CHAPITRE 30

L’ALOUETTE DE RETOUR AU CANADA

PARFOIS QUELQUES V1 atteignent encore Londres, mais les fusées V2 sont plus fréquentes. Remplacer les vitres brisées par les explosions fait partie des défis quotidiens des Londoniens. Il n’est pas facile de trouver du verre. C’est une question de chance.

Après des mois de recherche, M. Rees trouve de la vitre pour les fenêtres de la salle de bain. Je suis tout en haut de l’échelle, installé pour poser les derniers clous à la fenêtre, quand une fusée V2 explose à moins d’un mille de la maison. Je sursaute et donne un coup de marteau dans la vitre qui se fracasse en mille morceaux. C’est la première fois que la maison de mon beau-père est victime d’un bombardement.

Je quitte Bournemouth tous les jeudis pour Londres, où je reste jusqu’au dimanche. Les armées alliées avancent vers les frontières allemandes. Dans le Pacifique, les Américains cumulent les victoires contre l’Empire japonais. Je passe Noël et Nouvel An avec la famille Rees. Grace se libère pendant quelques jours de son travail de technicienne en photographie pour la RAF. Cela fait la joie de Marie. Le grand frère Arthur écrit de la forteresse d’Aden au Moyen-Orient une longue lettre de souhaits pour les Fêtes. Pour ma part, je reçois un tas de lettres et de photos de mes sœurs et de mon père. Ils sont bien peinés de la mort de notre fils Michael. J’avais fait parvenir des photos de notre mariage à la famille, et mes sœurs Margot, Madelon, Monique et Suzanne ont bien hâte de rencontrer Marie. Elles s’entendent avec Papa pour dire que ma femme est bien belle.

Durant le mois de janvier, les armées américaines, anglaises et russes libèrent de nombreux camps de concentration allemands. Elles y trouvent des milliers de loques humaines dans un état de désespoir indescriptible. Au cinéma, avant la présentation des films, on passe des reportages sur de grands événements mondiaux. Ce sont les Pathé News. On y montre des images de ces camps. Les Anglais présents ne peuvent pas croire ce qu’ils y voient. Des centaines de personnes incrédules quittent alors les salles de cinéma.

Pour ma part, je ne sens aucune rage monter en moi à la vue de ces atrocités. J’ai peur de ne pas pouvoir accepter cette vérité.

Les jeunes prisonniers allemands que j’ai rencontrés au Havre savaient-ils ce qui se passait dans leur pays? Je me reproche d’avoir eu de la compassion pour eux. Si j’ai douté un seul instant de la nécessité de la guerre, ce doute s’est dissipé aux premières images de ces atrocités commises contre l’humanité par une nation chrétienne comme l’Allemagne. Je suis incapable d’absorber ce que je vois et entends. Je me sens en danger.

Après quelques revers, nos armées avancent sur Berlin. Le RAF Bomber Command et l’aviation américaine continuent de déverser des tonnes de bombes sur des cibles en Allemagne et dans l’Europe occupée. Au début d’avril, M. Barton, du ministère de l’Air, m’avise de la fermeture du bureau de liaison. Accompagné de Marie, je dois me rapporter aux autorités de l’aviation canadienne au Holborn Square à Londres. Le square est ce jour-là une halte de paix qu’embaument les fleurs printanières. L’air d’une chanson d’amour venant d’un orgue de Barbarie se fait entendre. Je m’approche de l’étrange boîte à musique qui souffle les populaires chants d’amour et d’espoir. Je demande à son opérateur si, dans le répertoire, il y a la chanson Wish Me Luck As You Wave Me Goodbye.

Yes Sir, me dit-il. Why don’t you play it yourself?

Il ajuste l’orgue sur ses roues et, avec l’enthousiasme d’un enfant, je le pousse dans les allées. Comme je tourne avec vigueur la manivelle de la soufflerie, les notes saccadées de la mélodie s’échappent de l’instrument et envahissent le square.

Ma casquette d’officier en main, resplendissant dans mon uniforme bleu de la RCAF, je chante à pleine voix la mélodie entraînante des adieux d’un tommy à sa dulcinée.

Wish me luck as you wave me goodbye / Cheerio!

There I go on my way...

En ce jour de printemps, les fenêtres des bureaux de la RCAF sont grandes ouvertes et mon solo attire l’attention des filles qui lancent des pièces de monnaie sur le pavé. Le cockney propriétaire de l’orgue à vent, voyant une bonne affaire, s’empresse de les cueillir.

