L’homme, artisan de communautés biologiques artificielles
Sans entrer dans le détail de ces opérations, il faut signaler l’importance du transport et de l’introduction des micro-organismes du sol. Les terres sont caractérisées par un équilibre entre des millions de végétaux et d’animaux microscopiques ou de très petite taille ; leur fertilité et leur stabilité en dépendent d’une manière très directe. Or par le transport de végétaux et de la terre qui les accompagne, l’homme a, sans même s’en rendre compte, introduit des éléments exogènes, dont la prolifération a pu modifier profondément les équilibres pédologiques. Cela est vrai dans le cas des Nématodes et même dans celui des Lombrics, les vulgaires « vers de terre », qui jouent un rôle dans la transformation des sols.
Le succès des animaux introduits s’explique de différentes manières. L’espèce transportée par l’homme peut faire irruption dans une biocénose où une niche écologique susceptible de lui convenir est vacante, donc occupée immédiatement et sans peine. Elle peut également se comporter comme un compétiteur plus robuste et mieux armé que les homologues autochtones qui se trouvent ainsi éliminés. Elle peut enfin être un prédateur vis-à-vis duquel les espèces indigènes, constituant les proies, se trouvent désarmées. Notons d’ailleurs que la plupart du temps les espèces introduites font preuve d’une grande souplesse écologique et ne s’établissent pas dans la niche écologique que les responsables de l’acclimatation espéraient leur voir occuper. Elles modifient souvent leur mode de vie, notamment en ce qui concerne leur régime alimentaire163. Ce changement, souvent en rapport avec des conditions écologiques différentes, peut aussi résulter de modifications génétiques, en raison du nombre relativement réduit de géniteurs introduits, ce qui entraîne une redistribution du patrimoine héréditaire164.
Les acclimatations tentées dans les temps anciens ont été renouvelées à maintes reprises dans les temps modernes. Avec de nombreuses introductions involontaires, elles ont accentué le déséquilibre consécutif à d’autres facteurs, et provoqué la ruine de certaines communautés naturelles. Peu ont été bénéfiques à l’homme, excepté celles de quelques végétaux, les méfaits se manifestant d’une manière très variée. Quelques-unes de ces acclimatations seront évoquées à titre d’exemples pour avoir une vue d’ensemble de la situation actuelle165.
1. Transport et acclimatation de végétaux
Depuis des temps immémoriaux, l’homme a transporté de nombreux végétaux à travers le monde, les plantes cultivées étant bien entendu les plus anciennement acclimatées de toutes. Parallèlement aux défrichements, elles ont contribué à créer des milieux entièrement artificiels ; leur importance est de ce fait primordiale. Nous ne nous attacherons cependant pas à cet aspect du problème, quel que soit l’impact des plantes cultivées dans le monde vivant, car leur culture exige des transformations profondes des habitats auxquelles il a été fait allusion par ailleurs.
L’homme a simultanément modifié les habitats naturels par l’acclimatation de plantes sauvages. De nombreuses plantes familières des campagnes d’Europe et d’Amérique du Nord semblent se trouver dans leur patrie d’origine, faire partie du paysage depuis des générations. Et pourtant beaucoup ne sont que des intruses, venues à des époques diverses, parfois très reculées. L’homme a ainsi fabriqué de toutes pièces des communautés entières, souvent stables, ayant toutes les apparences de communautés naturelles ; l’influence humaine devient cependant manifeste dès que l’on entreprend une étude floristique approfondie. À part certaines associations de haute montagne et les habitats véritablement arctiques, il ne reste certainement aucune communauté végétale naturelle en Europe ; si ce fait provient en partie d’une modification profonde de l’équilibre des espèces autochtones, l’acclimatation de végétaux importés y a joué un rôle très important. Il en est de même en Amérique du Nord. Comme le rapporte Clark (1956), les associations végétales de Californie ne comprennent plus qu’un faible pourcentage de plantes autochtones, les espèces introduites étant même dominantes dans des formations relativement stables. L’homme a ainsi modelé le monde végétal sur une grande partie de la planète. On peut évidemment se demander ce qui arriverait si notre espèce disparaissait et si les plantes étaient abandonnées aux lois de l’équilibre naturel. Il est certain que dans bien des cas les espèces autochtones reprendraient le dessus ; mais les associations en seraient néanmoins profondément modifiées et les formations primitives ne se rétabliraient qu’au terme de temps très longs, parfois jamais.
Les forêts, surtout celles des zones tempérées, se sont trouvées elles aussi profondément transformées par l’introduction d’essences exogènes, autant que par la sélection artificielle des essences autochtones les plus intéressantes pour l’homme et par les méthodes de la sylviculture moderne. De très nombreux arbres ont été transportés à travers le monde.
Les Eucalyptus, dont les multiples espèces répondent à des besoins et à des exigences différents suivant la nature des sols et les climats, présentent d’incontestables avantages. Ils permettent de régénérer des terres abîmées par l’homme, comme ce fut notamment le cas dans le sud-est du Brésil, ravagé par la déforestation et les mauvaises pratiques culturales. En raison de leur croissance rapide, ils procurent à court terme une quantité appréciable de bois166 (bien que de qualité médiocre dans le cas de certaines espèces) constituant ainsi une ressource naturelle de valeur dans les pays déforestés où ils jouent un grand rôle économique. Cela est particulièrement important à l’époque actuelle en raison de la réduction des forêts et d’une demande croissante en produits ligneux. Mais les Eucalyptus ont été considérés à tort comme une panacée. À long terme le reboisement en autres essences est souvent plus profitable. Le biologiste ne trouve guère de satisfactions dans leurs forêts, de véritables déserts quant à leur peuplement animal.
Bien d’autres essences ont été transportées par l’homme en particulier dans le monde des Conifères. L’Amérique du Nord (surtout l’ouest) et le Japon, étant spécifiquement plus riches que l’Europe, ont tenté nos forestiers ; ils en ont importé une longue série d’espèces dont beaucoup se sont parfaitement adaptées à leur nouveau milieu, souvent mieux que les espèces autochtones. La vogue actuelle de l’« enrésinement » a été en grande partie satisfaite par l’introduction de ces essences à croissance rapide qui assurent un haut rendement aux forêts et ont permis la reconstitution ou le maintien d’un couvert végétal important dans de nombreuses régions du globe. Mais le remplacement des feuillus par des conifères a de multiples inconvénients sur le sol (dégradation, action défavorable sur la balance hydrique) et sur la faune, y compris le gibier.
Certaines plantes importées dans les régions tropicales pour aménager des barrières vivantes dans les zones d’élevage sont devenues des pestes en envahissant les pâturages. En Nouvelle-Calédonie (Barrau et Devambez, 1957), le Lantana Lantana camara, originaire d’Amérique tropicale et introduit au début de la colonisation comme plante d’ornement, fut préconisé comme barrière, ses longs rameaux épineux devant s’opposer au passage du bétail. Il ne tarda pas à se multiplier d’une manière incontrôlable, envahissant des pâturages tout entiers167 en compagnie d’autres plantes tout aussi prolifiques : Acacia farnesiana, la Sensitive géante Mimosa invisa (parvenue dans les années 1930 et ayant passé faussement pour une Légumineuse fourragère de grande valeur), et le Goyavier Psidium guajava importé d’Amérique. Ces plantes ont envahi les terres d’utilisation pastorale du versant occidental de l’île, au climat sec. Si elles contribuent parfois à protéger le sol contre l’érosion, leur multiplication a diminué considérablement le rendement des pâturages, au détriment de plantes autochtones plus intéressantes.
L’introduction des Opuntias en Australie fut plus catastrophique encore. Un seul pied d’Opuntia inermis importé en 1839 dans la Nouvelle-Galles du Sud s’y multiplia avec une vitesse accélérée. À la fin du siècle ce Cactus couvrait 4 millions d’hectares ; en 1920, environ 24 millions, et il continuait à progresser de 4 millions d’hectares par an. Les meilleures terres d’élevage disparaissaient sous ce fléau. Divers procédés de lutte furent essayés sans effet. Ce n’est qu’en 1925 qu’il vint à l’idée d’importer d’Uruguay et du nord de l’Argentine un petit Papillon, Cactoblastis cactorum, dont la chenille dévore les raquettes, y creusant des galeries par où pénètrent des agents de décomposition, bactéries et champignons. Le résultat fut spectaculaire, car ce Cactus disparut aussi vite qu’il avait progressé168.
Une autre cause d’introduction provient de l’établissement à l’état subspontané de plantes ornementales. Au moins quelque 20 000 espèces végétales font l’objet d’une pratique horticole quelconque. Bien entendu beaucoup d’entre elles ne peuvent vivre qu’en serre sous certains climats, et n’ont de ce fait aucune chance de se répandre dans la nature. Mais d’autres peuvent s’échapper de « captivité », s’adapter à la vie sauvage, entrer en compétition avec des espèces autochtones et tendre à les éliminer, voire à devenir de véritables « pestes » végétales. Le meilleur exemple est fourni par la Jacinthe d’eau Eichhornia crassipes, que certains n’ont pas hésité à appeler le « fléau vert ».
Fig. 41. Pied fleuri de Jacinthe d’eau Eichhornia crassipes avec jeune plante développée par stolon. D’après Robyns, 1955.
Monocotylédone de la famille des Pontédériacées, elle se présente comme une plante aquatique flottante, aux pétioles vésiculeux disposés en rosette et au rhizome immergé à faible profondeur (fig. 41). Ses fleurs forment de grands épis pourpres ou bleu mauve très décoratifs. La multiplication se fait cependant habituellement d’une manière végétative169.
Cette plante originaire de l’Amérique tropicale (ses centres de dispersion se trouvent surtout en Guyane et aux confins du Brésil et du Paraguay) fut introduite dans différentes régions chaudes du monde pour l’ornementation des bassins170. Elle ne tarda pas à s’en échapper et à coloniser la nature sauvage (Robyns, 1955).
La première apparition hors de son habitat normal se place dans le sud des États-Unis. Introduite en 1884 en Louisiane, puis en Floride en 1888, elle envahit tout le sud des États-Unis, jusqu’en Virginie et même en Californie, et devint rapidement une « peste »171, gênant même la navigation sur le Mississippi.
Cultivée dès 1894 au célèbre jardin botanique de Bogor (Buitenzorg), elle se répandit rapidement à Java, puis dans toute l’Indonésie, les Philippines, l’Australie, une partie des îles du Pacifique (îles Fidji et Hawaii entre autres). En 1902, elle était importée à Hanoï, d’où elle envahissait la péninsule indochinoise, l’Inde, y compris Ceylan (arrivée en 1905, elle y était déjà devenue un fléau en 1907).
En Afrique, bien qu’elle ait été présente à l’état subspontané au Zaïre dès 1910, c’est dans les temps récents (vers 1952) qu’elle se mit à pulluler et envahir le bassin du Congo et de ses affluents ; même à la hauteur de Kinshasa, le fleuve, devenu énorme, charrie des amas de Jacinthe d’eau, tandis que les bras plus étroits et les affluents sont obstrués au point que la navigation y est impraticable. La plante est en train de coloniser une partie de l’Afrique orientale (Kenya, Rhodésie) et a pénétré au Zaïre et même au Cameroun. À partir de 1958, elle envahit le bassin du Nil, et dès 1959 se rencontrait au Soudan, de Juba à Khartoum.
Devant cette menace, divers moyens de lutte ont été préconisés (De Kimpe, 1957). La destruction mécanique (par bandes transporteuses qui enlèvent les Jacinthes et les rejettent sur les berges ou les entraînent vers des broyeurs) se révéla fort décevante. On entreprit alors une vaste campagne de destruction par pulvérisation d’herbicide, notamment 2,4-D. À partir de 1955, on arriva à un contrôle de l’extension de la Jacinthe d’eau et à son éradication d’une partie de son aire de distribution. Mais le coût des opérations est très élevé. Quelques foyers épars peuvent subsister, points de départ d’une nouvelle invasion172.
L’histoire de la naturalisation de cette espèce végétale montre combien une introduction inconsidérée, à première vue inoffensive, peut être dangereuse. Comme l’a dit Robyns (1955) : « Les ruptures d’équilibre biologique qui en résultent peuvent modifier entièrement la flore et la faune autochtones, en détruire certains composants et jeter même la perturbation dans l’existence normale des habitants. » Cet exemple doit être médité par tous ceux qui projettent des acclimatations dont on ne peut pas prédire les conséquences.
