CHAPITRE 20

RETOUR À LA GUERRE

CETTE NUIT, 2 FÉVRIER 1944, je vais accomplir mon premier raid sur l’Allemagne. Je fais partie de l’équipage d’Yvon Côté. Le tannoy[35] nous convoque pour un briefing à 16 heures. La pensée du retour au combat est excitante. La rencontre avec les équipages dans la grande salle de briefing est tapageuse. Quelle différence avec celles de Tunisie qui étaient plutôt informelles et se faisaient en plein air! Sur le mur du fond est affichée une grande carte d’Europe sur laquelle est tracée la route que nous devrons suivre. L’adjudant fait l’appel des équipages. Cela fait, il ordonne aux gardes armés de ne laisser pénétrer personne sans la permission du commandant.

D’une voix tonitruante, il réclame le silence:

Gentlemen, attention!

Alors tous se taisent, et d’un bond tout le groupe se lève. Le commodore de l’air McEwen entre:

Gentlemen, you may sit down.

S’adressant en anglais aux 150 aviateurs, il livre ce message:

Pour plusieurs d’entre vous, ce raid sera votre première opération en territoire allemand. Je souhaite la bienvenue aux équipages de retour d’Afrique qui ont terminé avec succès l’entraînement pour passer des bombardiers Wellington aux bombardiers Halifax. Félicitations. Votre cible cette nuit est Brême, ville industrielle au nord-ouest de l’Allemagne, près de la frontière hollandaise. La RAF, assistée de la RCAF, a pour mission de détruire les grandes villes industrielles de l’Allemagne afin de lui enlever les moyens de continuer la guerre. Bonne chance.

Selon le protocole, l’adjudant, d’une voix forte, clame un:

Gentlemen!

Tous se lèvent et le commodore quitte la salle. Ce protocole ne varie jamais. Les officiers de la météo, des armements, de la mécanique, de la navigation, de la radio et du radar présentent les données techniques du raid. Il nous faudra plus de trois heures de vol avant d’atteindre la cible. Afin de confondre les chasseurs ennemis, la route qui nous conduit à celle-ci n’est jamais en ligne droite. Ce soir, nous mettrons d’abord le cap sur un point précis de la mer du Nord, pour bifurquer ensuite vers la Hollande, puis nous diriger vers Brême.

Notre charge est de 12 000 livres de bombes par avion, soit neuf bombes de 1 000 livres et six de 500 livres. La durée totale du raid sera de 6 h 30 min. Le météorologue présente les dernières informations sur les conditions atmosphériques le long de notre parcours. Les navigateurs s’empressent de les noter, sachant bien toutefois que ces rapports météo sont le résultat de déductions hasardeuses.

L’officier de l’armement fait aussi son exposé et ses recommandations ainsi que le responsable de la mécanique des moteurs. Le briefing dure plus d’une heure. Le commandant d’aviation McLernan est le commandant de l’escadrille des Alouettes. Son bombardier a été abattu au-dessus du Danemark, il y a quelques mois. Il a évité d’être capturé grâce à des résistants danois. Il a fui en Suède, un pays neutre, où il a été interné selon la convention de Genève. Les services secrets britanniques sont allés l’y chercher avec un avion des services spéciaux.

Je me rends à la tour de contrôle voir Marie pour lui faire mes adieux. La consigne m’interdit de lui parler de notre prochaine cible. Sur les ordres de l’adjudant, elle a affiché par télétype, au groupe 6 du Bomber Command, le départ des bombardiers et les noms des aviateurs. Elle a vu mon nom. Elle sait que je pars. Avec la complicité de ses copines, elle peut quitter son bureau pendant quelques minutes et enfin seuls, nous nous disons des mots d’adieu accompagnés de baisers passionnés. Elle pleure. Nous nous laissons ainsi.

J’ai hâte de retourner au combat, mais cela ne va pas sans craintes. Je suis de moins en moins sûr de sortir vivant de cette aventure. Nous perdons de plus en plus de bombardiers. Les escadrilles qui ont occupé cette base ont été décimées. On en parle peu. Les raids sur l’Allemagne sont remplis de nouveaux dangers. Les vols sont plus longs et se font à plus haute altitude, et l’ennemi possède des armes de défense qui nous étaient inconnues en Afrique.

Je me rends au crew-room[36] et je mets beaucoup de temps à m’habiller. Je commence par le sous-vêtement, dit long johns, puis j’enfile une combinaison couverte de fils électriques chauffants. Viennent ensuite mon battledress, mon flying suit, mon harnais de parachute et finalement ma ceinture de sauvetage «Mae West».

Avant d’entreprendre cette corvée, je me rends aux toilettes, car une fois l’avion décollé, je n’aurai plus cette possibilité durant les sept heures de vol. Comment pourrais-je sortir de ma tourelle, me rendre à l’elsycan au milieu du fuselage, me brancher sur la prise d’oxygène et enlever mon attelage avant qu’il ne soit trop tard? Je ne manquerais pas de souiller mes vêtements, avec pour résultat probable des courts-circuits dans la combinaison électrique, me brûlant par le fait même la plante des pieds. À la guerre comme à la guerre.

Dans la pénombre, les équipages sont transportés en camion vers leurs avions disséminés un peu partout à la périphérie de la base dans des alvéoles de stationnement.

Le moment est arrivé d’embarquer dans mon oiseau de guerre.