CHAPITRE 19

VICTIME DE CUPIDON

LA NAAFI (Navy, Army and Air Force Institutes) est constituée de volontaires, des femmes surtout, qui ont pour mission de gérer des cantines volantes dans les gares de chemins de fer, les bases militaires, les aéroports, bref, partout où se trouvent des hommes sous l’uniforme. Au menu, du thé, des biscuits, des chocolats chauds et du café imbuvable. Mais ces volontaires trouvent réponse à toutes nos demandes. Ils sont indispensables.

La NAAFI s’occupe aussi de l’organisation de loisirs pour les aviateurs de Tholthorpe. À la veille de Noël, nous sommes invités à une soirée de danse. Un camion, dans lequel on a installé des bancs pour l’occasion, nous emmène à un manoir qui sert de lieu de rencontre aux militaires, aux aviateurs et aux marins de la région.

Dans le hall d’entrée, les membres de la NAAFI nous accueillent avec des gâteries diverses. La soirée s’annonce agréable. L’endroit est bondé. Au son de la musique d’un trio de musiciens, les danseurs s’en donnent à cœur joie.

Dès mon arrivée, je vois une WAAF (Women’s Auxiliary Air Force[34]) adossée à une porte, en conversation avec une copine. Sa longue coiffure blonde, nouée à la hauteur de la nuque, attire tout de suite mon attention. Une indisciplinée, me dis-je, puisque pareille coiffure est contraire au code vestimentaire des WAAF. Évidemment, cela me plaît beaucoup!

Je m’approche d’elle. Je tape légèrement sur son épaule. Elle se retourne et un joli sourire sensuel s’échappe immédiatement de ses lèvres charnues. Ses yeux bleus m’éblouissent.

Balbutiant, je me présente:

My name is Gill Boulanger. You are standing under the mistletoe and this means that you wish to be kissed. In respect to British traditions, I feel obliged to kiss you.

Sergeant, my name is Marie Rees and I respect our traditions.

Un long baiser s’ensuit et me voilà totalement épris. Cupidon me vise en plein cœur. Quelle chance! En un rien de temps, nous nous retrouvons sur le plancher de danse.

Nous dansons sans nous lasser l’un de l’autre. À cette blonde d’Albion, je donne un petit cours d’histoire du Canada, et en particulier sur ce que signifie d’être un Canadien français dans le dominion de son roi, Sa Majesté George VI.

Marie Rees est opératrice de télétype à la tour de contrôle à Tholthorpe.

Your name is Marie and not Mary. Why?

Une fantaisie de sa mère, m’explique-t-elle. Sa sœur jumelle, Grace Ann, est aussi dans la WAAF, mais en service à Londres.

Marie, may I see you tomorrow?

No, Gill, I am leaving for London for Christmas to visit my family. I will be back on the tenth of January.

Pas de chance! J’insiste tout de même. Puis-je au moins la voir dès son retour?

For sure Gill! I would love to see you when I return.

Un petit goûter, des échanges de vœux et la soirée se termine par le chant traditionnel écossais Auld Lang Syne, connu des francophones sous le nom de Ce n’est qu’un au revoir. Marie retourne à Tholthorpe avec ses copines, au dispersal des filles.

Le mauvais temps perturbe nos vols d’entraînement tandis que les conférenciers se succèdent afin de nous expliquer toutes les caractéristiques techniques du Halifax. Je dresse un tableau personnel des éléments principaux qui distinguent cet avion:

Envergure: 99 pieds (30 mètres)

Fuselage: 72 pieds (22 mètres)

Moteurs: 4 Bristol Hercules, 1 615 CV moteur radial

Pesanteur: 65 000 livres (29 484 kg)

Bombes: 13 000 livres (5 897 kg)

Plafond: 23 000 pieds (7 000 mètres)

Ascension: de 0 à 23 000 pieds (7 000 mètres) en 45 minutes

Carburant: 965 gal Imp (4 387 litres) ou 1 550 gal Imp (7 046 litres) selon la charge embarquée

Autonomie: 1 000 milles (1 609 km) à 1 900 milles (3 057 km)

Vitesse de croisière: 227 mph (365 km/h)

Vitesse de décrochage: 100 mph (160 km/h)

Tourelles: 2 Boulton Paul de 4 mitrailleuses ch. calibre .303

Mitrailleuse: 1 Browning de calibre .50 à la position ventrale

L’envergure de l’appareil est imposée par le ministère de la Défense britannique à cause de la largeur des portes des hangars déjà existants: ils n’ont que 100 pieds d’ouverture. Nous n’avons pas de hangars pour ces avions sur nos aérodromes, seulement des ateliers de réparation. Par conséquent, nos Halifax doivent dormir à la belle étoile.