Remarquons enfin que l’homme a contribué par le transport de diverses souches végétales à fabriquer de nouvelles « espèces », notamment en provoquant l’hybridation d’espèces autochtones avec des espèces voisines importées. Si plusieurs cas sont connus en Amérique du Nord, le meilleur exemple se rencontre en Europe dans le cas d’une Graminée halophile, Spartina Townsendii, hybride naturel entre une espèce européenne, Sp. maritima, et une espèce nord-américaine, Sp. alternifolia, importée dès le début du XIXe siècle en Grande-Bretagne173. Cet hybride polyploïde, découvert en 1870, ne commença à se répandre que vers le début de ce siècle ; son expansion en bordure de mer dans les régions marécageuses saumâtres s’accéléra alors aussi bien en Angleterre que dans la partie nord de la France. Cette Spartine ne s’est sans doute pas montrée nuisible à l’homme ; mais son implantation a contribué puissamment à modifier les habitats, surtout en consolidant les étendues de vases mobiles. Elle remplace localement les prairies de Zostères (Zostera) mélangées à des Algues (Enteromorpha entre autres), milieu d’élection des Bernaches cravants Branta bernicla, dont ces plantes constituent la nourriture de base. Le changement des conditions écologiques dû à l’introduction et à la propagation de cette Spartine a donc été éminemment préjudiciable aux Bernaches, aux effectifs déjà réduits, comme à de nombreux Canards et petits échassiers (Ranwell, 1962). On ne peut non plus manquer de signaler les dangers que présenterait certainement l’introduction, le long des côtes européennes, de l’Algue géante Macrocystis pyrifera. Cette espèce, voisine de nos Laminaires et originaire de la côte orientale du Pacifique et des mers australes, a des frondes pouvant atteindre 65 m de longueur. Si son acclimatation, en vue de disposer d’algues capables de fournir en abondance tous les produits que l’on tire de ces végétaux, réussissait, les risques seraient grands de modifier l’équilibre écologique de nos côtes, notamment en ce qui concerne les poissons, et d’occasionner de sérieuses perturbations à la pêche et à la navigation côtière.
2. Un Mollusque nuisible : l’Achatine
Les Achatines appartiennent à un groupe de Mollusques pulmonés voisin des Escargots, riche en espèces et réparti dans les régions tropicales de l’Ancien Monde ; particulièrement bien diversifiées en Afrique où elles habitent surtout les forêts humides, quelques-unes d’entre elles peuplent le sud-est de l’Asie, la Malaisie et l’Indonésie. Une seule retiendra notre attention, Achatina fulica, distribuée originellement à travers l’Afrique orientale depuis l’Abyssinie jusqu’au Mozambique : il s’agit d’une espèce de grande taille dont la coquille atteint 13 cm et le corps étendu 20 cm (fig. 42). Volontiers arboricole, elle grimpe aux arbres où elle se nourrit, surtout dans son jeune âge, de pousses et de bourgeons. Si peu de dégâts ont été signalés dans son aire d’origine, il n’en est pas de même dans les régions tropicales où elle a été introduite, volontairement ou non, par l’homme (Mead, 1961).
Les Japonais introduisirent délibérément cette Achatine aux îles Mariannes (Saipan et Tinian) en 1938, afin de l’utiliser à des fins culinaires ; elle se répandit ensuite ailleurs dans l’archipel à la faveur du transport de matières végétales (notamment à Guam en 1946). Elle a également pris pied dans de nombreuses autres îles d’Océanie, aux Hawaii (elle y arriva en 1936) où elle paraît cependant peu répandue (sauf à Oahu). Elle a même fait son apparition aux États-Unis en 1947, envahissant certains districts de Californie (probablement transportée à l’état d’œufs ou de très jeunes individus collés à des véhicules militaires rapatriés du Pacifique après la guerre) ; le climat californien ne paraît cependant pas convenir à ce Mollusque propre aux habitats humides des tropiques. Il en disparut rapidement, mais en 1967 fut introduit fortuitement en Floride, à la suite d’une imprudence. L’Achatine s’est répandue à travers le sud-est des États-Unis et menace de s’étendre à travers toutes les parties chaudes de l’Amérique.
Cette Achatine est donc maintenant répandue à travers une large aire dans les parties tropicales de l’Ancien Monde. Elle s’est mise à y pulluler, grâce à son extraordinaire faculté de reproduction174 et à sa grande souplesse écologique. À Ceylan, on observa 227 individus sur un seul tronc de Cocotier. À Java, un colon en récoltait plus de 400 chaque matin dans un petit jardin. Dans les Mariannes, elles sont si nombreuses qu’elles occasionnent des accidents d’autos, les pneus patinant sur les Mollusques écrasés sur les routes.
D’une manière très curieuse, elle a accentué ses tendances arboricoles dans tous les pays qu’elle a conquis. Elle attaque les bourgeons et les pousses d’une longue série de plantes cultivées (surtout Bananiers, Cacaoyers, Papayers, Hévéas, Agrumes et plantes de couverture) et y commet des dégâts qui prennent localement des proportions de catastrophe, en particulier en Malaisie et aux Mariannes. Les planteurs lui reprochent de plus de transporter les spores et les germes de nombreuses maladies végétales (mosaïques par exemple) grâce à la large sole sur laquelle elle se déplace comme nos Escargots.
Devant cette grave menace pour l’agriculture, plusieurs moyens de lutte ont été préconisés, le plus simple étant la collecte systématique des Achatines ainsi mises à prix : par moins d’un demi-million d’adultes et quelque 20 millions d’œufs ont ainsi été récoltés à Singapour, sans pour autant faire disparaître l’espèce de l’île. Les appâts empoisonnés n’ont guère eu plus de succès.
3. Poissons et autres animaux aquatiques
Depuis fort longtemps, l’homme s’est efforcé de transporter d’innombrables poissons hors de leur aire de distribution naturelle. Certains de ces essais ont été couronnés d’un plein succès et ont permis de résoudre des problèmes alimentaires en mettant à la disposition des populations humaines des ressources appréciables en protéines animales. Mais d’autres n’ont pas été sans entraîner une modification profonde des équilibres biologiques, au détriment d’espèces autochtones parfois plus intéressantes sur le plan économique (Vibert et Lagler, 1961). De véritables succès ont sans aucun doute été enregistrés, telle l’acclimatation de diverses Truites dans les rivières de montagne d’Extrême-Orient ou d’Afrique orientale, des Saumons en Nouvelle-Zélande et des Aloses (Alosa sapidissima) sur la côte pacifique de l’Amérique du Nord ; ces succès s’expliquent par le fait que ces espèces semblent « préadaptées » aux milieux où on les a introduites, y occupant des niches écologiques demeurées vacantes, sans élimination d’espèces autochtones et sans prolifération exagérée (fig. 44).
Nous ne pouvons manquer de rapporter ici l’introduction sans doute involontaire du Crabe chinois Eriocheir sinensis, signalé pour la première fois en 1912 en Allemagne du Nord, sur un affluent de la Weser, et amené accidentellement d’Extrême-Orient, voyageur clandestin dans les ballasts emplis d’eau d’un bateau naviguant sur son lest (fig. 45). De là, ce Crabe thalassotoque (il passe sa vie en eau douce, mais se reproduit dans les eaux saumâtres et salées) se répandit à partir de 1923 sur une bonne partie de l’Europe, grâce à son tempérament et à ses déplacements périodiques entre les eaux douces et salées. En fait l’espèce pullule175 maintenant dans une vaste zone, de la mer Baltique au bassin de la Gironde et même en Méditerranée. Il a pénétré loin à l’intérieur des terres, puisqu’on le trouve le long de l’Elbe et de la Moldau jusqu’à Prague (fig. 46).
Du fait de son extrême prolificité, ce Crabe s’est montré très nuisible en modifiant les habitats aquatiques (destruction des plantes submergées), en entrant en compétition avec certains poissons176 (concurrence alimentaire), en minant les berges et les digues et provoquant des éboulements (éminemment fouisseurs, ces Crabes creusent des terriers et des galeries atteignant 80 cm de profondeur et 12 cm de diamètre ; on en a compté jusqu’à 30 au m3) et gênant la pêche (ils endommagent les filets et obturent les nasses). Aucun moyen de contrôle n’a encore donné des résultats satisfaisants, en dépit de captures massives réalisées grâce à des barrages et à des fosses lors de ses migrations : sur une rivière près de Berlin, 2,5 millions d’individus furent recueillis en 5 mois ; près de Magdebourg, 355 t furent collectées en 1932 dans l’Elbe. Cette destruction s’est montrée inopérante et aucun moyen n’a encore été découvert pour endiguer son extension. Ce Crabe aura donc contribué à détruire l’équilibre naturel des eaux douces d’Europe tout en causant de graves préjudices à l’homme (André, 1947).
Si les introductions de Poissons végétariens ou planctonophages ne sont pas exemptes de dangers, celles-ci sont beaucoup plus graves dans le cas des espèces carnivores dont certaines peuvent devenir de redoutables prédateurs dans le milieu où ils ont été imprudemment libérés177.
C’est notamment ce qui s’est passé dans les rivières et les lacs des étages tempérés et montagnards des Andes où furent introduits plusieurs Salmonidés nord-américains. Or ces eaux pauvres en poissons sont peuplées de Siluridés du genre Trichomycterus et de Cyprinodontidés du genre Orestias (fig. 47), différenciés en un nombre assez considérable d’espèces, adaptées chacune à un mode de vie différent, notamment au point de vue des spécialisations alimentaires (les unes sont végétariennes, d’autres se nourrissent strictement de Crustacés, d’autres de petits Mollusques). Il s’agit de groupes ayant littéralement « éclaté » dans leur évolution, et occupant une série de niches écologiques demeurées vacantes par suite de la réduction des souches établies sur les hauts plateaux andins.
L’homme est parfois indirectement l’artisan de l’introduction de certains poissons. Le meilleur exemple est certainement celui de la Lamproie Petromyzon marinus dans les Grands Lacs américains (East 1949). On sait que ce « poisson » bizarre – membre d’un groupe de Vertébrés très particuliers, celui des Agnathes – se livre à des migrations régulières qui le mènent de la mer, où il passe la majeure partie de sa vie vers les rivières où il se reproduit. Dans le passé, s’il s’était établi naturellement dans le lac Ontario et dans quelques lacs de l’est des États-Unis (Finger Lakes), les fameuses chutes du Niagara constituaient jusqu’alors un obstacle majeur à son extension. En 1829, on aménageait le canal Welland pour permettre à la navigation de contourner les chutes ; avec un retard de 100 ans, la Lamproie sut en profiter, pénétra dans le lac Erié, sans toutefois y proliférer, puis ne tarda pas à faire irruption dans la rivière Saint-Clair (en 1930), dans les lacs Huron et Michigan (en 1937) et jusque dans la partie occidentale du lac Supérieur (en 1946). Cette invasion prit dès lors l’allure d’une véritable explosion. Les Lamproies se multiplièrent rapidement dans les rivières s’écoulant vers les grandes étendues d’eau et commencèrent à exercer leurs ravages dans ces véritables mers intérieures, où la pêche représente une ressource économique de quelque 12 millions de dollars. Pas moins de 90 % des Truites grises Salvelinus namaycush178 ramenées par les pêcheurs portaient de graves morsures de Lamproies, qui s’attachent à leurs proies et les dévorent vivantes. Pour chaque victime ayant survécu aux attaques de ces dangereux carnivores, des centaines et peut-être des milliers meurent sur le coup sans jamais être décelées par l’homme. Le stock de Truites et de Corégones Coregonus clupaeformis, objets de la pêche commerciale, a donc régressé dans des proportions catastrophiques, par suite d’une prédation à laquelle ces populations n’étaient pas adaptées. La production totale des eaux des lacs Huron et Michigan appartenant aux États-Unis tomba de 8,6 millions de livres de Truites à moins de 26 000 livres. Une industrie prospère périclitait donc par suite d’une introduction dont l’homme est indirectement responsable, ayant créé les voies de migration par lesquelles avaient passé les prédateurs.
Cette introduction si désastreuse provoqua la création d’un comité chargé d’étudier les moyens de combattre le fléau (Sea Lamprey Committee, organisé par le Fish and Wildlife Service des États-Unis, en collaboration avec les organismes similaires du Canada). Une vaste campagne fut entreprise et l’on mit à l’essai divers procédés de destruction des prédateurs : arrêt par grilles électriques des reproducteurs se rendant vers leurs frayères dans les rivières au cours rapide ; destructions des larves par toxiques (notamment usage de roténones qui tuent souvent la totalité des poissons d’un cours d’eau) ; usage de pièges spéciaux. L’invasion n’est cependant de loin pas arrêtée ni même limitée à l’heure actuelle. Après l’essai de plus de 6 000 produits, on semble néanmoins disposer maintenant de certaines substances sélectives capables d’exterminer les Lamproies sans causer de dommages aux poissons.
