CHAPITRE 18

DE NOUVELLES PLUMES POUR L’ALOUETTE

IL Y A DEUX escadrilles en permanence à Linton-on-Ouse, en plus d’un centre d’entraînement pour les équipages qui doivent changer d’appareil. Ces équipages passent d’un bombardier bimoteur à un bombardier quadrimoteur. Comparés à nos bons vieux Wellington, les Halifax sont des monstres avec leurs quatre moteurs.

Un soir, j’assiste au départ de 30 halifax pour un raid sur Berlin. La sécurité interdit comme toujours les communications radiophoniques entre les avions. Depuis une minitour placée près de la piste, les contrôleurs autorisent les départs en se servant uniquement d’une lampe Aldis.

La tombée de la nuit donne à l’horizon de ce triste automne une luminosité lugubre. Les silhouettes des quadrimoteurs Halifax se découpent dans le ciel, éclairées à contre-jour. Ce sont 210 membres d’équipage à leur poste dans les fuselages qui font route vers l’Allemagne. Les 120 moteurs Pégasus de 1 675 chevaux-vapeur chacun font rugir les bombardiers. Ces gros Halifax portent 360 000 livres de bombes. Ils seront au-dessus de Berlin dans trois heures pour y déverser le malheur.

Quelques pas seulement me séparent de la ligne de départ des avions. J’observe les manœuvres. J’échange des saluts avec les mitrailleurs en poste dans leur tourelle. Les moteurs poussés à plein régime entraînent ces monstres coléreux sur la piste. Le bombardier n’a qu’une piste de 5 000 pieds pour décoller. Une fausse manœuvre ou un bris mécanique conduit tout droit à la catastrophe.

Je suis enivré par le bruit autant que par les émanations tourbillonnantes d’essence et d’huile qui se dégagent de chaque avion. La seule pensée que ce spectacle se reproduit sur des dizaines d’aéroports dans le Yorkshire et le Lincolnshire grise mes sens d’un sentiment d’invulnérabilité. Oui, j’ai hâte de reprendre le combat. J’ai hâte de voler.

Le vrombissement des moteurs s’éloigne et l’ivresse me quitte peu à peu. Les mitrailleurs que je saluais il y a quelques minutes à peine reviendront-ils? Les raids sur Berlin sont violents. Les Allemands défendent avec détermination leur capitale. Chaque raid voit les pertes de la RAF et de la RCAF augmenter.

Quelques jours plus tard, le 1er décembre 1943, je complète mon premier vol d’entraînement sur un Halifax MKIII. La tourelle arrière est aussi une Boulton Paul, identique à celle du Wellington. Pour le pilote, le navigateur, l’opérateur radio, l’ingénieur mécanicien et le viseur de lance-bombes, l’entrée dans l’avion se fait par une échelle dans la partie avant du fuselage. Les mitrailleurs arrière et supérieur entrent dans le fuselage par une trappe située à l’arrière de l’avion.

Pour atteindre mon poste, je dois me rendre tout au bout du fuselage en passant près de l’elsycan, une toilette qui est dissimulée par un rideau noir ridicule. Le décollage est bruyant. Le vent créé par la vitesse s’introduit de toute part dans ma tourelle. En plus de mon habituel battledress, je porte une combinaison, des gants et des bottes chauffés à l’électricité.

Nous survolons les Moors, les landes du Yorkshire, pendant une heure. Puis vient une série d’essais, de posés-décollés[33] plus ou moins réussis, qui me laissent meurtri. Les pilotes sont des apprentis sur ces nouveaux appareils. Durant la semaine, le même scénario se répète. L’entraînement réussi, je retourne enfin à Tholthorpe.

Depuis une semaine, les nouveaux arrivants sont nombreux et peuplent notre base. Quelques bombardiers et leurs équipages sont en poste. Moi, je n’ai toujours pas d’équipage. Je reste donc un simple mitrailleur de rechange.

Le mois de décembre au Yorkshire est triste. De la pluie, des nuages, le froid. On n’arrive jamais vraiment à chauffer notre Nissen hut, équipée d’une mauvaise fournaise au charbon. Le charbon est en plus de piètre qualité, sans compter le fait qu’il est rationné! Nous gelons. La nuit, nous sortons pour essayer de trouver du bois pour alimenter notre misérable poêle. Tout y passe. Des portes de douches et de toilettes sont transformées en combustible. Des fermiers se plaignent à l’adjudant que des poteaux de clôtures autant que des planches disparaissent de leur ferme. Seul le printemps mettra un terme à ces escapades nocturnes de bûcherons sans forêt à abattre.

À l’approche de Noël, la nostalgie du temps des Fêtes au pays des neiges s’empare de nous. Nos familles nous manquent. Quand pourrons-nous retourner à la maison? L’alouette est mélancolique.