Hier

L’homme préindustriel et son influence sur la nature

L’impact de l’homme dans les équilibres biologiques date de l’apparition de celui-ci sur la terre. Tout comme les autres animaux, l’homme a eu une action sur les communautés naturelles dont il fait partie, comme prédateur et comme compétiteur. Inversement, il s’adapta aux conditions du milieu, se soumettant à ses impératifs et modifiant son genre de vie en fonction des climats et des habitats dans lesquels il s’était établi (Forde, 1934 ; Vayda, 1969 ; Mumford, 1967).

Quand les populations humaines augmentèrent en nombre et commencèrent à s’organiser en communautés aux structures sociales de plus en plus perfectionnées, elles eurent bientôt à leur disposition une puissance croissante en même temps que se développaient leurs moyens techniques. Si à cette époque reculée l’homme pouvait encore être considéré comme un élément naturel, au même titre qu’une autre espèce animale, cet état ne dura guère : l’évolution qui mène aux temps modernes avait déjà commencé. L’histoire de l’humanité peut au fond être envisagée comme une lutte de notre espèce contre son milieu et son affranchissement progressif vis-à-vis de la nature et de certaines de ses lois, et comme un asservissement à l’homme et aux inventions de son génie, du monde avec son sol, ses plantes et ses animaux. Sans doute l’homme primitif n’avait de loin pas l’énergie mécanique suffisante pour que son impact dans la nature dépasse certaines limites étroitement circonscrites. Mais il n’y a qu’une différence de degré1 entre le cultivateur néolithique déboisant une clairière et défrichant son sol et l’homme de l’an 2000 qui à coups d’explosions atomiques déplacera des montagnes et changera le cours des fleuves, les forçant à irriguer les déserts. Le fait humain est à prendre en considération dans l’équilibre biologique du monde depuis les premiers débuts de l’humanité, et si l’impact a été de plus en plus profond, il ne faut pas se méprendre sur son ancienneté.

L’homme n’a eu pendant longtemps qu’une influence très limitée en raison de la faible densité de ses populations dont le taux d’accroissement se maintint à un niveau très bas au cours de millénaires, et à la modicité des moyens techniques à sa disposition. Cette situation a survécu jusqu’à nos jours dans certaines régions du globe. Si l’on envisage les multiples civilisations écloses à travers le monde, il paraît incontestable que certaines ayant atteint un très grand perfectionnement sur le plan intellectuel ont un retard certain sur le plan strictement technique. Aussi l’impact de beaucoup d’entre elles sur le monde sauvage fut-il dans l’ensemble relativement modeste.

Cela ne veut bien entendu pas dire que l’homme n’a pas eu dès ces époques reculées une influence dominante sur son milieu, portant souvent préjudice à ses propres intérêts. À la différence de la plupart des autres espèces animales, il est capable de détruire entièrement son habitat et de supprimer les facteurs qui conditionnent son existence, bien avant d’en ressentir les effets. Un équilibre relativement stable entre le milieu et l’homme n’est donc atteint qu’après une période de latence telle que la dégradation de l’habitat est désormais irréversible. Quand un herbivore se multiplie au-delà de la capacité limite de son habitat et ravage celui-ci du fait du surpâturage, ses populations décroissent rapidement, ce qui diminue immédiatement la pression sur l’habitat. Quand un prédateur se multiplie au point de supprimer ou du moins de réduire dans des proportions massives les proies dont il se nourrit, ses populations ne tardent pas à diminuer consécutivement à la sous-alimentation et à ses séquelles. Il n’en va pas de même de l’homme qui ne connaît pas de facteurs limitants à court terme en raison de son intelligence, de sa résistance aux plus mauvaises conditions du milieu et d’une souplesse écologique en rapport avec ses industries. Aussi peut-on admettre que très rapidement l’équilibre biologique naturel entre l’homme et la nature disparut dans le monde, en tout cas dès que le chasseur se transforma en pasteur et surtout en agriculteur. Il est certain que les problèmes de conservation des ressources naturelles se posèrent dès le début de l’humanité. Certaines régions du monde, peuplées à une époque très reculée et formant le berceau d’anciennes cultures, furent ruinées bien avant que la civilisation « moderne » n’y pénètre. Dans quelques parties de l’Afrique et de l’Amérique, les autochtones avaient commis des ravages considérables avant l’arrivée des Européens. Et en Asie une forte poussée démographique et le mépris de la nature non modifiée par l’homme si vivace chez quelques-uns des peuples qui habitent ce continent avaient déjà causé des destructions irréparables.

Dans d’autres régions, l’homme se maintint au contraire en équilibre avec son milieu, jusqu’à ce que le Blanc envahisse le monde. Un coup d’œil d’ensemble sur la situation régnant avant l’expansion des Européens à travers la planète, et avant l’avènement de la civilisation « occidentale », permettra de préciser ces faits.

1. Le chasseur et le pêcheur

L’homme vécut tout d’abord de cueillette (fruits et fragments de végétaux) et d’animaux faciles à capturer. Puis il inventa différents engins lui permettant la chasse et la pêche, donc l’exercice d’activités prédatrices. À ce stade, atteint au Paléolithique inférieur, l’homme fait partie intégrante du milieu naturel dont il dépend exclusivement. Les fluctuations de ce milieu, agissant sur la quantité de nourriture disponible, ont une profonde influence sur lui et le forcent à s’adapter ou à chercher ailleurs les éléments indispensables à sa survie.

Ces hommes vivant de chasse et de cueillette ont dans l’ensemble peu modifié leur habitat. Bien qu’ils aient abattu localement des arbres pour alimenter leurs feux et pour aménager des clairières où ils dressaient leurs campements, l’influence humaine sur les biotopes est presque négligeable. Par ailleurs les effets de leur prédation étaient limités, car il existait manifestement une autorégulation semblable à celle que l’on observe dans les relations prédateurs-proies dans tout le règne animal.

Cette situation peut être étudiée de nos jours dans le cas de peuplades demeurées primitives et continuant à vivre de cueillette et de chasse. Tels sont par exemple les aborigènes d’Australie qui vivent de la pêche, de la chasse et de la récolte de végétaux (racines, fruits). La collecte implique des pratiques conservatrices, et notamment l’enfouissement de fragments de végétaux destinés à régénérer les plantes prélevées pour l’alimentation (Ipomea, Dioscorea). Il faut cependant remarquer que ces Australiens sont également chasseurs et que, pour obtenir plus facilement leur gibier ou simplement pour signaler leur présence, il leur arrive de mettre le feu à la savane, qui brûle ainsi parfois d’un coup sur 50 ou 80 km2 (Meggitt, 1963).

Les peuples plus spécialement chasseurs sont régis entre autres par des lois, à moitié religieuses, à moitié éthiques, mais dont le fondement écologique ne peut faire de doute. Ces lois reflètent une harmonie entre l’homme et son milieu. Aucun prédateur n’a intérêt à exterminer ses proies et l’homme primitif n’échappe pas à cette règle. Aussi ces tribus chasseresses ont-elles mis au point d’une manière empirique des codes législatifs rappelant en fait les grands principes écologiques réglementant l’équilibre prédateurs-proies. À titre d’exemple on citera les Pygmées, qui, dans la grande forêt africaine, vivent de chasse et de cueillette et présentent de très étroites adaptations à l’habitat forestier. Les Pygmées Mbuti établis dans la forêt de l’Ituri, dans le nord-est du Congo, se nourrissent principalement de gibier (diverses Antilopes, occasionnellement Éléphants, Okapis et Singes), de menues proies (Mollusques terrestres, larves, Termites) et de produits végétaux collectés à l’état brut (racines, tubercules, baies). Se disant « enfants de la forêt » (bamili nde ndura), ils sont en équilibre stable avec leur milieu qui leur fournit le vivre et le couvert, mais qu’ils ne tentent pas de modifier, se contentant d’en subir les impératifs, sur le plan écologique comme sur celui des structures sociales. La nature du terrain, les déplacements saisonniers du gibier, la maturation des fruits et les procédés de chasse ont modelé directement le rythme de vie autant que l’organisation sociale et politique des tribus (Turnbull, 1963). Chacune des communautés a son territoire propre et il n’y a jamais destruction systématique du gibier, l’abattage des animaux étant proportionné aux besoins des hommes.

Dans la forêt amazonienne, les Indiens ont un genre de vie semblable et suivent des règles très précises qui concilient la protection du gibier avec son exploitation rationnelle.

Quelques tribus de chasseurs à un stade d’évolution supérieur, établis dans des milieux différents, ont eu cependant une action beaucoup plus profonde sur l’équilibre naturel de leur habitat, en raison de l’usage généralisé des feux leur permettant de chasser facilement des troupeaux affolés par les flammes2. Des feux de brousse ont été – et sont encore – allumés par des chasseurs, notamment en Afrique, au détriment des associations végétales qu’ils modifient entièrement. Ainsi l’homme primitif disposait déjà, à des époques très reculées, d’un outil extrêmement puissant pour modifier les équilibres naturels et les détruire en ouvrant la voie à l’érosion accélérée et à la ruine d’un pays3.

Cette influence devient plus apparente encore chez les peuples ayant mis au point des techniques constituant en fait une sorte de pastoralisme sauvage. Le meilleur exemple est celui des Indiens d’Amérique du Nord que l’on peut tenir pour responsables de l’extension des prairies à travers les grandes plaines du centre du continent nord-américain. Leur gibier favori était le Bison dont ils dépendaient étroitement pour leur nourriture et même leurs vêtements et auquel les rattachaient des liens aussi bien matériels que mystiques. Bien qu’aucune tentative n’ait été faite pour le domestiquer, les Indiens avaient acquis une connaissance poussée de ses mœurs grâce à leur contact quotidien avec ces grands Ongulés. Ils avaient en particulier constaté que le Bison appréciait les habitats ouverts. Aussi mettaient-ils sciemment et volontairement le feu à la forêt, faisant progressivement reculer sa lisière pour augmenter la surface des savanes herbeuses favorables au Bison. Les conditions climatiques n’expliquent en effet pas l’aire d’extension des prairies nord-américaines, dont le climat serait forestier au moins pour une partie. Les Indiens, modifiant un équilibre en défavorisant certaines espèces végétales et en en favorisant d’autres, sont donc responsables d’un changement profond des habitats dans une partie de l’Amérique du Nord en raison d’habitudes déjà semi-pastorales.

Dans l’ensemble, les tribus de chasseurs sont celles qui ont le moins modifié la face du globe. Dispersés sur de vastes surfaces, ces hommes font encore partie intégrante du milieu. La chasse a le mérite de rassasier immédiatement celui qui s’y livre, d’où une suppression instantanée de la motivation. Dans les sociétés primitives, la commercialisation des produits se heurte à de multiples difficultés, la conservation des viandes ne pouvant être assurée que d’une manière imparfaite par la fumaison et la salaison. Ces procédés artisanaux sont incapables d’assurer une commercialisation à très grande échelle, beaucoup plus dangereuse pour l’équilibre naturel dès la découverte de procédés plus perfectionnés.

2. Le pasteur

Au stade suivant, les hommes modifièrent progressivement leurs moyens de subsistance et de simples collecteurs ou chasseurs devinrent pasteurs. Au début, il est vraisemblable que les animaux faisant l’objet de tentatives de domestication vivaient encore dans leur habitat d’origine, sans que celui-ci subisse de profondes modifications. Puis l’homme les en sortit, soit en les déplaçant au cours de ses migrations, soit en modifiant le milieu en fonction de connaissances empiriques progressivement acquises, de manière à favoriser les animaux placés sous sa protection. Remarquons que parfois les habitudes pastorales se développèrent simultanément avec les habitudes agricoles, celles-ci pouvant même les devancer4. Et si dans certaines parties du globe, l’économie humaine devint exclusivement pastorale, dans beaucoup d’autres elle prit d’emblée la forme d’une agriculture mixte.

La domestication des herbivores – qui permet l’utilisation au bénéfice de l’homme du tapis végétal (surtout des Graminées) autrement improductif 5 – a eu lieu dans le Proche-Orient il y a 7 000 ou 8 000 ans. À part les Lamas et les Alpacas, tous les Mammifères actuellement domestiqués sont originaires des zones tempérées chaudes ou froides de l’Ancien Monde. Depuis cette époque reculée, l’homme n’a pas tenté d’autres domestications, se contentant d’améliorer les souches initiales par sélection artificielle et de les disséminer partout à travers le monde.

L’impact des pasteurs dans les habitats, incomparablement plus profond que celui du chasseur, se traduit avant tout par une régression des habitats fermés (forêts) au profit des habitats ouverts (savanes, steppes). Le procédé de transformation usuel réside dans la pratique des feux, qui éliminent les arbres, les buissons et d’une manière générale les espèces vivaces, remplacées par des plantes herbacées annuelles, dont le feu précédant les pluies favorise la repousse.

L’usage des feux courants – le moyen de transformation des habitats le plus puissant à la disposition de l’homme préindustriel – est avant tout le fait des pasteurs comme cela s’observe encore de nos jours en Afrique tropicale. Mais aux époques reculées de l’histoire de l’humanité, il est parfois difficile de faire la part des pasteurs de celle des cultivateurs qui eux aussi ont mis le feu pour établir leurs cultures après défrichement sommaire. Le pasteur et le paysan ont conjugué leurs efforts pour détruire la forêt et la remplacer par des habitats ouverts ne correspondant pas au climax. Le paysage végétal se trouve ainsi complètement modifié, en même temps que se déclenchent les phénomènes d’érosion accélérée, les perturbations du régime des eaux et même du climat. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces différents points.

La transformation des habitats est d’autant plus grave que l’homme a rapidement tendance à augmenter la charge en animaux domestiques des terrains de pâture, déterminant ainsi le surpâturage aux conséquences si désastreuses quant à l’équilibre des sols et des communautés biologiques. Cela est d’autant plus fréquent que dans beaucoup de sociétés pastorales, le bétail n’a pas seulement une valeur alimentaire, mais devient un signe de richesse et de puissance : ses effectifs ne connaissent alors aucune limitation6.

Les pasteurs sont dans l’ensemble responsables de la ruine de vastes régions à travers le globe, bien avant que la civilisation industrielle ne commence à y exercer ses ravages, et notamment dans une bonne partie de la région méditerranéenne et du Proche-Orient. Les conditions y sont incroyablement complexes et une volumineuse littérature7 a été consacrée à ce sujet d’un intérêt capital pour l’historien comme pour le naturaliste, cette région ayant été le berceau de plusieurs civilisations parmi les plus brillantes. On s’y rend compte mieux qu’ailleurs de l’ancienneté des dévastations dont l’homme s’est rendu coupable. Si de nombreuses influences politiques et les guerres ont joué un rôle important, entraînant notamment l’abandon de pratiques culturales conservatrices et d’une saine gestion de terres fragiles du fait de facteurs climatiques extrêmes, le pasteur a eu une action déterminante dans la péjoration du monde méditerranéen lato sensu, où beaucoup de régions ne sont que de faux déserts créés par l’homme ; la végétation actuelle n’y est pas en équilibre avec le milieu et en particulier avec le climat8. Selon la formule de Reifenberg9, « le nomade n’est pas tant le “fils du désert” que son père ». Le magnifique effort que fait actuellement le peuple israélien pour régénérer le sol de la Palestine prouve d’une manière convaincante que le pays de Chanaan, « découlant de lait et de miel », n’est pas un paradis à tout jamais perdu.

Il y aurait également beaucoup à dire quant à l’Afrique, où les pasteurs qui y ont fait irruption sont à rendre responsables d’une transformation profonde des habitats sur de larges étendues, avant tout par la modification des savanes, mais aussi en poursuivant l’œuvre de destruction des agriculteurs à l’assaut de la forêt.

Nous ne saurions enfin terminer cette évocation des débuts de l’économie pastorale sans signaler la sorte de concurrence qui semble exister entre les animaux domestiqués et leurs souches restées sauvages. Cette compétition a abouti d’une manière frappante à la disparition quasi totale des espèces domestiques à l’état naturel. C’est le cas du Bœuf, dont la souche sauvage, l’Aurochs, a disparu, et du Chien, sur l’origine duquel on se perd en conjectures, tandis que les survivants des espèces qui ont donné naissance à nos Chevaux, Ânes, Chameaux, Moutons et Chèvres, sont tous dans un état très précaire.

Certains ont avancé que la domestication avait sauvé des espèces vouées à brève échéance à disparaître dans la nature indépendamment de toute influence humaine. Aucune preuve ne vient étayer cette affirmation, très certainement fausse. Il semble plutôt y avoir eu compétition avec les stocks domestiqués, mais rien ne permet de l’expliquer clairement.

3. L’agriculteur

Le chasseur converti en pasteur devint presque aussitôt, et même sans doute simultanément, agriculteur10. Cette nouvelle forme d’économie entraîne des modifications bien plus profondes encore dans les habitats naturels, et en particulier un déboisement à grande échelle, premier stade dans la dégradation des sols.

Il semble admis par beaucoup d’auteurs que l’agriculture naquit sous une forme mixte, antérieurement au Ve millénaire avant J.-C. au Proche-Orient, dans le « Croissant fertile » bordant les plaines de Mésopotamie. Elle se répandit ensuite vers le Bassin méditerranéen et vers l’Europe, en se modifiant de diverses manières en fonction de la nature du milieu. Chacun des perfectionnements techniques permit l’extension des zones cultivées en même temps qu’une transformation plus profonde des habitats. Ainsi l’invention de la charrue de fer, venant remplacer les outils de culture primitifs, ouvrit les riches terres lourdes pour la première fois à l’agriculture jusqu’alors limitée à des sols plus légers. Cette découverte doit être considérée comme une véritable révolution qui entraîna une augmentation des surfaces mises en culture et un accroissement de la population humaine qui put dorénavant s’étendre en dehors des zones où elle s’était confinée jusqu’alors.

Dans la région méditerranéenne, la rupture de l’équilibre naturel et la péjoration des sols furent très précoces (Fries, 1959). Si cela n’entraîna pas immédiatement et partout une diminution de la fertilité des terres, les changements apportés par l’homme furent cependant rapides et très profonds. De vives discussions se sont élevées entre ceux qui se sont penchés sur l’évolution du Bassin méditerranéen, pris dans son sens le plus large, et sur les causes de la diminution de sa richesse agricole. Les uns (en particulier Huntington, 1915) l’expliquent par une modification de son climat accentuant progressivement son aridité au cours d’une fluctuation naturelle ; d’autres pensent au contraire que l’homme en est l’unique responsable. Ces derniers semblent bien avoir raison, l’homme ayant par son activité provoqué la ruine d’une région où l’équilibre naturel était sans doute instable et beaucoup plus fragile que dans d’autres parties du globe, en Europe moyenne par exemple (voir en particulier Hyams, 1952, et Monod, 1959).

Alors que les plaines méditerranéennes n’ont sans doute jamais été à proprement parler boisées, il n’en est pas de même des pentes des montagnes et des collines dont les forêts furent ravagées dès l’Antiquité par le feu (allumé principalement par les pasteurs) et l’exploitation irrationnelle (Heichelheim, 1956). L’exemple classique est celui des fameux Cèdres du Liban coupés pour servir à la construction des navires phéniciens et à celle des palais des Achéménides (les poutres de Persépolis venaient du Liban) et du temple de Jérusalem11. Ce fait entre mille traduit bien ce qui se passa à travers tout le Bassin méditerranéen. Du temps de Strabon (né vers 60 avant J.-C.), il semble que le manteau forestier ait encore été important, notamment en Italie et en Espagne, où les chantiers navals trouvaient à se procurer d’excellents bois de charpente dans des régions entièrement déboisées maintenant. La tendance à la déforestation et à la ruine des habitats se continua pendant tout le Moyen Âge, avec une vitesse accélérée.

L’Europe moyenne et septentrionale, à l’origine densément boisée, fut le théâtre de modifications tout aussi profondes. Le déboisement commença dès le Néolithique au cours des IVe et IIIe millénaires avant J.-C. dans une vaste zone allant de la Hongrie et du sud des grandes plaines d’Allemagne et de Pologne jusqu’en Belgique. Les hommes appartenant à une culture qualifiée de danubienne utilisaient selon toute vraisemblance la houe, cultivaient l’orge et un blé primitif à côté d’autres plantes et ne pratiquaient l’élevage que sur une petite échelle. Leurs modes d’exploitation étaient vraisemblablement nomades. L’usage du feu servant à établir des clairières et des terrains de culture fut à l’origine d’une déforestation progressive, bien qu’encore limitée, ne serait-ce que par suite de la faiblesse des populations. Les forêts de l’Europe tempérée étaient plus denses et jouissaient de facultés de régénération plus grandes que celles de la région méditerranéenne, ce qui ralentit considérablement leur évolution sous l’influence de l’homme.

 

Ce serait également une erreur de croire que les régions intertropicales sont restées indemnes de toute dégradation à grande échelle jusqu’à l’arrivée des Européens. La destruction progressive des forêts primitives par les agriculteurs et les pasteurs est en fait à enregistrer dès l’établissement des premiers hommes sous les tropiques.

Un des grands principes de l’agriculture primitive universellement répandu dans ces régions est celui de la culture itinérante (« shifting cultivation ») à laquelle s’adonnent des cultivateurs nomades. Les sols s’épuisant vite, les hommes sont forcés de se déplacer selon un rythme déterminé dès que la terre est devenue improductive.

Au début de la saison sèche, l’homme défriche un secteur de forêt, abat à la hache toute la végétation arbustive et ne laisse subsister que les arbres. Le soleil sèche alors ce qui reste de végétaux auxquels l’homme met le feu, ce qui a pour effet de débarrasser le terrain de toute végétation, sauf les grands arbres, et de mobiliser les éléments minéraux réduits en cendres. Le terrain ainsi préparé est ensemencé et les récoltes sont mûres au cours ou à la fin de la saison des pluies suivante.

La fertilité des secteurs ainsi aménagés ne se maintient que pendant un temps limité, quelques années au maximum ; parfois une ou deux récoltes seulement sont possibles. Le cultivateur abandonne alors le terrain et se déplace pour recommencer ailleurs le même cycle de défrichement. Dans l’aire désertée, la végétation se reconstitue peu à peu avec une vitesse variable selon les conditions climatiques ; d’abord arbustive, elle devient avec le temps une forêt secondaire que sa composition floristique permet de reconnaître.

Au début d’une période souvent fort longue, le sol regagne son ancienne fertilité. On peut alors procéder à un nouveau défrichement et recommencer le cycle des cultures. La durée de la mise en jachère varie largement et peut atteindre une vingtaine et même une trentaine d’années. Il faut par conséquent que les hommes aient de vastes superficies à leur disposition pour assurer la rotation à un rythme satisfaisant.

Ces cultures itinérantes ont été pratiquées dans le monde entier et continuent d’ailleurs à l’être par les autochtones d’une bonne partie des régions intertropicales. Dès que les populations deviennent nombreuses, elles sont responsables d’une dégradation grave de la nature, avec leurs inévitables corollaires, les feux de brousse allumés par les pasteurs dans les parcelles défrichées et dans les habitats ouverts (savanes boisées et savanes graminéennes). En Afrique, il est exact que la dévastation de la végétation s’y est accélérée depuis la pénétration européenne et l’entrée du continent noir dans le cycle de production mondiale, singulièrement dans les zones de forêt humide ; mais le couvert végétal de type fermé qui recouvrait jadis entièrement12 le continent (sauf exceptions dues aux conditions édaphiques) a subi des dégradations profondes depuis les temps préhistoriques (Aubréville, 1949).

L’homme primitif a mis le feu à cette végétation, bien avant d’être agriculteur, pour pouvoir circuler plus facilement et pour chasser. Les forêts sèches denses ont ainsi progressivement évolué vers le faciès actuel, c’est-à-dire une savane plus ou moins boisée, en même temps que l’équilibre des espèces changeait au profit des végétaux héliophiles et de ceux qui résistent aux incendies.

Cette première transformation est intervenue bien avant que les hommes primitifs n’aient fabriqué des instruments en fer et qu’ils n’aient songé à établir des cultures. La très faible densité de leurs populations n’est pas à invoquer contre cette hypothèse, car le feu est capable de se propager sur d’énormes superficies pendant la saison sèche.

Puis sont arrivées les populations africaines actuelles, constituées de cultivateurs. Elles se sont établies en forêt sèche, puis en forêt humide. L’aménagement de clairières pour les cultures itinérantes a accentué la régression de la forêt et les processus de savanisation, en ouvrant des brèches à travers les forêts humides résistant au feu.

La transformation de l’Afrique remonte donc à des temps reculés ; elle montre que même l’homme primitif peut imprimer sa marque sur un continent tout entier, bien avant que de puissants moyens techniques ne soient à la disposition des humains.