Cet exemple montre à quel point un acte à première vue sans importance – l’aménagement d’un canal navigable – peut avoir d’influence sur l’équilibre de la nature et créer un problème grave pour la conservation des espèces et la protection d’une richesse naturelle dont vivent des milliers d’hommes.
4. Transport et acclimatation d’Insectes
Sur un bateau chargé de riz, venant de Calcutta et de Rangoon et se rendant à Cuba, pas moins de 42 espèces d’Arthropodes (parmi lesquels des Bostryches, des Ténébrionides, des Curculionides et des Pyrales) ont été rencontrées, ayant survécu à des fumigations et à des désinsectisations répétées (Myers, 1934). Les services sanitaires des États-Unis ont découvert des insectes très variés à bord de 28 852 avions parmi les 80 716 qui furent inspectés de 1937 à 1947. Ces données permettent à elles seules de juger de l’importance du transfert d’insectes par les moyens de transport modernes, et aussi de leurs chances de s’établir, en dépit de la surveillance de services d’inspection spécialisés, notoirement insuffisants dans beaucoup de pays et en tout cas incapables d’autre chose que de limiter parmi les insectes le nombre de « passagers et d’immigrés clandestins »179. Comme dans le cas des végétaux, l’homme a, volontairement ou non, créé de nouvelles communautés d’Arthropodes, au détriment d’espèces autochtones et surtout au préjudice de ses propres intérêts.
Cet impact dans la faune est surtout évident dans les régions insulaires, où l’équilibre naturel a été profondément déplacé. D’après Zimmermann (1948), sur 5 000 espèces d’insectes signalées aux îles Hawaii, pas moins de 1 300 ont été amenées par l’homme. La présence de la plupart de ces éléments exogènes est consécutive à des acclimatations involontaires, notamment du fait du transport de produits alimentaires (riz, céréales, farine) ou de matières végétales (y compris des matériaux d’emballage) ; un nombre relativement réduit a été acclimaté volontairement, notamment en vue de leur emploi dans la lutte biologique. Beaucoup des insectes introduits ont été à l’origine de la disparition ou du moins de la régression massive de certaines populations d’insectes autochtones, principalement dans les régions de basse et moyenne altitude. Une Fourmi, Pheidole megacephala, est en particulier à incriminer en tant que prédateur ; presque ubiquiste en dehors des régions montagneuses encore couvertes de forêts, elle a fait disparaître la plupart des insectes endémiques vis-à-vis desquels elle se comporte comme un véritable fléau. Parmi les Hyménoptères Euménides, les Odynerus indigènes, dont les populations se comptaient par millions, ont à peu près disparu par suite de la compétition avec certains Hyménoptères Ichneumonides introduits, qui les ont privés des chenilles de Lépidoptères qu’ils parasitent. La lutte paraît particulièrement inégale entre espèces endémiques et espèces introduites du fait de la spécificité parasitaire des premières et de la grande souplesse des autres.
Ces deux cas ne sont pas uniques aux Hawaii, dont la faune entomologique a régressé dans une notable proportion par suite de la prédation et de la compétition avec les espèces introduites180 (en plus bien entendu de la destruction des habitats et de la végétation indigène que nous n’avons pas à envisager ici). Ces faits se sont reproduits dans beaucoup d’autres parties du monde, où l’acclimatation a modifié profondément l’équilibre des populations d’insectes autochtones et sans aucun doute fait disparaître certaines espèces.
Un autre problème intéressant directement l’homme est celui des insectes se comportant comme des « pestes » vis-à-vis des cultures. De nombreux insectes ont profité du déplacement d’équilibre consécutif à la mise en culture et de la quantité supplémentaire de nourriture mise ainsi à leur disposition pour pulluler et causer de graves dégâts aux récoltes, soit sur pied, soit stockées en attendant leur consommation. Il est à remarquer que beaucoup des insectes nuisibles appartiennent à des espèces introduites. En 1939 déjà, Smith faisait remarquer qu’aux États-Unis, parmi 183 espèces préjudiciables aux cultures, pas moins de 81, soit 44 %, avaient été importées par l’homme. Celles-ci semblent particulièrement aptes à devenir des fléaux économiques, leur pullulation n’étant pas limitée du fait de l’absence de leurs prédateurs et compétiteurs naturels.
Pour les Européens, le meilleur exemple est celui du Doryphore Leptinotarsa decemlineata, Coléoptère originaire de l’ouest des États-Unis, du Colorado au Mexique. Ce parasite des Solanées vivait sur des espèces sauvages (Solanum rostratum entre autres) et se trouvait en équilibre avec son environnement. Quand la mise en valeur de l’Amérique du Nord gagna vers l’ouest et que l’extension des cultures de Pommes de terre (Solanum tuberosum) eut atteint les limites de l’aire naturelle du Doryphore, il se produisit un transfert de cet insecte vers l’espèce cultivée. Il montra aussitôt un extraordinaire potentiel d’adaptation et se mit à pulluler d’autant plus que les prédateurs qui en limitaient les effectifs sur les plantes sauvages ne le suivirent pas sur la plante cultivée.
Vers la fin de 1929 ou au début de 1930, un aviso français arrivait de Dakar à Natal, porteur du courrier. Il amenait avec lui des passagers clandestins : quelques Anophèles de l’espèce Anopheles gambiae, Moustique répandu sur une bonne partie de l’Afrique et un des deux principaux vecteurs de la malaria. Ces Moustiques jouissent de ce triste privilège du fait qu’ils sont très étroitement adaptés à l’homme. Contrairement à d’autres espèces d’Anophèles, et en particulier à ceux qui habitent naturellement le nord-est du Brésil. Ils se tiennent de préférence à l’intérieur des habitations humaines et leur cycle tout entier se déroule au voisinage de celles-ci ; leurs larves peuvent se développer dans de minuscules collections d’eau, même des débris de vaisselle comme on en trouve partout autour des maisons181.
Ces Anophèles s’acclimatèrent immédiatement et dès mars 1930, on collectait 2 000 larves à Natal, d’où ils se répandirent dans les environs de la ville. Dès la fin d’avril la malaria était devenue d’une manière inattendue un problème sérieux à Natal. En janvier 1931, 10 000 cas étaient signalés parmi les 12 000 habitants d’un faubourg ouvrier de Natal (Alecrim) et l’épidémie gagnait les districts environnants.
Puis, de 1932 à 1937, la malaria sembla régresser. Il y eut une période de silence consécutive à l’éradication d’Anopheles gambiae à Natal. Cet insecte s’était cependant établi dans d’autres localités, et dès 1937 on le signalait dans une partie des États de Ceara et de Rio Grande do Norte (fig. 48). En 1938, une terrifiante épidémie de malaria s’abattait sur la région avec un taux de mortalité très élevé comme dans toute forme épidémique ; les cas se chiffraient par centaines de mille et l’on estime que plus de 20 000 habitants succombèrent à la maladie182. Les conséquences furent catastrophiques sur le plan matériel ; la vie économique tout entière fut paralysée dans les régions contaminées, qui se rangent parmi les plus pauvres du monde. Incapables de travailler, les habitants qui vivent au jour le jour se trouvèrent subitement dans un état de complet dénuement. Selon un auteur brésilien (P. A. Sampaio) : « Comme des hordes de Huns sanguinaires les Moustiques avançaient laissant une traînée de deuil et de destruction dans leur sillage. »
Devant cette catastrophe, le gouvernement fédéral brésilien commença une vaste campagne de lutte avec l’aide de la Rockefeller Foundation.
La progression du Moustique fut d’abord stoppée ; puis on commença à l’éliminer de la zone contaminée : en novembre 1940, il était entièrement éradiqué du Brésil. Cette lamentable expérience avait coûté des milliers de vies humaines, un peu plus de misère pour une population au niveau de vie déjà très bas et plus de 2 millions de dollars.
Toute l’Amérique avait néanmoins été protégée de ce fléau, car l’Anopheles gambiae aurait vraisemblablement pu s’étendre sur une aire allant du sud des États-Unis au nord de l’Argentine. Cette catastrophe risque cependant de se répéter dans le futur, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation rapide du trafic entre l’Afrique et l’Amérique et de la difficulté du contrôle sanitaire et entomologique des moyens de transport, notamment des avions.
La fièvre jaune offre un exemple similaire en Amérique du Sud, où elle est arrivée en même temps que son principal vecteur, un Moustique encore, Aedes aegypti ; son origine est vraisemblablement à chercher en Afrique d’où elle a cheminé avec les convois d’esclaves noirs. Ces moustiques se sont acclimatés en Amérique tropicale et vivent au voisinage des habitations, entretenant ainsi la fièvre jaune urbaine. Mais des Moustiques autochtones ont été infectés à leur tour par le virus, notamment des Haemagogus ; ils sont susceptibles d’entretenir une forme sylvatique de la fièvre jaune, très répandue à travers les forêts du Bassin amazonien et même au-delà, de nombreux Singes servant de réservoir de virus. La fièvre jaune importée dans le Nouveau Monde, où elle est transmise par un insecte lui aussi acclimaté, a opéré un transfert vers des animaux autochtones et peut dorénavant se transmettre par un cycle ne faisant appel qu’à des représentants de la faune indigène.
5. L’Étourneau et quelques autres envahisseurs ailés
Il a été acclimaté dans diverses parties du monde, en particulier en Amérique du Nord, en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande, où il n’a pas manqué de provoquer des ruptures d’équilibre au sein des populations d’oiseaux autochtones, tout en commettant des dégâts dans les cultures, se révélant parfois une véritable plaie dont il est difficile, voire impossible, de se débarrasser.
L’Étourneau a par ailleurs eu une action manifeste sur les communautés d’oiseaux autochtones, sa compétition en limitant les effectifs. Il occupe les sites de nidification et accapare la nourriture du fait d’une dominance très nette. En Nouvelle-Zélande notamment les effectifs de Pipits, de Martins-pêcheurs et de Tuis Prosthemadera novae-hollandiae ont considérablement diminué en partie en raison de sa concurrence.
6. Le Lapin à l’assaut des continents
Ce Rongeur duplicidenté, originaire de la région méditerranéenne et principalement d’Espagne et des îles de la Méditerranée occidentale183, semble avoir été importé en Italie vers 230 avant J.-C., ainsi qu’en Grèce où seul le lièvre était connu des auteurs classiques. C’est au cours du Moyen Âge qu’il fut acclimaté en Europe moyenne et septentrionale (il n’est signalé d’une manière certaine qu’à partir du XIIIe siècle en Angleterre) ; d’ailleurs il n’aurait pu prospérer en dehors de la région méditerranéenne avant que les défrichements et la déforestation ne créent les habitats ouverts qui lui sont nécessaires.
En Nouvelle-Zélande, après plusieurs essais infructueux, le Lapin fut introduit aux environs de 1864-1867, puis à plusieurs reprises au cours des décennies suivantes. Il commença à pulluler vers 1874 et a envahi depuis tous les habitats favorables de l’île du Sud, et une bonne partie de l’île du Nord où les facteurs climatiques et écologiques lui sont toutefois moins propices ; là aussi il est devenu un véritable fléau.
Le Lapin (forme domestique) a été introduit par ailleurs dans la partie chilienne de la Terre de Feu, aux environs de 1910, et dès 1947 y était devenu une plaie. Il s’est répandu sur le continent sud-américain, aussi bien au Chili qu’en Argentine. En dépit du danger, ce Rongeur a été libéré en Amérique du Nord, sur quelques îles au large de l’État de Washington (San Juan Islands) et de la Californie. Il risque maintenant d’être acclimaté accidentellement sur le continent lui-même sous le nom fallacieux de « San Juan rabbit », des contingents ayant été envoyés notamment dans l’Ohio, le Wisconsin et la Pennsylvanie. Notons par ailleurs que le Lapin a été introduit en Afrique du Sud sur un îlot près de Cape Town (Robben Island). Il est à souhaiter que ces tentatives ne réussissent pas, car l’Amérique du Nord et l’Afrique pourraient être dans le futur les théâtres d’invasions aussi désastreuses qu’en Australie184.
On ne saurait oublier les introductions malheureuses du Lapin dans certaines îles subantarctiques, et notamment à Auckland, à Macquarie et à Kerguelen. Dans cette dernière île, les souches domestiques libérées par l’expédition anglaise du « Passage de Vénus » en 1874 ont vite pullulé. Ces Rongeurs sont responsables d’une très grave érosion du sol et de la disparition presque complète du Chou de Kerguelen Pringlea antiscorbutica, Crucifère très caractéristique de Kerguelen qui ne se maintient que sur les îlots et les falaises inaccessibles au Rongeur ; cette disparition a entraîné la réduction dramatique d’une communauté d’Invertébrés hautement spécialisés.