Wish me luck as you wave me goodbye / Not a tear, but a cheer, make it gay...

Les flâneurs étonnés timidement m’accompagnent et bientôt la mélodie remplit le square.

Give me a smile I can keep all the while / In my heart while I’m away...

Marie, gênée, se tient à l’écart. Le décorum britannique en prend un bon coup. Il est inacceptable qu’un officier de Sa Majesté George VI s’exhibe de cette façon. Ma belle-maman, Mary Rees, en ferait une syncope si elle me voyait. Pendant un court instant, il n’y a plus de guerre, il n’y a que de la joie.

Till we meet once again, you and I / Wish me luck as you wave me goodbye.

Je fais des courbettes aux filles du quartier général qui continuent de chanter. Marie me gronde. Je l’embrasse avec passion. Elle me pardonne.

L’officier avec qui j’ai rendez-vous m’apprend que je serai bientôt rapatrié. Marie doit attendre plus tard pour le voyage au Canada, qu’elle fera avec les quelque 40 000 autres war brides[38], les épouses de guerre. Elle doit attendre la fin de la guerre.

J’ai peine à contenir ma joie à la pensée que je retourne enfin chez moi. Marie est inquiète de savoir qu’elle devra partir seule.

Le 28 avril, une foule enragée d’Italiens pend par les pieds le dictateur Mussolini et sa maîtresse Claretta Petacci sur la place publique à Milan. Le 30 avril, l’armée allemande en Italie capitule et Hitler se suicide dans son bunker à Berlin.

Ce même jour, je fais mes adieux à Marie et me rends au camp militaire de Damhead près de Liverpool. Le 2 mai, je quitte l’Angleterre pour Halifax sur un navire de la Peninsula & Oriental Line, le SS Ranchi.

On ne peut pas savoir quand les milliers de war brides iront rejoindre leur conjoint au Canada. Prioritairement, ce sont les soldats qui sont ramenés chez eux.

Avant de quitter Londres, j’ai appelé M. Burton au ministère de l’Air pour lui faire mes adieux. Je lui ai demandé d’intervenir si possible pour que Marie me rejoigne au plus vite.

Je vais faire tout ce que je peux pour hâter le départ de votre épouse pour le Canada, m’a-t-il dit.

Le SS Ranchi est un gros navire qui vient de l’Orient. Nous ne sommes que 300 à bord. Retournant à Bombay via le canal de Panama, il fait partie d’un convoi d’une cinquantaine de navires qui sont escortés par la marine.

Le voyage est plaisant et la nourriture est bonne. Étant donné le nombre restreint de passagers à bord, nous jouissons du confort de cabines à lits jumeaux. Le 8 mai, un officier annonce dans les haut-parleurs que le capitaine a un message important à nous livrer:

Gentlemen, le capitaine Stuart.

I will read to you the extract from the Ship’s routine orders, Serial no 8, Page 1, May 8th 1945. This is VE Day. At 1 PM today (Ship’s time) the Prime

Minister The Right Honourable Winston R. Churchill announced the unconditional surrender to the Allies of all the German Armed Forces. God bless you and your families.

Que toutes les armes se soient tues au même moment et que le commandement «Tu ne tueras point» redevienne loi, cela refait de nous des hommes libres. Celui qui tire maintenant est un criminel devant la loi.

Il n’y a plus de canons, ni de bombes, ni de grenades, ni de chars d’assaut, ni de navires qui tirent en colère contre les hommes, les femmes, les enfants et les soldats. Lentement, la réalité de cette déclaration officielle qu’un armistice a été signé, mettant ainsi fin à la guerre, m’enivre. Avec quiétude, je regarde la mer et je laisse mes sanglots noyer dans ma gorge des cris de joie.

Étant sous le commandement de la marine américaine, notre navire battant pavillon anglais ne peut pas célébrer la victoire au champagne, à la bière, pas plus qu’avec tout autre alcool. La marine américaine l’interdit. L’expression dry prend ici tout son sens. Les Américains sont dry afin de respecter la loi américaine de la prohibition qui date du temps du gangster Al Capone. Qu’importe. Je m’enivre de joie par le truchement de la radio et des haut-parleurs qui transmettent les célébrations qui ont lieu au Times Square, au Piccadilly Square, aux Champs-Élysées, à Toronto et à Montréal. Ce n’est qu’à notre arrivée à Halifax que nous apprenons le saccage du centre-ville par les marins et les soldats à qui les autorités avaient interdit les tavernes et les bars. Ironique, n’est-ce pas? Heureusement que nous, nous n’avons pas sabordé notre bateau ou pendu l’amiral américain. Plusieurs se seraient bien portés volontaires pourtant.