Des faits semblables se sont reproduits ailleurs, avant tout à Madagascar, où une extraordinaire variété de milieux biologiques faisait de cette île un continent en miniature. À l’exception de quelques districts, notamment dans le Sud-Ouest, la majeure partie de l’île fut presque entièrement couverte de forêts. C’est notamment le cas des hautes terres de l’Ouest, actuellement le domaine de la prairie graminéenne, qui a remplacé des forêts sèches. L’existence de lambeaux forestiers, la nature des sols et la composition de la faune (les oiseaux sont presque tous propres aux forêts et ne comptent guère d’espèces caractéristiques des habitats ouverts) sont convaincantes. Bien que la régression des forêts puisse être due à des causes climatiques, il est plus probable que l’homme en est le vrai responsable. Bien avant l’arrivée des Européens, les forêts de l’Est furent abattues par parcelles suivant la méthode du tavy – le nom local de la culture itinérante – pour l’établissement de cultures qui ne donnaient pas plus d’une ou deux récoltes avant d’être abandonnées et de se transformer en peuplements secondaires (savoka). Les forêts basses sclérophylles de l’Ouest étaient brûlées sur de vastes étendues. Quelques siècles ont suffi pour consommer la destruction de certains milieux naturels de Madagascar qui, bien avant l’arrivée des Européens, se rangeaient déjà parmi les régions les plus dévastées du globe (Humbert, 1927 ; Battistini, 1965).

En Asie, dans maintes régions, la culture itinérante (appelée jhum en Assam, ray en Indochine et ladang en Malaisie entre autres noms locaux) a partout provoqué la régression et la dévastation des forêts primitives. Il en est de même aux Philippines, où la pratique du kaingin est depuis fort longtemps responsable de la destruction de la forêt et de l’extension des savanes (surtout des savanes à Imperata) et d’associations secondaires sans grande valeur économique.

Dans le Nouveau Monde, l’exemple classique de dévastation de la nature par l’homme préindustriel se rencontre d’après certains dans les territoires où s’étendit autrefois le nouvel Empire maya. Cette civilisation, une des plus brillantes de l’Amérique centrale, aurait disparu en partie par suite de la déforestation, de l’agriculture itinérante – le milpa – et des feux allumés pour la transformation des habitats. Des villes, dont les monuments encore visibles attestent la puissance, la splendeur et le nombre des habitants qui s’y pressaient, sont aujourd’hui mortes, consécutivement aux mauvaises pratiques culturales d’hommes imprévoyants en dépit de leur haut degré de civilisation13. Formons simplement le vœu que le professeur Roger Heim se soit montré trop pessimiste quand il écrivit : « L’écroulement de l’Empire maya a préfiguré celui de la civilisation mondiale qui se prépare au-devant d’un prochain siècle » (Un naturaliste autour du monde).

Les exemples pourraient être multipliés, tous montrant que la destruction des habitats naturels a commencé dès l’apparition de l’homme sur la terre. On ne peut, bien entendu, reprocher à nos lointains ancêtres d’avoir voulu assurer leur subsistance et celle de leur descendance et d’avoir de ce fait transformé des parcelles de la surface du globe pour leur bénéfice exclusif. On ne peut non plus leur faire grief d’avoir augmenté leur impact au fur et à mesure qu’ils progressaient sur la voie de la civilisation et perfectionnaient leurs techniques.

En revanche il faut relever le fait que, dès ces lointaines époques, l’homme avait entamé une destruction véritable de la nature et mis en route des processus d’érosion accélérée et de dégradation des associations naturelles sans aucun profit pour lui-même, par suite d’une mauvaise gestion et d’une incompréhension de la vocation des terres et de leur utilisation rationnelle.

Sans doute, au début, dans une phase de stricte subordination, l’homme subit les impératifs de son habitat naturel, et nous en avons encore des exemples sous nos yeux à l’époque contemporaine. Mais cette période est relativement courte. Bientôt l’homme contre-attaqua ou même attaqua, fait strictement humain dont on ne retrouve pas d’équivalent dans l’histoire des espèces animales. Qu’il le fît pour assurer sa survie et pour réaliser sa destinée humaine est rationnel ; mais qu’il le fît en ruinant son habitat est répréhensible, même si l’on tient compte du fait que les destructions n’avaient encore qu’une importance locale en raison de la faible densité des populations humaines.

Ces processus de dégradation de la surface de la terre s’accentuèrent pendant les périodes ultérieures, au cours desquelles se firent et se défirent de grands empires sur une bonne partie de la terre, bien avant l’irruption à travers le monde entier de la civilisation industrielle d’origine européenne.

On a parfois avancé que la dégradation de la nature n’a vraiment commencé qu’avec l’expansion des Blancs. À leur économie dévastatrice et à leurs pillages, on oppose les méthodes conservatrices des autochtones de toutes races, ou du moins leur nocivité moindre, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de moyens techniques aussi perfectionnés que ceux des Européens. Cela est une erreur manifeste. En ce qui concerne la conservation de la nature, et même d’un certain équilibre de l’homme avec les milieux naturels, il est bien évident que le « bon sauvage » à la Jean-Jacques Rousseau n’existe guère.

Les sociétés primitives, préindustrielles, avaient déjà compromis gravement l’existence de quelques habitats naturels. Sans doute même l’extinction de certains êtres vivants date-t-elle de cette époque en quelques points du globe.

Bien entendu ces dégradations n’avaient encore qu’une portée limitée, hors de proportion avec ce que l’on observera quand le monde entier s’éveillera à la civilisation industrielle, venue d’Europe occidentale.

Mais l’humanité portait déjà à ses débuts les germes de destruction, nous dirions d’autodestruction, que l’on verra se développer d’une manière dramatique au cours des phases suivantes de son histoire.

L’homme contre la nature

Nous avons vu que l’équilibre primitif de la nature se trouva modifié, sinon compromis, dès que l’homme disposa de moyens techniques quelque peu perfectionnés et dès que la densité de ses populations eut dépassé un certain seuil. Le Bassin méditerranéen, le sud-est asiatique et certaines régions du Nouveau Monde ont été transformés depuis longtemps en raison de l’ancienneté des civilisations dont ces régions ont été les berceaux.

Mais une large partie du globe demeurait pratiquement intacte à l’époque des grandes découvertes. C’est à ce moment de l’histoire que l’homme prit conscience de l’unité du monde, jusqu’alors divisé en secteurs n’ayant que peu ou même pas du tout de contacts entre eux. Après les premiers voyages autour du monde, les Européens ne tardèrent pas à réaliser l’ampleur des richesses des autres parties du globe, jusqu’alors inexploitées. Simultanément se développait une civilisation technique, préparant la véritable révolution industrielle des siècles suivants.

Au stade où les destructions de la nature avaient été circonscrites succéda une période de dilapidations généralisées, les ressources naturelles de la planète entière se trouvant dès lors mises à sac, pour le bénéfice immédiat des pionniers ou pour celui des nations colonisatrices, livrant les terres nouvelles à une économie de traite.

Au cours de cette expansion accélérée des peuples européens à travers le globe, des vagues d’hommes se succédèrent à la conquête des richesses mondiales, chacune amenant de nouveaux contingents de colons décidés à exploiter à outrance les terres demeurées vierges ou très imparfaitement mises en valeur. Le théâtre de cette expansion fut tout d’abord l’Amérique du Nord, où le peuplement par la race blanche date du XVIIIe siècle, puis l’Australie et l’Afrique, le plus récemment dévasté de tous les continents, avec l’Amérique du Sud.

Il faut remarquer que ces trois continents sont incontestablement les plus meurtris ; c’est dans leurs limites que l’on déplore la disparition ou l’extinction avancée du plus grand nombre d’espèces. Cela provient de la brutalité avec laquelle des hommes dotés de moyens matériels puissants sont intervenus sur des terres pratiquement vierges ou du moins sur des terres où la nature était jusqu’alors en équilibre plus ou moins stable avec l’homme « sauvage ». Certes en Europe et en Asie, certaines espèces animales ou végétales ont été également exterminées, tandis que les équilibres naturels y étaient profondément modifiés. Mais ces transformations se sont faites par étapes, permettant ainsi à beaucoup d’êtres vivants de trouver des territoires de refuge et de s’adapter progressivement à l’humanité. L’évolution qui a mis des siècles à se produire en Europe et en Asie a été condensée parfois en quelques décennies en Amérique et en Afrique. À une évolution lente s’oppose une véritable explosion dévastatrice.

Les causes de ces désastres sont multiples. Les unes proviennent d’une action directe de l’homme qui a détruit volontairement ou non, pour son profit immédiat, une espèce animale ou végétale. Les autres, indirectes, sont à beaucoup de points de vue plus graves encore. Certaines conduisent à la destruction de biotopes tout entiers, comme la déforestation à grande échelle ou l’assèchement systématique des marécages. Au sort de ces habitats est lié celui d’un grand nombre de végétaux ou d’animaux aux exigences écologiques le plus souvent très strictes. Toute la flore et la faune disparaissent ainsi brutalement et en bloc, sans que l’on puisse même être renseigné exactement sur les processus d’extinction. Il est certain que de nombreux éléments de la flore ou de la microfaune ont été détruits par l’homme avant même que celui-ci n’ait appris à les connaître.

Nous allons dans les pages suivantes essayer de brosser un tableau des principales dévastations dont l’homme s’est rendu coupable depuis l’époque des grandes découvertes. Nous insisterons sur les oiseaux et les mammifères, car la disparition de beaucoup d’entre eux a été particulièrement spectaculaire et l’on possède un grand nombre de témoignages historiques qui permettent de suivre les étapes de leur raréfaction14. Pas moins de 120 formes de mammifères et environ 150 formes d’oiseaux ont disparu à l’heure actuelle et plus de 300 espèces de chacun de ces groupes sont actuellement menacées d’extinction15. Mais il ne faut pas oublier que les mêmes faits pourraient être rapportés à propos de beaucoup d’êtres vivants de petite taille, les « obscurs et les sans-grade » du monde végétal et du monde animal, qui ont disparu, comme ils avaient vécu, « humblement et sans bruit ». Ils n’en tenaient pas moins leur place dans l’équilibre du monde vivant, une place souvent disproportionnée avec leur taille. Leur disparition est à beaucoup de points de vue tout aussi grave que celle de la grande faune.

Nous suivrons l’assaut de l’homme contre la nature par continents, en évoquant ceux-ci approximativement dans l’ordre chronologique des dévastations qui s’y sont produites. Toutes se placent dans le cadre d’un pillage anarchique et inconscient des richesses d’un monde livré à la cupidité d’hommes éblouis par les trésors qui s’ouvraient à eux et qu’ils ont eu la folie de croire inépuisables.

1. Europe

L’Europe a été, avec l’Asie, le premier continent à souffrir de l’établissement de l’homme. La quasi-totalité des habitats originels en a disparu. Le trait le plus marquant de l’évolution de la nature sous l’influence humaine y a été la destruction du couvert forestier qui s’étendait sur la majeure partie du continent, entraînant de profondes répercussions sur l’équilibre naturel et sur le statut de la plupart des espèces animales et végétales. Si cette déforestation est loin d’être complète, l’ensemble des biotopes n’en a pas moins été profondément modifié.

Sur le pourtour méditerranéen, la forêt clairsemée, formée surtout de chênes à feuilles persistantes et de pins, a un pouvoir de régénération relativement faible. De plus sa destruction a été beaucoup plus précoce que partout ailleurs (l’Attique a été entièrement déforestée au Ve siècle avant J.-C.). Elle s’est poursuivie pendant tout le Moyen Âge, pour faire place aux cultures ou à l’élevage (transhumance), et pour satisfaire les besoins de l’industrie et des chantiers navals, particulièrement florissants du temps de la splendeur de Byzance, de Gênes, de Venise et des autres villes italiennes. Sur de vastes surfaces, la forêt méditerranéenne a fait place à la garrigue et au maquis, tandis que l’érosion mordait sur une bonne partie des surfaces transformées16.

Dans le reste de l’Europe, la forêt était surtout constituée de chênes, et d’autres arbres à feuilles caduques, notamment de hêtres, remplacés par des Conifères dans le nord. Elle formait une zone forestière dense à peu près continue, comme le signalent les auteurs de l’Antiquité classique, en particulier Jules César17.

Ce n’est guère qu’au Moyen Âge que la déforestation commença d’une manière sérieuse ; au cours des siècles, elle s’étendit du sud au nord et d’ouest en est, au fur et à mesure que s’établissaient et se stabilisaient les populations humaines (fig. 1). Ce déboisement fut d’ailleurs la grande « pensée » de l’époque, la forêt s’identifiant véritablement à la barbarie qu’il convenait de faire reculer au bénéfice de la civilisation représentée par les cultures et les biotopes « humanisés »18. Remarquons que cette sorte de psychose, qui avait d’incontestables fondements économiques et sociaux, correspond exactement à ce qui s’est passé de nombreux siècles plus tard dans d’autres parties du monde et à ce qui se passe sous nos yeux à l’heure actuelle dans certains pays en voie de développement19. Il suffit de rappeler les instructions de Charlemagne octroyant des morceaux de forêt à défricher à tous les hommes valides20. Le défrichement ne fut freiné pendant longtemps que par les grands féodaux qui désiraient conserver d’énormes forêts pour leurs chasses.

Après un recul rapide des bois du VIIe au milieu du IXe siècle, puis un ralentissement de cette évolution au Xe siècle, la déforestation s’accéléra dès le XIe siècle dans l’ouest de l’Europe en grande partie sous l’influence de monastères, bénédictins d’abord, cisterciens ensuite en France (il y en eut 550 à la fin du XIIe siècle, 750 au XVe siècle). Une politique coordonnée visait à fonder des communautés dans les forêts, établissant ainsi autant de clairières qui allaient en s’agrandissant, tout d’abord dans l’ouest, puis dans le centre-ouest du continent. En Allemagne occidentale, les massifs du Hartz, de l’Eifel, du Thüringer Wald et de la Forêt-Noire, apparurent bientôt comme de grandes îles émergeant au milieu de zones cultivées.

À partir du XIIe siècle, la déforestation gagne sans cesse vers l’est, suivant l’avance des peuples germaniques, que l’on peut à certains points de vue comparer à la marche vers l’ouest des colons nord-américains, notamment en ce qui concerne l’établissement, en plein cœur des forêts, de colonies de pionniers chargés de les défricher. Simultanément d’ailleurs, bien qu’avec un certain retard, les peuples slaves entreprenaient un travail similaire en Pologne et dans l’est de l’Europe.

Cette déforestation systématique ne fut certes pas continue, car il y eut des arrêts, consécutifs aux guerres, aux épidémies et à diverses circonstances économiques ; il y eut même parfois des régressions de la colonisation et un retour local aux conditions antérieures. Mais en dépit de ces vicissitudes, le phénomène se poursuivit jusqu’au siècle dernier, au point que dès le XVIe siècle on note des signes de pénurie de bois, surtout manifestes lors du développement de l’industrie (verrerie, coffrage des galeries de mines, fonte des minerais et raffinage des métaux) qui consommait d’énormes quantités de produits ligneux, accélérant la déforestation provoquée jusqu’alors uniquement par la mise en culture. Certains économistes de l’époque comprirent le danger, et on citera à titre d’exemple une proposition faite au roi de France en 1715 visant à limiter le nombre de forges pour permettre la régénération de la forêt. Mais le fait industriel était évidemment irréversible et la pression qu’il exerçait ne cessa de s’accroître, en même temps que les chantiers navals contribuaient à la destruction des plus belles futaies. On a affirmé que la forêt anglaise ne se remit jamais des guerres contre la France, de même que certaines forêts françaises et baltes pâtirent durement de la demande en bois d’œuvre. Quand en 1862, au cours de la révolution américaine, la bataille de Hampton Roads eut prouvé la supériorité des bateaux en métal, il était malheureusement trop tard pour sauver quelques-unes des plus belles forêts d’Europe.

À l’heure actuelle, il existe sans aucun doute encore d’importants massifs forestiers. Mais la comparaison de leur extension actuelle avec ce qu’elle fut aux siècles antérieurs est particulièrement démonstrative et montre un fractionnement de la sylve en petites forêts aux conditions écologiques très modifiées. D’autant plus que les efforts des forestiers – aussi louables soient-ils sur le plan économique – ont visé à transformer celles-ci en modifiant leur composition floristique ; une carte des forêts fait illusion quant à leur valeur aux yeux du naturaliste.

Si la destruction progressive du couvert forestier est le trait marquant de la modification des biotopes naturels de l’Europe, elle s’est accompagnée depuis longtemps de l’assèchement des zones marécageuses et des multiples conséquences de l’accroissement de la population humaine et de l’augmentation de son niveau de vie.

L’évolution de la faune et de la flore sauvages et de leur statut est dominée par ces divers facteurs. Le changement progressif et relativement lent a permis à beaucoup d’espèces de s’adapter aux nouvelles conditions, en même temps qu’elles trouvaient refuge dans des zones demeurées intactes, bien que réduites et morcelées. Les animaux de petite taille ont pu s’y abriter et s’y maintenir jusqu’à nos jours, bien que leurs effectifs aient évidemment rapidement diminué, tandis que leur répartition se limitait à un certain nombre de taches étroitement circonscrites. Les grands mammifères ont en revanche gravement pâti, leurs exigences écologiques étant incompatibles avec la transformation et le morcellement des biotopes originels auxquels ils sont inféodés. Si certains ont disparu, il faut remarquer qu’aucune de ces extinctions n’est intervenue dans les temps récents.

L’animal contemporain le plus anciennement éteint en Europe est l’Aurochs Bos primigenius, encore abondant en Germanie au temps de Jules César. Au VIe siècle, Grégoire de Tours en décrit la chasse dans les Vosges, et même dans l’ouest de la France (Maine). Au IXe siècle, Charlemagne le chassait dans la région d’Aix-la-Chapelle. La chasse et le défrichement des forêts l’éliminèrent de toute la partie occidentale de l’Europe et dès le début du XVe siècle l’habitat de l’Aurochs était limité à la Russie et à la Pologne, dans la forêt de Jaktorowka, en Mazovie. Le dernier individu y mourut en 1627, en dépit des efforts faits par les rois de Pologne pour sauver cette espèce, souche de nos bœufs domestiques. On a tenté depuis de régénérer artificiellement cette espèce en utilisant des géniteurs de diverses races présumées proches par leur habitus de la forme originelle, sans grand succès d’ailleurs.

Le Bison d’Europe Bison bonasus eut un sort assez semblable. Son habitat originel s’étendait sur une vaste zone du Caucase à la France et la Belgique. Comme dans le cas de l’Aurochs, le Bison disparut progressivement de l’ouest à l’est, parallèlement au défrichement des forêts. Peu à peu il régressa même dans les pays d’Europe orientale, pour ne finalement subsister que dans la région de Bialowieza, aux confins de la Pologne et de la Russie, où ses effectifs diminuaient lentement d’année en année. Il n’en restait que 375 en 1892, et le troupeau présentait alors d’incontestables signes de dégénérescence. Les guerres, notamment celle de 1914-1918, malheureusement si meurtrières dans cette région, mirent en danger les derniers Bisons que seules des mesures très strictes ont permis finalement de sauver d’une extinction totale. Notons que les Bisons du Caucase, dont les mammalogistes font une race particulière (Bison b. caucasicus), avaient complètement disparu à l’état sauvage vers 1925 ; ils ont été réintroduits dans leur pays d’origine en 1954.

Bien que les autres Ongulés d’Europe aient incontestablement moins souffert que l’Aurochs et le Bison, leurs effectifs ont cependant diminué avec une vitesse inquiétante. Ceci est particulièrement vrai du Bouquetin Capra ibex, Caprin propre aux montagnes d’Europe, de l’Espagne au Caucase. Par suite de la chasse, certaines de ses populations ont été entièrement éliminées, notamment quelques formes locales en Espagne et au Portugal (forme lusitanica, considérée comme éteinte dès 1892). Même dans les Alpes, le Bouquetin se trouva à la veille d’une extermination totale, par suite d’une chasse trop intensive. Dès le XVIe siècle il était rare en Suisse, d’où il disparut entièrement avant d’y être réintroduit en 1911. En Italie, le Bouquetin se raréfia considérablement, car en 1821 il ne restait que quelques dizaines d’individus en vie (Couturier, 1962).

Le Chamois Rupicapra rupicapra subit lui aussi une diminution sensible de ses effectifs par suite de la chasse21 et aussi en conséquence de la réduction des forêts de montagne qui constituent son abri. L’espèce ne fut cependant jamais véritablement en danger d’extinction. Le Mouflon Ovis musimon ne se maintient qu’avec peine en Corse et en Sardaigne, victime d’un sévère braconnage.

Les grands Carnivores ont en revanche beaucoup souffert, car il leur est très difficile de se maintenir dans des pays transformés par l’agriculture et l’élevage, où leurs incontestables méfaits leur attirent la vindicte des populations, surtout des pasteurs.

Le Lion Panthera leo fut le premier à disparaître d’Europe. Encore assez abondant pendant l’Antiquité, comme l’attestent les historiens grecs qui rapportent ses exploits en Thrace et en Macédoine, il disparut de ses derniers refuges européens au cours du premier siècle de l’ère chrétienne. Certains pensent qu’il s’agit non pas du Lion actuel, mais du Lion des cavernes Panthera spelaeus, encore abondant à l’époque postglaciaire.

L’Ours Ursus arctos s’est en revanche maintenu dans une bonne partie de son habitat, dont il s’est contenté d’évacuer les districts transformés par l’homme. La France fut pendant la période historique habitée sur toute sa superficie par ce grand Carnivore, qui à l’heure actuelle ne se maintient que dans les Pyrénées (dans les Alpes françaises, le dernier Ours fut tué en 1921 en Savoie, et le dernier observé dans le Vercors en 1937 ; Couturier, 1954). Il y est en nette diminution, tout comme en Espagne. Il a également disparu de Suisse, dont il a habité les Grisons jusqu’au début de ce siècle, ainsi que d’Autriche et d’Allemagne. Il est en revanche encore assez commun en Yougoslavie et dans les pays d’Europe orientale, sauf en Pologne.

Le Loup Canis lupus a subi un sort très comparable à celui de l’Ours. Il était encore abondant au XIXe siècle en France où on se livra à une chasse systématique visant à son éradication22. Aussi ce Carnivore a-t-il rapidement disparu de la plupart des départements français entre 1880 et 1920. Il en subsiste sans doute encore quelques individus dans les régions les plus sauvages du Massif central et des Landes.

Le Loup est en revanche encore abondant en Espagne, dans certaines régions d’Italie, dans les Balkans et en Russie, en bref dans toutes les régions ayant conservé leurs habitats originels sur des surfaces suffisantes. Il est évident qu’il constitue un réel danger pour les éleveurs, et qu’il n’y a guère d’autre choix qu’une éradication locale de ce Carnivore en raison des dégâts dont il est responsable.

Les oiseaux ont eux aussi pâti, surtout les espèces de grande taille23. Certains ont disparu pour des causes mystérieuses, comme par exemple l’Ibis chevelu Comatibis eremita encore connu en Suisse à l’époque de Gesner, mais qui ne se rencontre à l’heure actuelle qu’en Afrique du Nord. D’autres ont été chassés à outrance et se sont réfugiés dans les massifs montagneux demeurés boisés, notamment les Coqs de bruyère, autrefois répandus en plaine et maintenant propres aux forêts montagneuses.

Les grands Rapaces se sont considérablement raréfiés à travers l’Europe. Les Aigles (plusieurs espèces du genre Aquila) sont partout devenus rares, de même que les Vautours, en raison de la chasse et de changements radicaux dans les méthodes pastorales. Le Gypaète Gypaetus barbatus a lui aussi disparu d’une large partie de son ancienne aire d’habitat, notamment des Alpes, et est rare partout ailleurs. Ce grand Rapace est particulièrement sensible à tout changement dans l’équilibre naturel, car il se trouve à l’extrémité d’une chaîne alimentaire complexe, se nourrissant surtout des os des animaux tués par les grands Carnivores, avant tout les Loups. Il risque donc de disparaître en même temps que ceux-ci.

Les quelques exemples évoqués ci-dessus montrent combien l’influence humaine a été profonde en Europe. Nulle part ailleurs dans le monde, sauf aux États-Unis, l’homme n’a modifié si profondément l’équilibre naturel pour son profit exclusif. Ces transformations sont d’autant plus graves que l’Europe se range parmi les régions du globe les plus peuplées. Si la chasse est à incriminer directement dans la disparition ou la raréfaction accentuée des grands animaux, la transformation des biotopes et ses répercussions en chaîne ont été bien plus nuisibles. Beaucoup d’animaux et de plantes ont disparu avec les milieux dont ils faisaient partie. Les progrès de la civilisation sont à rendre responsables de cet état de choses, comme le prouve avec éloquence l’étude chronologique de la disparition des animaux et de l’extension de la civilisation d’ouest en est et du sud au nord. À part certains biotopes de haute montagne et les habitats arctiques, il n’existe pas en Europe un seul pouce de terrain sur lequel l’influence de l’homme ne se soit pas profondément fait sentir.