Si le Lapin se trouve maintenant largement dispersé à travers le monde entier (fig. 50), c’est en Australie et en Nouvelle-Zélande que son introduction a été la plus malheureuse ; la véritable « explosion » de ses populations eut comme conséquences une série de catastrophes à l’échelle de continents entiers. Le succès de cette acclimatation s’explique par la grande souplesse écologique du Lapin et par son extraordinaire pouvoir de reproduction, dont la renommée n’est pas usurpée ; une femelle, en âge de se reproduire à 15 semaines, est susceptible de donner naissance à 8 portées de 6 petits en moyenne par an.
Mais le succès du Lapin s’explique surtout par son irruption dans les territoires dépourvus de prédateurs et de compétiteurs susceptibles d’en limiter le nombre : les mammifères indigènes d’Australie sont en majorité des Marsupiaux à première vue au moins incapables de lutter contre un rival aussi bien armé. La pullulation du Lapin dépasse en fait tout ce que l’imagination peut concevoir : pas moins de 428 millions de peaux ont été exportées d’Australie de 1945 à 1949, ce qui donne une idée de l’importance des populations.
L’influence du Lapin sur la faune australienne est elle aussi de la plus extrême gravité. Ce Rongeur a en effet modifié profondément l’équilibre naturel et a éliminé tous les Marsupiaux herbivores par suite de la compétition185.
La nocivité du Lapin provoqua la mise en application en Australie d’une série de mesures destinées à favoriser la lutte contre ce fléau186. Quelques-unes furent particulièrement malheureuses, comme l’introduction du Renard d’Europe. Ce Carnivore au régime alimentaire très éclectique se multiplia rapidement et, s’il préleva quelques Lapins, il contribua surtout à la raréfaction, voire à l’extinction de beaucoup de Marsupiaux.
On tenta aussi d’endiguer la progression du Rongeur en aménageant des barrières en grillage, dont certaines se rangent parmi les plus longues du monde entier. Telle est en particulier celle qui, édifiée de 1902 à 1907, rejoignait Port Hedland sur l’océan Indien à Hopetown sur la côte méridionale, longue de 2 150 km et destinée à mettre à l’abri l’Australie occidentale et ses terres de culture. D’autres s’étendaient en Australie orientale pour tenter de limiter l’extension vers le nord. Ces barrières, dont l’étendue totale fut d’environ 11 000 km, ne réussirent malheureusement pas à contenir le Lapin, soit qu’elles aient été construites trop tard, soit que le Rongeur ait réussi à les franchir en profitant de brèches.
Divers procédés de destruction furent par ailleurs mis en œuvre : battues organisées, furetage, enfumage, gaz toxiques et surtout empoisonnement par appâts mélangés de phosphures, de strychnine et d’arsenic (ces procédés contribuèrent d’ailleurs à la destruction de beaucoup de Marsupiaux tentés par les appâts). Le fléau ne put être endigué en dépit de ces efforts, qui coûtèrent une fortune à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande (de 1943 à 1945, le coût de ces opérations se chiffrait annuellement à environ 170 000 livres néo-zélandaises).
En 1950, on eut l’idée de répandre une maladie épizootique qui décimait les Lapins domestiques au Brésil : la myxomatose, due à un virus spécifique, sans danger pour l’homme187. Après plusieurs tentatives infructueuses, les Australiens réussirent à contaminer une très vaste aire, l’extension de la maladie impliquant un transport du virus par divers parasites et par les moustiques. L’épizootie atteignit d’énormes proportions, et l’on estime qu’elle tua les quatre cinquièmes des Lapins du sud-est de l’Australie. La mortalité fut de 99,5 % dans certains cas. Le résultat était presque miraculeux.
C’est ce qui donna l’idée d’introduire la myxomatose en Europe, où en 1952 on procéda en France, dans l’Eure-et-Loir, à un lâcher de Lapins contaminés. L’épizootie se propagea rapidement à travers toute l’Europe occidentale et y détruisit une proportion très importante de Lapins. Cette initiative fut d’ailleurs suivie d’une polémique véhémente, car, en France notamment, le Lapin, bien que nuisible à la sylviculture et aux cultures agricoles, a une très grande importance cynégétique.
Peut-on considérer pour autant le péril du Lapin écarté ? Sans doute pas, car l’extermination n’est jamais totale. Dans les années qui suivirent l’introduction de la myxomatose en Australie on observa une diminution du taux de mortalité, due à une atténuation du virus, et surtout à la sélection de souches de Lapins réfractaires à la maladie. Il est probable que l’on s’achemine vers un équilibre entre les Lapins et une maladie qui persiste à l’état endémique dans les régions infectées. Sauf si une souche de Lapins complètement réfractaires est sélectionnée et se lance à nouveau à l’assaut des zones désertées à l’heure actuelle, des mesures de contrôle très attentives devraient suffire à conserver un juste équilibre entre le Lapin et son environnement et à maintenir ces déprédateurs à un niveau supportable188.
Il est à souhaiter que l’on parvienne à ce résultat qui préserverait les intérêts de tous189. Sinon le gentil Lapin redeviendra le fléau qu’il a été à travers le monde, en partant d’une zone très réduite de la Méditerranée occidentale, d’où l’a transporté l’homme inconscient des facultés destructrices de cet animal d’aspect si débonnaire.
7. Les Mammifères, alliés ou complices de l’homme
Du fait de leur grand intérêt économique, les Mammifères ont fait l’objet de très nombreuses tentatives d’acclimatation à travers le monde (De Vos, Manville et Van Gelder, 1956). On ne compte pas moins de 200 espèces dont la naturalisation a été tentée avec des succès très divers190, se rangeant principalement parmi les Lagomorphes, les Rongeurs, les Carnivores et les Ruminants.
Certaines de ces acclimatations ont été accidentelles, comme c’est avant tout le cas de celles des Rats et des Souris transportés par l’homme partout à travers le monde, au point que leur engeance est maintenant ubiquiste. Leur impact dans les communautés naturelles est considérable. Ils ont ravagé le couvert végétal et se sont comportés comme de dangereux prédateurs. Les lamentables exemples des Râles du Pacifique, éliminés en grande partie par les Rats, et des oiseaux de mer des îles antarctiques, décimés par le même fléau, sont là pour nous permettre de juger de l’importance de ces Rongeurs. Notons qu’ils ont de même éliminé les compétiteurs autochtones, comme on le constate notamment aux îles Galapagos dont les Cricétidés endémiques ont disparu partout où se sont établis les Rats (Brosset, 1963).
D’autres introductions ont été délibérées, comme celles des animaux-gibier ou des animaux à fourrure. On peut y ajouter l’acclimatation d’animaux domestiques redevenus sauvages, s’intégrant dès lors au sein des communautés biologiques et y provoquant des ruptures d’équilibre.
Beaucoup de ces acclimatations ont échoué. D’autres en revanche n’ont que trop bien réussi, les animaux introduits étant devenus rapidement des « pestes ». Il convient cependant de ne pas porter de jugements généraux, car les conséquences d’une introduction varient souvent largement à l’échelle locale.
C’est notamment le cas du Rat musqué Ondatra zibethica, Rongeur Microtiné (Campagnols) de la taille du Lapin, originaire d’Amérique du Nord, aux mœurs rappelant un peu celles du Castor. Sa valeur comme animal à fourrure détermina son introduction en Europe, où il fut acclimaté pour la première fois en 1905 en Tchécoslovaquie aux environs de Prague. En 1914, toute la Bohême était déjà colonisée par des effectifs estimés à 2 millions. Puis la Bavière fut envahie, la progression de l’animal étant d’environ 50 à 70 km par an, principalement le long des systèmes hydrographiques offrant des conditions écologiques favorables à ce Rongeur aquatique. En 1933, quelque 200 000 km2 étaient occupés par le Rat musqué en Europe moyenne.
Fig. 51. Progression de l’aire de répartition du Rat musqué Ondatra zibethica en France. 1. Situation en 1932 ; 2. Situation en 1951 ; 3. Situation en 1954 ; 4. Situation en 1963. D’après Dorst et Giban, 1954, complété.
Ce Rongeur est donc maintenant établi dans toute l’Eurasie, de la France au Kamtchatka, et sa distribution est devenue holarctique grâce à l’intervention de l’homme. Son impact dans la nature a été jugé de manière très diverse. En Europe occidentale, il est considéré comme une véritable peste. Il creuse en effet des terriers de grandes dimensions dans les berges et les digues qui se trouvent très dangereusement minées. De plus, il semble volontiers compléter son régime végétarien par des proies animales, certains individus devenant même franchement carnivores. On lui reproche de ce fait de commettre des dégâts parmi les poissons et les Crustacés dulçaquicoles. Son influence sur les populations de poissons est cependant beaucoup plus importante par la transformation des habitats (colmatage des étendues d’eau, transformation des eaux courantes en marécages). Ces dégâts, nullement compensés par les revenus de la vente de la fourrure, font que dans cette partie de son nouvel habitat l’homme lutte à grands frais contre son extension et sa multiplication exagérée, sans espoir de parvenir à son éradication.
Notons par ailleurs que l’Europe a été colonisée par le Ragondin Myocastor coypus, grand Rongeur semi-aquatique dont l’aire de répartition s’étend sur l’Amérique du Sud, du sud du Brésil à la Patagonie. Introduit dès 1926 comme animal à fourrure, il s’est établi dans les îles Britanniques, en France, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, en Suède, en URSS et même au Japon. Le Ragondin ne s’est pas multiplié à la même vitesse que le Rat musqué, dont il n’a de loin pas la nocivité. Il est même considéré comme utile par les pisciculteurs, car il faucarde la végétation aquatique devenue envahissante, nettoie les surfaces d’eau dormante couvertes d’une végétation dense et augmente la productivité des étangs (accélération de la minéralisation des vases) (Ehrlich, 1959). Cette action n’est toutefois bénéfique que si les effectifs de Ragondins sont bas, faute de quoi on aboutit à une destruction de l’habitat191.
En revanche, l’introduction en Angleterre192 de l’Écureuil gris Sciurus carolinensis fut des plus malheureuses et se solde par de graves préjudices aux forêts et par une rupture d’équilibre aux dépens de l’Écureuil européen Sciurus vulgaris, qui régresse devant l’envahissement de son rival américain (Shorten, 1954).
L’Écureuil gris, originaire de l’est des États-Unis, fut introduit dès 1876 dans le Cheshire, puis dans différentes parties du sud de l’Angleterre entre 1890 et 1929. Il ne tarda pas à se répandre à partir des divers foyers initiaux, et, dès 1930, il occupait une aire d’environ 26 000 km2, surtout dans le sud-est de l’Angleterre ; l’extension était partout rapide, avec des régressions temporaires dues à des épizooties (coccidiose) ou à des hivers rigoureux. En 1945, tout le sud de l’Angleterre était envahi, la progression de l’Écureuil américain n’étant arrêtée que par des fleuves difficilement franchissables, des barrières écologiques (landes et zones marécageuses dépourvues d’arbres) et les districts industriels. À l’heure actuelle l’Écureuil gris occupe la majeure partie de l’Angleterre, une partie de l’Écosse et une large aire en Irlande, où il a été introduit en 1913 (fig. 53). Partout il se multiplie d’une manière très rapide.
L’Écureuil gris est considéré comme une vraie peste par les biologistes britanniques, dont certains n’hésitent pas à affirmer que seul le Surmulot le dépasse en malfaisance. Sans doute tous les Écureuils sont quelque peu nuisibles aux forêts en attaquant les arbres qu’ils écorcent et dont ils endommagent le cambium, infligeant de sévères blessures par lesquelles pénètrent les Champignons pathogènes. De plus ils se montrent nuisibles aux pépinières et aux jeunes plantations. Mais l’Écureuil gris se montre particulièrement malfaisant, en témoignant d’une prédilection affirmée pour l’attaque des arbres ; sa nocivité est de plus décuplée par une densité plus forte que celle de l’Écureuil européen.
L’invasion de l’Angleterre par ce Rongeur a provoqué dès 1931 l’organisation d’une campagne de destruction à l’échelle nationale, renforcée par diverses mesures législatives (par exemple le Grey Squirrel Order de 1947). La lutte est entreprise par tir, piégeage, appâts empoisonnés et destruction des nids. En dépit de l’importance des moyens mis en œuvre, il est peu probable que plus d’un tiers de la population soit exterminé chaque année, ce qui ne permet pas d’espérer l’éradication de l’Écureuil gris, tout au plus son contrôle.
Fig. 53. Extension de l’Écureuil gris Sciurus carolinensis dans les îles Britanniques. 1. Aire occupée aux environs de 1920 ; 2. Aire occupée en 1930 ; 3. Aire occupée en 1952. D’après Shorten, 1954, modifié.