Notre arrivée à Halifax le 11 mai est décevante. Alors que nous nous attendions à une réception avec tambours et trompettes, nous sommes accueillis par la police militaire et la Gendarmerie royale du Canada.

Je fais parvenir un télégramme à Papa, l’avisant de mon arrivée à Halifax. Le 12 mai, j’arrive vers minuit à Montréal au camp militaire de Lachine. Chambres individuelles avec draps blancs, douches, eau chaude illimitée, savons doux et parfumés. Des petits bonheurs qu’on avait oubliés. C’est la folie collective. Ces braves hommes de retour de guerre se tiraillent comme des enfants dans les douches. On ne peut croire qu’il y a tant d’eau chaude au monde. Les tables garnies de nappes, les beurriers pleins, les pots remplis de crème et de lait, de la confiture, de la cassonade, du sucre, des crêpes, du pain blanc, des céréales, des omelettes, du café, du vrai, tous ces délices dont nous avons été privés et qui ont été refoulés au plus profond de notre mémoire, sont devant nous comme sortant de boîtes à surprises.

Mes compagnons sont impatients de reprendre la route du retour au foyer. Pour ma part, je quitte Montréal tôt le matin du 13 mai à bord du Maritime

Express en direction de Montmagny. Par télégramme, j’avertis Papa de mon arrivée. Je ne pourrais pas contenir mes larmes au téléphone.

Le sifflement sauvage de la locomotive et la sonnerie des avertisseurs sonores aux traverses à niveau me donnent des frissons. Le train avale le rail avec énergie. À Québec, je fais quelques pas sur le quai pour me dégourdir et admirer le château Frontenac.

Il ne reste qu’une heure à peine avant d’arriver à Montmagny. Je suis tendu, nerveux, inquiet. Ces émotions se bousculent en moi. C’est la fin de l’aventure et le début de l’inconnu. Que sera ma nouvelle cible?

Le train ralentit, les sifflements déchirent l’air et il glisse le long du quai. La vapeur des chaudières envahit la petite gare. Kit-bag en main, toutes mes possessions, quoi, je suis là debout dans mon uniforme bleu, galonné, décoré, de retour chez moi après cinq ans de guerre.

En un instant, mon père en tête, mes frères et mes sœurs font disparaître mes peurs. J’ai peine à reconnaître Monique et Suzanne, que j’avais quittées fillettes. Elles sont maintenant devenues des filles élégantes dans leurs robes fleuries. Margot, son mari Jean-Paul et mon neveu Jacques sont là aussi. Madelon n’est pas venue à la gare car elle travaille à Québec. Je revois Clément, mon frère, qui est aussi mon ami d’enfance et Marcel et Denis qui sont devenus de grands enfants. Pendant un temps, il y a cacophonie de cris, de questions, de rires, de pleurs, de joie et de larmes.

La grande maison est restée la même. Un souper nous réunit tous autour de la grande table. Il me semble impossible de répondre à toutes les questions. Papa me dit:

J’ai une nouvelle pour toi. J’ai reçu aujourd’hui même un télégramme d’Ottawa, m’avisant que Marie arrivera à Halifax le 16 juin.

Bravo monsieur Burton, me dis-je à voix haute, expliquant cette dernière remarque à ma famille.

Seul avec Papa:

Vous souvenez-vous lorsqu’en 1940, vous m’aviez dit que l’on sait quand une guerre commence, mais que personne ne peut en prédire la fin?

Oui, Gilles. Tu voulais partir et je ne voulais pas t’en empêcher. Je suis fier de toi. Tu es sain et sauf et tu as apporté la paix.

Le 16 juin, Marie arrive par le train. Ce train fait descendre sur son parcours d’Halifax à Vancouver des centaines de war brides.

Marie, élégante dans son beau tailleur bleu comme ses yeux, ses cheveux blonds comme les rayons du soleil, un sourire radieux sur les lèvres, fait à l’instant même la conquête de tous. Le train quitte la gare. Je tiens dans mes bras la plus belle fille du royaume du roi George VI.

L’alouette assagie fait son nid.