! Tant de luxe nous ravit.
La mer est calme et chaude. Nous n’avons pas de maillots de bain, mais qu’importe῀: nos british army shorts font très bien l’affaire. Quelle joie, quel plaisir que de nager et de plonger dans la Méditerranée῀! Depuis des mois, je vis sous une tente, éloigné de toute eau, de toute verdure et de tout confort. Et la guerre me semble aujourd’hui si lointaine. J’ai peine à croire que toutes ces aventures sont miennes.
Lorsque vient le temps de payer quelque chose, la situation devient toujours cocasse. Voici des dollars américains, des livres sterling anglaises, c’est-à-dire de l’argent d’invasion, des francs français et des francs tunisiens... Tout est accepté, mais la confusion est bien sûr totale. Les marchands prennent l’une ou l’autre de ces devises mais préfèrent le dollar américain. À cause de la dévaluation du franc tunisien, on a biffé le 500 sur les billets de 500 F pour y inscrire 5 000 F. Le marchandage est de rigueur.
Au coucher du soleil, le muezzin, du haut du minaret de la Grande Mosquée, appelle les fidèles à la prière. Cinq fois par jour, ceux-ci s’arrêtent, se prosternent et clament leur foi῀: il n’y a de divinité qu’Allah et Mahomet est son prophète. Pendant qu’ils se prosternent, rendant grâce à Allah, le chant plaintif et rythmé vogue au-dessus de ma tête et se perd dans la pénombre.
Sitôt le soleil couché, l’air frais apporte les odeurs de la mer qui se mêlent aux parfums des fleurs qui abondent tout le long de la plage. Mon compagnon d’occasion me quitte pour aller se balader en ville. La plage est très animée. Les femmes, enveloppées dans leur haïk[28], surveillent les enfants. Les hommes se tiennent à l’écart.
Près de moi, j’entends des voix féminines françaises. Ce n’est qu’au cinéma que j’ai entendu de si beaux sons. Les exclamations, les rires, les paroles chantantes me font rêver. Si je m’approche d’elles, pourront-elles me comprendre῀?
—῀῀Bonsoir, mon nom est Gilles Boulanger. Je suis du Canada῀!
Un homme vêtu d’un complet tout blanc se lève et me dit῀:
—῀῀Je suis Marcel Bourier. Il me fait plaisir de vous serrer la main. Que diable faites-vous ici dans ce bled῀? Je vous présente ma femme Mathilde, ma fille Esther, mon fils Mathieu et mon frère Jacques.
C’est la première fois qu’ils rencontrent un Canadien des Forces armées. Si parfois mon accent et mes mots les surprennent, les questions sont nombreuses. Ils ne connaissent pas beaucoup le Canada et encore moins le Québec. Ils me parlent bien sûr des tempêtes de neige, ce qui me paraît assez insolite sur cette plage de Tunisie où il fait au moins 30 °C.
Marcel Bourier et sa femme sont professeurs dans un lycée à Tunis. Leur fille Esther est très jolie. Elle a une voix qui me semble similaire à celle des actrices françaises. Une voix douce, très douce, qui chante des mots qui me plaisent et me font rêver. Elle a 16 ans. Je suis charmé par le vocabulaire et l’aisance d’expression de cette famille. C’est la première fois que je rencontre une famille française.
—῀῀Vous venez à Tunis avec nous῀! lance Monsieur Bourier. Nous y retournons par le train dès demain matin. Vous êtes en permission, non῀? Mon épouse et moi vous invitons à nous accompagner à Tunis.
J’hésite, car Tunis est tout de même à plus de 160 km de Monastir, puis je cède. De retour à l’hôtel, j’annonce en vitesse à mon compagnon mon départ pour Tunis. Le voyage dure cinq heures.
En route, l’oncle Jacques me parle de l’occupation de l’Allemagne. Il est historien et le déroulement des événements le fascine. Les temps ont été très durs. Ils ont manqué de tout et ont même souffert à l’occasion de la faim. La situation s’est améliorée seulement depuis que l’ennemi a quitté l’Afrique du Nord en mai. Les armées allemandes, sous le commandement des généraux von Arnim et Rommel, ont quitté la Tunisie après de violents combats.
Je leur parle du général de Gaulle qui, pour nous, représente la France libre. Mes hôtes français n’ont pas la même opinion sur ce sujet. Certains appuient le général Giraud, d’autres de Gaulle. La famille Bourier n’est par ailleurs pas très au fait de la participation du Canada dans ce grand conflit. Ils sont même étonnés d’apprendre que l’armée canadienne se trouve en Sicile et que des escadrilles de bombardiers de l’Aviation royale canadienne se trouvent à quelques kilomètres de Monastir.
Mais moi aussi j’ignore de vastes pans de la réalité de cette guerre. Je ne comprends pas bien, entre autres choses, la situation de la Tunisie. Sous l’occupation, ce pays, colonie française, était administré par le gouvernement français, placé sous l’autorité du général Pétain, en collaboration avec l’Allemagne. Pareille situation me paraît pour le moins confuse. Je réalise avec stupéfaction que les Français se disputent entre eux pendant que les Alliés font la guerre pour les délivrer du chaos. Il y a les partisans du général Giraud (les giraudistes) et ceux du général de Gaulle (les gaullistes). Bien que soutenu par les Anglais, de Gaulle est considéré comme un usurpateur. Le président américain, Franklin Roosevelt, favorise d’ailleurs Giraud.