Fig. 54. Réduction de l’aire de distribution de l’Écureuil européen Sciurus vulgaris en Angleterre (la carte ne mentionne pas la répartition en Écosse), d’après le résultat des enquêtes menées de 1945 à 1952. Remarquer par comparaison avec la figure 53 que cette espèce a pratiquement disparu de l’aire peuplée par l’Écureuil gris. D’après Shorten, 1954, modifié.
L’introduction et l’extension de l’Écureuil américain à travers les îles Britanniques ont exercé une profonde influence sur l’équilibre des populations d’Écureuils européens, disparaissant progressivement de toutes les zones envahies pour des causes très partiellement connues (fig. 54). Certains ont affirmé qu’il y avait compétition et lutte entre les deux espèces, l’Écureuil introduit n’hésitant pas à attaquer et à tuer l’Écureuil autochtone ; il ne s’agit sans doute que de cas isolés. La compétition alimentaire n’est pas non plus flagrante, pas plus qu’un taux de reproduction favorisant l’intrus. La concomitance des deux phénomènes est cependant trop parfaite pour qu’ils ne soient pas liés d’une manière quelconque. Il suffit que deux espèces manifestent des différences écologiques à première vue minimes pour que l’équilibre se déplace au profit de la mieux armée. Une sensibilité différente aux maladies, une meilleure métabolisation des ressources alimentaires, une dominance, même peu affirmée, dans les comportements, une plus grande rapidité des populations à « récupérer » après une période défavorable suffisent à expliquer de telles ruptures d’équilibre.
Notons enfin que l’introduction de Mammifères apparentés à des formes autochtones est parfois suivie d’une fâcheuse hybridation des deux stocks de populations. Plusieurs formes du genre Capra ont été introduites à partir de 1901 dans les Tatras, en particulier le Bouquetin C. ibex, la Chèvre sauvage C. aegagrus et le Bouquetin de Nubie C. nubiana ; une invraisemblable hybridation en a résulté, qui a mené la population tout entière à une ruine totale, notamment en raison d’un dérèglement de la période de reproduction, les jeunes naissant en plein cœur de l’hiver. En Tchécoslovaquie, le Chevreuil de Sibérie Capreolus pygargus s’est hybridé avec le Chevreuil autochtone C. capreolus. Beaucoup de femelles de ce dernier, saillies par des brocards sibériens de plus grande taille, sont mortes au cours de parturitions rendues très difficiles par la taille des fœtus à terme. Ces conséquences parfois inattendues doivent rendre encore plus méfiant dans le domaine de l’acclimatation, d’autant plus qu’elles peuvent se produire dans le cas d’animaux appartenant à d’autres groupes que les Mammifères193.
8. La Nouvelle-Zélande dévastée par les animaux introduits
Les exemples que nous venons d’évoquer ont tous trait à des cas spécifiques. Il convient parallèlement, en prenant une unité géographique, de voir comment l’introduction de multiples souches animales et végétales peut y provoquer de graves ruptures d’équilibre. L’exemple de la Nouvelle-Zélande semble particulièrement bien désigné pour mesurer l’impact d’une série d’acclimatations mal comprises au sein d’une même biocénose.
Sans doute des facteurs très complexes sont-ils intervenus dans la dévastation de ces îles dont la faune et la flore comprennent une grande proportion d’endémiques, évolués du fait de l’isolement géographique. La mise en valeur à des fins agricoles et pastorales a certes entraîné la disparition d’une vaste partie des habitats primitifs par action directe de l’homme : au XIVe siècle, avant l’arrivée des Maoris, on estime que la majeure partie du pays, soit 25 millions d’hectares, était boisée ; les forêts sont maintenant réduites à 5,8 millions d’hectares, le reste ayant été converti en pâturages ou en terres cultivées.
Mais l’impact humain s’est aussi manifesté par l’introduction de multiples espèces végétales et animales exogènes. La Nouvelle-Zélande constitue à ce point de vue le meilleur exemple de rupture d’équilibre fragile d’une faune insulaire sous l’influence de compétiteurs et de prédateurs étrangers.
Comme de nombreuses régions insulaires, la Nouvelle-Zélande est à l’état naturel d’une très grande pauvreté floristique et faunistique. Sa flore hautement spécialisée se groupe principalement en deux types d’associations : des savanes herbeuses et des forêts humides (formées d’essences très particulières, tels les Podocarpus, Dacrydium, Metrosideros et Nothofagus). Quant à la faune, elle ne comprenait à l’origine aucun Mammifère, hormis deux Chiroptères (un Rat, Rattus exulans, et le Chien ont été amenés par les Maoris venus de Polynésie centrale au XIVe siècle). Les oiseaux comprenaient des espèces hautement spécialisées, en particulier des formes aptères, dont les Dinornis ne sont que les plus connus avec les Kiwis ou Apteryx.
L’impact de l’homme s’accentua au siècle suivant, quand la Nouvelle-Zélande devint une colonie de peuplement. La préoccupation essentielle des colons fut alors d’introduire le plus grand nombre possible d’animaux en accord avec la tendance si répandue partout à travers le monde à cette époque. Les mesures législatives traduisent bien cet état d’esprit194, de même que la fondation de nombreuses sociétés d’acclimatation. Si au début du XXe siècle ce zèle manifesta un ralentissement sérieux et si l’on commença à prendre les premières mesures visant à la protection de la faune indigène et à la lutte contre les animaux introduits devenus envahissants, on se trouvait déjà en face d’une situation très sérieuse.
Jusqu’en 1950, environ 53 espèces de mammifères et 125 espèces d’oiseaux avaient fait l’objet de tentatives d’acclimatation, parmi lesquelles respectivement 34 et 31 avaient réussi. Près de la moitié des mammifères et 72 % des oiseaux ont été introduits entre 1860 et 1880. L’Europe venait largement en tête quant à l’apport faunistique et la proportion est encore beaucoup plus forte dans les réussites.
Parmi les mammifères ayant réussi à s’acclimater en Australie figurent 6 Kangourous, un Opossum, le Hérisson d’Europe, l’Hermine, la Belette, le Furet, le Lapin, le Lièvre, le Thar, le Chamois, le Cerf élaphe, le Cerf Axis, le Cerf Sambar, le Wapiti, le Cerf Sika, le Daim, le Cariacou de Virginie et l’Élan. Il faut y ajouter les animaux domestiques redevenus sauvages. Parmi les oiseaux figurent la Bernache du Canada, le Cygne noir, le Canard colvert, le Faisan de chasse, le Colin de Californie, la Perdrix Chukar, l’Alouette des champs, la Grive musicienne, le Merle noir, l’Étourneau, le Martin triste, le Freux, le Corbeau flûteur Gymnorhina hypoleuca, le Moineau, le Verdier, le Pinson, la Linotte, le Chardonneret et le Bruant jaune.
Cette liste permet à elle seule de présager de l’étendue des dévastations causées par les animaux introduits. Beaucoup de niches écologiques étaient vacantes, ce qui explique la véritable « explosion » de certaines espèces. La compétition et la prédation firent peu à peu reculer les formes autochtones, notamment parmi les oiseaux, les animaux dominants des biocénoses sauvages de la Nouvelle-Zélande195.
Les extensions les plus spectaculaires concernent les grands mammifères. Le Cerf élaphe Cervus elaphus fut introduit pour la première fois en 1851, près de Nelson, dans l’île du Sud ; cette introduction fut suivie de nombreuses autres196, au point que maintenant l’espèce est répartie d’une manière presque continue dans toute la Nouvelle-Zélande (fig. 55). Les habitats créés par l’homme – une alternance de forêts, de taillis et de pâturages – lui conviennent particulièrement. Le Daim Dama dama a une distribution plus circonscrite et ne s’est guère étendu autour des points de libération ; mais sa densité y est extrêmement forte par suite d’une véritable explosion de ses populations (on en a tué jusqu’à 6 000 sur une aire de 8 000 ha).
Le Chamois Rupicapra rupicapra, importé d’Autriche en 1907 et en 1913 (10 individus libérés au mont Cook) s’est répandu tout au long des Alpes de l’île du Sud. Parmi les animaux domestiques redevenus sauvages, la Chèvre et le Porc ont le mieux prospéré en raison de leurs grandes facultés d’adaptation.
L’Opossum Trichosurus vulpecula d’Australie introduit comme animal à fourrure en 1858 s’est immédiatement multiplié avec une terrifiante vitesse ; il est réparti maintenant sur toute la Nouvelle-Zélande à l’exception de quelques zones limitées. Contrairement à ce qui se passe dans son habitat australien, il s’est montré très dévastateur dans les forêts, se nourrissant de jeunes pousses et de bourgeons, et arrivant de ce fait à tuer les arbres en quelques années. Il commet par ailleurs de graves dégâts dans les vergers. L’accroissement de ses populations peut se mesurer au nombre moyen de peaux collectées par porteur de licence d’abattage, qui a passé de 163,8 en 1921-1925, à 299,7 en 1935-1940 et à 597,2 en 1940-1945. Dans certains districts sa densité dépasse 600 individus au km2.
Les importantes populations de mammifères introduits ont eu une profonde influence sur les sols et le couvert végétal. L’Opossum dévaste les strates supérieures, du fait de sa vie arboricole, tandis que les Ongulés et le Lapin dégradent les strates inférieures. Les forêts ont donc régressé, accélérant les progrès d’une érosion déclenchée par la déforestation et le surpâturage dû aux animaux domestiques.
Fig. 55. Distribution actuelle (1) du Cerf élaphe Cervus elaphus et (2) du Daim Dama dama introduits par l’homme en Nouvelle-Zélande. Contrairement au Cerf, le Daim s’est cantonné au voisinage des points de lâcher, quitte à y pulluler. D’après Wodzicki, 1961.
Cet accroissement numérique sans mesure pose de nombreux problèmes pratiques. Après une première phase de protection des espèces introduites, jusqu’aux environs de 1930, on commença à les soustraire à celle-ci, puis à distribuer des primes d’abattage. Des équipes de destruction systématique furent créées, et au cours des années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les chasseurs professionnels abattirent chacun jusqu’à 40 Cerfs par jour, jusqu’à 2 000 au cours d’un seul été. Entre 1932 et 1954, 512 384 Cerfs furent abattus au total par les chasseurs appointés par le gouvernement. Si l’on tient compte des prélèvements par les particuliers et en se basant sur l’exportation de peaux de Cerfs, on peut estimer qu’au minimum 1,4 million d’individus ont été abattus pendant cette période, mais le chiffre réel est vraisemblablement 2 fois plus élevé.
Notons enfin que de nombreux végétaux ont été acclimatés. Allan (1936) les estime à 603 espèces, mais seules 48 entrent véritablement en compétition avec les espèces autochtones. Il faut remarquer que, contrairement aux animaux, les plantes introduites ne prospèrent que sous la protection humaine ou dans des habitats plus ou moins modifiés, soit par l’homme soit par les animaux acclimatés. Il est probable que si l’homme et les animaux introduits venaient à disparaître, les végétaux indigènes reprendraient le dessus et élimineraient la plupart des espèces exogènes197.
Les diverses tentatives d’acclimatation ont donc été des plus préjudiciables à l’équilibre de la nature en Nouvelle-Zélande. Les efforts des colons pour construire un monde vivant à l’image de celui qu’ils avaient connu en Europe ont abouti à une caricature de celui-ci. Ils ont compromis l’avenir de beaucoup d’espèces autochtones et ruiné les habitats. Ils ont créé de graves problèmes économiques consécutifs à la pullulation de certaines espèces. La Nouvelle-Zélande constitue un lamentable exemple de rupture d’équilibre dû à l’introduction d’éléments exogènes multipliés sans frein.
Cet exemple se retrouve dans d’autres parties du globe, surtout dans les régions insulaires, d’un équilibre particulièrement fragile. C’est notamment le cas des îles Hawaii, des Galapagos, de la plupart des Antilles, sans compter les îles subantarctiques où l’introduction de la Souris, du Rat, du Lapin, a tourné à la catastrophe pour la flore et la faune autochtones.
Les acclimatations sont ainsi suivies de réactions en chaîne, dont l’homme ne peut prévoir ni le déroulement ni les conséquences. On remarquera que la plupart des catastrophes se sont produites soit dans des îles naturellement appauvries ou dans des régions profondément transformées par l’homme, phénomène explicable par des considérations écologiques brillamment exposées par Elton (1958). Les écosystèmes insulaires sont relativement simples, par suite de la réduction naturelle du nombre des espèces, donc des chaînes alimentaires. Quant aux zones modifiées par l’homme et ses industries, les biocénoses y ont été considérablement appauvries et se trouvent réduites à l’état de véritables caricatures.