Je me rends à plusieurs séances d’entraînement au champ de tir. Me voilà à abattre des pigeons d’argile avec un fusil de chasse ou à l’aide d’une carabine. Nous nous entraînons aussi sur des cibles statiques, avec des mitrailleuses Browning de calibres .303 et .50.

Il faut aussi savoir envisager le pire. Nous pratiquons des évacuations du bombardier en cas de catastrophe. Réussir à fuir de ma tourelle en cas d’urgence n’est décidément pas une chose facile. L’opération exige une suite de mouvements très précis.

Nous sommes le 10 janvier 1944: j’effectue enfin mon premier vol à bord d’un Halifax, avec l’équipage du sergent de section Murray. Un simple vol de jour de 45 minutes. Je suis installé dans la tourelle du mitrailleur supérieur (mid-upper gunner). Cette tourelle, située au centre de l’avion, est moins isolée que celle située à l’arrière. La visibilité est exceptionnelle. Je vois en fait l’avion tout entier dans ma ligne de tir. Ce pourrait être parfaitement dangereux si des dispositifs de sécurité n’empêchaient pas mes mitrailleuses de tirer lorsqu’elles ont dans leur mire l’avion lui-même.

Ce jour même, Marie arrive tel que promis. Elle reprend son poste d’opératrice de télétype à la tour de contrôle. Les rencontres intimes sont presque impossibles. Coup de chance: mon ami Yvon Côté, officier pilote, part en permission et me prête sa chambre dans le dispersal des officiers qu’il partage avec un autre officier aussi en permission. Pendant deux nuits, Marie et moi jouons au chat et à la souris avec les gardes pour rejoindre notre nid d’amour temporaire. La redécouverte de l’un et de l’autre est intense. Deux nuits de rires et d’émerveillement, au nom de l’amour éternel que l’on se jure volontiers l’un à l’autre. Contrairement aux aventures amoureuses qui m’avaient initié à l’amour physique, je suis troublé cette fois-ci, inquiet du désir de posséder autant que d’être possédé.

Quelques jours plus tard, le 20 janvier, je fais mon deuxième vol avec l’ami Yvon et son équipage. Yvon est de la ville de Québec. Je suis cette fois un simple passager, ce qui me donne la chance d’occuper le siège du copilote. Dans la RAF-RCAF, il n’y a pas formellement de copilote. Ainsi, lors d’exercices de bombardement, le siège est libre. Pour la première fois, je peux toucher aux commandes de l’appareil. Yvon me fait tourner l’avion à gauche, puis à droite. Nous montons jusqu’à 18 000 pieds pour y mettre l’avion en mode de croisière. Je réalise enfin mon rêve d’enfant, celui que le Curtiss «Jenny» avait engendré en moi au temps de mon enfance à Montmagny. Pendant plus de trois heures, nous traversons le ciel nuageux du Lincolnshire et du Yorkshire, sans danger aucun. Je suis aux anges, d’autant plus que j’ai obtenu une permission!

J’ai obtenu deux jours pour me rendre à Londres afin de rencontrer les parents de Marie. Elle et moi partons de York par train, au matin du 21 janvier. Nous arrivons à Londres pour trouver la ville dans une grande agitation en raison d’une alerte au bombardement. À la sortie de la gare de Paddington, nous courons nous réfugier dans un bunker situé à deux pas de là. Des familles entières, des gens de tous âges, les bras chargés de quelques biens auxquels ils tiennent, s’engouffrent dans cet abri antibombes. À l’intérieur règne un calme surprenant. Les enfants ne sont pas spécialement apeurés. Les parents les amusent et les réconfortent. Le bunker est plein. Nous y restons pendant une bonne heure. Au loin, nous entendons les bombes exploser. Notre bunker résiste, sans secousses, sans même perdre son éclairage électrique. Au bout d’une heure, le All Clear retentit: nous pouvons sortir au grand air. Dehors, tout le monde s’active.