Paradoxalement l’Europe est la partie du monde où le nombre d’espèces éteintes est le moins élevé. Cela tient essentiellement au fait que les changements y ont été très progressifs. Pour parvenir au stade actuel il n’a pas fallu moins de vingt siècles. Aussi la faune et la flore ont-elles eu le temps de s’adapter et de trouver des refuges, ce qui n’a pu se produire dans d’autres parties du monde, en Amérique notamment, en raison du caractère à proprement parler explosif de l’irruption de l’homme. La vitesse de transformation des habitats naturels est un facteur très important à considérer en tout ce qui touche la protection de la nature.

2. Amérique du Nord

Le continent nord-américain se trouvait dans un état presque primitif quand les Européens s’y établirent en nombre au début du XVIIe siècle. Une population autochtone très clairsemée y vivait en harmonie avec son habitat. Les dévastations commencèrent immédiatement et s’accentuèrent aux siècles suivants en même temps que la population s’accroissait rapidement et se répandait d’est en ouest.

Une évolution parallèle à celle de l’Europe s’observe en Amérique du Nord avec cependant des modalités fondamentalement différentes, consécutives à l’expansion rapide de l’homme civilisé, doté de moyens de destruction considérables. Ce qui avait pris des siècles en Europe a été réalisé à bien plus grande échelle en quelque 200 ans dans le Nouveau Monde. La lente modification des habitats européens au cours du Moyen Âge a été « télescopée » et remplacée par l’impact brutal d’hommes énergiques, pourvus de moyens techniques déjà modernes, pour lesquels la nature sauvage représentait une ennemie à vaincre et auxquels les ressources naturelles parurent inépuisables, du fait de leur richesse même (voir, entre autres, Chinard, 1949).

Comme l’a dit Fairfield Osborn (1948), aux États-Unis – « pays de la grande illusion » – « l’histoire de la nation au cours du siècle antérieur en ce qui concerne l’utilisation des forêts, des pâturages, de la faune, de la flore et de l’eau est la plus violente et la plus destructive de toutes celles de la longue histoire de la civilisation. La rapidité des événements est sans parallèle. En fait il s’agit de l’histoire de l’énergie humaine irraisonnée et incontrôlée ».

À l’arrivée des Blancs, tout l’est des États-Unis et du Canada était couvert d’une forêt dense, s’étendant pratiquement de la côte atlantique à la vallée du Mississippi, avec une composition bien entendu variable selon la latitude. La déforestation fut relativement rapide. On estime que des quelque 170 millions d’hectares boisés à l’époque, il n’en subsiste plus que 7 à 8 millions à l’heure actuelle, et sans doute seule une fraction peut être considérée comme représentant les associations forestières primitives, en raison des reboisements ultérieurs et des transformations artificielles (moins de 7 % des surfaces pour l’ensemble des États-Unis, la plupart de ces forêts primitives se trouvant dans l’Ouest). Le défrichement commença dans le fond des vallées ; puis au cours du XIXe siècle, même les collines furent privées de leur couronne de forêts. En 1754, il y avait encore 9,71 ha de forêts pour chaque habitant dans le Massachusetts ; en 1800, il n’y en avait plus que 4,45 ; en 1830 plus que 3,24.

La disparition du couvert forestier alla en s’aggravant et toucha sans cesse de nouveaux districts. Bientôt les cultures avaient essaimé dans tout l’est des États-Unis, et aux environs de 1830, les meilleurs terrains étaient dès lors occupés à l’est du Mississippi. Les riches terres des États du Sud, réservées aux cultures de coton et de tabac qui laissent le sol nu, commençaient à présenter de graves signes d’érosion.

C’est alors que commença la colonisation des grandes plaines du centre des États-Unis, jusqu’alors couvertes de savanes herbeuses, la Prairie, puis de l’ouest du continent, lors d’une vaste migration dont l’histoire est devenue classique. Les plaines furent vouées à la culture extensive du blé et du maïs, au détriment des habitats originels, de la flore et de la faune sauvages, en particulier des grands mammifères et des oiseaux, pour lesquels elles constituaient des habitats et des voies de migration très importants.

Au-delà des grandes plaines, les chaînes de montagnes offrent des biotopes plus diversifiés, allant des luxuriantes forêts humides du Washington et de l’Oregon, aux déserts les plus arides du Nevada et de la Californie. Là encore l’homme a exercé une influence considérable, plus parfois par son action directe que par la modification des milieux naturels.

Comme en Europe, la dévastation de la nature a modifié profondément les biotopes originels. L’Est perdit son couvert forestier, la Prairie du Centre du continent fut transformée en zone de culture extensive ; seul l’Ouest conserva dans ses parties les plus sèches un aspect à peu près originel, en raison de l’improductivité des terres, bien que les associations graminéennes aient été converties en parcours d’élevage extensif, rapidement surpâturés.

La transformation des habitats primitifs entraîna une diminution rapide des animaux, et en particulier des oiseaux et des mammifères, incapables de s’adapter progressivement aux changements des biotopes et sans doute aussi plus exigeants que leurs homologues européens.

Mais cette raréfaction fut également la conséquence d’une volonté affirmée de destruction, soit que l’homme ait éprouvé un réel plaisir à massacrer les animaux, soit qu’il ait sciemment voulu les éliminer. Ce désir de détruire la vie sauvage, de l’éradiquer volontairement, n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’Europe. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que quelques animaux nord-américains aient entièrement disparu à l’heure actuelle.

Le plus pitoyable exemple de destruction d’une espèce reste celui du célèbre Pigeon migrateur Ectopistes migratorius (fig. 2). Cet oiseau, auquel les Canadiens français donnaient le nom de tourte, nichait en troupes immenses dans les forêts de l’Est américain, du sud du Canada (provinces de Manitoba, Ontario et Québec) aux États-Unis, dans les États de Virginie et du Mississippi. Il formait des colonies très importantes dans les forêts de feuillus, surtout parmi les associations de chênes, de hêtres et d’érables. Les arbres croulaient parfois sous le poids des nids édifiés côte à côte. D’après certains observateurs, au moins 136 millions d’individus ont niché dans une aire de 2 200 km2, dans le Wisconsin, jusqu’en 1871. Aux environs de 1810, Wilson (in Greenway, 1958) estima une troupe à 2 230 272 000 individus.

Les migrations de ce Pigeon étaient assez irrégulières, l’importance du flot de migrateurs variant d’année en année. Si une fraction de la population hivernait dans la partie septentrionale de l’habitat de l’espèce, dans la Pennsylvanie et le Massachusetts, la plupart des individus se rendaient en troupes immenses pour passer l’hiver plus au sud, dans les États bordant le golfe du Mexique. En s’abattant dans les arbres, ils brisaient les branches sous leur poids, ce qui témoigne de leur densité. Le Pigeon migrateur jouait à coup sûr un rôle de premier plan dans les communautés naturelles de l’est du continent américain et fut incontestablement l’oiseau terrestre aux effectifs les plus nombreux.

Les Indiens prélevaient depuis longtemps un certain contingent de ces Pigeons dont ils appréciaient vivement la chair. Mais en dépit de cette prédation humaine, l’espèce était des plus florissantes quand les Blancs arrivèrent en Amérique. Bientôt cependant commença son déclin, par suite de l’action directe de l’homme. Lors des passages, des milliers de chasseurs attendaient les migrateurs, décimant leurs troupes en tirant au jugé et abattant à chaque coup de fusil des oiseaux qu’on ne se donnait même pas la peine de ramasser, le seul plaisir étant de faire un « carton ». Par ailleurs pendant la saison de nidification, quand les jeunes, gras et encore incapables de prendre leur essor, se tenaient encore au nid, de véritables parties de collecte étaient organisées, soigneusement décrites par les contemporains. On n’hésitait pas à couper les arbres sur lesquels nichaient ces malheureux Pigeons, afin de s’emparer des jeunes que l’on ne pouvait atteindre à l’aide de gaules.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le nombre de Pigeons migrateurs ait diminué rapidement au cours du XIXe siècle. Dès 1870, les grandes colonies de nidification avaient disparu dans toute l’aire de reproduction de l’espèce, sauf aux alentours des Grands Lacs. La raréfaction du Pigeon migrateur était bien entendu tout aussi sensible le long de ses voies de passage. On en signala de petites troupes d’erratiques jusque vers 1880. C’est en 1899 que l’on observa avec certitude le dernier spécimen en liberté. Après cette date d’autres individus furent encore signalés çà et là, bien que des confusions aient été faites avec d’autres espèces de Columbidés. En 1909, une récompense de 1 500 $ fut promise à celui qui donnerait des renseignements précis sur la nidification d’un couple. Cette prime ne fut jamais remise, les efforts de multiples observateurs s’étant révélés vains. Le dernier individu mourut en captivité au Jardin zoologique de Cincinnati, Ohio, le 1er septembre 1914. Une espèce particulièrement prospère avait été ainsi éliminée par l’homme, qui en porte l’entière responsabilité. Les destructions massives de jeunes et d’adultes sont à incriminer autant que la transformation profonde de l’habitat : la disparition du Pigeon migrateur fut entre autres l’inévitable corollaire de la déforestation de l’est de l’Amérique du Nord.

L’homme est également responsable de la destruction totale de la Perruche de la Caroline Conuropsis carolinensis, à la longue queue pointue, au plumage vert contrasté d’un capuchon orange, qui peuplait le sud-est des États-Unis, depuis le sud de la Virginie et le Nebraska jusqu’au golfe du Mexique (fig. 3). Ces petits Perroquets habitaient les districts boisés où ils nichaient dans des cavités d’arbres. Le déclin de leurs populations fut rapide, et comme dans le cas du Pigeon migrateur, le dernier individu vivant connu mourut en 1914 au Jardin zoologique de Cincinnati. Diverses hypothèses ont été formulées pour expliquer leur disparition. On a notamment invoqué des épizooties qui auraient décimé ces oiseaux aux mœurs grégaires, donc particulièrement sensibles à de telles infections. Aucune de ces explications ne semble vérifiée. L’unique cause de disparition est sans aucun doute encore l’action directe de l’homme. Les témoignages historiques montrent en effet la régression progressive de l’espèce à mesure que la colonisation gagne vers l’ouest et transforme le paysage végétal. Les Perruches de la Caroline étaient réputées nuisibles aux cultures, sans que l’on puisse d’ailleurs totalement innocenter ces oiseaux, volontiers amateurs de grains et de fruits. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’espèce, pourtant abondante et prolifique, n’ait pas supporté les exactions dont elle était victime et qu’elle ait entièrement disparu en un temps relativement court. Certains observateurs ont cru l’apercevoir de temps à autre, mais il semble qu’il s’agisse d’erreurs d’identification.

Le sud-ouest de l’Amérique du Nord a vu de même disparaître le Pic à bec d’ivoire Campephilus principalis, dont le biotope d’élection se trouvait dans les forêts denses qui s’étendaient en bordure des rivières, partiellement inondées lors des crues. S’il n’y a pas lieu d’incriminer la destruction directe de cet oiseau, il est en revanche certain que la dévastation de son habitat lui porta un grave préjudice. D’après les plus récentes données, il n’en subsisterait plus que quelques individus (5 ont été vus en 1962). Ceux-ci n’ont pas été observés au cours des dernières années et l’espèce est à considérer comme virtuellement éteinte.

Lors de leur transformation profonde, les grandes plaines du centre du continent américain ont vu disparaître elles aussi plusieurs de leurs oiseaux caractéristiques, tandis que les effectifs de nombreux autres, comme les Coqs de prairie Tympanuchus cupido, diminuaient dans une proportion dramatique et que leur aire de distribution se fractionnait en taches largement disjointes (fig. 4). La chasse intensive en est responsable (on alla même jusqu’à organiser des chasses commerciales pour approvisionner le marché des grandes villes !). Mais la transformation des habitats eut des conséquences plus fâcheuses encore : l’élimination de certaines plantes dont les Coqs de prairie font leur nourriture exclusive priva ces oiseaux des aliments indispensables à leur survie.

Les plaines centrales constituent les voies de déplacement de nombreux migrateurs qui descendent en automne des parties septentrionales du continent pour se rendre dans leurs quartiers d’hiver sur les bords du golfe du Mexique et même bien au-delà, vers les régions tropicales de l’Amérique du Sud. Deux d’entre eux ont pratiquement disparu. Le premier est le Courlis esquimau Numenius borealis, qui nichait dans les toundras du nord du Canada et allait hiverner dans les pampas humides de l’Argentine. Si son voyage d’aller vers le sud se faisait le long des côtes atlantiques de l’Amérique du Nord et même en plein au-dessus de l’océan, il revenait par un itinéraire beaucoup plus continental, en survolant notamment le centre des États-Unis. Ses effectifs étaient à l’origine considérables. Une chasse trop intensive en eut néanmoins raison, ses effets venant s’ajouter à ceux de cyclones qui, en surprenant les oiseaux au-dessus de l’Atlantique au moment de leur migration d’automne, occasionnaient sans doute des pertes sérieuses. Des individus isolés ont été observés à plusieurs reprises depuis 1945 ; ses effectifs sont à l’heure actuelle devenus « squelettiques » et d’autant plus difficiles à protéger que l’on ne connaît ni leurs territoires de reproduction ni leurs quartiers d’hiver.

Il en est de même de la Grue blanche américaine Grus americana dont les territoires de reproduction s’étendaient sur une zone très vaste dans le nord-ouest du Canada, depuis la rivière des Esclaves jusqu’aux États-Unis, notamment dans l’Iowa et l’Illinois. Tous les ans, après des migrations de grande envergure, elle atteignait les bords du golfe du Mexique, dont les lagunes côtières satisfont particulièrement bien ses exigences écologiques (fig. 5). L’étendue même de ces migrations rend la protection de la Grue blanche très difficile, voire impossible, et certains biologistes américains pensent que seul un miracle peut la sauver d’une destruction totale. Le tir par les chasseurs est responsable de cette extinction progressive, car il ne semble pas que les biotopes de nidification aient été profondément modifiés, pas plus que ceux qui constituent sa zone d’hivernage. Actuellement, des dénombrements annuels sont entrepris en hiver dans le refuge d’Aransas, au Texas. En 1941, on n’a recensé que 15 individus. En septembre 1974, les effectifs se chiffraient en tout à 66 individus, parmi lesquels 17 en captivité. Depuis plusieurs années, on observe un lent accroissement de la population de cette Grue qui reste néanmoins très menacée. Chaque année, des œufs sont collectés sur les lieux de reproduction, puis couvés artificiellement en vue d’augmenter les chances de survie de l’espèce par son maintien en captivité. Les réussites de cet élevage sont dans l’ensemble bonnes. Une active propagande est diffusée à la radio et à la télévision au moment des passages ; mais elle n’empêche pas, çà et là, le coup de fusil d’un chasseur non averti.

 

Même les oiseaux littoraux pâtirent gravement en Amérique du Nord. C’est en particulier le cas du célèbre Grand Pingouin Alca impennis, le géant de tous les Alcidés, atteignant 75 cm de hauteur et dépourvu de toute faculté de voler par suite d’une réduction des ailes devenues vestigiales (fig. 6). Cet oiseau n’était d’ailleurs pas propre à l’Amérique du Nord, car il habitait les côtes rocheuses de tout l’Atlantique nord, depuis Terre-Neuve et le Groenland jusqu’en Écosse et en Scandinavie, et même occasionnellement plus au sud, jusqu’en France et en Espagne. Des restes fossiles ou subfossiles jalonnent un périmètre encore beaucoup plus vaste, englobant l’Italie.

Cet oiseau, incapable de voler, constituait une proie toute désignée pour les hommes qui paraissent l’avoir chassé depuis les temps immémoriaux. Son abondance est attestée par les restes trouvés dans les débris de cuisine répartis sur une bonne partie de la côte américaine, du Maine au Canada septentrional, et même en Europe, notamment en Norvège où il paraît avoir servi d’aliment aux peuplades néolithiques.

On dispose d’un grand nombre de documents historiques concernant cet oiseau, relatifs non seulement aux Esquimaux qui s’en nourrissaient, mais aussi aux pêcheurs et aux marins qui sillonnaient l’Atlantique nord. On sait par exemple qu’en 1590 un Islandais emplit un bateau entier avec les dépouilles de Grands Pingouins collectés sur la côte orientale du Groenland, et de nombreux témoignages semblables montrent comment était organisée l’exploitation de ces oiseaux sans défense. Dès cette époque, il semble que leur nombre ait fortement diminué par rapport aux périodes antérieures. Cette raréfaction s’accentua aux XVIIIe et XIXe siècles, qui virent la disparition de la plupart des grandes colonies de nidification, et notamment de celle de Funk Island, au large de la côte orientale de Terre-Neuve, où une colonie très prospère, la plus importante de toutes, fut entièrement ravagée par les pêcheurs. Quand le Norvégien Stuwitz y débarqua en 1841, il n’y trouva que des amoncellements d’os, quelques individus momifiés et des débris de coquilles. D’autres colonies subsistaient cependant encore dans ces parages, mais elles disparurent peu à peu en raison des ravages des marins, et surtout des pêcheurs qui massacraient les Grands Pingouins pour s’en servir comme appât. Ces pratiques entraînèrent rapidement la disparition totale de l’espèce, dont la dernière colonie semble avoir existé à Eldey Rock, au large de la côte orientale de l’Islande. Le dernier spécimen connu y fut collecté en 1844.

Le Grand Pingouin montre donc lui aussi comment l’homme peut exterminer une espèce prospère. Aucune autre cause n’est à incriminer dans l’éradication de cet oiseau réparti sur une aire très vaste, et par conséquent à l’abri des destructions naturelles. On n’en possède que peu de spécimens naturalisés, conservés dans les musées d’Europe et d’Amérique ; les œufs sont si rares que les collectionneurs les payent trente fois le poids en or de leur coquille.

La liste des oiseaux nord-américains gravement menacés n’est malheureusement pas close. Il nous faudrait en ajouter plusieurs, notamment le Condor de Californie Gymnogyps californianus apparenté, sinon identique, à une espèce fossile assez largement répandue en Amérique du Nord. Sa distribution est maintenant limitée à quelques districts de Californie méridionale où ses effectifs étaient estimés à 60 en 1953 (Koford), et à 40, soit une diminution de 30 %, en 1965. Ils étaient de nouveau de 50-60 en 1972, avec toutefois un taux de reproduction très faible, inférieur à deux jeunes par an. L’homme est entièrement responsable de cette raréfaction avancée, due notamment au massacre illégal, à la transformation de l’habitat, et à l’empoisonnement secondaire par appâts destinés aux coyotes et aux rongeurs (Miller, Mc Millan et Mc Millan, Res. Rep., no 6, Nat. Audubon Society, 1965).

Parmi les mammifères, l’exemple le plus spectaculaire de destruction est certainement celui qu’offre le Bison d’Amérique Bison bison, dont l’extermination presque totale constitue un des plus lamentables chapitres de la conquête du monde par l’homme. Le domaine de ce grand Bovidé s’étendait largement sur les grandes plaines américaines, depuis le lac Erié jusqu’en Louisiane et au Texas, sans dépasser les monts Alleghanys vers l’est. À l’intérieur de ce vaste domaine, les Bisons se livraient annuellement à des migrations saisonnières conditionnées par les nécessités alimentaires. Comme ces déplacements s’effectuaient le long de voies fixes, il se formait de véritables routes par lesquelles s’écoulaient les troupeaux en migration. On estime qu’à l’origine la population totale était de quelque 40 millions d’individus pour les plaines, de 30 millions pour les prairies, et d’environ 5 millions pour les populations vivant en région boisée, soit 75 millions d’individus en tout, chiffre à première vue incroyable si l’on tient compte de la taille de ces Bovidés atteignant un poids de 2 500 livres pour les vieux mâles. Ces grands troupeaux n’avaient pas d’ennemis naturels, à part les Coyotes qui s’emparaient à l’occasion des jeunes. Ils vivaient en parfait équilibre avec leur milieu naturel.

Les premiers voyageurs furent profondément impressionnés par ces troupeaux dont ils firent des descriptions enthousiastes. C’est hélas dès leur époque que commencent les grands massacres, qui ne firent que s’aggraver, surtout après la révolution américaine, et à mesure que des colons pénétraient vers l’Ouest. Si la transformation des habitats est en partie responsable de la régression du Bison, le massacre organisé en est la véritable cause.

On peut dans l’ensemble distinguer deux phases dans cette destruction. La première dura environ de 1730 à 1840 ; relativement limitée, elle était dans une certaine mesure justifiée par la transformation progressive des terres vierges en cultures et la demande en cuir et en dépouilles. Il est évident que l’existence d’immenses troupeaux d’animaux de cette taille, en perpétuel déplacement, est a priori incompatible avec la mise en culture de leur domaine, exemple qui se répétera dans d’autres parties du monde, et notamment en Afrique. Il ne s’agissait cependant encore que d’une limitation de leur nombre et d’une exploitation effective de leurs troupeaux. La deuxième phase, débutant aux environs de 1830, fut beaucoup plus meurtrière, car elle avait pour but une éradication totale du Bison. Dans le nord de l’habitat, ces Bovins furent exterminés pour affamer les Sioux et les autres tribus indiennes contre lesquelles les Blancs menaient une lutte sans merci. Mais leur destruction fut aussi souvent organisée comme une partie de plaisir ; ainsi en témoignent les prospectus des compagnies de chemin de fer qui promettaient aux voyageurs de pouvoir tirer les Bisons par les fenêtres des wagons, sans quitter leur banquette ! Dans beaucoup de cas, seule la langue, mets hautement apprécié, était prélevée, et le reste du cadavre abandonné sur les lieux de l’abattage. À cette époque, de véritables armées avec leurs officiers et leurs aumôniers furent mobilisées en vue d’une destruction systématique des Bisons24. Pendant la saison de chasse 1872-1873, pas moins de 200 000 furent tués dans le seul État du Kansas. On peut estimer à 2,5 millions le nombre de ceux qui furent abattus annuellement entre 1870 et 1875. Leurs os étaient récupérés au bout d’un certain temps pour en faire des amendements ou du noir animal. Des entreprises spécialisées se chargeaient de les collecter et de les rassembler au voisinage des voies ferrées. Les archives de certaines d’entre elles permettent de juger de l’importance des massacres opérés, car les piles d’ossements sur le point d’être transférées sur les wagons comptaient jusqu’à 20 000 squelettes. Le fameux chemin de fer de Santa Fé transporta 10 793 350 livres d’os de Bisons de 1872 à 1874. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’on puisse considérer qu’aux environs de 1868 les Bisons avaient pratiquement disparu du sud-ouest des États-Unis. Il en subsistait sans doute quelques bandes errantes, mais leur nombre était si réduit que les chasseurs se découragèrent et toute « exploitation » cessa dès cette époque.

images

Fig. 7. Réduction de l’aire de répartition du Bison d’Amérique. 1. Distribution au début de la colonisation européenne ; 2. Distribution actuelle. D’après Petrides, 1961.

Le troupeau de Bisons du nord des États-Unis avait lui aussi considérablement diminué quand vers 1880, l’assaut final fut livré par des tribus d’Indiens armés spécialement pour la circonstance. On estime qu’un seul chasseur tuait de 1 000 à 2 000 Bisons en une seule saison de chasse (de novembre à février). Ces animaux devinrent rapidement si rares que les récits des chasseurs datant de 1880-1885 racontent tous la chasse du « dernier » Bison dans un district donné. Cela traduit l’extrême réduction des effectifs dispersés sur une partie de l’aire d’habitat originelle (fig. 7).

Les chasseurs qui avaient exercé leurs activités dans le nord-ouest des États-Unis crurent pendant longtemps que les Bisons n’avaient pas été exterminés, mais qu’ils avaient émigré au Canada d’où ils ne tarderaient pas à revenir en masse. En fait les Bisons avaient déjà été virtuellement éradiqués du Canada. Cela avait d’ailleurs eu de graves conséquences sociales et économiques parmi les populations d’Indiens qui vivaient en équilibre avec les Bisons, n’en prélevant que le contingent nécessaire à leurs besoins. Pendant l’hiver 1886-1887 notamment, ces tribus se trouvèrent dans un état de disette totale et la mortalité atteignit un taux très élevé dans leurs campements.

Si la destruction quasi totale du Bison est sans nul doute l’épisode le plus tragique de toute l’histoire des rapports de l’homme avec la faune dans le Nouveau Monde, elle ne fut hélas pas la seule, tous les autres mammifères subissant parallèlement des pertes sévères. Leurs effectifs diminuèrent dans des proportions parfois dramatiques, et leur distribution se rétrécit telle la peau de chagrin. C’est ainsi que le Cerf Wapiti Cervus canadensis, dont la répartition s’étendait primitivement depuis le sud du Canada jusqu’au nord de l’Alabama, fut exterminé dans tout l’est des États-Unis, parallèlement à la disparition des forêts qui constituaient son habitat.