Pillage ou exploitation rationnelle des ressources des mers
Bien que les ressources des mers ne soient pas inépuisables, elles représentent néanmoins une masse énorme dont l’homme tire parti depuis les temps immémoriaux. Les eaux salées prises dans leur ensemble se rangent parmi les milieux naturels ayant la plus haute productivité ; une partie des protéines animales consommées par l’humanité en provient d’ailleurs198.
Le volume de ces ressources vient avant tout de l’énorme surface des mers, qui s’étendent sur 71 % du globe, et de leur richesse exceptionnelle en éléments minéraux parmi lesquels tous les corps simples sont représentés sous forme de sels ou d’ions libres.
La vie y pullule, aucune partie des eaux salées n’en étant dépourvue, bien qu’elle soit surtout concentrée dans les couches superficielles. La strate « utile » est cependant beaucoup plus épaisse que sur la terre : les végétaux marins, en particulier les Algues microscopiques, occupent une épaisseur de quelque 20, parfois 100 m, alors que la couche productive du sol n’atteint que quelques dizaines de centimètres.
La biomasse totale des végétaux et des animaux marins dont on a décrit de véritables galaxies est de ce fait hors de proportion avec les biomasses relevées sur terre. Les eaux marines forment des biocénoses extraordinairement complexes et particulièrement prospères, aux chaînes alimentaires innombrables, des Algues microscopiques et des animalcules du plancton aux géants des mers, poissons, Calmars et Cétacés.
Par ailleurs, en dépit des progrès de la pêche et de son industrialisation, le prélèvement par l’homme est encore peu important en valeur relative. On estime qu’à l’heure actuelle de 60 à 70 millions de tonnes (65,7 millions en 1973) sont pêchées tous les ans dans le monde, contre 21,1 millions de tonnes en 1938, et 33,3 en 1958. En 1973, le tonnage se répartit comme suit en milliers de tonnes métriques :
Afrique | 4 800 |
Amérique du Nord | 4 940 |
Amérique du Sud | 4 260 |
Asie | 30 240 |
Europe | 12 530 |
Océanie | 260 |
URSS | 8 620 |
Le danger d’une surexploitation concerne bien plus la rentabilité commerciale des pêcheries, qui risque d’être gravement atteinte quand la pression de la pêche devient trop forte. L’homme constitue un élément entièrement étranger à l’équilibre normal des populations animales marines. Quand des prélèvements sont effectués, un nouvel équilibre s’établit, pas nécessairement défavorable à l’ensemble de la biocénose marine ; bien plus que dans le cas des écosystèmes terrestres, il existe un énorme surplus de populations, éliminé normalement par suite des effets de la prédation et de la compétition, et dans lequel vient puiser l’homme sans dommage pour l’ensemble des stocks. Des prélèvements massifs et répétés risquent en revanche de compromettre la rentabilité commerciale, non point tant en exterminant les reproducteurs, comme dans le cas des animaux terrestres et en particulier des oiseaux et des mammifères, car il en restera presque toujours suffisamment, mais en prélevant des individus n’ayant pas encore atteint une taille suffisante.
Comme chez tous les animaux, une quantité identique de nourriture assure en grande partie la croissance chez les jeunes, alors que chez les individus âgés elle sert presque uniquement à leur maintien en vie, sans gain de poids appréciable199. Si les poissons âgés dominent, ils accaparent la nourriture au détriment des plus jeunes, dont la croissance se trouve donc ralentie et qui périssent en grand nombre. Un prélèvement de sujets adultes augmente donc les chances de survie des individus plus jeunes, parmi lesquels la croissance est plus rapide, ce qui a pour effet d’augmenter la biomasse totale. On arrive donc à un résultat à première vue paradoxal, mais qui s’explique parfaitement par les lois de la dynamique des populations : dans certaines conditions, une exploitation du stock de poissons par l’homme augmente la biomasse de l’ensemble de la population par suite de la croissance différentielle selon l’âge.
Par suite du prélèvement par l’homme, tant que celui-ci ne dépasse pas un certain seuil, les populations de poissons se trouvent donc dans un meilleur état. D’une manière remarquable, la productivité des districts exploités par la pêche est supérieure à celle des districts « vierges », consécutivement à une modification profonde de la structure de la population, les individus âgés étant éliminés au profit de ceux qui n’ont pas encore entièrement terminé leur croissance200.
Mais au contraire quand le prélèvement par l’homme augmente en importance, il élimine alors des tranches de population dont les individus n’ont pas encore achevé leur croissance. Cela aboutit à une diminution graduelle et accélérée de la biomasse totale : c’est ce que l’on appelle l’overfishing201 (fig. 56).
Fig. 56. Un exemple d’overfishing : le Haddock dans les mers d’Islande. En haut : par suite du développement de la pêche à la Morue (que traduit la courbe ascendante indiquant la durée des opérations de pêche), tous les poissons furent surexploités ; au milieu : fluctuations du tonnage de Haddock débarqué ; en bas : fluctuations des prises par unité d’effort, en baisse accentuée. On remarque que le tonnage diminue en dépit d’un effort de pêche accru, signe caractéristique d’une exploitation exagérée. D’après Graham, 1956.
La rentabilité de la pêche repose donc sur des notions assez subtiles de dynamique des populations et de variations de la biomasse de celles-ci. Le stock de reproducteurs est en règle générale toujours assez important, de même que le nombre de poissons de petite taille, par suite de l’extraordinaire fécondité des poissons et des autres animaux marins. Mais l’homme n’a pas intérêt à prélever les poissons avant qu’ils n’aient atteint leur taille optimale, qui n’est pas leur taille maximale étant donné la dynamique de leurs populations et les lois de leur croissance pondérale202 (fig. 58).
Fig. 58. Captures de Plies en 1/4 d’heure de chalutage en mer du Nord. En haut : en 1938 ; en bas : en 1945. Remarquer que la guerre a permis au stock de se reconstituer et que la taille moyenne des poissons a considérablement augmenté. D’après Graham, 1949.
Fig. 59. Évolution de la pyramide d’âge d’une même population de poissons au cours d’une quinzaine d’années d’exploitation. La disparition des individus de grande taille est due à une surexploitation des classes d’âge supérieures. La diminution de la biomasse proportionnelle à la surface des graphiques est nettement apparente. D’après Huntsman, 1948.
Certains spécialistes ont avancé que ces faits ne présentent pas en pratique de gravité. D’après eux, les pêcheries donneraient lieu à des phénomènes d’autorégulation mettant à l’abri les populations de poissons faisant l’objet des captures ; la rentabilité commerciale jouerait le rôle de frein dans les prélèvements. La pêche devient de plus en plus compliquée à mesure que se raréfient les populations (fig. 59) ; on est alors obligé d’acquérir un armement plus dispendieux, d’aller plus loin en mer pour atteindre d’autres secteurs ; la pêche perd ipso facto sa rentabilité. Le prix auquel le poisson est susceptible d’être commercialisé serait donc un frein pour la pêche, dont la pression diminue immédiatement dès qu’elle cesse d’être rentable. Il s’écoule ensuite un laps de temps considérable avant que la pêche ne reprenne, par suite de l’inertie de l’armement, ce qui permet aux populations de poissons de se reconstituer.
Ces affirmations ne sont cependant que très partiellement exactes du fait de deux facteurs très importants : d’une part la demande croissante en poissons sur un marché mondial loin d’être saturé ; d’autre part le perfectionnement actuel des moyens techniques qui permettent une pêche plus efficace qu’avec les moyens plus primitifs utilisés jusqu’à des temps relativement récents, tout en conservant et même en augmentant son rendement. La pêche industrielle a certes ses impératifs économiques qui en limitent la rentabilité au-delà d’un certain seuil ; mais celui-ci est beaucoup plus élevé que dans le cas de la pêche artisanale et tend à augmenter à mesure que se perfectionne la technique. Aussi l’overfishing se manifeste-t-il en divers points du globe et doit-il retenir l’attention de tous ceux qui se préoccupent d’une exploitation rationnelle des ressources naturelles.
Ce problème s’est posé avec une acuité croissante corrélativement au développement du chalutage hauturier. Vers 1880, l’apparition du chalutier à vapeur, puis, vers 1894, du chalut à plateaux bouleversa l’équilibre de la pêche en permettant l’exploitation de secteurs de plus en plus éloignés des côtes. De plus la taille des chalutiers ne cessa d’augmenter : le tonnage moyen des chalutiers anglais est passé de 177 t en 1906, à 231 en 1926, à 284 en 1937 et à 410 en 1966. Les bateaux devenus de plus en plus grands et très perfectionnés sont ainsi capables d’aller de plus en plus loin en mer et d’exploiter des secteurs demeurés jusqu’alors « en friche ».
1. La pêche au Flétan et ses vicissitudes
Depuis 1931, l’abondance des Flétans a augmenté de 150 % et le tonnage débarqué annuellement dans les ports dépasse maintenant couramment de 50 à 60 millions de livres ; en 1960, il a atteint le record de 71,9 millions de livres. Une commission (International Pacific Halibut Commission) veille à la conservation des stocks et en permet l’utilisation rationnelle. Le Pacifique est divisé en secteurs à l’intérieur desquels la pêche est réglementée, les captures limitées et les périodes d’ouverture de la pêche très étroitement circonscrites (fig. 61). Ces mesures sont soumises à révision en fonction de l’état des populations, ce qui assure une exploitation d’une bonne rentabilité économique.
Il est probable que les effets de l’overfishing sont venus se superposer à des fluctuations naturelles des populations de Flétans, car l’analyse des variations des tonnages prélevés et du déclin des populations suivi de leur accroissement fait apparaître certaines discordances (Burkenroad, 1948). Cela n’enlève rien à la valeur de l’argument ; bien au contraire, cela montre combien l’homme doit se montrer prudent dans l’exploitation d’un stock de poissons soumis à des fluctuations qui échappent totalement à son contrôle. Le Flétan du Pacifique nord reste l’exemple classique d’une ressource naturelle marine que des mesures adéquates ont permis de restaurer après avoir été sérieusement menacée par une exploitation excessive.
2. Le problème de la Sardine du Pacifique
Ce petit poisson vit en bancs énormes, groupant souvent un million d’individus, parfois plus de 10 millions, le long des côtes de l’Amérique du Nord, de l’Alaska à la Basse-Californie. Habitant les eaux littorales, il peut s’écarter jusqu’à 350 milles des côtes au moment du frai, qui a lieu dans les eaux profondes (Gates, 1960). La pêche de cette Sardine a commencé vers la fin du siècle dernier (la première conserverie fut établie en 1899 en Californie). Le tonnage débarqué annuellement a oscillé entre 300 et 2 000 t jusqu’en 1912 ; il augmenta ensuite pendant la Première Guerre mondiale, pour se stabiliser quelque peu, avant de s’accroître à nouveau dans des proportions extraordinaires : en 1916-1917 il atteignait 27 000 t ; en 1924-1925, 174 000 t et pas moins de 800 000 t furent débarquées dans les ports américains répartis de la Colombie britannique à San Diego pendant la saison de pêche 1936-1937. Ces tonnages se maintinrent à un niveau voisin pendant les années 1930 et les premières années de la décennie suivante, faisant de l’exploitation de cette Sardine la première de tout le Nouveau Continent par le tonnage débarqué et la troisième en valeur commerciale (après celles du Thon et du Saumon) : la valeur marchande dépassait annuellement 10 millions de dollars. Au cours de cette extraordinaire prospérité, ces Sardines étaient utilisées non seulement par les conserveries, mais aussi en vue de la fabrication d’engrais et de farine de poisson destinée à l’alimentation du bétail.
À partir des premières années 1940, le tonnage débarqué subit des fluctuations importantes, puis diminua d’une manière dramatique (fig. 63) : en 1953-1954 seulement 4 460 t furent débarquées, condamnant à la ruine une industrie prospère et obligeant les armateurs à désarmer les bâtiments et à fermer les usines de transformation. Les premiers symptômes de la raréfaction de l’espèce se manifestèrent au Canada, où le tonnage débarqué passa de 34 000 t pendant la saison 1945-1946 à moins de 500 en 1947-1948. Puis ce fut le tour du nord des États-Unis, avant que la Californie, le principal centre d’exploitation, ne fût touchée à son tour vers 1951. La production est demeurée à un niveau très bas depuis cette époque203.
Dès 1940, cependant, les biologistes s’étaient inquiétés de cette exploitation abusive, dont les symptômes se manifestaient déjà par une proportion moindre de Sardines adultes et une augmentation du nombre de jeunes, montrant que l’on exploitait les immatures et les subadultes. L’effet de l’overfishing demeurait encore masqué par un effort de pêche accru et par un accroissement du tonnage de la flotte.