Sans la rencontre de Jacques Bourier, j’aurais sans doute quitté ce pays sans rien connaître de ses origines anciennes. Le pays date d’avant l’ère chrétienne. Les Phéniciens vinrent du golfe Persique vers 1200 av. J.-C. Ils ont fondé Carthage. Sous les Romains, Tunis devint le chef-lieu de l’Afrique. Aujourd’hui, en pleine guerre, elle demeure une ville importante dans ce pays. Ne suis-je pas comme un de ces guerriers romains, grecs ou phéniciens, en train de participer à l’histoire qui se fait῀?
De la gare de Tunis, la famille Bourier me conduit à travers un dédale de petites ruelles bordées d’habitations à deux ou trois paliers. Nous arrivons enfin à leur appartement, situé au deuxième. M. Bourier me présente son voisin, chez qui je passerai d’ailleurs la nuit. L’arrivée d’un militaire canadien éveille la curiosité des gens des alentours. On vient tour à tour me saluer.
Ici, les Français rêvent de retourner en France aussitôt que la guerre sera terminée. Les Bourier sont de Lyon. La seule pensée d’une victoire et d’un retour à la paix les rend fous de joie. Je partage volontiers cette joie, même si je ne connais pas plus Lyon que l’Europe.
Une invasion du continent donnerait sûrement une victoire totale contre les nazis... Peut-être. Mais quand῀? Je leur rappelle que je ne suis qu’un sergent aviateur de l’aviation canadienne et que les seigneurs de la guerre ne me consultent pas. Leurs questions pressantes et leurs espoirs anxieux me font prendre conscience du fardeau écrasant que représentent pour un peuple les chaînes de la conquête et de ce que seuls l’espoir et la foi arrivent à l’occasion à le soulager. Faut-il perdre son pays pour le découvrir et le comprendre vraiment῀?
Ma chambre chez les voisins donne sur une cour intérieure, de laquelle montent vers moi les sons mélodieux d’une musique arabe. M. Mercure, mon hôte, m’explique qu’un mariage arabe a lieu dans cette cour et que l’on fêtera certainement toute la nuit. Depuis l’embrasure de la grande fenêtre, nous assistons à cette curieuse cérémonie de musique et de danse. Les hommes échangent entre eux des cadeaux. Pas la moindre femme. Elles sont retranchées derrière les jalousies, avec la mariée entourée de ses sœurs, de ses cousines. Elles observeront de loin la cérémonie, selon la tradition musulmane. Absentes, elles sont pourtant au cœur de tout le cérémonial. Je m’endors au son plaintif des instruments à cordes qui accompagnent ces chants de l’Orient.
La visite de Tunis est de courte durée. Le lendemain, la famille Bourier m’accompagne à la gare pour mon retour à Monastir. Après de chaleureuses accolades, bises et promesses de visites mutuelles, je les quitte non sans regret. Le train se met en marche doucement pour ce long voyage. Dans les wagons, les voyageurs sont nombreux. Des femmes voilées, entourées de nombreux enfants et de leur mari, occupent la majorité des sièges. Je reste à l’écart, par pudeur autant que par un étrange sentiment de ne pas être à ma place du tout. Moi, un militaire d’outre-Atlantique, je suis en quelque sorte égaré dans leur pays.
Mon ignorance m’agace de plus en plus, une ignorance dont je ne cesse de découvrir l’étendue depuis que j’ai quitté l’Amérique. «῀Que diable faites-vous ici dans ce bled῀?῀» m’a demandé M. Bourier. Oui, qu’est-ce que je fais là, après tout῀? Mes pensées voguent vers ma famille et je suis pris parfois d’une grande mélancolie. Ma famille me manque. Il me semble que je ne les reverrai jamais. Qu’est-ce que je fais dans ce bled῀?
Je retourne à la base. Je suis en permission, pas en liberté. J’irai bombarder quelque part des gens que je ne connais pas. Nous irons larguer 4 000 livres de bombes sur des cibles que nous ne verrons pas, espérant n’atteindre que des objectifs militaires, tout en sachant qu’une bombe reste une bombe. Je ne suis pas ici pour visiter du pays, mais pour pourchasser un ennemi.
Arrivé à Monastir, je me mets immédiatement au bord de la route pour «῀faire du pouce῀» afin de retourner à ma base. Un camion américain s’arrête et me prend à bord. La nuit venue, nous rejoignons un bivouac de l’armée américaine. Les soldats me traitent comme un des leurs. On m’offre un lit de camp et des K-rations[29]. Dès le lever du jour, je quitte le camp. Je lève le pouce et suis pris par un autre camion, anglais celui-ci. Quelques heures plus tard, j’arrive à Sidi el Hani. C’est le retour à la guerre, à la réalité, à ma réalité.