Dans le nord du Canada, le Caribou de toundra Rangifer tarandus arcticus subissait des pertes considérables et voyait sa distribution diminuer rapidement, de même que le Caribou de forêt Rangifer tarandus caribou. Les effectifs du premier, estimés à 100 millions dans les temps anciens, n’étaient plus que de 30 millions en 1911 et de 2,5 millions en 1938. La régression très avancée de ces animaux a d’ailleurs de graves conséquences sociales, en raison de leur importance dans l’économie des Esquimaux et des Indiens du Grand Nord canadien.

Le Pronghorn ou Antilocapre Antilocapra americana, dernier survivant d’un groupe riche en formes fossiles propres à l’Amérique du Nord, a lui aussi considérablement pâti de l’influence humaine. Quand les Blancs pénétrèrent en Amérique, le Pronghorn avait une vaste répartition depuis le Canada (Manitoba, Alberta) jusque sur les plateaux mexicains, et depuis la limite des forêts de l’Est jusqu’en Californie. Son habitat caractéristique était constitué par les grandes plaines semi-arides où ses effectifs dépassaient localement ceux des Bisons, atteignant sans nul doute en tout de 30 à 40 millions d’individus. On estime qu’il en restait environ 30 000 en 1922, ce qui montre la diminution massive de l’espèce (fig. 8).

Le Pronghorn a pratiquement disparu de toutes les grandes plaines. À l’heure actuelle des troupeaux importants, bien que numériquement très inférieurs à ceux d’antan, ne se rencontrent que dans les montagnes Rocheuses.

Les Carnivores n’ont bien entendu pas été épargnés, en particulier le Grizzly Ursus horribilis, auquel on peut évidemment reprocher d’être le plus dangereux de tous les animaux d’Amérique du Nord. Cet Ours de grande taille habitait surtout l’Ouest, de la limite des grandes plaines au Pacifique, atteignant l’Alaska au nord et le Mexique au sud. Exterminées sur la majeure partie de leur habitat, ses populations ont partout considérablement diminué. Selon certaines estimations il n’en subsiste pas plus de 1 100 pour l’ensemble du territoire des États-Unis, l’Alaska mis à part. Le Loup rouge Canis niger est représenté par moins de 200 individus confinés au Texas et à la Louisiane.

Les exemples pourraient être multipliés. Dans l’ensemble les populations de tous les animaux d’Amérique du Nord se sont réduites dans des proportions massives. L’Est et le Centre ont surtout pâti en raison de la mise en culture et de l’industrialisation rapide de cette partie du continent, avec ses inévitables conséquences, notamment une population humaine en croissance continue. Même l’Ouest, demeuré plus sauvage du fait de son relief montagneux et de son climat plus aride, a subi de graves déprédations. Vers la fin du XIXe siècle, le continent tout entier se trouvait dans un état de délabrement total quant à ses richesses naturelles renouvelables. L’équilibre naturel était partout compromis ; on était très près de l’extinction totale de la plupart des représentants de la grande faune, de la dégradation irrémédiable d’un grand nombre d’habitats, et par conséquent de la disparition des multiples espèces constitutives de la flore et de la microfaune.

L’Amérique du Nord offre sans aucun doute un des exemples les plus tragiques de la destruction d’un complexe naturel tout entier sous l’influence brutale de l’homme dit « civilisé ». Le 11 mars 1967, le secrétaire à l’Intérieur Stewart L. Udall a rendu public une liste de 78 espèces nord-américaines (14 Mammifères, 36 Oiseaux, 6 Reptiles et Batraciens et 22 Poissons) menacées d’extinction aux États-Unis ; ces animaux sont les premiers à bénéficier du « Endangered Species Preservation Act » de 1966. Cette liste témoigne à elle seule des menaces qui pèsent sur la faune de l’Amérique du Nord.

3. Antilles

Il est peu de régions au monde qui aient autant souffert que les Antilles des conséquences de la colonisation par les Blancs, ce qui s’explique par de multiples raisons. Tout d’abord il faut tenir compte des dimensions réduites de beaucoup de ces îles, les Grandes Antilles mises à part. Les espèces animales et végétales ne sont donc représentées que par des populations relativement faibles, et se trouvent de ce fait même en équilibre instable, aucune compensation ne pouvant intervenir comme dans le cas de populations importantes.

Par ailleurs, comme dans beaucoup d’îles, l’insularisation a déterminé la différenciation d’animaux hautement évolués, étroitement spécialisés et inféodés à des genres de vie très particuliers, donc sensibilisés à la moindre rupture d’équilibre dans leur milieu naturel.

La destruction de la faune provient certes en partie de l’action directe de l’homme et des dévastations qu’il a opérées. Les transformations des biotopes naturels, et en particulier la déforestation massive de certaines des îles, ont eu des conséquences plus déplorables encore25.

images

Fig. 9. Solenodon de Cuba Solenodon cubanus.

À l’action directe de l’homme est venue s’ajouter celle des animaux acclimatés. Si comme partout les Rats furent amenés accidentellement par les bateaux, les Mangoustes furent volontairement introduites vers 1870 pour combattre les Serpents, surtout le fameux Trigonocéphale redouté pour sa morsure mortelle. Ces Carnivores se multiplièrent rapidement et commencèrent leurs ravages parmi la faune autochtone, surtout les oiseaux et les mammifères terrestres évolués à l’abri de tout prédateur de ce type. Ces différents facteurs ont conjugué leurs effets pour faire de la région antillaise une des plus maltraitées du monde entier.

La faune mammalienne autochtone, d’une grande pauvreté, comprenait cependant, à part les Chauves-souris pour lesquelles le passage du continent vers les îles à différentes époques n’a guère posé de problème, un certain nombre de types hautement différenciés, et notamment les Solenodons, Insectivores de la taille d’un chat, sans parentés bien nettes sinon avec les Tenrecs de Madagascar et les Potamogales africains. Ces Insectivores d’un type très archaïque comprennent deux espèces propres, l’une à Hispaniola (Solenodon paradoxus), l’autre à Cuba (Atopogale cubana) (fig. 9).

On les crut pendant longtemps éteints jusqu’à ce qu’en 1907 Hyatt Verrill les redécouvrît dans le nord-est d’Hispaniola et dans l’est de Cuba, régions demeurées jusqu’à présent sauvages. Ils se trouvent cependant dans un état précaire et leurs effectifs sont très faibles, alors que leur habitat continue à être détruit d’une manière alarmante.

Parmi les Rongeurs, les Agoutis des Antilles Dasyprocta albida, dont les voyageurs du XVIIe siècle et notamment le père Du Tertre parlent en termes éloquents, vantant notamment la finesse de leur chair et la manière de les chasser à l’aide de chiens, ont disparu d’une bonne partie de leur habitat. Ces Rongeurs de grande taille, qui ressemblent à première vue à de petites antilopes (Céphalophes), ont été les victimes directes de la chasse qui leur a été faite.

Il en est de même de divers Rongeurs au pelage plus ou moins épineux, dont plusieurs espèces se répartissaient sur une partie des Grandes et Petites Antilles. Ces Rongeurs, groupés dans la famille des Echimyidés, apparentés d’assez loin aux Porcs-épics, portaient le nom général de Hutias et comprenaient plusieurs genres bien définis (Boromys, Capromys, Plagiodontia, etc.). La plupart ont disparu à l’heure actuelle. Certains d’entre eux ne sont même connus que par des restes osseux découverts dans quelques grottes de Cuba ou d’Hispaniola, ce qui semble indiquer qu’ils servaient très anciennement de nourriture aux aborigènes. Quelques espèces sont encore représentées par de petites populations, notamment à la Jamaïque, dans l’est de Cuba et à Haïti.

Les oiseaux antillais ont eux aussi subi de graves dommages, pour certains irréparables. La disparition la plus spectaculaire est sans contredit celle de l’Ara de Cuba Ara tricolor, observé pour la dernière fois vers 1885 dans les régions marécageuses du sud de l’île, et à considérer comme éteint à l’heure actuelle. Cet Ara de taille relativement faible, au plumage en majeure partie rouge et jaune, est le seul Perroquet de ce groupe connu avec certitude dans cette région où d’autres espèces ont vraisemblablement existé (fig. 10). Les témoignages historiques sont malheureusement assez confus et sujets à caution. Il est d’ailleurs fort possible que certains des Aras dont parlent les premiers voyageurs, et en particulier Ferdinand Colomb, aient été importés par les Caraïbes qui les tenaient volontiers en captivité. Tous ont disparu à l’heure actuelle. Plusieurs Perroquets appartenant à d’autres groupes systématiques sur lesquels on ne possède que peu de documents ont eux aussi été exterminés, notamment l’Aratinga de la Guadeloupe, et plusieurs Amazones, dont la disparition est d’autant plus regrettable qu’ils se rangeaient parmi les plus beaux et les plus intéressants de tous leurs congénères.

Il faut également signaler la disparition ou la raréfaction avancée de plusieurs espèces de Râles et d’Engoulevents. Le fait que les premiers sont dépourvus de la faculté de voler, et que les autres nichent au sol, les rend particulièrement vulnérables (Mangoustes, Rats).

Dans leur ensemble d’ailleurs les animaux antillais, et avant tout la plupart des oiseaux, ont vu leurs populations se réduire à des effectifs « squelettiques », souvent étroitement localisés, ce qui rend leurs chances de survie très précaires. Il suffit de consulter une liste des oiseaux des Antilles pour constater que leur aire de distribution actuelle se limite parfois à quelques dizaines d’hectares. Dans ces conditions la moindre rupture d’équilibre peut ajouter de nouvelles victimes à la liste déjà copieuse des espèces disparues dans cette région du monde26.

4. Amérique du Sud

Jusqu’en des temps très récents, l’Amérique du Sud avait dans l’ensemble moins pâti que le reste du globe. Cela provient du fait que ce continent n’est qu’au début d’une évolution économique moderne et que les biotopes originels occupent encore des aires très étendues. Les forêts qui s’étendent du pied des Andes jusqu’aux bouches de l’Amazone étaient restées jusqu’il y a peu de temps virtuellement intactes. Les surfaces mises en culture sont encore très limitées. C’est ainsi qu’au Brésil, qui occupe une aire de 8 500 000 km2, seuls 188 000 km2 étaient jusqu’à présent cultivés, soit 2 % de la superficie totale ; ce qui ne veut bien entendu pas dire que le reste du pays a conservé son couvert végétal primitif, loin de là (notamment la façade atlantique du Brésil dont les forêts ont été saccagées dès l’époque coloniale). Ces vues optimistes sont cependant démenties à l’heure actuelle en raison de l’évolution de cette partie du monde qui progresse rapidement vers la civilisation industrielle.

images

Fig. 11. Chinchilla Chinchilla laniger.

Bien que la flore et la faune sud-américaines prises dans leur ensemble n’aient pas été modifiées très profondément jusqu’à l’époque contemporaine (leur destruction a hélas commencé sur un mode accéléré), il existe cependant quelques types d’animaux gravement menacés pour des raisons particulières. C’est le cas de divers Singes chassés pour leur chair ou dont l’habitat est en cours de destruction (le Ouakari Cacajao melanocephalus, l’atèle Brachyteles arachnoides, les Ouistitis Leontideus rosalia, L. chrysomelas, L. chrysopygus), de plusieurs tatous, victimes de la chasse et des chiens errants, du Loup du Chaco Chrysocyon brachyurus, de l’Ours à lunettes Tremarctos ornatus, de la Loutre géante Pteronura brasiliensis, victime des chasseurs de fourrures, du Lamantin de l’Amazone Trichechus inunguis, chassé pour sa chair, de divers Cervidés tels que le Cerf des marais Blastocerus dichotomus et le Cerf des pampas Ozotoceros bezoarticus, victimes d’épizooties transmises par le bétail et d’une chasse trop intense. La fourrure a causé la perte des Chinchillas Chinchilla laniger (fig. 11). Ces Rongeurs à allure de petits lapins étaient propres aux hautes Andes du Pérou, de Bolivie et du Chili, et ne descendaient jamais en dessous de 3 000 m dans la partie nord de leur habitat. La collecte de leur fourrure grise, d’une texture délicate, sans rivale parmi tous les mammifères, a été le mobile d’une chasse intensive pendant tout le siècle dernier. Alors que les voyageurs d’autrefois parlent de milliers d’individus aperçus chaque jour sur les hauts plateaux, ces Rongeurs ont été pratiquement exterminés dans toute leur aire de distribution, même dans les districts du nord de l’Argentine où ils étaient encore relativement abondants au début de ce siècle. Au Chili, le grand centre du commerce se trouvait à Coquimbo et rien qu’en 1905 18 153 douzaines de peaux y furent négociées. Ce chiffre se réduisit de moitié en 1907, et à nouveau de moitié en 1908. En 1909, il ne s’en vendit que 2 328 douzaines. Il ne s’en vend plus à l’heure actuelle. Le Chinchilla s’élève en captivité, dans des fermes spécialisées qui ont ainsi permis de sauver l’espèce, pratiquement exterminée à l’état sauvage, sauf dans le nord du Chili.

Les Ongulés si hautement spécialisés qui peuplent les hautes Andes, Vigognes Lama vicugna et Guanacos Lama huanacus, ont vu leurs effectifs diminuer dans des proportions massives. Pas moins de 400 000 Vigognes ont été tuées au cours des derniers 20 ans, ce qui fait que les populations globales ne dépassent pas 18 000 individus. Il en subsiste encore des troupeaux de quelque importance au Pérou et en Bolivie. Mais en dépit des lois qui les protègent, Vigognes et Guanacos sont encore chassés pour leur laine ; ils pâtissent également de la concurrence du bétail introduit sur les hauts plateaux, particulièrement les moutons. Leur domaine vital est maintenant cloisonné par les clôtures délimitant les pâturages.

Si le continent sud-américain offre encore dans son ensemble des territoires suffisamment vastes pour la préservation des habitats naturels, il n’en est pas de même des territoires insulaires qui s’y rattachent. Les îles Juan Fernandez ont été dévastées par l’homme et les chèvres introduites. Les magnifiques forêts qui en couvraient de larges secteurs ont considérablement régressé et ne se maintiennent que dans les lieux les plus retirés. Le « bois de Santal », Santalum fernandezianum, une essence endémique au bois recherché, est éteint depuis le début du XIXe siècle du fait d’une surexploitation par l’homme. L’Otarie à fourrure de Philippi Arctocephalus philippii était autrefois si abondante que Dampier qui visita les îles en 1683 dit : « Il n’y a pas une baie ou un rocher où l’on peut aborder qui n’en soit couvert. » La population était estimée de 2 à 3 millions d’individus. Il en restait de 500 000 à 700 000 en 1798, environ 400 en 1891. L’espèce n’est plus représentée que par une population d’environ 700 individus, en faible accroissement cependant ; une espèce apparentée, A. townsendi, se maintient en petit nombre à l’île Guadalupe, au large de la Basse-Californie. L’homme a ainsi exterminé pour sa fourrure une espèce prospère, alors qu’un aménagement rationnel lui aurait permis d’exploiter le troupeau d’Otaries comme celui des îles Pribiloff.

La destruction de la nature avait pris des proportions bien plus regrettables encore aux îles Galapagos. On sait que cet archipel constitue un véritable laboratoire naturel où la faune et la flore ont évolué d’une manière si particulière que les phénomènes d’évolution y sont devenus visibles. Charles Darwin y a conçu une partie de ses géniales théories de l’évolution lors de la visite faite avec le Beagle en 1835.

Ces îles sont constituées par les sommets d’un vaste appareil volcanique surgi du fond des mers, à quelque 1 000 km de la côte sud-américaine, en plein Pacifique et juste sous l’équateur. Elles sont purement « océaniques », car elles n’ont jamais été rattachées d’une manière quelconque au continent au cours de leur histoire. Leur peuplement animal s’est donc fait d’une manière assez fortuite, les êtres vivants y arrivant au vol, à la nage ou emportés à bord de gigantesques radeaux de végétaux semblables à ceux que charrient encore de nos jours vers la mer les grands fleuves tropicaux.

Les Galapagos vivent encore à l’âge du Reptile, les Mammifères n’ayant pas pu y pénétrer (à l’exception de quelques Rongeurs, de deux Otaries et d’une Chauve-souris). Elles sont avant tout le domaine des gigantesques Tortues terrestres dont la carapace atteint 1,5 m à elle seule, si caractéristiques de ces îles qu’elles leur ont donné leur nom espagnol. L’archipel abrite également des Iguanes de grande taille, notamment les Iguanes marins Amblyrhynchus cristatus, les seuls Sauriens actuels entièrement inféodés à la mer.

La faune avienne est tout aussi étrange. Parmi les oiseaux marins, les plus paradoxaux sont sans contredit les Manchots Spheniscus mendiculus, représentants d’un groupe typiquement antarctique remontés jusqu’aux latitudes équatoriales en suivant les courants froids longeant les côtes du Chili et du Pérou. Les Cormorans aptères Phalacrocorax harrisi, dont les ailes sont si réduites qu’elles ne leur permettent pas de voler, constituent un cas fort intéressant d’aptérisme insulaire lié à première vue à l’absence de tout prédateur.

Cette faune remarquable, en parfait équilibre avec son milieu naturel, comporte une proportion d’endémiques considérable ; les oiseaux en comptent 70 % en dépit du nombre relativement important d’espèces marines.

La nature était intacte au XVIe siècle, lors de la découverte des Galapagos par les Espagnols. L’influence de l’homme y fut immédiatement des plus nuisibles, étant donné la faible superficie d’un archipel peuplé d’animaux archaïques aux potentialités adaptatives réduites. Aucun des animaux ne manifestait d’ailleurs cette crainte instinctive de l’homme qui constitue souvent la meilleure chance de salut. En dépit des graves sévices dont ils ont été l’objet depuis, les animaux n’ont d’ailleurs pas encore appris cette méfiance.

Les hommes qui se succédèrent aux Galapagos se recrutèrent pendant des siècles parmi les moins recommandables. Ce furent tout d’abord des corsaires et des pirates ; puis, au siècle dernier, des colons venus de régiments mutinés et de prisons. Ces essais de colonisation, parfois entrepris sous la direction d’hommes généreux, se poursuivirent jusqu’à la fin du XIXe siècle.

La flore et la faune ont de ce fait gravement pâti de l’action humaine. Les Tortues géantes souffrirent les premières, ces géants inoffensifs et sans défense constituant une réserve de viande et de graisse hautement appréciée. Une exploitation industrielle des Tortues s’établit bientôt et des navires vinrent spécialement pour les chasser ; des équipes parcouraient le pays, s’arrêtant aux points d’eau où les Tortues étaient particulièrement abondantes. On recueillait la graisse et on la faisait fondre pour obtenir de 4 à 11 l d’une huile réputée par animal. En dépouillant les journaux de bord d’un certain nombre de navires baleiniers venus se livrer à cette exploitation au cours du siècle dernier, le biologiste Townsend a calculé que, de 1811 à 1844, 105 navires prélevèrent plus de 15 000 Tortues. Ces chiffres ne représentent bien entendu de loin pas les prélèvements totaux, car ils ne concernent qu’une fraction des navires armés pour cette chasse. Après 1830, d’après le même auteur, les navires américains ne collectèrent pas moins de 100 000 Tortues, tandis que Bauer, qui lui aussi s’est penché sur ce problème, pense que 10 millions de Tortues ont été massacrées aux Galapagos depuis leur découverte.

Ces hécatombes ont provoqué une diminution massive de ces Reptiles. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les Tortues soient éteintes dans plusieurs îles, et considérablement raréfiées dans la plupart des autres.

L’ensemble des Reptiles des Galapagos souffrit par ailleurs gravement de l’introduction d’animaux domestiques. Comme ces îles n’hébergeaient aucun Mammifère susceptible de constituer une provision de vivres frais, les corsaires anglais y introduisirent les Chèvres dès le XVIIe siècle. Ainsi que partout dans le monde, les Caprins se multiplièrent très rapidement et commencèrent leur œuvre de destruction du couvert végétal. Elles entrèrent bientôt en concurrence avec les Tortues moins bien armées et moins agiles en vue de cette compétition, d’où une élimination progressive.

Les Espagnols introduisirent ensuite les Chiens pour exterminer les Chèvres, véritable ressource de guerre de leurs ennemis anglais. Ces Carnivores préférèrent chasser les jeunes Tortues et les Iguanes, plus faciles à capturer. Les Bœufs, les Porcs, les Rats et les Souris, introduits à la même époque, contribuèrent eux aussi à la dégradation du couvert végétal et à l’élimination des animaux autochtones. Les porcs comptent d’ailleurs parmi les plus malfaisants de tous, car ils détruisent systématiquement les œufs de Tortues et d’Iguanes enterrés sous une faible épaisseur de sable. Aussi peut-on estimer qu’à l’époque actuelle seul un œuf sur 10 000 donnera naissance à une Tortue qui atteindra un pied de longueur, taille au-delà de laquelle elle est à l’abri de ses ennemis, sauf de l’homme pour lequel elle présente dès lors de l’intérêt !

Les oiseaux ont pâti dans des proportions souvent dramatiques. C’est en particulier le cas du Cormoran aptère et du Manchot dont les effectifs sont très réduits et dont la distribution est limitée à une portion de côte peu étendue, ce qui augmente les dangers d’extermination d’une manière très alarmante.

Les Galapagos ont ainsi le triste privilège de compter parmi les zones où la nature a été le plus menacée dans le monde entier. Cet état de choses est d’autant plus grave qu’il s’agit d’un complexe biologique unique, véritable curiosité naturelle dont l’étude est capitale pour la compréhension de quelques-uns des phénomènes les plus mystérieux de la biologie.

5. Asie et Malaisie

Il convient bien entendu de faire une distinction entre le nord de l’énorme masse continentale asiatique, qui appartient à la région paléarctique des biogéographes, et la partie tropicale, y compris son prolongement naturel, l’archipel malais. Du fait de l’étendue considérable de l’Asie tropicale – qui n’occupe pas moins de 38 millions de km2, soit une part notable des terres émergées –, la flore et la faune sauvages ont été dans un certain sens préservées, ayant pu trouver refuge dans des districts relativement peu modifiés jusqu’à nos jours. En dépit de l’ancienneté de la colonisation de cette partie du monde par l’homme et de l’importance de ses populations depuis des temps immémoriaux, les zones converties en terres de culture ne représentent qu’une fraction des surfaces totales. Ainsi dans l’Inde, seuls 30 % de la superficie du pays ont été mis en culture ; les efforts y ont depuis longtemps porté plus sur l’amélioration des rendements agricoles que sur l’extension des districts cultivés vers des zones marginales impropres à l’agriculture du fait de leur aridité, de leur relief ou de leurs caractères pédologiques (latéritisation).

De plus, les habitats naturels ont été aménagés avec une lenteur qui a permis à la faune de s’adapter aux conditions nouvelles et de se réfugier dans des massifs demeurés relativement intouchés, souvent boisés ou couverts d’une jungle épaisse.

Il ne faut pas oublier enfin que certains peuples asiatiques ont un respect religieux de la vie sous toutes ses formes, ce qui a déterminé une protection très efficace de la faune sauvage, notamment dans l’Inde où beaucoup d’animaux témoignent d’une familiarité inconnue ailleurs.

La population humaine est cependant très nombreuse en Asie, atteignant localement des densités inégalées en d’autres points du globe (remarquons toutefois que les hommes se massent dans certaines régions, plaine indogangétique, delta tonkinois, plaines chinoises, Java et certaines des Philippines, et que leur densité est très nettement inférieure ailleurs) ; cette surpopulation a bien entendu entraîné une pression sur les habitats naturels qui ont de ce fait gravement pâti. Certaines régions ont été entièrement dévastées, surtout du fait de la déforestation à grande échelle. C’est le cas des plaines chinoises, de Java et de quelques parties des Philippines. De mauvaises pratiques agricoles, et notamment la culture itinérante, ont ruiné certaines zones, un grand nombre de savanes malaises étant en particulier des formations secondaires anthropiques dans des pays où le climax est forestier.

Dans l’ensemble, une transformation trop intensive et parfois mal comprise des habitats et une chasse forcenée ont diminué les effectifs de nombreuses espèces animales, de ce fait devenues si rares que leur disparition est à craindre à brève échéance. Dans le Sud-Est asiatique, pas moins de 14 mammifères et 24 oiseaux sont menacés d’extinction prochaine.

C’est avant tout le cas des Rhinocéros, pourchassés pour satisfaire les exigences de la pharmacopée chinoise. La corne de Rhinocéros est en effet réputée jusqu’à nos jours pour ses propriétés aphrodisiaques et stimulantes, toutes les autres parties du corps de ce pachyderme jouissant d’ailleurs de propriétés similaires. Des prix très élevés (jusqu’à la moitié de son pesant d’or !) ont poussé au massacre de ces malheureux animaux. Tous les Rhinocéros asiatiques sont de ce fait devenus très rares. Certaines espèces ne sont plus représentées que par quelques dizaines de survivants, ayant disparu de la quasi-totalité de leur aire de distribution primitive.

Le Rhinocéros de l’Inde Rhinoceros unicornis, autrefois répandu du nord-ouest de l’Inde à la péninsule indochinoise, a maintenant disparu de toute cette vaste aire, sauf au Népal et en Assam. Ses effectifs ne dépassaient pas 900 têtes en 1973 dont environ 650 dans la réserve de Kaziranga, en Assam.