La surexploitation des Sardines est rendue responsable de cette raréfaction accentuée, aboutissant à la disparition de la rentabilité commerciale des opérations de pêche, bien que des causes naturelles aient pu accélérer le phénomène. La diminution du stock d’individus reproducteurs semble à incriminer, en raison des captures massives d’adultes, puis de jeunes encore immatures prélevés avant d’être en âge de se reproduire. L’action de l’homme est sans doute venue ajouter ses effets à une fluctuation naturelle de grande amplitude de ces populations, au moment où elles se trouvaient en pleine décroissance.
La demande accrue a provoqué une exploitation exagérée des lieux de pêche, relativement limités en étendue. Dès 1910, on constatait une diminution sensible des apports des chalutiers pêchant au bord du plateau continental atlantique. Les pêcheurs étaient amenés à se rendre de plus en plus vers le sud, au large des côtes d’Espagne et du Portugal d’abord, du Maroc, de Mauritanie et du Sénégal ensuite. Les zones de pêche s’appauvrirent rapidement et bientôt se posa le « problème du Merlu ». L’examen des chiffres est particulièrement suggestif et montre que les mauvaises pêches sont dues à l’épuisement des stocks (fig. 64). La guerre, en ralentissant, voire en arrêtant la sortie des chalutiers, permit cependant à ceux-ci de se reconstituer. Les apports montrent une augmentation du tonnage de Merlu, lente d’abord et sujette à fluctuations, puis très rapide quand la pêche fut reprise à la fin de la guerre. Dans le secteur du plateau continental exploité par l’armement de La Rochelle, le tonnage moyen annuel débarqué par « marée » (campagne de 12 jours) par un chalutier à vapeur augmenta de plus de 21 t entre 1938 et 1946 ; le Merlu dépassait de plus de 13 t la moyenne d’avant-guerre avec des apports de 23,3 t par marée. La proportion de Merlus s’était accrue dans une plus importante proportion que celle des merluchons (Merlus de moins de 880 g, ayant de 3 à 6 ans), témoignant du vieillissement de la population dont la biomasse s’était considérablement accrue par suite d’un nouvel équilibre (Letaconnoux, 1951).
Il n’est pas impossible que la pêche au chalut ait une influence sur l’état des populations de Hareng, les lieux de pêche étant exploités au moment de leur ponte qui se dépose au fond ; la destruction des œufs pourrait avoir une répercussion fâcheuse sur les effectifs des populations. Mais les prélèvements excessifs par capture au filet sont, avant tout, les responsables de la diminution. Les pronostics que l’on avait faits depuis longtemps se sont malheureusement révélés exacts (Garreau, 1970). Depuis 1965 on assiste à une diminution considérable des tonnages. En mer du Nord les prises tombèrent de 1,5 million de tonnes de Harengs en 1965 à 820 000 t en 1968. Alors qu’en 1960 on pêchait des Harengs de 3 à 7 ans, la majeure partie des prises a maintenant 2 ans. On capture de plus en plus d’immatures et une faible proportion du stock est en état de frayer. Si des quotas très stricts ne sont pas fixés et appliqués, on risque d’assister à l’anéantissement des populations de Harengs en mer du Nord, et aussi d’autres poissons, notamment des Maquereaux, sur lesquels les pêcheurs ont fait porter leurs efforts du fait de la baisse du rendement des Harengs.
6. Les remèdes à la surexploitation des populations de poissons
Dans l’ensemble donc l’état actuel des populations est très alarmant. Si certaines mers ne sont encore que très peu prospectées (par exemple les mers australes et notamment celles qui bordent l’Australie), d’autres sont le théâtre d’un overfishing caractérisé, dramatique parfois dans ses proportions. La situation est d’autant plus grave qu’une demande sans cesse accrue provoque une pression de plus en plus vive sur les effectifs.
Le prélèvement intensif, grâce à des moyens techniques en voie de perfectionnement constant, permet d’accroître le volume des apports. La pêche hauturière est autant à incriminer que la pêche littorale, rendue responsable de la destruction d’un grand nombre de jeunes poissons, en particulier de Pleuronectes. La pêche crevettière est également considérée comme meurtrière en raison des mailles serrées des filets utilisés, où viennent se faire prendre d’innombrables jeunes poissons sans aucune valeur marchande, inutilement retranchés des populations aux dépens desquelles s’effectue la grande pêche.
L’une des premières vise à la réglementation du maillage des filets, de manière que les poissons d’une taille inférieure puissent s’échapper. Cela pose évidemment un grand nombre de problèmes techniques, dus aux caractéristiques des filets et aux tailles des poissons en cause204.
Par ailleurs on s’est employé à limiter les périodes d’ouverture de la pêche, à constituer des réserves où les populations de poissons peuvent se reconstituer et à délimiter des secteurs exploités par rotation de manière à assurer aux poissons qui s’y trouvent le temps d’atteindre leur taille optimale.
L’ensemble de ces mesures repose sur une connaissance précise de l’écologie et de la dynamique des populations de poissons exploitées. Ces exigences font qu’à travers le monde ont été créés des laboratoires océanographiques de recherches pures ou appliquées, dont les activités sont tournées uniquement vers cette étude.
D’autres problèmes sont d’ordre juridique. La haute mer au-delà de la limite des eaux territoriales échappe en effet aux juridictions nationales ; la réglementation de son exploitation met donc en jeu des règles très délicates de droit international. Un effort de compréhension a été fait par toutes les nations et s’est concrétisé par la signature d’une série de conventions du plus haut intérêt. Les hautes parties contractantes s’engagent à prendre des mesures visant les unes à favoriser l’accroissement des populations de poissons (par exemple interdiction de pêche dans le temps et dans l’espace, contingents des captures), les autres à limiter les prélèvements afin d’assurer le rendement optimal de pêche (par exemple interdiction de certains engins, maillage des chaluts, fixation des tailles marchandes).
La première convention internationale, relative à la pêche en mer du Nord, a été signée le 6 mai 1882. Depuis cette date on compte environ 150 accords bilatéraux, une dizaine d’accords régionaux et un plus petit nombre d’accords portant sur une espèce de poisson déterminée, avec parfois combinaison de ces deux données. On compte une douzaine de « grandes » conventions, intéressant 42 États (Gros, 1960).
Les conventions qui réglementent la pêche dans la mer du Nord et dans le nord-est de l’Atlantique figurent parmi les plus importantes du fait que de multiples nations y envoient leurs flottes et que ces mers constituent des terrains de pêche très anciennement exploités, d’un exceptionnel intérêt vu leur richesse et leur proximité des grands centres de consommation d’Europe. Les problèmes d’overfishing y sont particulièrement graves.
En 1946, une nouvelle conférence, tenue à Londres pour réviser la convention de 1937 et l’amender compte tenu de l’évolution des stocks de poissons (fig. 66), aboutit à la signature de la convention internationale de l’overfishing, le 5 avril 1948205. Le maillage minimal était augmenté de même que les tailles minimales marchandes des poissons auxquels deux espèces étaient ajoutées (Merlan et Limande). Ces dispositions sont devenues effectives à partir de 1954. De plus, la convention a prévu la création d’une commission permanente qui groupe les délégués des pays signataires et est chargée de l’application de l’accord.
Au cours de cette conférence fut discuté par ailleurs, sur proposition de l’Angleterre, un projet de contingentement des tonnages prélevés, comme cela a été appliqué dans ce pays dès 1937 par accord volontaire des armateurs et par intervention du gouvernement. L’attribution de quotas fut écartée, mais peut-être l’imposera-t-elle dans le futur.
Notons aussi qu’une autre convention internationale concerne les zones de pêches de l’Atlantique nord-ouest (Washington, 8 février 1949), surtout en vue de préserver les stocks d’Églefins et de Morues, les plus importants des poissons de cette zone206. Nulle part ailleurs la pression sur les stocks n’a été aussi forte, les apports étant passés de 1,8 million de tonnes en 1954 à 4,2 millions de tonnes en 1970, grâce au perfectionnement des méthodes de pêche (Chaussade, Penn ar Bed, 75, 1973).
Des conventions similaires concernent par ailleurs d’autres régions du globe, notamment celle à laquelle il a été fait allusion quant au Flétan dans le nord-est du Pacifique. L’exploitation du Thon a fait aussi l’objet d’accords entre divers pays, notamment dans les mers baignant le Nouveau Monde (Inter American Tropical Tuna Commission).
Si ces mesures constituent de très sérieux progrès, elles n’ont cependant pas eu les résultats attendus. Aussi après des discussions techniques préalables se réunit en 1959 à Genève une conférence des Nations unies, afin de parvenir à un accord mondial sur l’exploitation des ressources marines. Elle aboutit à la rédaction de la convention sur la pêche et la conservation des ressources biologiques de la haute mer. Cette convention représente un pas important vers une réglementation de la pêche hauturière, car, pour la première fois, il est insisté sur la nécessité de la conservation des ressources, résultant d’un équilibre dynamique propre à assurer un rendement optimal constant. Au point de vue du droit international, cette convention est également très originale. Au cours des débats se manifesta en effet une nette opposition entre les partisans des vieux principes libéraux du droit international classique et ceux qui plaidaient en faveur d’une sorte de droit préférentiel dont profiteraient les nations riveraines, en contradiction flagrante avec le droit traditionnel de la haute mer207. Une place importante est ainsi faite aux droits économiques et sociaux des États en voie de développement, aux dépens de vieilles économies basées sur des pêches lointaines. Cette convention, signée après de laborieuses discussions par une trentaine de nations (avec des oppositions farouches de certains pays), n’est cependant pas encore ratifiée. Il est à souhaiter qu’elle le soit, car son application constituerait un progrès sensible vers une exploitation rationnelle des ressources de la mer (Gros, 1960).
Notons par ailleurs que l’on a commencé l’élevage de poissons de mer, comme celui de la Morue en Norvège, de la Sole en France et de la Plie en Écosse208. Malgré l’ancienneté de certains de ces essais de « mariculture » (certains remontent à 1884), on en est encore au stade expérimental, de même qu’en ce qui concerne l’introduction artificielle d’espèces marines (par exemple l’acclimatation de l’Alose Alosa sapidissima de la côte orientale des États-Unis en Californie), dont il faut cependant se méfier a priori, car ces tentatives sont susceptibles d’entraîner des ruptures d’équilibre naturel. L’aquaculture marine est prometteuse dans les milieux côtiers et même dans les eaux littorales, en dépit de difficultés inhérentes à la complexité des écosystèmes marins et à des rendements souvent médiocres. Mais la haute mer restera sans doute encore longtemps, voire toujours, un milieu naturel sans aucune modification de la part de l’homme, si ce n’est sa prédation. L’humanité a asservi la terre dans sa quasi-totalité ; la mer demeure sauvage et les interventions de l’homme se bornent à y prélever, souvent inconsidérément hélas, ce qu’il estime nécessaire à sa consommation. Sur les mers, nous en sommes encore à la cueillette, en dépit de nos moyens de collecte hautement perfectionnés.
7. La chasse à la Baleine et sa réglementation
À l’époque actuelle, les baleiniers disposent d’un matériel leur permettant de capturer tous les Cétacés quelle que soit leur taille, y compris les Rorquals que leur puissance et leur vitesse mirent pendant longtemps hors d’atteinte209. Limitée à ses débuts à l’hémisphère Nord, la chasse s’étendit à partir de 1905 aux mers antarctiques (Budker, 1957). Tout d’abord entreprise à partir de navires-usines servant de stations flottantes sédentaires, cette chasse devint pélagique à partir de 1925, après l’intervention du slip-way, rampe inclinée du bateau permettant de hisser la Baleine sur le pont. Le nombre de Cétacés tués dans le monde suivit alors une courbe ascendante rapide, comme les quelques données suivantes permettent de s’en rendre compte (d’après International Whaling Statistics, Oslo, 1966) :
1900 : | 1 635 | 1935 : | 39 311 |
1905 : | 4 592 | 1938 : | 54 835 |
1910 : | 12 301 | 1951-1952 : | 49 794 |
1915 : | 18 320 | 1956-1957 : | 58 990 |
1920 : | 11 369 | 1961-1962 : | 66 090 |
1925 : | 23 253 | 1964-1965 : | 64 680 (dont 32 563, soit 50 %, dans l’Antarctique) |
1930 : | 37 812 |
Bien que l’exploitation des Baleines ait été planétaire, l’Antarctique est maintenant le théâtre principal de cette chasse ; pendant la saison 1930-1931, pas moins de 38 navires-usines et 184 bateaux chasseurs y pratiquèrent la chasse pélagique. Ce nombre fut de 9 navires-usines et 120 bateaux chasseurs pour la saison 1966-1967 (parmi lesquels 3 soviétiques avec 55 bateaux chasseurs).