Des camions de pompiers arrivent de partout. Les policiers et les ambulanciers sont à l’œuvre. Pourtant, il ne semble pas y avoir de dommages à proximité de la gare. Les Londoniens, très habitués à ces raids, sont calmes. Sitôt un bombardement terminé, ils reprennent leurs occupations comme si de rien n’était. Plusieurs fois déjà, Marie a dû se réfugier dans les bunkers ou les gares du Tube lors d’attaques aériennes. Son calme extraordinaire me donne confiance, me réconforte. Elle me raconte qu’en 1941, après une nuit d’intenses bombardements du centre de Londres, elle s’est rendue au matin aux bureaux de la compagnie de caoutchouc où elle travaillait comme secrétaire pour constater la destruction totale de l’édifice.

Marie éprouve une grande admiration pour les femmes russes qui travaillent dans les fermes collectives. Elle s’est engagée à son tour dans la Land Army, une organisation mise sur pied par le gouvernement et dont le but est d’aider les fermiers anglais durant l’absence de leurs enfants partis défendre la patrie. La belle blonde de la ville a évidemment attiré maints désirs amoureux de la part des fermiers, impressionnés par son habileté à s’occuper des cochons autant qu’à traire les vaches. Mais une violente attaque d’appendicite a exigé son hospitalisation. Elle a subi d’urgence une opération. De nouveau sur pied, elle a pensé que le service dans la RAF serait moins difficile pour elle.

Nous prenons le Tube train de Paddington. Quelques minutes après, nous débarquons à la station de Highbury. Dix minutes de marche, dans le noir total, et nous arrivons au 13, Highbury New Park, chez M. et Mme Edgar et Mary Rees. Leur logis est situé au rez-de-chaussée de l’immeuble. M. et Mme Rees m’accueillent chaleureusement.

M. Rees est un vétéran de la guerre 14-18. Il a servi dans l’armée britannique comme sous-officier. Il était cantonné dans la forteresse impériale d’Aden, stratégiquement située pour interdire l’accès à la mer Rouge aux ennemis de l’Empire. Désormais spécialiste en communications téléphoniques, il travaille pour la Poste royale, à titre de responsable de la téléphonie à Londres. Temps de guerre oblige, Mme Rees a été recrutée pour sa part pour effectuer du travail à temps partiel dans une maison de fabrication d’optiques. Tous les citoyens travaillent pour la victoire.

Mme Rees prépare le thé, breuvage indispensable dans la vie quotidienne des Anglais. Je parle longuement de ma famille, de Papa. Mme Rees est issue d’une famille de 13 enfants dont elle est la seule fille. Trois de ses frères ont péri durant la guerre de 14-18. Comme il n’y a que deux chambres à coucher, M. Rees m’a loué une chambre chez le voisin d’en haut.

La chambre est austère et humide. La propriétaire m’offre une bouillotte brûlante pour faire fuir quelque peu l’humidité de mon lit. Je tarde à dormir. Au réveil je retourne chez les Rees pour le petit-déjeuner.

L’appartement de la famille Rees est exigu et aménagé avec des meubles anciens. Le salon sert aussi de salle à manger. La pièce est chauffée au charbon, grâce à un minuscule foyer. C’est en fait la seule source de chaleur. Il fait froid. Tout est humide. Je le trouve plutôt inconfortable. Mais je fais bien attention de ne pas me plaindre. Les Anglais ne se plaignent jamais, eux.

How are you?

It could be worst!

Le flegme légendaire des British n’est pas un mythe. Je le constate tous les jours.

Dans la petite cour arrière se cache un jardin, et tout au fond un poulailler avec une vingtaine de poules. En saison, un potager produit assez de légumes pour atténuer les effets du rationnement imposé à tout le pays. Des milliers d’habitants de Londres ont transformé les magnifiques parcs de la ville en potagers. M. Rees est allé plus loin. Sans expérience aucune, il a décidé d’élever des poules afin d’avoir des œufs à volonté.

Il a obtenu un permis d’élevage de volaille. Avec ses 20 poules, il peut garder une douzaine d’œufs et vendre les autres contre des coupons pour se procurer le grain nécessaire à les nourrir.

Nos deux jours de vacances terminés, nous retournons à Tholthorpe.