Le Rhinocéros de Java Rhinoceros sondaicus a fait l’objet d’une chasse si intensive qu’il est aujourd’hui devenu le plus rare de tous les grands Mammifères. Son aire de répartition s’étendait autrefois du Bengale et de la péninsule indochinoise à Java. Il n’est connu à l’heure actuelle avec certitude que dans l’ouest de Java, où les dénombrements récents permettent d’évaluer ses effectifs entre 28 et 42 individus. Quelques-uns survivent peut-être en Birmanie (fig. 12).

Le Rhinocéros de Sumatra Didermocerus sumatrensis, le seul Rhinocéros asiatique à posséder deux cornes comme ses congénères africains, était lui aussi répandu de l’Assam à Sumatra et à Bornéo ; il ne se rencontre plus qu’en quelques points de ce vaste habitat et ses populations globales sont inférieures à 150 individus.

L’homme, par la chasse stupide entreprise sans limitation pour se procurer un produit dont l’efficacité est en fait nulle, est l’unique responsable de la quasi-disparition de ces animaux dont l’avenir est partout gravement compromis.

Parmi les autres grands mammifères, quelques-uns sont très menacés, eux aussi. Le Guépard d’Asie est éteint en Inde et il n’en reste qu’environ 200 en Iran. Le Lion d’Asie Panthera leo persica est maintenant confiné à une aire de quelque 1 500 km2 dans la péninsule de Kathiawar dans l’Inde ; il en restait entre 250 et 290 individus en 1955, mais seulement 177 en 1968 (Dalvi) (fig. 13). Le Tigre Panthera tigris a considérablement régressé à travers sa vaste distribution. Il est devenu très rare en Sibérie, en Corée et dans le nord de la Chine, de même qu’à Sumatra, à Java et à Bali, et il est probablement éteint en Asie centrale soviétique. En Inde, les populations comptaient environ 40 000 tigres au début de ce siècle ; il en subsistait environ 1 800 en 1972. La chasse, la destruction par appâts empoisonnés et la destruction des habitats sont responsables de cette raréfaction qui prend des proportions dramatiques dans la péninsule indienne (Sankhala). Le Grand Panda Ailuropoda melanolenca occupe une aire très limitée dans l’ouest de la Chine où son statut est précaire. Le Kouprey Bos sauveli est devenu rare au Cambodge où ne subsistaient que moins de 100 têtes avant les tristes événements de ces dernières années ; il aurait disparu de la Thaïlande (Boonsong Lekagul).

L’Éléphant d’Asie s’est progressivement retiré de la partie de son aire mise en culture. Le Buffle, le Gaur, divers Cervidés parmi lesquels le Barasingha Cervus duvauceli et le Cerf du Cachemire C. elaphus hanglu, le Tapir, et les Gibbons, se sont également raréfiés et n’ont plus qu’une distribution très morcelée. L’Orang-outan a considérablement diminué en nombre du fait des captures inconsidérées pour les jardins zoologiques ; il est à ranger parmi les animaux les plus menacés à l’heure actuelle. Aux Philippines, les mammifères, endémiques pour la plupart, diminuent d’une manière très alarmante du fait de la destruction des habitats (en particulier un Bovin du plus grand intérêt, le Tamarau Anoa mindorensis propre à l’île de Mindoro).

De nombreux oiseaux sont également en danger. Tels l’Ibis du Japon Nipponia nippon, l’Outarde de l’Inde Choriotis nigriceps (dont il ne resterait qu’environ 1 200 individus), divers Faisans et Rapaces parmi lesquels l’Aigle des singes des Philippines Pithecophaga jefferyi dont les effectifs sont inférieurs à une centaine d’individus.

Même les Poissons autochtones ont régressé. À Singapour, des 54 espèces indigènes, seules 35 ont été retrouvées récemment (Alfred). L’ensemble de la faune du Sud-Est asiatique s’est ainsi considérablement raréfié du fait de l’action humaine (voir Conservation in Tropical South East Asia, UICN, 1968). Il en est de même de beaucoup d’espèces végétales.

La partie septentrionale de l’Asie a beaucoup moins souffert, car elle est restée en fait pratiquement inhabitée jusqu’à des temps très récents. Les vastes surfaces couvertes de taïga ont constitué des réservoirs où la faune a pu se maintenir. Sans doute les animaux à fourrure ont-ils souffert dans une certaine mesure d’une chasse trop intensive. Mais il ne semble pas que cela ait fait peser des menaces sérieuses sur la survie des espèces de cette partie de l’Asie.

Il n’en va pas de même dans la grande bande steppique qui s’étend depuis le sud de la Russie jusqu’en Mongolie, où la plupart des grands animaux ont gravement pâti de l’influence de l’homme. C’est le cas de l’Antilope Saïga Saïga tatarica qui habita jusqu’au XVIIe siècle une aire s’étendant des steppes de Pologne orientale à la frontière chinoise. Ce vaste habitat s’est progressivement réduit jusqu’en 1920. À cette époque, les effectifs étaient devenus à proprement parler squelettiques, car l’espèce n’était plus représentée que par quelques centaines d’individus, peut-être un millier. Sans doute des causes naturelles peuvent en partie expliquer la raréfaction d’une espèce sensible aux effets des tempêtes de neige et du gel du sol qui diminue largement ses possibilités alimentaires. Mais la chasse trop intensive est la responsable principale de sa diminution27, de même que la mise en culture d’une partie de l’aire de distribution de la Saïga. Cette Antilope a besoin d’étendues considérables, ne serait-ce qu’en raison de son tempérament migrateur, et son existence est donc compromise par la transformation des habitats. Les mobiles de la chasse étaient d’ordre alimentaire. Les cornes étaient également recherchées, car les Chinois en tiraient la matière première de nombreuses préparations pharmaceutiques28.

images

Fig. 14. Onagre de Perse Equus hemionus onager.

Cette zone fut également le domaine du Cheval sauvage Equus caballus przewalskii répandu jadis en Mongolie occidentale et en Dzoungarie, et du Chameau sauvage Camelus bactrianus dont l’aire d’habitat s’étendait de la Mongolie au Turkestan chinois. Les populations de ces deux grands Mammifères ont diminué dans une proportion considérable du fait de la chasse. L’un et l’autre ne subsistent qu’en des aires très réduites et leurs effectifs sont presque inexistants. Il n’est d’ailleurs pas certain que les sujets encore vivants soient de souche pure, et qu’il n’y ait pas eu hybridation avec des sujets domestiques redevenus sauvages.

Plusieurs des grands Mammifères du Proche-Orient et du Sud-Ouest asiatique ont eux aussi gravement souffert de la chasse. C’est le cas des Équidés intermédiaires aux Chevaux et aux Ânes propres à cette région, tels l’Hémippe Equus hemippus, l’Onagre E. onager (fig. 14) et l’Hémione Equus hemionus, dont les populations sont dans l’ensemble très clairsemées. Ces animaux, que les Anciens chassaient déjà dans les steppes arides, ont été décimés par les Arabes nomades, dès que des armes modernes furent à leur disposition. C’est aussi le cas de l’Oryx d’Arabie Oryx leucoryx, répandu autrefois sur une large partie du Moyen-Orient, et dont la distribution est maintenant limitée à l’Arabie Saoudite. Cet Oryx paraît condamné à disparaître de son habitat originel en raison de la chasse à l’aide de véhicules et du développement de l’industrie pétrolière dans son habitat relictuel.

6. Océanie

Le Pacifique est parsemé d’un grand nombre d’îles de dimensions très diverses, peuplées d’animaux venus pour la plupart d’Asie à des époques reculées. Ils ont eu le temps d’évoluer en vase clos, ce qui fait que les endémiques y atteignent partout une proportion élevée. Bien entendu le nombre des espèces est relativement réduit en raison d’un appauvrissement insulaire marqué. La plupart des îles océaniennes n’hébergent pas de Mammifères autochtones, même la Nouvelle-Zélande, où n’ont pénétré que quelques Chauves-souris.

Ces multiples îles ont pour la plupart gravement souffert de l’homme, et surtout des Européens qui s’y sont établis au cours du siècle dernier, parfois avant. La chasse, l’introduction de Rats et d’animaux domestiques redevenus sauvages, la transformation des biotopes et surtout la déforestation ont décimé les populations animales et ravagé les associations végétales. La brutalité avec laquelle s’est effectuée la pénétration de la civilisation moderne a eu de graves répercussions sur un grand nombre d’espèces autochtones, les unes hautement évoluées, les autres primitives, toutes en équilibre avec leur milieu naturel, mais très sensibles à des influences extérieures à première vue minimes. La plupart des espèces animales se sont considérablement raréfiées, et certaines sont même entièrement éteintes à l’heure actuelle.

Les oiseaux, éléments essentiels des biocénoses océaniennes, ont été les premiers à pâtir, situation particulièrement grave vu le nombre élevé d’endémiques dans cette partie du globe. Parmi les oiseaux éteints figure le « Troglodyte » de l’île Stephen Xenicus lyalli, îlot situé dans le détroit de Cook. Cet oiseau bien différencié, quoique apparenté à une espèce propre à la Nouvelle-Zélande, encore survivante de nos jours, était strictement endémique dans cette île, où ses populations devaient être très faibles compte tenu des dimensions réduites de l’habitat. Il n’y a de ce fait rien d’étonnant à ce que le Chat du gardien du phare installé dans l’île ait réussi à exterminer ce Passereau semi-nocturne en une seule année (1894). Les quelques spécimens connus et conservés dans les musées proviennent d’ailleurs tous des « collectes » de ce Félin. Cet exemple particulièrement frappant montre une fois de plus combien l’introduction de prédateurs exogènes est préjudiciable à l’équilibre de faunes différenciées à l’abri de tels facteurs. Un petit Passereau, Petroica traversi, propre à l’île Chatham, située à 800 km de la Nouvelle-Zélande, pourrait bien subir le même sort, et pour les mêmes raisons. Il n’en reste que 14 individus confinés dans 4 ha de brousse.

Parmi les oiseaux les plus spectaculaires de la Nouvelle-Zélande figuraient en particulier les Moas ou Dinornis (fig. 15), constituant une famille propre à cette partie du monde, oiseaux coureurs apparentés de très loin aux Autruches, dont certaines espèces atteignaient 3,50 m de hauteur29. Ces oiseaux sont connus par des restes fossiles depuis le Miocène et le Pliocène ancien, et un grand nombre disparut bien antérieurement à l’apparition de l’homme en Nouvelle-Zélande. Il est possible que les Dinornis représentent dans leur ensemble une survivance archaïque dont l’histoire était près de son achèvement à l’époque humaine, tout comme d’autres groupes fossiles parvenus au terme de leur évolution. Mais il est manifeste que l’homme a contribué dans une mesure certaine à leur extinction. On a trouvé des débris appartenant à 6 espèces au moins, parmi les 27 qui constituaient le groupe entier, dans les débris de cuisine et près des foyers construits de main d’homme, et l’analyse du carbone 14 a montré que ces restes remontaient au plus à 700 ans. Il est certain que les Maoris, dont la grande invasion se situe il y a 600 ans, se sont nourris de Moas qu’ils chassaient dans les marais et dans les savanes. On admet que les hommes mettaient périodiquement le feu à la brousse pour faciliter leur chasse et détruisaient simultanément les nids et les œufs. Les Moas seraient peut-être de toute manière éteints à l’heure actuelle. Il n’en est pas moins vrai que l’homme a contribué à la disparition de ces véritables fossiles vivants dont il fut le contemporain jusqu’à une époque récente.

Du fait de l’absence de tout Carnivore terrestre, la Nouvelle-Zélande a permis la différenciation d’oiseaux ayant perdu la faculté de voler et vivant en permanence sur le sol. On peut facilement imaginer les ravages commis parmi leurs populations par les Chiens et les Chats errants qui se sont multipliés dès leur introduction. Aussi la plupart de ces oiseaux se sont-ils raréfiés dans des proportions considérables (voir notamment Williams, 1962). C’est le cas des Kiwis ou Aptéryx, Ratites très hautement spécialisés, ainsi que des Strigops, curieux Perroquets strictement nocturnes, à allure de Chouettes (fig. 16).

Des faits analogues pourraient être évoqués à propos des Râles aux ailes vestigiales, tels que ceux qui peuplaient jadis l’île Auckland (Rallus muelleri), Wake (R. wakensis), Tahiti (R. pacificus), Chatham (R. dieffenbachi, R. modestus), Fidji (Rallina poeciloptera), Laysan (Porzanula palmeri), Hawaii (Pennula sandwichensis) et Samoa (Pareudiastes pacificus)30. Tous sont éteints ou réduits à des effectifs incroyablement faibles, ayant succombé aux attaques des Porcs et des Rats qui dévoraient leurs œufs et leurs jeunes ; des Chèvres, qui piétinaient leurs nids et perturbaient leur habitat ; des Chiens et des Chats, parfois des Mangoustes, qui chassaient les adultes. La plupart de ces exterminations ont eu lieu au siècle dernier, d’autres plus récemment, en particulier dans le cas du Râle de l’île Wake Rallus wakensis, que les troupes d’occupation japonaises ont exterminé pendant la dernière guerre. Les soldats affamés et coupés de toute source de ravitaillement par suite de la guerre ont prélevé tout ce qui était susceptible de constituer un aliment. Il semble que ce malheureux oiseau aptère doive être considéré comme entièrement disparu, alors qu’il était encore abondant avant les hostilités.

Sans doute a-t-on de temps en temps d’heureuses surprises, surtout dans les îles de grandes dimensions, où les animaux peuvent plus facilement trouver des refuges. C’est ce qui est arrivé au fameux Takahé ou Notornis Porphyrio mantelli, apparenté étroitement à nos Poules sultanes, autrefois répandu à travers tous les biotopes favorables, prairies humides et bords des petits étangs de la Nouvelle-Zélande. Considéré comme éteint au cours des derniers 50 ans, cet oiseau fut redécouvert en 1948 dans quelques petites vallées retirées des monts Murchison. Il n’en subsistait cependant pas plus de 200 individus en 1971, ce qui fait que l’espèce reste en très grand danger d’autant plus qu’elle diminue régulièrement (la population s’élevait à quelque 400 individus en 1966). Les menaces sont d’autant plus graves que des Carnivores introduits (Furets) ont peuplé l’aire de reproduction, de même que de nombreux Cerfs qui perturbent les colonies et risquent de détruire les couvées en les piétinant. L’espèce semble d’ailleurs à certains points de vue au terme de son évolution naturelle ; elle paraît « sénile » à côté des autres espèces de Poules sultanes, comme le traduisent certaines caractéristiques biologiques (fécondité moins élevée entre autres).

Des dévastations de ce type s’étant produites partout à travers le Pacifique, nous pourrions multiplier les exemples pour chacune des îles de cette région (fig. 17). Il convient de faire une mention spéciale aux îles Hawaii, en raison de l’exceptionnel intérêt de leur faune hautement spécialisée, différenciée sur place et comprenant une proportion très élevée d’endémiques. Les ravages y ont dépassé tout ce que l’on peut imaginer, et l’ensemble des végétaux et des animaux ont gravement pâti. C’est ainsi que Zimmermann (1948) estime que un tiers au moins des Insectes a été exterminé depuis l’apparition de l’homme, par suite de la dégradation des biotopes, de la raréfaction des plantes autochtones auxquelles ils étaient liés et de l’introduction de prédateurs et de compétiteurs. Parmi les Mollusques terrestres, ceux du genre Carelia, les plus grands de tous ceux qui habitent les îles Hawaii, ne comprennent pas moins de 29 espèces ; or seules 7 d’entre elles ont été collectées vivantes, les autres n’étant connues que d’après des coquilles trouvées dans la nature, attestant leur disparition récente. Seules 2 espèces ont été retrouvées au cours des dernières années.

Parmi les 68 espèces d’oiseaux terrestres peuplant les îles Hawaii, pas moins de 60 % doivent être considérées comme éteintes ou probablement éteintes (Greenway, 1958) ; toutes se trouvent dans un état si précaire que l’on peut craindre le pire quant à leur avenir.

C’est avant tout le cas des Passereaux constituant la famille des Drépanididés, tous propres aux îles Hawaii et d’un très grand intérêt au point de vue évolutif. Au sein de cette famille s’est en effet produite une évolution rayonnante menant à des types d’oiseaux à première vue sans parenté ; les lignées ont occupé toutes les niches écologiques demeurées vacantes par suite de l’absence d’autres oiseaux. Cette évolution rappelle celle des Pinsons de Darwin aux Galapagos, mais a été plus profonde, le groupe présentant un plus haut degré de différenciation que ces derniers, en particulier dans la forme du bec, mince et effilé chez certains, fort et globuleux chez d’autres, en rapport avec des régimes alimentaires spécialisés.

Plusieurs de ces oiseaux, étant revêtus de plumages vivement colorés en jaune, rouge ou orange, étaient recherchés par les Hawaïens pour la confection des parures royales. Les plumes étaient détachées du corps, puis cousues sur un support en étoffe servant à fabriquer des manteaux et de gigantesques coiffures réservés aux chefs. La collecte a sans doute contribué à limiter dangereusement les populations des espèces fournissant la matière première. Mais plusieurs d’entre elles étant encore relativement communes quand ces pratiques furent abandonnées, il ne semble pas que l’extinction d’un quelconque Drépanididé leur soit imputable (fig. 18).

Aussi c’est dans la colonisation européenne et ses séquelles qu’il faut voir les causes de leur raréfaction et de leur extermination. La déforestation massive, surtout dans les régions basses, a joué le plus grand rôle31. La plupart des oiseaux, étant inféodés à un régime alimentaire strict, ont disparu avec les plantes dont ils tiraient leur nourriture. L’excès de spécialisation a été à l’origine de leur perte. Les Rats, volontiers arboricoles, ont eux aussi porté de graves préjudices aux oiseaux autochtones32.

Une chasse intensive, la modification des habitats naturels et la prédation par les Mammifères introduits causèrent la perte de l’Oie néné Branta sandvicensis, espèce bien différenciée propre aux îles Hawaii bien qu’apparentée aux Bernaches nord-américaines. Les effectifs de ce Palmipède, autrefois répandu à travers tous les habitats ouverts de l’île d’Hawaii, ont décru rapidement jusqu’à ne plus compter qu’une trentaine de sujets en 1951. Nous verrons que seul l’élevage en captivité a permis de sauver cette espèce d’une extinction totale.

Notons qu’une autre forme d’activité humaine a été gravement préjudiciable aux oiseaux du Pacifique : celle qui consistait à les chasser pour leur utilisation en plumasserie. Les Japonais, qui s’étaient acquis une grande réputation dans ce domaine, exploitèrent à une échelle véritablement industrielle les populations aviennes, non seulement de leur propre pays et des îles limitrophes, mais même de territoires beaucoup plus lointains. Ils organisèrent des expéditions de collecte à travers tout le Pacifique, se livrant partout à de véritables hécatombes. Le plus tragique exemple est celui de l’Albatros de Steller Diomedea albatrus, répandu sur une large partie du Pacifique, mais ne nichant qu’en un petit nombre de colonies établies notamment sur quelques îlots des archipels des Sept Îles (Torishima) et Bonin. Ils y étaient chassés à outrance par les collecteurs japonais qui n’avaient aucun mal à massacrer les oiseaux à terre. De nombreux détails sont connus quant aux procédés d’extermination à Torishima. Au moment de la nidification, les Japonais tuaient les oiseaux en train de couver à coups de bâton et en collectaient ainsi de 100 à 200 par jour. On estime qu’entre 1877 et 1903 plus de 500 000 Albatros furent ainsi tués pour leurs plumes. Les plumassiers furent victimes d’une éruption volcanique survenue en 1903 ; d’autres les remplacèrent et en 1932 encore, plus de 3 000 Albatros ont été massacrés sur cet îlot. L’espèce est sans aucun doute devenue rare à l’heure actuelle, car en mars 1965, seuls 63 oiseaux furent dénombrés. L’île est entièrement évacuée depuis cette année, même la station météorologique ayant été repliée en raison de menaces volcaniques. En 1974, on estimait la population de Torishima à 200 individus, auxquels il faut peut-être ajouter ceux de quelques petites colonies nichant sur d’autres îles.

Les populations de nombreuses autres espèces d’oiseaux ont elles aussi décru dans des proportions inquiétantes du fait de la chasse menée pour approvisionner les grands marchés de plumasserie. Si les Japonais s’étaient acquis une fâcheuse réputation à ce sujet, ils n’ont malheureusement pas été les seuls33.

Notons par ailleurs que si la régression de la faune avienne a atteint des proportions spectaculaires dans le Pacifique, la transformation des biotopes y a entraîné la disparition de nombreux autres animaux faisant partie de ces communautés hautement spécialisées, véritables laboratoires naturels saccagés sans aucun profit.

7. Australie

L’Australie abrite une faune très hautement spécialisée dont la plupart des représentants sont propres à ce continent. Ceci est avant tout vrai des mammifères autochtones qui ne comptent pratiquement que des Marsupiaux, à côté d’un certain nombre de Rongeurs très particuliers. Comme on sait, ces mammifères d’un type primitif ont eu autrefois une plus vaste répartition à travers le monde d’où ils ont régressé lors de l’apparition des Mammifères Euthériens mieux armés qu’eux dans la lutte pour la vie. Quelques-uns se sont maintenus en Amérique du Sud, où l’invasion des Euthériens a été relativement tardive et incomplète ; les formes actuelles sont cependant en majeure partie propres à l’Australie où elles constituent une faune remarquable, mimant l’ensemble des autres mammifères.

Les Marsupiaux sont d’une manière générale incapables d’entrer victorieusement en compétition avec les Mammifères Placentaires – ce qu’a d’ailleurs prouvé leur histoire géologique – notamment en raison d’adaptations moins poussées et d’un mode de reproduction mettant le jeune moins efficacement à l’abri des carnassiers. Ceci explique les ravages dont sont responsables les animaux introduits par les Européens. Les Renards, les Chiens et les Chats, redevenus en partie sauvages, constituèrent de dangereux prédateurs, tandis que les Lapins dévastaient les habitats originels et entraient en compétition alimentaire avec les formes herbivores. L’homme ajouta bien entendu ses propres ravages en transformant profondément les habitats sauvages mis en culture ou convertis en pâturages pour les moutons. La modification des milieux naturels constitue probablement la cause déterminante du déclin des Marsupiaux, étroitement inféodés à des communautés végétales bien déterminées et manifestant une absence caractérisée de toute souplesse écologique.

La situation devint très rapidement tragique. La plupart des Marsupiaux, communs au siècle dernier, comme l’attestent les récits des voyageurs, se raréfièrent dans des proportions inquiétantes. Certains sont d’ores et déjà à considérer comme éteints.

Beaucoup des petits Marsupiaux carnivores ont régressé promptement, notamment du fait des attaques des Chats qui les ont exterminés ou éliminés par la compétition. Le Diable de Tasmanie Sarcophilus harrisi, carnivore de proportions massives et à première vue bien armé, a disparu de toute l’Australie et ne se maintient qu’en Tasmanie. On lui reprochait, malheureusement d’une manière assez justifiée, de tuer volailles et Moutons et d’être de ce fait le quadrupède autochtone le plus nuisible. Il en est de même du Loup marsupial ou Thylacine Thylacinus cynocephalus, le plus grand des Marsupiaux carnivores, atteignant la taille d’un gros chien (fig. 19). Des restes fossiles ont été trouvés en Australie, d’où il semble avoir été éliminé par le Chien Dingo. Mais, à l’arrivée des Européens, le Thylacine, encore abondant en Tasmanie, y commit des déprédations parmi les troupeaux de Moutons. Cela justifia une guerre acharnée au cours des dernières décennies du XIXe siècle34. Il fut de ce fait pratiquement exterminé dans son dernier refuge. Il n’en subsiste sans doute que quelques individus dans l’ouest de la Tasmanie (Guiler), et il est même fort possible qu’il soit éteint.

Les Marsupiaux herbivores ont tout autant souffert. Les plus petits, tels les Bandicoots (Perameles, Macrotis) et les Rats-kangourous (Bettongia) ont donné lieu à une chasse intensive pour leur fourrure, hautement appréciée pour sa finesse. Leur habitude de s’établir dans des terriers les rendait particulièrement vulnérables aux piégeurs tout comme aux Carnivores introduits. Les appâts empoisonnés répandus en vue de la destruction du Lapin sont très souvent ingérés par les Marsupiaux végétariens qui périssent de ce fait en grand nombre. Il en est de même des Kangourous, parmi lesquels plusieurs espèces sont gravement menacées par la destruction de leur habitat, la prédation par les Renards et la chasse pour leur fourrure. De véritables massacres ont été commis pour satisfaire aux demandes de la pelleterie. La plupart de ces espèces ont en effet une fourrure dense et fine, recherchée pendant tout le XIXe siècle, au point de permettre à de nombreux chasseurs professionnels de vivre de cette exploitation. Cette chasse continue d’ailleurs encore aujourd’hui dans le cas de beaucoup d’espèces sur lesquelles la pression cynégétique est trop intense.

D’après une mise au point de J. H. Calaby (CSIRO, Wildlife, 1, 1963 : 15-18), il y aurait quelque 35 formes de Marsupiaux menacées d’extinction en Australie (certaines uniquement sur le continent et non en Tasmanie, qui paraît ainsi être devenu un sanctuaire) sans compter les Rongeurs particuliers de cette partie du monde. Le statut de beaucoup d’autres est très incertain.

 

Les oiseaux australiens ont dans une certaine mesure moins pâti que les Mammifères, bien que les populations de certains d’entre eux se soient beaucoup clairsemées. Quelques-uns ont même presque disparu, tel Atrichornis clamosus, petit Passereau propre à l’Australie, considéré comme éteint depuis 1889 mais redécouvert en 1961 sur les pentes du mont Gardner, près d’Albany, dans le sud-ouest du continent. Ses populations totales ne dépassent toutefois pas une vingtaine de couples. L’introduction de Chats et de Rats est à rendre responsable de la quasi-disparition de ce petit oiseau, de même que la destruction de son habitat. Ces facteurs ont également causé la perte de plusieurs Perruches et notamment de Pezoporus wallicus, du sud de l’Australie et de Tasmanie, et de Geopsittacus occidentalis, propre aux déserts du Sud et de l’Ouest. Ces deux Psittacidés, qui vivent sur le sol où ils aménagent un nid simplement abrité dans une dépression, constituent de ce fait même des proies pour tous les prédateurs introduits. L’un et l’autre sont devenus très rares et en grand danger d’extinction à l’heure actuelle (fig. 20).

La disparition la plus spectaculaire parmi toute l’avifaune australienne est cependant celle de l’Émeu noir Dromaius ater, propre à l’île King, dans le détroit de Bass (Jouanin, 1959). Il semble que les responsables de la disparition de cette espèce, qui ne nous est connue que par les dépouilles rapportées en 1804 par l’expédition française du capitaine Baudin et par des ossements subfossiles, soient les chasseurs de phoques établis dans l’île au début du XIXe siècle. L’oiseau leur fournissait de la viande de boucherie et ils avaient dressé des chiens à le chasser. Les Émeus Dromaeus novae-hollandiae sont d’ailleurs en grand danger sur le continent australien lui-même où on les accuse de ravager les cultures de blé. On les a détruits à la mitrailleuse jusqu’en 1932 et encore aujourd’hui leur tête est mise à prix. Ces grands oiseaux coureurs disparaîtront si une telle réglementation continue à être appliquée.

8. Afrique

En Afrique, comme en Amérique du Nord, l’influence détestable de l’homme prétendu civilisé s’est fait sentir sur la nature, et plus spécialement sur la grande faune jusqu’alors à peu près en équilibre avec son milieu et avec les populations autochtones.

Les destructions ont commencé dès l’Antiquité dans la partie la plus septentrionale du continent, en Afrique du Nord et aux confins du grand désert saharien. Elles se sont accentuées dans les temps plus récents. Les derniers Éléphants que les Carthaginois chassaient en Libye ont disparu depuis longtemps (à cause de la chasse et de la destruction de l’habitat de cette population résiduelle).

Il en est de même de plusieurs grands Mammifères d’Afrique du Nord. Le Lion Panthera leo leo encore chassé par les contemporains de Tartarin a disparu progressivement dès le siècle dernier. Relativement abondant au Nord-Ouest, de la Tunisie au Maroc, où jusqu’au XVIe siècle il atteignait encore le littoral atlantique, il régressa peu à peu, se retirant des plaines côtières pour ne se maintenir que dans les massifs montagneux de l’Atlas. Mais les défrichements, la construction de routes, l’amélioration des pratiques pastorales et la chasse avec des armes perfectionnées en ont eu raison. Entre 1873 et 1883, 202 Lions furent « officiellement » tués en Algérie ; le dernier Lion y fut abattu en 1891 à Souk-Ahras. Il survécut plus longtemps au Maroc, notamment dans les forêts du Moyen Atlas, restées zone d’insécurité jusqu’à des temps récents. C’est là que vécurent au moins jusque vers 1922 les derniers Lions d’Afrique du Nord dont la régression est donc parallèle aux progrès de la pacification et de la civilisation.

Ce sort fut aussi celui du Bubale d’Afrique du Nord Alcelaphus b. buselaphus, représentant septentrional d’une espèce encore largement répandue en Afrique tropicale. Au XVIIIe siècle, de grands troupeaux existaient encore dans le sud algérien et dans une partie des chaînes de l’Atlas. Cet Ongulé évacua progressivement les parties les plus basses de son habitat nord-africain pour se cantonner dans les districts montagneux. Caractéristique des grandes plaines ouvertes, il devait aller à l’encontre de ses préférences écologiques pour trouver la tranquillité, les montagnes étant demeurées des refuges alors que les plaines étaient depuis longtemps colonisées. Aux alentours de 1925, le Bubale se maintenait encore aux confins du Maroc et de l’Algérie ; on a tout lieu de penser qu’il est éteint à l’heure actuelle.

L’Afrique du Nord possède un peuplement mixte, où se mélangent les apports venus d’Afrique et ceux venus d’Europe. Parmi les grands Mammifères de type paléarctique figure avant tout le seul Cervidé africain, le Cerf de Barbarie Cervus elaphus barbarus, très étroitement apparenté au Cerf d’Europe dont il est le représentant local. Autrefois répandu à travers les massifs boisés, du Maroc à la Tunisie, il semble avoir disparu presque entièrement de la partie occidentale de son habitat dès la période romaine. Le fait qu’il constituait alors un gibier forestier fut fatal à cet Ongulé dont ne subsistent plus que des effectifs résiduels dans les forêts situées à cheval sur la frontière algéro-tunisienne. Ses effectifs étaient estimés à quelque 300 têtes en 1953 ; mais ils ont actuellement tendance à se reconstituer, en bénéficiant de la protection des autorités algériennes et tunisiennes, et s’élèveraient maintenant à environ 400.

L’Afrique au sud du Sahara a été le théâtre d’une des plus lamentables histoires de destruction de la nature sauvage dont l’homme « civilisé » se soit rendu responsable.

Le continent noir était loin d’être « vierge » à l’arrivée des Européens. Il portait déjà de profondes empreintes de l’action de l’homme, et, en dehors des régions forestières humides, il est probable que les habitats avaient été déjà modifiés par la pratique des feux de brousse et les cultures itinérantes. Des signes de dégradation des sols étaient déjà perceptibles.

Mais la densité de la population africaine, décimée par les maladies et l’esclavage, était particulièrement faible. L’Afrique était pratiquement vide, contraste saisissant avec d’autres parties du monde déjà surpeuplées, en particulier le Sud-Est asiatique.

La faune africaine se trouvait dans un état remarquable. L’arrivée des Blancs allait modifier entièrement la situation. Au cours d’une première phase, celle des explorateurs, des chasseurs et des trafiquants – la seule que nous envisagerons ici –, on procéda avant tout à une exploitation des ressources naturelles, sans mise en valeur et sans colonisation véritable des terres, sauf en Afrique australe.

L’Afrique héberge une faune très particulière, parmi laquelle les Mammifères Ongulés, constituant un ensemble faunistique unique au monde par sa diversité. Ces animaux représentent les derniers survivants d’un complexe biologique au passé géologique dense, disparu ailleurs sous cette forme. Si les Ongulés sont encore représentés dans le monde entier, ils n’atteignent nulle part une telle spécialisation et une telle diversification.

La plupart de ces animaux, hautement évolués et écologiquement très sensibles, dépendent étroitement de leur milieu. Leur régime alimentaire, les grandes dimensions de leur domaine vital (beaucoup se livrent à des déplacements de vaste amplitude à allure de migrations en rapport avec le cycle climatique saisonnier et les fluctuations du couvert végétal), les rendent bien entendu vulnérables. Ces conditions expliquent les ravages que ne tardèrent pas à commettre les Européens dès qu’ils pénétrèrent dans le continent noir, soit directement par la chasse, qui dégénéra vite en massacre, soit indirectement par la modification des habitats naturels.

Il faut, bien entendu, imaginer les réactions des premiers explorateurs et de ceux qui les ont immédiatement suivis. La vue des énormes troupeaux qui couvraient des plaines entières ne pouvait qu’impressionner des hommes dans la patrie desquels les grands Mammifères avaient depuis longtemps disparu. Comme en Amérique du Nord dans le cas des troupeaux de Bisons, les milliers d’Éléphants, d’Antilopes de toutes espèces, de Zèbres et de Girafes donnèrent l’illusion que la nature était inépuisable. L’attrait malsain du coup de fusil inutile et du « tableau » de chasse inégalé, l’appât du gain dans le cas de l’ivoire, furent des prétextes à massacres. Car il s’agit une fois de plus de la destruction irraisonnée d’un capital naturel jusqu’alors pratiquement intouché.

Les dévastations commencèrent dès le XVIIIe siècle dans la partie la plus méridionale du continent, quand les Hollandais s’installèrent en Afrique australe et remontèrent progressivement vers le nord à la suite des guerres anglo-boers. Cette partie de l’Afrique était alors habitée par une faune de grands Ongulés d’une richesse sans doute inégalée même alors en Afrique. D’immenses troupeaux habitaient les savanes et s’y livraient à des migrations régulières. Cette faune a totalement disparu sauf en quelques districts limités ; plusieurs espèces qui en faisaient partie sont même éteintes.

L’Hippotrague bleu Hippotragus leucophaeus a le triste privilège d’être le premier Ongulé africain exterminé par l’homme (fig. 21). Il n’occupa jamais qu’une aire de répartition très limitée en Afrique du Sud, ne débordant pas en dehors du district de Swellendam, dans la province du Cap. Cette faible extension et des effectifs peu nombreux le vouaient à une disparition rapide. D’après le témoignage de voyageurs du début du XIXe siècle, et notamment de Lichtenstein, on estime que les derniers survivants furent abattus dès 1800.

Plusieurs formes de Zèbres connurent le même sort, avant tout le Quagga Equus quagga quagga, représentant méridional très différencié (certains en font même une espèce particulière) d’une espèce également répandue en Afrique orientale, bien caractérisée par la disparition accusée des zébrures sur la partie postérieure du corps et leur peu de contraste sur l’avant (fig. 22). Bien qu’étroitement circonscrits aux environs du Cap et dans l’État libre d’Orange, ne dépassant pas la rivière Vaal vers le nord, ses effectifs étaient importants même au début du siècle dernier. Les Boers les massacrèrent dans l’intention délibérée de les éliminer, comme d’ailleurs tous les autres grands animaux, des territoires qu’ils se proposaient de mettre en valeur. En une cinquantaine d’années, ils réussirent pleinement dans leur entreprise, car le Quagga avait pratiquement disparu de la partie de son habitat situé au sud de la rivière Orange, où le dernier individu fut tué en 1858. Il se maintint plus longtemps au nord de ce fleuve, la colonisation par les Boers y étant plus tardive. Aux environs de 1855, ceux-ci commencèrent à s’y établir. Ce fut le début d’un massacre à grande échelle, pour se procurer du cuir exporté en quantités considérables ou servant à la confection de sacs à grains. La date exacte de l’extinction définitive du Quagga est inconnue, mais se place vraisemblablement aux environs de 1870-1880. Cet Équidé devança ainsi de peu le Zèbre de Burchell Equus quagga burchelli, autre représentant du même groupe propre au Bechuanaland et à l’État d’Orange, qui, en dépit de son abondance, ne tarda pas à être éliminé de la majeure partie de son habitat. Le dernier individu mourut en captivité au Jardin zoologique de Londres dans les premières années de ce siècle. Une race voisine, E. q. antiquorum, est encore représentée par quelques individus vivant dans la partie occidentale du Sud-Ouest africain.

Les Antilopes souffrirent de la même manière au point que les populations de la plupart d’entre elles disparurent presque entièrement. Tels sont par exemple le Bontebok Damaliscus dorcas, autrefois propre au sud-ouest de la province du Cap, et le Blesbok Damaliscus albifrons répandu dans le Karoo jusqu’aux limites du Transvaal et du Bechuanaland, jadis l’Antilope la plus abondante de toute l’Afrique du Sud ; l’un et l’autre ont disparu à l’état sauvage sur la majeure partie de leur habitat primitif. Il en est de même du Gnou à queue blanche Connochaetes gnou, du Zèbre de montagne Equus zebra, de l’Éléphant Loxodonta africana, encore abondant jusque dans la péninsule du Cap au XVIIe siècle. Tous ont été pratiquement exterminés dans la partie méridionale de l’Afrique.

Ces exemples pourraient être multipliés. Ils témoignent de la destruction systématique d’une faune d’une incroyable richesse. À part l’Amérique du Nord et ses Bisons, on ne connaît sans doute aucun autre exemple d’éradication à plus grande échelle. Un capital naturel inestimable venait ainsi de disparaître dans l’espace d’un siècle à peine.

Le reste du continent africain ne tarda pas à suivre la même évolution à mesure que s’implantaient les colons européens. Les grands mammifères payèrent partout un très lourd tribut et régressèrent parallèlement à la pénétration européenne.

Cela est particulièrement net pour les Éléphants, jadis répandus sur la totalité de l’aire habitable au sud du Sahara. Sans doute les Proboscidiens avaient fait depuis fort longtemps l’objet d’une chasse organisée pour la collecte de leur ivoire35. Cette précieuse matière constituait même, avec les esclaves, le principal produit d’échange de tous les comptoirs installés sur la côte africaine. La traite des Noirs et celle de l’ivoire se poursuivirent parallèlement pendant des siècles. Jusqu’à l’époque de la colonisation, la chasse se maintint dans des limites telles que l’existence même de l’Éléphant ne fut jamais en danger. Mais la demande en ivoire alla ensuite en augmentant rapidement. Entre 1896 et 1910, l’Angleterre recevait en moyenne à elle seule environ 500 000 kg d’ivoire par an, ce qui représente un nombre d’Éléphants d’autant plus important que les « grands porteurs » s’étaient déjà raréfiés. Livingstone indique qu’à cette époque le poids moyen des défenses était de 6 à 7 kg, les chasseurs tuant indistinctement les adultes, les jeunes et les femelles. Le trafic, qui atteignit son maximum entre 1880 et 1910, se faisait alors surtout par les ports de l’Est africain qui écoulaient les produits en provenance du Kenya, du Tanganyika, et du Congo belge. Comme le rappelle Jeannin (1947), au Zaïre les défenses de 60 et 70 kg n’étaient pas rares au début de l’occupation européenne, avec un poids moyen de 15 kg ; ce poids descendit à 10 kg en 1890, à 8 en 1910 et même à 6 kg en 192036.

Notons que, après une période faste au cours de laquelle les Éléphants furent même localement trop nombreux (par exemple au parc national du Tsavo, Kenya), l’espèce est à nouveau sur son déclin à travers toute l’Afrique. Les principales causes en sont le braconnage, motivé par l’augmentation du prix de l’ivoire, et la transformation des habitats, en plus de la sécheresse.

Vers 1880, de 60 000 à 70 000 Éléphants étaient tués annuellement pour satisfaire les exigences du marché européen ; et en fait les destructions devaient être plus nombreuses, car une certaine proportion des défenses, non commercialisables, était travaillée sur place.

Une régression similaire s’observa parmi les populations de Rhinocéros. La corne de ces malheureux animaux, qui avait été à l’origine de leur destruction en Asie, fut aussi le mobile de massacres en Afrique. Ils diminuèrent rapidement d’abord en Afrique du Sud, puis en Afrique orientale. Cette diminution affecta surtout le Rhinocéros blanc Ceratotherium simum, autrefois largement répandu en Afrique du Sud (forme typique) et aux confins du Soudan, du Congo et de l’Oubangui (forme cottoni).

Tous les autres grands Ongulés virent leurs effectifs fondre simultanément dans les mêmes proportions massives à la suite d’opérations de chasses aussi destructives que stupides. La plupart du temps les chasseurs blancs s’efforçaient d’arriver à un « tableau » aussi impressionnant que possible, dépassant les records atteints par leurs prédécesseurs. À cette cadence, la faune diminua rapidement et les plaines se couvrirent de squelettes abandonnés aux Hyènes et aux Vautours. Le Rhinocéros avait pratiquement disparu des territoires sous domination française dès 1932, l’Hippopotame régressait partout, de même que la Girafe, surtout dans l’Ouest africain où ne subsistent que des effectifs si réduits que toute reconstitution des populations est dorénavant compromise (fig. 23). La diffusion de plus en plus large d’armes perfectionnées porta un coup fatal à la grande faune.

D’autres débouchés s’offrirent aux chasseurs professionnels. Ils avaient à fournir de la viande fraîche ou séchée (biltong) à la main-d’œuvre travaillant sur les chantiers de grands travaux dans les concessions et les exploitations agricoles. La destruction n’avait donc pas de limites en raison des facilités croissantes de commercialisation.

Simultanément s’établissait un commerce de peaux encore actif de nos jours. Sans doute une partie au moins de celles-ci était prélevée sur des espèces communes, dont beaucoup le sont demeurées jusqu’à maintenant. Mais il est très difficile, en l’absence de tout dénombrement précis, aussi bien dans le passé que dans le présent, de connaître la proportion d’Antilopes ainsi massacrées. En se basant sur des chiffres concernant l’époque contemporaine, il apparaît que le nombre de peaux exploitées annuellement est considérable. D’après Marty (1955) 750 000 peaux ont été contrôlées en 1953 à la sortie des territoires qui formaient alors l’Union française, la plupart provenant de Céphalophes. Or ces chiffres sont bien inférieurs à la réalité, car ils ne concernent que les peaux passées en douane, et non celles qui ont été utilisées sur place, nombreuses vu les multiples utilisations de la part des Africains. Une estimation d’environ 2 millions de Céphalophes massacrés en une seule année pour leurs peaux peut être admise avec beaucoup de vraisemblance. Des conclusions similaires s’appliquent à l’Est africain, et notamment à la Somalie : Funaioli et Simonetta (1961) ont indiqué que ce pays exportait environ 350 000 peaux de Dikdik (Madoqua, Rhynchotragus) par an et environ 70 000 peaux d’Antilopes, en majorité (80 %) des Gazelles-girafes ou Gerenuks Litocranius walleri, entraînant une raréfaction sensible de l’espèce.

images

La grande faune s’est donc immédiatement trouvée dans une situation très grave en Afrique en raison de l’évolution très rapide de ce continent. Sa destruction particulièrement spectaculaire s’accompagna de beaucoup d’autres, au moins aussi graves, découlant de la mise en valeur qui suivit les premiers stades de la colonisation européenne. L’exploitation forestière, souvent mal conçue, mit en danger d’une manière alarmante les peuplements de certaines essences, en même temps qu’elle contribuait à la dégradation de milieux forestiers particulièrement fragiles, que menaçait par ailleurs le défrichement pour la mise en culture.

L’Afrique au sud du Sahara était donc au pillage. Les conséquences en sont incalculables.

9. Madagascar et îles avoisinantes

Du fait de leur isolement, ces îles ont au cours de l’évolution servi de refuges à des animaux d’un type archaïque et de zones de différenciation à des formes endémiques, représentant des lignées évolutives très particulières et hautement spécialisées. L’ensemble des écosystèmes y étant très fragile, il n’y a rien d’étonnant à ce que ces îles aient gravement souffert de la colonisation humaine et surtout de l’impact de l’homme moderne.

C’est avant tout le cas des Mascareignes, qui abritaient une faune appauvrie, mais unique en son genre. Aucun mammifère n’y étant autochtone, certains oiseaux y ont évolué à l’abri de tout prédateur, en perdant la faculté de voler, ce qui les rend particulièrement vulnérables. Ces îles, découvertes en 1505, demeurèrent inhabitées jusqu’au début du XVIIe siècle. Dès lors commencèrent la dégradation du couvert végétal et la destruction de la faune. En faisant abstraction des espèces aviennes connues seulement par des restes osseux dont l’identification reste problématique, 24 des espèces d’oiseaux terrestres ou dulçaquicoles parmi les 28 qui constituaient l’avifaune primitive sont sûrement éteintes à l’heure actuelle, une des plus fortes proportions dans le monde.

Les oiseaux disparurent pour des raisons déjà fréquemment évoquées : chasse sans frein, introduction d’animaux domestiques ultérieurement redevenus sauvages et de divers oiseaux et mammifères37, dégradation des habitats et surtout déforestation massive d’îles que les premiers voyageurs décrivent comme les jardins de l’Éden.

Les oiseaux les plus hautement différenciés étaient à coup sûr de gigantesques Pigeons terrestres : le Dodo de l’île Maurice Raphus cucullatus (fig. 24), le Dronte de La Réunion R. solitarius et le Solitaire de Rodriguez Pezophaps solitarius. Ces trois oiseaux, chacun propre à une île, étaient totalement dépourvus de la faculté de voler en raison de la réduction extrême de leurs ailes ; leur poids, d’une cinquantaine de livres, les en aurait d’ailleurs empêchés. Ils se placent à la fin d’une lignée surévoluée, et ne s’étaient maintenus qu’en l’absence de tout ennemi naturel. Aucune dépouille n’en ayant été conservée, hormis des pièces squelettiques, on ne connaît leur apparence extérieure que par des dessins et des peintures faites par des artistes hollandais d’après des spécimens rapportés aux Pays-Bas aux XVIe et XVIIe siècles.

Ces oiseaux sans défense servaient au ravitaillement en vivres frais des navires, la chair de 3 ou 4 d’entre eux suffisant à nourrir tout un équipage. On en embarquait une trentaine ou plus pour faire face aux besoins d’une traversée. De tels prélèvements ajoutés à l’introduction de Chiens, de Chats, de Porcs, tous redevenus sauvages ou errants, et de Macaques, pourchassant les adultes et mangeant les œufs et les jeunes, eurent raison de ces oiseaux. Le Dronte disparut de Maurice vers 1680, les espèces propres à La Réunion et à Rodriguez s’éteignirent au cours du XVIIIe siècle.

D’autres oiseaux des Mascareignes sont mieux connus en raison d’une extinction plus récente. C’est notamment le cas du Perroquet mascarin Mascarinus mascarinus de La Réunion, dont le dernier spécimen connu vivait encore en captivité en 1834, et de la fameuse Huppe de Bourbon Fregilupus varius, apparentée aux Étourneaux, dont les derniers spécimens ont été collectés vers 1840 à La Réunion (fig. 25).

La surpopulation déjà ancienne et ses inévitables conséquences expliquent à elles seules l’ampleur exceptionnelle de ces destructions ainsi que celles d’autres espèces. La Réunion, déserte au XVIe siècle, n’avait que 12 habitants en 1665, et 37 000 en 1772. En 1950 elle en comptait plus de 200 000. La conséquence inéluctable en a été le déboisement et la destruction massive de la faune, y compris celle des plus petits oiseaux (Ph. Milon rapporte avoir vu plumer en 1950 des Zostérops !). Il ne resterait actuellement que 7 Crécerelles de Maurice Falco punctatus par suite de la destruction de leur habitat. Les oiseaux ayant disparu ou s’étant considérablement raréfiés, d’autres ont été acclimatés pour les remplacer. C’est ainsi qu’à La Réunion pas moins de 17 espèces ont été introduites, soit 58 % des espèces actuellement rencontrées dans l’île, parmi lesquelles le Martin triste Acridotheres tristis, d’une dangereuse prolificité. Ces oiseaux n’ont pas manqué d’entrer en compétition avec les Passereaux autochtones survivants, qui n’ont pu trouver de refuge que dans les vestiges forestiers où n’ont guère pénétré les oiseaux acclimatés.

Les îles Aldabra, situées au nord de Madagascar, sont elles aussi un véritable conservatoire d’êtres étranges, pour la plupart endémiques. La flore y est fort remarquable, tout comme les Insectes et autres Invertébrés. Beaucoup d’oiseaux sont propres à ces îles où viennent pondre en grand nombre des Tortues marines. Mais Aldabra constitue surtout le dernier refuge de gigantesques Tortues terrestres Testudo gigantea, un type de Reptile inconnu dans le monde sauf aux Galapagos. Ces Tortues autrefois répandues à La Réunion, à Maurice et à Rodriguez, en ont disparu devant les attaques de l’homme. Même à Aldabra, leurs populations encore florissantes ont connu de graves dangers à la suite de projets d’aménagement, de colonisation et d’implantations militaires, heureusement abandonnés.

Ces îles montrent d’une manière générale comment une faune très évoluée, dégénérée même en raison des circonstances particulières du milieu, peut disparaître devant la « civilisation ».

 

Madagascar a de son côté beaucoup souffert de la colonisation humaine, la dégradation de la nature sauvage étant d’ailleurs bien antérieure à la pénétration européenne. La cause majeure a été la déforestation accélérée. À l’origine, l’Est était couvert d’une forêt hygrophile dense, tandis que le Centre et l’Ouest comportaient des forêts aux feuilles caduques, en raison d’une sécheresse plus marquée et d’une alternance de saisons bien tranchées. L’homme ne tarda pas à ravager la Grande Île. La hache eut peu à peu raison des forêts humides, tandis que le feu mordait sur les forêts sèches, les faisant disparaître avec rapidité. La destruction des habitats primitifs entraîna d’ailleurs des modifications climatiques qui accélérèrent le phénomène. L’érosion et la dégradation des sols transformèrent une bonne partie de Madagascar en un désert presque improductif. Cette île a ainsi le triste privilège d’être une des parties du monde les plus tragiquement érodées par l’action humaine.

La flore autochtone a, bien entendu, gravement pâti de la modification des habitats et de l’action du feu. Il en est de même de la faune, et en particulier des Lémuriens, dont Madagascar représente la véritable patrie. Ces animaux, formant un des groupes de Primates les plus intéressants en raison de leurs caractères primitifs, sont étroitement liés au milieu forestier hors duquel la plupart d’entre eux ne peuvent pas vivre. Ils disparaissent donc à mesure qu’est détruite la forêt, un des meilleurs exemples de régression d’une espèce animale consécutivement à la destruction de son habitat.

Ces animaux sont également chassés depuis les temps immémoriaux par les Malgaches, qui apprécient leur chair, surtout après les avoir engraissés en captivité. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que la plupart des espèces se soient considérablement raréfiées et que les Lémuriens se rangent actuellement parmi les Mammifères en danger d’extinction. Une vingtaine de formes sont plus particulièrement menacées de disparition à l’heure actuelle (parmi lesquelles des Makis, des Chirogales, des Microcèbes, des Propithèques et des Indris). Une des plus remarquables d’entre elles est sans conteste l’Aye-aye Daubentonia madagascariensis, type d’une famille monospécifique, qui se range encore parmi les mammifères les plus menacés au monde.

10. Îles australes

Nous ne pouvons manquer d’évoquer brièvement l’action de l’homme dans les Terres australes, constituées par une série d’îles de faibles dimensions dispersées au milieu des océans antarctiques, en particulier la Géorgie du Sud, Amsterdam, Saint-Paul, Kerguelen, Crozet et Macquarie. Ces îles sont naturellement peuplées d’une faune très appauvrie par suite des conditions écologiques et surtout de leur éloignement de tout centre de différenciation faunistique. Aucun Mammifère, sauf des espèces marines, n’y est parvenu, les communautés animales étant avant tout constituées par de riches colonies d’oiseaux de mer : Manchots, Albatros, Pétrels, y nichaient par milliers.

L’homme a provoqué de très dangereuses ruptures d’équilibre dans ces écosystèmes simplifiés, donc d’une fragilité extrême. Son impact s’est manifesté par des destructions volontaires, notamment dans le cas des Pinnipèdes surexploités pour leur fourrure, tandis que d’autres animaux étaient détruits par « amusement » ou pour des motifs futiles38. Mais son influence la plus grave a consisté en l’introduction de mammifères exotiques, avant tout Rats et Souris, mais aussi Lapins, Chèvres, Porcs et Chats, sans compter celle de végétaux. Les Rats ont été particulièrement malfaisants, car ils se sont attaqués aux oiseaux nichant dans des terriers ou sur le sol, dévorant œufs, jeunes et adultes. Les colonies de Pétrels ont été ravagées dans toutes les zones accessibles à ces prédateurs, et seules celles qui se trouvaient protégées par la topographie ont été préservées. D’après Jouanin et Paulian (Proc. XII int. Orn. Congr. Helsinki, 1960 (1958) : 368-372), dans l’île Amsterdam, seules 4 espèces d’oiseaux sont actuellement dans un état d’apparente prospérité, alors que d’innombrables ossements témoignent du nombre d’espèces de Pétrels exterminées dans ces îles (Bulweria, Puffinus, Pachyptila, Pelagodroma, Pelecanoïdes). Les mêmes faits se sont reproduits partout ailleurs ; nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en évoquer plus loin quelques exemples particulièrement tragiques.

Ces menaces si graves pour la faune et la flore de ces îles remontent au XVIIIe siècle ; elles se sont aggravées depuis dans des proportions inquiétantes, surtout à l’époque actuelle où des bases permanentes ont été établies un peu partout, la présence d’hommes entraînant des perturbations profondes au sein de communautés ayant évolué à l’écart du reste de la planète (Holdgate et Wace, 1960 ; Dorst et Milon, 1964).

11. Mers

Les mers ont depuis fort longtemps la réputation d’être inépuisables. Aussi ont-elles donné lieu à une exploitation de plus en plus intensive à mesure que l’homme perfectionnait ses techniques.

La pêche a bien entendu formé la part essentielle de cette exploitation. Si les tonnages de Poissons retirés des eaux ont crû dans des proportions énormes, les dangers de surexploitation ne sont cependant devenus apparents que dans les temps très récents. Aussi n’aurons-nous pas à nous en préoccuper ici.

En revanche, c’est depuis fort longtemps que l’exploitation des mammifères marins a commencé à dépeupler les mers, en particulier dans le cas de la chasse à la Baleine, qui semble avoir été tentée pour la première fois par les Basques dans le golfe de Gascogne et qui avait déjà une grande importance au XIIe siècle. La Baleine franche noire Eubalaena glacialis, qui faisait l’objet de cette chasse, se raréfia rapidement par suite de prélèvements trop importants. Cela obligea les Basques à se rendre de plus en plus loin vers l’ouest pour rencontrer leur gibier, jusqu’au large de Terre-Neuve où ils parvinrent peut-être antérieurement à la découverte « officielle » de l’Amérique par Christophe Colomb. À l’aube du XIXe siècle la Baleine franche avait en tout cas disparu des côtes d’Europe. Puis elle diminua rapidement dans la partie occidentale de l’Atlantique, en même temps qu’une forme affine propre au Pacifique nord (Eubalaena sieboldi)39. Ces deux Baleines sont devenues si rares qu’elles entrent maintenant pour une proportion infime dans les captures globales : Townsend (in G. M. Allen, 1942) n’en a trouvé que 35 sur un total de 17 862 Cétacés capturés de 1910 à 1920. Ces Baleines autrefois abondantes ont pratiquement disparu à l’heure actuelle en raison d’une exploitation trop intensive40.

images

Fig. 26. Rhytine de Steller Hydrodamalis stelleri.

Devant cette raréfaction, les centres d’exploitation de Cétacés se déplacèrent. Dès le XVIIe siècle, les baleiniers se rendirent surtout dans les mers arctiques, notamment dans les océans compris entre le Spitzberg et le nord du Canada. L’espèce chassée alors fut principalement la Baleine boréale Balaena mysticetus, qui abondait dans ces eaux froides où les poursuivirent des baleiniers de toutes nationalités, se livrant d’ailleurs entre eux à une véritable guerre. Au bout de peu de temps, elles se raréfièrent considérablement à la suite des massacres commis principalement autour du Spitzberg. Les lieux de chasse se déplacèrent à nouveau vers le nord-ouest, le long des côtes du Groenland et de la Terre de Baffin, principales aires de capture au XVIIIe siècle. Les prises y étaient importantes, comme en témoignent les journaux de bord. De 1814 à 1817, pas moins de 586 navires armés par la Grande-Bretagne capturaient 5 030 Baleines, pour la plupart des Baleines boréales. Au cours du XIXe siècle le nombre de Baleines diminua dans de telles proportions que bientôt leur chasse cessa d’être rentable. À partir de 1887, il n’y eut plus dans ces parages qu’une dizaine de navires armés pour cette chasse ; en 1911, 8 navires ne réussirent à capturer que 7 Baleines. Depuis cette époque, les restes du troupeau demeurés en vie et abandonnés à eux-mêmes semblent s’être à nouveau quelque peu multipliés ; comme la densité de population reste faible, rendant toute exploitation industrielle impossible, il ne semble pas que cette espèce soit menacée de disparition dans l’immédiat.

Puis ce fut le tour du Cachalot Physeter catodon, surtout chassé par les baleiniers nord-américains dans les mers chaudes du globe. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la chasse était florissante dans les mers bordant la Nouvelle-Angleterre. L’exploitation s’étendit progressivement au monde entier et atteignit son apogée dans la première moitié du XIXe siècle. La diminution des effectifs et l’emploi de plus en plus généralisé de pétrole lampant à la place d’huile de Baleine pour l’éclairage firent abandonner la chasse au Cachalot, jamais véritablement en danger.

Une dernière phase – actuelle celle-ci – concerne la chasse aux Cétacés antarctiques. Plusieurs espèces de Baleinoptères ou Rorquals forment à l’heure actuelle la majeure partie du « gibier » des baleiniers. Le nombre considérable d’individus capturés chaque année met en péril ces géants des mers, grands fournisseurs de corps gras. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.

La plupart des Pinnipèdes ont eux aussi souffert de la chasse intensive qui leur a été faite, surtout les Otaries à fourrure dont le pelage est fort apprécié. Celles de Nouvelle-Zélande et d’Australie méridionale (Arctocephalus forsteri, A. doriferus, A. tasmanicus) ont vu leurs populations considérablement réduites et certaines de leurs colonies entièrement dévastées au cours du siècle dernier par les phoquiers. L’Otarie de Kerguelen A. gazella fut presque exterminée aux environs de 1850 par un phoquier américain. Les effectifs se sont régénérés cependant, mais furent à nouveau décimés en 1880, où pas moins de 3 000 individus furent massacrés. Ils sont restés très faibles jusqu’à l’heure actuelle. Il en est de même de l’Otarie du Cap A. pusillus, dont plus de 70 000 peaux étaient envoyées annuellement à Londres à la fin du siècle dernier. Un véritable massacre extermina des énormes colonies d’Otaries à fourrure A. p. philippii des îles Juan Fernandez, au large du Chili (voir p. 78).

Les mêmes faits se sont répétés dans le cas de l’Otarie à fourrure des îles Pribiloff, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus loin. Signalons aussi la raréfaction des Morses Odobaenus rosmarus ; au cours du siècle écoulé, leurs populations du Pacifique sont passées de 200 000 à moins de 90 000.

Il faut aussi rappeler la lamentable histoire de la Rhytine de Steller Hydrodamalis stelleri, le plus grand des Siréniens, propre au Pacifique nord, et plus particulièrement aux mers entourant les îles du Commandeur au large du Kamtchatka (fig. 26). Cet animal de près de 8 m de long fréquentait les baies peu profondes où il se nourrissait essentiellement d’Algues (surtout de Laminaires). C’est là que Béring le rencontra en 1741. Or en 1768, un quart de siècle à peine après sa découverte scientifique, la Rhytine était déjà exterminée par les marins et les chasseurs de fourrure russes. On ne la connaît d’ailleurs que d’après des squelettes, quelques fragments de peau, des dessins et les récits des anciens voyageurs41.

Le Pacifique nord fut également le théâtre de l’extermination de la Loutre de mer Enhydra lutris, animal de grande taille (pesant jusqu’à 35 kg) spécialement adapté à la vie marine. Son pelage, particulièrement fourni, dense et résistant, fit qu’elle fut chassée à outrance dès le milieu du XVIIIe siècle. Dès 1742, Béring lui-même retournait à Petropavlovsk avec une cargaison de 900 peaux à bord. La Loutre de mer, abondante à cette époque, ne tarda pas à diminuer promptement, comme l’atteste la baisse de rendement des chasses aux îles Pribiloff. Le cours des peaux passa de 20 à 465 $ l’unité de 1850 à 1900. L’espèce était pratiquement exterminée en 1900, quand on prit des mesures qui heureusement permirent à l’espèce de régénérer ses effectifs, de l’ordre de 40 000 individus maintenant en Alaska (l’espèce est en expansion vers le sud, atteignant la Californie où elle est toutefois menacée par la pollution des mers).

Nous devons enfin faire une brève allusion au sort de l’Ours blanc Thalarctos maritimus, que sa vaste distribution dans les zones les plus froides de l’Arctique n’a pas protégé de l’homme « civilisé ». Occupant le sommet de la pyramide biologique dans cet habitat polaire et n’ayant pas d’ennemis naturels, il n’était chassé que par les Esquimaux qui ne pouvaient lui occasionner de grandes pertes. L’irruption des Blancs dans son domaine provoqua sa raréfaction. L’Ours blanc fut chassé pour sa riche dépouille et aussi pour le sport, parfois à bord d’avions et d’hélicoptères. Il a de ce fait régressé dans des proportions inquiétantes, comme l’attestent les statistiques de captures de la plupart des localités circumboréales. Les populations sont estimées à quelque 20 000 individus, peut-être beaucoup moins. L’espèce en apparence la mieux protégée contre l’homme du fait de la rigueur du milieu à laquelle elle est adaptée risque ainsi une raréfaction dangereuse.

 

Nous avons analysé très rapidement les principales dévastations dont l’homme s’est rendu coupable au cours des siècles antérieurs et plus spécialement au cours du siècle dernier. Nous avons vu que cette évolution, lente tout d’abord, sauf en quelques points du globe, s’est accélérée brutalement pendant le XIXe siècle parallèlement à l’augmentation de la puissance mécanique et au perfectionnement des moyens techniques à la disposition de l’homme.

Dans l’ensemble les principales causes de destruction ont donc été les suivantes :

– Chasse. En pénétrant dans des pays sans cesse nouveaux, les Européens ont été émerveillés par la multitude des animaux et par leur variété. Aussi ont-ils chassé sans limites et sans frein. Très souvent la chasse a pris un caractère systématique, soit pour éliminer totalement une faune jugée inutile ou gênante, soit pour l’exploiter à outrance (pelleterie, squelettes considérés comme matière première, etc.), soit par un goût du sport voisin du sadisme.

– Transformation des biotopes. Cette transformation, lente dans certains pays d’Europe et d’Asie, a été brutale dans les pays nouvellement peuplés. La déforestation à grande échelle a été particulièrement néfaste en raison de ses graves répercussions sur le plan local, et sur l’équilibre naturel tout entier.

– Introduction de plantes et d’animaux exogènes. Pour des raisons diverses, certaines sentimentales, d’autres économiques, l’homme s’est ingénié à transporter des êtres vivants dans le monde entier. Beaucoup sont devenus des « pestes » et, se multipliant sans mesure, ont concurrencé ou détruit les êtres vivants autochtones. Il se produit alors des réactions en chaîne des plus néfastes, la plupart du temps imprévisibles, en particulier dans les écosystèmes insulaires, moins riches et beaucoup plus fragiles que ceux des grandes masses continentales42.

Les effets conjugués de ces divers facteurs ont littéralement ravagé le monde entier. Les plantes et les animaux hautement spécialisés, dont on ne sait dire s’ils sont surévolués ou dégénérés, ont le plus gravement souffert. Les îles en hébergeaient un grand nombre, tous différenciés à l’abri des courants évolutifs balayant les grandes masses continentales, à l’abri aussi de prédateurs et de compétiteurs mieux armés. L’irruption des Blancs et de leur civilisation se sera soldée par des catastrophes dans les régions insulaires, même parfois dans des continents tout entiers, par exemple en Afrique où la grande faune s’est révélée d’une fragilité extrême, en dépit des apparences.

L’homme a donc agi comme l’apprenti sorcier, sans connaître ni même pressentir les lois qui régissent l’équilibre du monde vivant. Il a cru pendant longtemps, en tout cas au siècle dernier, que la Nature était inépuisable. Elle a pu paraître telle aux Européens, quittant un continent déjà sérieusement modifié par des siècles de civilisation, et arrivant dans des terres plus vastes, peuplées d’une faune d’une richesse à première vue sans limites.

Au cours du XIXe siècle, l’époque du grand développement industriel, l’homme s’est littéralement jeté à l’assaut du monde, poussé par un besoin de matières premières de toutes sortes. On ne blâmera jamais assez la coupable erreur des hommes des quelques générations qui nous ont précédés ; dans la soif de profits immédiats ils ont privé le monde de ses plus riches parures naturelles43.

L’homme au secours de la nature

Ainsi la terre tout entière se trouvait au pillage vers la fin du XIXe siècle. L’homme « civilisé » avait envahi le monde et les dévastations dont nous n’avons évoqué que les grandes lignes progressaient en même temps que lui. L’exploitation irrationnelle et les destructions massives dont il s’était rendu, ou se rendait encore, coupable mettaient en péril l’équilibre naturel de la planète. On s’acheminait vers une éradication totale de la flore et de la faune sauvages, hormis quelques espèces particulièrement résistantes, devenues commensales ou même parasites de l’humanité.

C’est alors que quelques hommes clairvoyants prirent conscience de la gravité de la situation44. Sous l’influence d’une poignée de naturalistes et d’hommes de bien résolus et animés d’une foi inébranlable se dessina une puissante réaction dont les conséquences se font encore sentir. C’est à eux que l’on doit la survie de la nature sauvage jusqu’à ce jour sur une fraction du globe.

L’historique du concept de protection de la nature révélerait sans doute que cette idée est fort ancienne et remonte à l’Antiquité. Les auteurs classiques déjà ont attiré l’attention sur les ravages commis dans la région méditerranéenne ; ils rapportent que des lieux, à leur époque encombrés de pierrailles stériles et tout juste capables de nourrir quelques maigres Chèvres, étaient auparavant couverts de forêts au milieu desquelles jaillissaient des sources désormais taries.

Cette prise de conscience s’amplifia durant le Moyen Âge. De nombreux textes législatifs furent promulgués par les princes pour la protection de la grande faune d’Europe et pour le maintien de forêts ailleurs livrées à un abattage généralisé. La plupart de ces mesures avaient certes pour but principal la monopolisation du gibier et la préservation des terrains de chasse au seul profit des grands de l’époque. Placées dans leur contexte social elles ont néanmoins protégé la faune d’une manière relativement efficace, en ralentissant le processus de dégradation de la nature.

Nous citerons en exemple les mesures prises par les rois et les princes de Pologne pour la préservation de l’Aurochs, jusque-là abondant en Europe orientale. Vers la fin du XIIIe siècle, le duc Boleslaus de Mazovie en avait interdit la chasse dans ses domaines, et un siècle plus tard le roi Jagellon prit des mesures plus générales encore. Au XVIe siècle, le roi Sigismond III, conscient des graves menaces qui pesaient sur ce Bovin, dont seuls quelques individus étaient encore en vie, mit en réserve totale les territoires des quelques survivants, sans réussir malheureusement à les préserver. Le Bison fut l’objet de prescriptions analogues, aussi bien en Pologne qu’en Russie. Certaines lois promulguées par les princes d’Europe occidentale peuvent elles aussi être considérées comme visant à la protection de la grande faune et à la préservation d’une partie du couvert forestier.

On pourrait également évoquer de très nombreux exemples en Asie, où dans certaines régions les concepts philosophiques et religieux poussent l’homme à préserver la nature et les êtres vivants. Certaines législations prescrivant des mesures de conservation sont d’ailleurs bien antérieures à celles que nous avons rappelées quant à l’Europe. Tels sont en particulier les édits de l’empereur indien Asoka, qui, aux alentours de 242 avant J.-C., accordait sa protection aux Poissons, aux animaux terrestres et aux forêts (certaines d’entre elles appelées Abhayarana étaient de vraies réserves naturelles intégrales). D’autres souverains asiatiques proclamèrent des lois appropriées, comme en témoignent celles de Qoubilaï, le « Grand Sire » mongol ; d’après Marco Polo, celui-ci interdisait la chasse pendant les périodes de reproduction des oiseaux et des mammifères.

En dépit de l’action de ces précurseurs, il faut cependant attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que l’opinion publique soit assez mûre et comprenne la nécessité de mettre en réserve des portions du globe pour le seul bénéfice de la vie sauvage.

La première réserve naturelle semble avoir été établie sous le second Empire en France, dans la forêt de Fontainebleau. Dès 1853, un groupe de peintres faisant partie de la fameuse « école de Barbizon » avait été à l’origine du classement de « séries artistiques », d’une superficie totale de 624 ha ; le décret du 13 août 1861 sanctionna cette mesure.

En fait la conception de réserves de grande superficie a pris naissance aux États-Unis, ce qui s’explique aisément par le contexte historique et psychologique. Au siècle dernier, les dévastations catastrophiques dont ce pays fut le théâtre ne pouvaient manquer de déclencher de salutaires réactions. Et par ailleurs les espaces libres étaient encore suffisamment vastes pour permettre une mise en réserve à grande échelle. Dès 1864, sur l’initiative de John Muir, que beaucoup considèrent comme le père de la conservation en Amérique, le Congrès américain céda la vallée de Yosemite et le Mariposa Grove à l’État de Californie pour y établir une réserve naturelle, protéger les Séquoias et maintenir ces districts dans leur état originel pour le bien public. L’idée de parc national germa par ailleurs dans l’esprit de quelques particuliers, qui, en 1870, avaient passé six semaines à explorer la région de Yellowstone. Émerveillés par le spectacle grandiose de cette partie des montagnes Rocheuses, ils entamèrent une campagne qui aboutit à la promulgation de la loi du 1er mars 1872, établissant le premier parc national aux États-Unis, « as a public park of pleasure ground for the benefit and the enjoyment of the people » comme le spécifie le texte législatif. Juste retour des choses, après la dévastation de tout le continent nord-américain (Ise, 1961).

Ce n’est pas à des exigences de l’opinion publique que l’on doit ces créations, mais bien plus à la clairvoyance et à la ténacité de quelques pionniers isolés.

Sous l’influence d’hommes de cette trempe, le concept de protection de la nature se généralisa peu à peu à travers le monde et la plupart des pays promulguèrent des lois visant à la constitution de réserves : l’idée dominante était la délimitation de zones où la faune et la flore étaient mises à l’abri de l’homme et où elles pouvaient reconstituer leurs stocks si appauvris ailleurs. Il s’agissait donc de protéger en interdisant toute activité humaine dans des portions de territoires conservant leurs conditions originelles. Ces mesures concernaient non seulement les animaux, surtout la grande faune menacée d’une manière particulièrement spectaculaire, mais aussi les paysages, en un mot tous les « monuments naturels » pour reprendre l’expression d’Alexandre de Humboldt.

Pendant cette phase première, on a ainsi cru qu’il suffisait de soustraire un territoire à toute influence humaine pour convertir celui-ci en un « paradis d’animaux ». On s’est bien vite aperçu de cette erreur, car rien n’est stable dans la nature, dont l’équilibre, loin d’être statique, est au contraire toujours dynamique. On peut admettre que dans les réserves de très grande superficie, les diverses forces naturelles en jeu s’exercent librement, sans qu’aucune ne soit modifiée par l’action de l’homme dans les territoires avoisinants. Mais dès que la superficie tombe en dessous d’un certain seuil, ces forces se trouvent profondément modifiées par les influences extérieures. On aboutit alors à de graves déséquilibres dont pâtissent au premier chef les êtres vivants que l’on veut protéger. Aussi l’homme est-il le plus souvent obligé d’intervenir à l’intérieur des zones mises en défens pour contrebalancer certaines influences que l’on ne peut éliminer. Encore faut-il qu’il le fasse à bon escient ! Un préjugé défavorable concerne les prédateurs, constituant d’après certains un facteur limitant des populations animales aux dépens desquelles ils se nourrissent. On s’est en conséquence acharné à détruire les grands Carnivores et les oiseaux de proie afin de permettre l’augmentation des effectifs de végétariens. La plupart du temps, cela mena à des désastres et au dépassement de la capacité limite, entraînant la dégradation des habitats, rapidement préjudiciable à l’espèce. Contrairement à ce que l’on a cru pendant longtemps, la valeur d’une réserve ne s’apprécie pas au nombre des animaux qu’elle abrite, mais bien plus à l’état des habitats naturels et des populations animales et végétales qui s’y trouvent en équilibre avec leur milieu.

L’homme se doit donc d’intervenir artificiellement dans la plupart des zones mises en réserve. La réglementation en vigueur doit tenir compte de diverses modalités, et notamment des dimensions des territoires protégés et des buts à atteindre. Cela conduisit à définir plusieurs catégories de réserves, dont voici les principales45 :

– Les réserves naturelles intégrales sont des territoires mis en réserve d’une manière absolue, l’homme s’interdisant toute intervention dans leur équilibre. Leur accès est réservé aux chercheurs scientifiques travaillant dans des conditions précises.

– Les parcs nationaux sont des territoires relativement vastes, dont l’équilibre n’a pas été sensiblement modifié par l’homme et dans le périmètre desquels sont inclus des sites naturels et des espèces remarquables. Les plus hautes autorités nationales sont responsables de leur classement et de leur gestion. Les visiteurs y sont admis sous certaines conditions. Les parcs nationaux concilient ainsi les impératifs de la protection de la nature et de l’agrément du public.

– Les réserves partielles, à la différence des précédentes, ont pour but la protection, non pas de l’ensemble du milieu naturel et de ses composants, mais d’une catégorie bien définie de végétaux ou d’animaux, parfois aussi des minéraux ou des sols. L’ensemble des mesures prises vise donc à conserver une partie des éléments du milieu naturel, les autres n’étant envisagés qu’en fonction de ceux-ci et pouvant être modifiés selon des normes établies. Une certaine activité humaine (telle que pâturage, agriculture) est donc possible à condition qu’elle ne soit pas en contradiction avec les buts mêmes de la réserve.

– Les réserves spéciales visent à préserver partiellement certains éléments d’un complexe biologique, dont elles réglementent l’utilisation. Les réserves de chasse et de pêche en sont des exemples classiques.

À cet ensemble de zones mises en réserve, il faudrait encore joindre les zones de protection ménagées parfois autour des parcs nationaux ou des réserves intégrales ; leur but est d’en entourer le périmètre d’une ceinture où une certaine activité humaine est autorisée, mais avec diverses restrictions, en particulier en ce qui concerne la chasse et la modification des habitats au-delà de certaines limites.

À ces mesures de protection est venu s’ajouter progressivement dans tous les pays un appareil législatif de plus en plus complexe visant à réglementer en tout temps et en tout lieu l’exploitation des ressources naturelles. La législation s’est peu à peu perfectionnée, tandis que l’exploitation des forêts, le déboisement, la transformation des biotopes, l’assèchement des marais, se trouvaient dorénavant soumis à des règles précises tenant compte, au moins dans leurs principes généraux, des impératifs de la protection de la nature.

Ces réglementations peuvent paraître bien compliquées. Cela s’explique cependant en fonction de la difficulté à concilier la protection de la nature sauvage avec les activités humaines dont on ne peut pas faire abstraction. Il convient de s’adapter aux conditions locales et de rendre cette réglementation aussi souple que possible, de ne pas venir à l’encontre des besoins économiques justifiés de l’homme, et néanmoins d’assurer au mieux la conservation des habitats naturels et de la faune et de la flore qui les peuplent.

Il est évident que la mise en réserve de grandes surfaces ne peut être que le fait des gouvernements eux-mêmes. Par leur législation, ils établissent le classement de ces zones et en définissent le statut, tandis qu’ils en assurent la gestion grâce à leur budget. En revanche, beaucoup de réserves de petite et même de moyenne superficie ont été créées par des particuliers ou des sociétés privées, dont on ne soulignera jamais assez le rôle dans le grand mouvement de protection de la nature.

La création et l’entretien de réserves nécessitent toujours des ressources importantes. Les indispensables crédits, venus grever les budgets nationaux, ont été critiqués par tous ceux qui regrettaient le « gaspillage de terres », préférant voir celles-ci transformées en terrains de chasse ou de culture d’un rapport immédiat. Cette politique à courte vue a freiné le développement harmonieux de beaucoup de réserves.

La lutte pour la protection de la nature a été une lutte de tous les jours, une lutte sans victoires, car celles-ci sont remises en question dès le lendemain. Sans doute le concept un peu simpliste de « protection » est-il dépassé à l’heure actuelle. On ne rendra cependant jamais assez hommage aux hommes qui ont œuvré avec désintéressement et courage pour conserver au monde ses paysages, sa flore et sa faune sauvages.

Nous allons nous attarder quelque peu sur les principales réalisations dans ce domaine à travers le monde, sans prétendre bien entendu donner même une simple liste des réserves les plus importantes46.

1. Amérique du Nord

L’Amérique du Nord possède sans contredit un des meilleurs systèmes de parcs nationaux et de réserves du monde entier, et en tout cas un de ceux qui concilient le mieux les exigences de la protection de la flore et de la faune et celles d’un tourisme bien organisé.

Aux États-Unis, certaines zones mises en réserve sont régies directement par le gouvernement fédéral. C’est en particulier le cas des parcs nationaux, groupés sous l’autorité du National Park (N. P.) Service, dépendant du département de l’Intérieur. Ce service a 259 aires sous son administration, dont 36 parcs nationaux et 26 monuments nationaux, répartis sur l’ensemble du territoire, surtout dans l’Ouest, demeuré plus sauvage et particulièrement riche en paysages naturels grandioses (fig. 28). 172 millions de visiteurs ont parcouru l’un ou l’autre de ces parcs en 1970, ce chiffre indiquant à lui seul leur importance dans la vie de la nation américaine.

Le plus célèbre de tous est sans contredit le Yellowstone N. P., aux confins du Wyoming, du Montana et de l’Idaho. La nature volcanique du sol se traduit par diverses manifestations dont les fontaines pétrifiantes et 3 000 geysers ne sont que les mieux connues. Sa faune variée justifierait à elle seule les millions de visiteurs qui s’y sont succédé depuis 1872, année de sa fondation (le parc a compté 2 130 313 visiteurs en 1966). Les grands animaux y abondent en effet et parmi eux les Grizzlys, les Élans, les Wapitis et les Mouflons du Canada.

Il serait trop long d’énumérer les autres parcs répartis dans l’Ouest américain. Les plus fameux sont le Grand Canyon, en Arizona, dont le périmètre comprend le phénomène géologique le plus spectaculaire du monde entier ; le Yosemite N. P., dans la Sierra Nevada, et le Sequoia N. P., situé au sud du précédent, qui abritent l’un et l’autre des forêts de ces arbres géants en même temps que le dernier englobe le mont Whitney, le plus haut sommet des États-Unis (si l’on excepte le mont McKinley, lui-même à l’intérieur du Mount McKinley N. P., en Alaska).

Dans l’Est, où les parcs sont moins nombreux, l’Everglades N. P. dans l’extrême sud de la Floride, possède une faune particulièrement riche, unique aux États-Unis, en même temps que des biotopes aquatiques dont la physionomie est nettement tropicale.

Ce système de parcs nationaux est complété par une série de réserves qui sous le nom de National Wildlife Refuges sont administrées par l’U.S. Fish and Wildlife Service (en 1966, on en comptait 312 couvrant plus de 11 000 000 ha). Certaines revêtent une grande importance, comme l’Aransas National Wildlife Refuge, au Texas, seul territoire d’hivernage connu de la Grue blanche américaine. Il faut également y joindre un grand nombre d’aires gérées par le service des Forêts, parmi lesquelles beaucoup ont un statut de réserve.

De nombreuses initiatives sont également venues de la part de particuliers ou de sociétés privées, dont la plus puissante est la National Audubon Society, fédération de sociétés placées sous le vocable de l’illustre naturaliste américain, père de l’ornithologie dans le Nouveau Monde. Cette société, qui possède son propre ensemble de réserves, certaines couvrant de grandes superficies, dispose de moyens financiers très importants qui lui permettent d’entretenir des centres où jeunes et adultes peuvent s’initier aux sciences naturelles et aux méthodes de protection de la nature. Cette société, qui édite par ailleurs de nombreuses publications, peut être citée comme un modèle d’efficacité ; sans aucun doute nul groupement privé dans le monde entier n’aura autant fait pour la protection de la nature.

D’autres sociétés à buts locaux font elles aussi un excellent travail. Nous citerons la Hawk Mountain Association, qui a aménagé une réserve dans les chaînes de collines de Pennsylvanie, afin de protéger les milliers de grands Rapaces qui en automne descendent vers le sud le long de ces tracés de migration. Ces malheureux oiseaux faisaient l’objet d’une chasse aussi acharnée que stupide, avant qu’une parcelle de leurs voies de migration ne soit mise en réserve, servant d’exemple dans toute la région.

Le Canada n’a pas tardé à suivre l’exemple des États-Unis, car dès 1887, il créait son premier parc national à Banff(664 076 ha), dans les montagnes Rocheuses. Le Jasper N. P. (1 087 000 ha), situé au nord de celui de Banff, qui forme avec celui-ci un vaste ensemble de massifs montagneux abritant une riche faune, notamment des Chèvres des montagnes Rocheuses et des Mouflons du Canada. D’autres parcs situés en région basse, comme en particulier le Prince Albert N. P. qui s’étend sur 387 464 ha dans la Saskatchewan, donnent abri à une faune aquatique très prospère, et à des mammifères tels que l’Élan, le Caribou et le Castor. Le Wood Buffalo N. P., qui s’étend sur 4 480 700 ha, héberge le seul troupeau survivant de Bisons de forêt (Bison bison athabascae) ; la Grue blanche américaine y niche et se trouve ainsi protégée aux deux extrémités des énormes voies de migration.

Des efforts ont également été tentés au Mexique. Malheureusement la situation paraît loin d’être satisfaisante dans ce pays déjà très anciennement ravagé par l’homme. Comme dans la plupart des pays latins, ses habitants n’ont pas autant conscience de leurs devoirs envers la nature que dans les pays anglo-saxons. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir le Mexique avoir quelque retard par rapport à d’autres pays. Plusieurs parcs nationaux sont cependant en cours d’aménagement, et bien que ceux-ci ne paraissent pas encore avoir un statut assez rigoureux, il y a lieu de croire qu’ils seront pourvus de tous les moyens nécessaires dans un proche avenir.

2. Amérique du Sud

L’Amérique du Sud ayant été abîmée par l’homme plus tardivement que les autres parties du monde, l’aménagement de parcs nationaux n’y a pas présenté le même caractère d’urgence. Avec une insouciance sans doute regrettable, beaucoup de gouvernements latino-américains ne se sont pas encore souciés de ce problème devenu maintenant préoccupant.

Diverses zones ont néanmoins été mises en réserve. En Colombie, des mesures ont été prises pour éviter le déboisement, notamment dans les bassins fluviaux qui approvisionnent les grandes villes en eau. L’Équateur s’est inquiété dès 1935 de la protection des biocénoses naturelles des îles Galapagos ; les règlements promulgués, malheureusement restés pendant longtemps sans application rigoureuse, ont été renforcés dans les temps récents et l’on a bon espoir que diverses dispositions, dont la création en 1959 d’une station biologique dirigée par une fondation internationale coopérant étroitement avec le gouvernement équatorien, la Fondation Charles-Darwin pour les îles Galapagos, permettront de sauver ce capital scientifique de valeur inestimable. Le parc national des Galapagos est maintenant établi dans les faits et jouit de son statut légal définitif.

Le Venezuela a mis à son actif la création de plusieurs parcs nationaux, dont le plus remarquable est celui de Rancho Grande, créé en 1937 dans les Andes de Caracas, entre le lac de Valencia et la mer. Ce parc met à l’abri une région forestière particulièrement intéressante, habitée par une faune qui a déjà fait l’objet de nombreuses études. Un laboratoire fonctionne d’ailleurs dans la réserve et permet aux chercheurs de travailler dans les meilleures conditions.

Le Brésil a lui aussi compris l’intérêt de protéger sa nature si riche et variée, notamment dans l’est du pays, plus menacé en raison du développement économique. Il a créé entre autres le parc national de l’Itatiaia, non loin de Rio de Janeiro et de São Paulo, dans une région accidentée où se trouvent les massifs les plus élevés du Brésil. Un autre protège les fameuses chutes de l’Iguazu, à la frontière argentine.

L’Argentine fut sans doute le pays pionnier en Amérique du Sud quant à la protection de la nature. Dès 1903, F. P. Moreno avait donné à son pays un vaste territoire dans les Andes, amorce du fameux parc national de Nahuel Huapi, créé officiellement en 1934, couvrant une surface de 785 000 ha. Certains districts sont de véritables réserves naturelles intégrales, d’autres sont ouverts aux nombreux visiteurs du parc. On peut toutefois déplorer que l’introduction d’espèces exogènes, notamment de Cerfs, de Truites et de Saumons, ait modifié l’équilibre originel47.

Le Chili s’est associé de son côté à la protection des biotopes andins en créant sur son territoire plusieurs parcs nationaux, protégeant notamment ses forêts humides formées d’essences si particulières. Il en est de même au Pérou, qui, en aménageant le parc national du Manu, a mis à l’abri une zone de 1 400 000 ha sur le versant oriental des Andes.

Parmi les sanctuaires aménagés en Amérique centrale et dans la région caraïbe, il convient d’en signaler deux qui constituent de remarquables centres de recherches : la station biologique qu’entretient la New York Zoological Society dans la chaîne septentrionale de Trinidad (Simla), et Barro Colorado, à Panama, où la Smithsonian Institution a créé une station de terrain dans une île artificielle formée lors de la mise en eau du canal de Panama. L’un et l’autre préservent des étendues ayant conservé leurs habitats primitifs en même temps qu’ils constituent des laboratoires naturels où le biologiste rencontre toutes les facilités de travail souhaitables dans un milieu d’accès particulièrement difficile.

3. Europe

La forte densité de la population humaine en Europe, un degré d’industrialisation très avancé et une modification déjà très ancienne des milieux naturels constituent de sérieux obstacles à la création de parcs nationaux dans cette partie du monde. Néanmoins de nombreuses réserves ont pu être créées dans la plupart des pays. En dépit de la superficie réduite de beaucoup d’entre elles, leur ensemble garantit une protection efficace à de nombreux animaux et sites ainsi mis à l’abri des activités néfastes de l’homme.

En France, la plus célèbre de toutes est sans conteste la réserve de Camargue, fondée en 1927 par la Société nationale de protection de la nature et d’acclimatation de France. La Camargue forme comme on sait une vaste étendue de marais et de lagunes plus ou moins saumâtres entre les deux bras du Rhône. Grâce à la collaboration étroite des grandes sociétés industrielles propriétaires du terrain, une zone a pu être mise en réserve en dépit des menaces que faisaient peser l’exploitation du sel et la riziculture, en pleine extension depuis la dernière guerre mondiale. Nonobstant de grandes difficultés, la Camargue a pu être conservée intacte et constitue un véritable paradis pour le biologiste. Elle abrite une faune d’un très grand intérêt et surtout une importante colonie de Flamants roses Phoenicopterus antiquorum. Elle comprend tous les milieux naturels depuis les eaux douces jusqu’aux eaux saumâtres ; elle constitue donc un terrain de choix dont on ne retrouve guère d’équivalent en Europe48.

La France possède diverses autres réserves, les unes en montagne, les autres sur le littoral, par exemple la réserve des Sept Îles, au large des Côtes d’Armor créée en 1912 par la Ligue pour la protection des oiseaux, pour la préservation de nombreux oiseaux marins, notamment des Fous de Bassan Sula bassana et des Fulmars Fulmarus glacialis. En 1960 a été votée par le Parlement une loi concernant l’aménagement de parcs nationaux. Cinq ont déjà été créés, deux en Savoie (parc national de la Vanoise, parc national des Écrins), un autre à Port-Cros, le quatrième dans les Pyrénées et le cinquième dans les Cévennes. De multiples réserves de petites dimensions ont été aménagées le long des voies de migration de la sauvagine, à l’instigation du Conseil supérieur de la chasse dont il importe de souligner les louables efforts pour une protection efficace de la faune et son exploitation cynégétique rationnelle. Les réserves de chasse sur le domaine public maritime créées en 1973 constituent un remarquable réseau de protection tout le long de nos côtes. Il convient aussi de mentionner que, en application d’une nouvelle politique, une législation formelle va permettre de constituer des réserves naturelles selon un programme à l’échelle nationale. La valeur biologique de sites déterminés sera ainsi juridiquement reconnue, innovation qui n’a que trop tardé dans la loi française.

En Grande-Bretagne, où la faveur du public à l’égard de tout ce qui touche à l’histoire naturelle est bien connue, la protection de la nature a été surtout le fait d’organismes privés, certains plus ou moins sous le contrôle de l’État. Le National Trust, fondé en 1895, administre un grand nombre de sites ainsi mis en réserve. L’organisme le plus représentatif et le seul chargé officiellement de la conservation de la nature est la Nature Conservancy, fondée en 1949 ; d’une manière très efficace et avec des moyens matériels et financiers considérables, celle-ci gère un grand nombre de réserves, certaines de petites dimensions, néanmoins suffisantes pour assurer la protection d’une station ou d’un biotope intéressant. Des recherches scientifiques poussées y sont entreprises, notamment dans le domaine de l’écologie.

La Belgique et les Pays-Bas ont rencontré des difficultés considérables pour assurer la protection des restes de leur nature sauvage. La densité de leur population, inégalée en Europe, et leur haut degré d’industrialisation font que les problèmes de conservation y sont plus ardus à résoudre qu’ailleurs. Aux Pays-Bas, la protection de la nature fut avant tout l’œuvre d’un homme, P. G. Van Tienhoven, dont on ne louera jamais assez les mérites. De nombreuses réserves placées sous le contrôle de scientifiques et même quelques parcs nationaux mettent à l’abri les biotopes et les animaux les plus menacés. Beaucoup d’entre eux sont peuplés d’une riche faune d’oiseaux, notamment les îles frisonnes et le Naadermeer, marais situé non loin d’Amsterdam, que des plantes rares et de nombreux oiseaux aquatiques rendent célèbre.

En Belgique, en dépit d’efforts remontant déjà à une trentaine d’années, ce n’est que depuis la dernière guerre que des efforts concertés ont été faits pour la défense de la nature. Un réseau de réserves et de territoires protégés, souvent de petites dimensions, mais choisis avec discernement, assure la protection de complexes biologiques de grande valeur, notamment des stations de plantes rares et les lieux de reproduction ou de passage d’oiseaux aux populations peu nombreuses (par exemple Hautes Fagnes, Westhoek, Zwin et Lesse et Lomme).

La Suisse, qui s’est montrée ouverte aux idées de protection depuis le Moyen Âge, a créé sur son territoire une série de réserves remarquablement bien placées, qui assurent d’une manière très efficace la protection des sites, de la faune et de la flore49. Dès 1914 était créé en Basse-Engadine par arrêté fédéral un parc national, dont la superficie atteint maintenant 16 887 ha, situé entre 1 500 et 3 173 m d’altitude. Aucune intervention humaine n’est venue modifier l’équilibre naturel depuis cette époque. Les effectifs des animaux ont crû rapidement, notamment celui des Cerfs ; le Bouquetin, réintroduit en 1920, après avoir été entièrement exterminé, y prospère, ainsi que le Chamois et les autres animaux de montagne, y compris les grands Rapaces.

Sous l’égide de la Ligue suisse pour la protection de la nature, fondée en 1909, et de divers groupements, la Suisse a su créer sur son territoire une multitude de réserves dont beaucoup assurent plus particulièrement la protection des oiseaux et de plantes rares. En dépit de l’exiguïté de certaines d’entre elles, le sens civique des Suisses est le plus sûr garant de leur intégrité.

Une réalisation dont l’Italie peut tirer la plus légitime fierté est sans contredit le parc national du Grand Paradis, dans les Alpes du Piémont, qui a permis le sauvetage du Bouquetin (Couturier, 1962). Ancien domaine de chasse du roi d’Italie, ce territoire a été érigé en parc national en 1922 et couvre une surface de 62 000 ha. Les Bouquetins, devenus rares, prospérèrent rapidement et atteignirent 3 865 individus en 1933. Puis ils diminuèrent à nouveau par suite des événements politiques et ne se retrouvèrent que 419 au maximum en 1945 ; dès 1961, bénéficiant d’une protection efficace, ils avaient regagné des effectifs de 3 479. Ils sont sans doute même trop nombreux à l’heure actuelle (le dépassement de la capacité limite du parc peut avoir de regrettables conséquences en cas d’épizooties). Cet excédent de population a toutefois permis de repeupler d’autres régions des Alpes, notamment en Suisse, en Autriche et en Allemagne. La création d’un parc en Savoie, limitrophe sur une bonne longueur, a permis à une fraction des populations excédentaires de s’y établir, comme des essais spontanés de repeuplement des Alpes françaises l’ont prouvé.

D’autres parcs nationaux et réserves existent en Italie, notamment dans les Abruzzes. Tous ne paraissent pas avoir l’efficacité souhaitable.

Tous les autres pays méditerranéens ont fait des efforts visant à assurer une protection de leur faune et de leur flore sauvage. De la péninsule Ibérique à la Grèce, des réserves ont été aménagées avec des succès divers. En Espagne existent plusieurs parcs nationaux ou réserves, où sont protégés les animaux, en particulier les Bouquetins espagnols, et la faune aquatique des marais du Guadalquivir. Si la Yougoslavie possède encore des étendues demeurées sauvages sur une bonne partie de son étendue, elle n’en a pas moins créé des parcs nationaux destinés à protéger certains des sites les plus célèbres et les formations végétales les plus typiques de ce pays de transition. La riche faune – qui comprend encore l’Ours, le Chamois, le Loup et de nombreux grands Rapaces – est elle aussi protégée d’une manière satisfaisante.

La Grèce est célèbre pour sa flore autochtone, une des plus riches de toute l’Europe en raison d’un degré d’endémisme très élevé et d’apports floristiques d’origine variée. Certains des animaux sont eux aussi fort intéressants ; en particulier les Chèvres aegagres, différenciées en races locales dans certaines des îles de la mer Égée. De multiples difficultés sont venues compliquer la tâche des protecteurs de la nature qui ont néanmoins réussi à mettre à leur actif l’aménagement d’un parc national au mont Parnes, mettant ainsi à l’abri un des massifs montagneux les plus fameux de Grèce. Les Grecs ont par ailleurs créé un parc national en Crète (Samarias) et pris une série de mesures pour la protection des Caprins sauvages des îles méditerranéennes (voir Schultze-Westrum, Säugetierkundl. Mitt., 11, 1963 : 145-182).

L’Europe moyenne et septentrionale a elle aussi de multiples réserves, souvent plus efficacement gardées que celles de l’Europe méridionale. L’Autriche a aménagé plusieurs réserves, entre autres le fameux lac de Neusiedl, au sud de Vienne, où vivent de nombreux oiseaux aquatiques et diverses zones dans les Alpes autrichiennes où les plantes jouissent d’une protection complète. La République fédérale allemande a aménagé un très grand nombre de réserves couvrant une superficie totale d’environ 161 140 ha, protégeant des sites ou des stations remarquables par leur faune et leur flore. L’Allemagne de l’Est a classé les habitats d’espèces animales et végétales devenues rares ; 210 réserves existent dans la République démocratique allemande, auxquelles il faudrait ajouter de nombreux sites naturels classés.

En dépit de multiples vicissitudes politiques, et notamment de la dernière guerre si fertile en événements tragiques, la Pologne a réalisé un des plus beaux programmes de protection de la nature de toute l’Europe. Une des premières réussites est le sauvetage du Bison dans la forêt de Bialowieza. Les effectifs squelettiques qui subsistaient après la Première Guerre mondiale ont rapidement augmenté, et des échanges ont permis d’éviter la consanguinité. La Seconde Guerre mondiale a failli avoir des conséquences fatales, tant par le massacre des animaux que par une mauvaise gestion scientifique. La situation s’est maintenant rétablie, au point que la Pologne possède actuellement le plus grand nombre d’individus. Signalons qu’une société pour la protection du Bison d’Europe coordonne les efforts de tous ceux qui s’occupent de l’élevage de cet Ongulé. Mais le parc national de Bialowieza, auquel est jointe une station biologique réputée, n’est de loin pas le seul. Douze autres sont répartis sur le territoire polonais ; parmi eux, celui des Pieniny, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, et celui des Tatras préservent de vastes districts de haute montagne proches de la frontière tchèque. Environ 450 réserves complètent le système des parcs et protègent des biotopes remarquables, forêts, tourbières, marais ou formations géologiques particulières.

La Tchécoslovaquie a elle aussi à son actif de telles réalisations. Plus de 300 réserves et parcs nationaux protègent la flore et la faune des destructions qui menacent un pays aussi industrialisé.

Il y aurait également beaucoup à dire de ce qui a été fait en Scandinavie, notamment en Suède, où de grands parcs nationaux, particulièrement ceux de Padjelanta (204 000 ha), de Sarek (195 000 ha) et celui de Stora Sjöfallet (150 000 ha) protègent une faune subarctique qui comprend de nombreux Mammifères devenus rares à travers tout leur habitat.

L’URSS a mis sur pied un gigantesque système de défense de la nature, qui prolonge les efforts faits avant la révolution, notamment dans le domaine de la protection des forêts, de la réglementation de la chasse et de l’exploitation des animaux à fourrure. Ces mesures ont été considérablement développées par le nouveau régime. Il existe maintenant sur le territoire de l’URSS 93 parcs nationaux ou territoires équivalents s’étendant sur 6 359 986 ha. Des laboratoires de recherches sont installés dans la plupart d’entre eux, les autorités responsables ayant sagement reconnu que la conservation de la nature est indissociable de la recherche scientifique. La constitution de ces réserves s’est accompagnée d’un grand nombre de mesures législatives visant à assurer la protection de toutes les espèces menacées sur l’ensemble du territoire soviétique. Mais la gestion des parcs nationaux de l’URSS se fait selon des normes quelque peu différentes de celles qui sont adoptées aux États-Unis ou en Europe occidentale. Le point de vue économique est plus important que la conservation de la nature. La plupart de ces parcs servent de champ d’expérience : souvent on y introduit des animaux et des végétaux exotiques, une pratique éminemment condamnable dans une zone protégée.