Sans doute y eut-il des fluctuations dans le nombre de Cétacés capturés, par suite d’une surproduction et d’un effondrement consécutifs des cours, notamment en 1932, où le nombre de Cétacés tués passa à 12 988 contre 43 129 en 1931. Et les compagnies baleinières commençaient déjà à cette époque à prendre conscience du danger de déplétion.
En novembre 1945, une conférence baleinière réunit les délégués de 12 nations à Londres. Devant la pénurie de matières grasses à travers le monde, devenue particulièrement grave, il fut décidé de tout mettre en œuvre pour la pallier par la chasse des Cétacés, en limitant toutefois les captures pour ne pas compromettre l’avenir. Cette réglementation fut matérialisée par la signature par 19 nations de la convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine à Washington, États-Unis, en date du 2 décembre 1946. Les clauses de cette convention, véritable charte de l’exploitation des Cétacés, concernent la protection des immatures (interdiction de capturer une femelle suitée, tailles limites), la limitation du nombre des Baleines capturées (quota fixé en BWU ou pour une espèce déterminée, limitation dans le temps par fixation des dates d’ouverture et de fermeture), la constitution de réserves intégrales (région antarctique comprise entre 70° et 160° de longitude ouest) et la protection d’espèces menacées (Baleines franches notamment). De plus la convention délimite une série de zones à travers le monde, où les modalités de la chasse sont réglementées (le navire-usine n’est autorisé qu’au sud de 40° de latitude sud et dans une partie du Pacifique nord en raison de son grand rayon d’action qui augmente ses facultés destructrices). Une commission baleinière permanente a été créée et est chargée (assistée de comités scientifiques) de l’application de ces clauses, notamment les pénalisations des chasseurs de Baleines enfreignant les règlements. Dix-sept nations ont adhéré à la convention de Washington210.
Si le nombre de Cétacés capturés annuellement reste très élevé, il tend néanmoins à diminuer par suite de la déplétion des stocks. En 1955-1956, on a capturé dans l’Antarctique 31 564 Cétacés parmi lesquels 27 958 Rorquals communs et 560 Rorquals de Rudolphi ; il faut y ajouter les captures effectuées par les stations à terre, non touchées par la limitation imposée aux navires-usines, et celles qui sont effectuées dans d’autres parties du monde. En 1964-1965, on ne capturait plus que 28 211 Cétacés dans l’Antarctique, parmi lesquels seulement 7 811 Rorquals communs et 20 380 Rorquals de Rudolphi beaucoup plus petits, chacun ne comptant que pour 1/6 d’unité BWU ; le Rorqual bleu n’entre plus que pour 20 dans ce chiffre, contre 5 130 en 1951-1952. En 1966-1967, le nombre de Cétacés tués dans le monde tombait à 51 593.
Ces chiffres sont inquiétants aux yeux de ceux qui se préoccupent non seulement de la protection de la nature, mais aussi d’assurer une exploitation rationnelle des ressources naturelles. D’après des travaux réalisés par le Discovery Committee, les Baleinoptères de l’Antarctique avaient des effectifs compris entre 142 000 et 340 000, avec une moyenne de l’ordre de 220 000 (la proportion des espèces est évaluée à 75 % de Rorquals communs, de 15 % de Rorquals bleus et de 10 % de Mégaptères). Les chiffres de captures paraissaient déjà nettement trop élevés, et l’on commençait à nourrir des inquiétudes quant à une surexploitation, notamment en ce qui concerne le Rorqual bleu et le Rorqual commun. L’espèce de loin la plus menacée apparaissait être le Rorqual bleu. Pendant les saisons de chasse (Antarctique) antérieures à 1937-1938, il formait l’espèce prédominante. Ainsi, de 1930 à 1933, si l’on considère l’ensemble des captures Rorqual bleu plus Rorqual commun, on constate que la proportion était environ de 80 % pour le premier et 20 % pour le second. Cette proportion s’est progressivement inversée, à tel point que bientôt le Rorqual bleu ne compta plus que pour 5 %. Le Rorqual commun a donc supporté l’essentiel de l’activité baleinière antarctique, et de ce fait a été décimé (entre les saisons 1955-1956 et 1963-1964, il aurait diminué des deux tiers d’après la commission baleinière). À l’heure actuelle, le même phénomène se renouvelle avec le Rorqual de Rudolphi, beaucoup plus petit, mais dont les captures furent près de trois fois plus importantes que celles de Rorqual commun en 1964-1965. Il diminue de ce fait rapidement dans l’Antarctique (de 30 % entre 1966-1967 et la saison de chasse précédente).
En dépit de ces restrictions, les populations ont cependant continué de décliner. Nous avons vu que le Rorqual bleu est particulièrement menacé et l’on a pu craindre son extinction virtuelle. Ses effectifs antarctiques, qui s’abaissèrent à moins de 2 000, ne dépassent pas 6 000 individus actuellement, alors que la population optimale serait de l’ordre de 100 000 individus. Le comité des trois spécialistes mentionné ci-dessus concluait qu’il est possible que les populations aient régressé au-delà du minimum requis pour une reproduction normale et que l’espèce était de ce fait même condamnée. Les autres Rorquals se trouvent également en mauvaise posture, ne serait-ce qu’en raison d’une pression de chasse d’autant plus forte que le Rorqual bleu, d’un bien meilleur rendement vu sa taille, ne compte plus dans les captures. Or il existe un conflit à propos des baleines. En raison des impératifs de la rentabilité actuelle des campagnes de chasse et des besoins mondiaux en matières grasses, les captures annuelles continuent à être beaucoup trop élevées. On assiste ainsi progressivement à la déplétion des stocks. Les espèces risquent de se raréfier jusqu’à un point critique et une richesse naturelle d’une importance considérable est en voie d’être dilapidée dans les années prochaines.
Des décisions semblables seraient à prendre dans bien d’autres régions du monde fixant notamment d’une manière plus étroite les limites des tailles marchandes (réglementation de la dimension des mailles des casiers), car partout les grands Crustacés accusent une diminution sensible des effectifs. La pêche crevettière dans divers secteurs, notamment au large de l’Afrique occidentale, est elle-même en déficit sérieux.
Les Mollusques ne sont nullement à l’abri d’une surexploitation de la part de l’homme. Si l’ostréiculture, ayant pour but la production d’Huîtres comestibles, est devenue une véritable entreprise industrielle échappant dans un certain sens aux lois biologiques et ne dépendant plus qu’en faible proportion des bancs naturels211 – elle s’apparente souvent plus à l’élevage au sens agricole du terme –, il n’en est pas de même de l’exploitation des Mollusques producteurs de nacre. Celle-ci s’adresse en effet à des populations sauvages que l’homme a dévastées dans bien des lieux par ses prélèvements excessifs.
Le meilleur exemple se trouve en Polynésie française et plus spécialement aux îles Tuamotu, dont la principale ressource économique est précisément la nacre, avec le coprah et le phosphate (Ranson, 1962).
Les Mollusques producteurs sont des Huîtres perlières de la famille des Aviculidés appartenant à plusieurs espèces, dont la plus importante, et de loin, est Pinctada margaritifera, répandue de Tahiti aux Fidji et en Nouvelle-Calédonie ; des espèces voisines sont distribuées dans d’autres districts et notamment au Japon et dans l’océan Indien (elles étaient autrefois pêchées pour leurs perles, mais cette exploitation est aujourd’hui abandonnée). Leur coquille ovale, noirâtre ou verdâtre à l’extérieur, présente à leur intérieur dans la partie centrale une couche de nacre blanchâtre (aragonite) ; elle peut atteindre 30 cm de diamètre et peser jusqu’à 10 kg.
Dans les lagons des îles océaniennes où les plongeurs atteignent le fond, les stocks d’Huîtres nacrières se sont progressivement épuisés. Or ces Mollusques ont de faibles chances d’assurer leur descendance, en dépit de leur énorme fécondité. On estime que pour un million d’œufs expulsés (une femelle de grande taille en émet plusieurs dizaines de millions), de 1 à 10 seulement donneront des individus arrivant à l’âge adulte. L’extinction totale de la population est prévisible à plus ou moins brève échéance dès que le stock de reproducteurs tombera au-dessous d’une certaine limite. Il faut maintenir des dizaines de milliers de reproducteurs concentrés sur un espace relativement restreint pour assurer la continuité de l’espèce ; cette concentration est une condition impérieuse à la survie des populations, d’autant plus que les sexes sont séparés.
Les renseignements recueillis sur des lagons précis sont beaucoup plus démonstratifs ; en voici quelques-uns, tous dans les Tuamotus212 :
Vers 1900 kg | Vers 1940-1950 kg | |
Arutua | 60 000 | 1 500 |
Kaukura | 40 000-50 000 | 0 |
Manihi | 80 000 | 4 688 |
Aratika | 80 000-100 000 | 911 |
Hikueru15 | 1 000 000 | 528 401 |
Takapoto | 400 000 | 211 000 |
Il ne restait que 6 centres importants de production en plus de 8 lagons ayant encore une rentabilité appréciable. Tous les autres, soit 35, ont une production nulle ou insignifiante, les populations y étant pratiquement épuisées.
En dépit des avertissements de certains observateurs, remontant à 1884, l’homme a donc réussi à appauvrir gravement les ressources naturelles d’îles réputées heureuses.
Les mesures propres à régénérer les effectifs sont avant tout de constituer dans chaque lagon des réserves naturelles, abritant des Huîtres pleinement adultes, donc capables d’émettre en grand nombre de produits génitaux viables ; la pêche n’est jamais ouverte dans cette zone d’où les larves émises se dispersent sur l’ensemble du lagon. Il convient de disposer ailleurs des supports (pierres ou fagots de bois) sur lesquels les larves viennent se fixer, en un mot d’appliquer les techniques classiquement employées en ostréiculture (fig. 67). On arrive ainsi à enrichir les lagons épuisés, le milieu nourricier où les Huîtres trouvent leur subsistance étant demeuré constant. La définition de secteurs exploités par rotation compléterait la réglementation, comme l’interdiction de la pêche de nacres ayant moins de 15 cm de diamètre.
Les principes généraux d’une exploitation rationnelle s’appliquent donc aux Huîtres perlières, à savoir la constitution d’une réserve intangible où se multiplie l’espèce, et la sage gestion d’un capital fragile, mais dont la fécondité du « cheptel » autorise d’espérer la régénération.
En dépit des cris d’alarme lancés à cette époque, l’exploitation continua, avec une exportation moyenne de 400 t par an jusqu’à avant la Seconde Guerre mondiale. Après la réorganisation des marchés, en 1946, la surexploitation recommença de plus belle. De 1946 à 1948, l’effort de pêche demeura le même, mais le tonnage récolté fit une chute spectaculaire de 1 221 t (ce chiffre élevé s’explique du fait de l’interruption de la pêche pendant la guerre) à moins de 500 t. Après une stabilisation de 1948 à 1953, sur les bases d’un tonnage moyen de 500 t, un accroissement prodigieux de l’effort de pêche conduisit tout d’abord à une augmentation massive du tonnage prélevé (880 t en 1954), suivi d’un déclin tout aussi rapide : 723 t en 1955, 402 en 1956. Les pêcheurs avaient augmenté en nombre et exploitaient des zones de plus grande profondeur, demeurées vierges jusqu’alors ; malgré cet effort ils ne parvenaient plus à maintenir le tonnage collecté, le prix du Troca montant d’ailleurs en flèche (fig. 69).
Les Tortues de mer font l’objet d’une exploitation très ancienne, en particulier pour leurs œufs. Ces Chéloniens viennent en effet à terre pour enfouir leurs pontes dans le sable ; les hommes les trouvent d’autant plus facilement que ces lieux d’étendue réduite sont visités d’année en année depuis des temps immémoriaux. Certaines espèces sont exploitées pour l’écaille de leur carapace ; d’autres, dont le plastron a une texture particulière213, servent à la confection de la soupe à la tortue, consommé considéré comme un mets de choix dans le monde « civilisé », notamment dans les pays anglo-saxons.
Ces diverses utilisations ont entraîné une surexploitation manifeste des diverses espèces de Tortues marines qui ont diminué dans des proportions considérables à travers les mers chaudes qu’elles fréquentent (Hendrickson, 1961 ; Parsons, 1962). La Tortue luth Dermochelys coriacea – le géant du groupe pesant jusqu’à 1 500 livres, véritable fossile vivant dépourvu de carapace remplacée par des plaques incluses dans la peau – n’est plus représentée que par des populations relictuelles au Costa Rica, en Guyane, en Afrique du Sud et en Malaisie (Trengganu), où moins de 1 600 femelles pondent annuellement dans ce qui est considéré comme le plus important lieu de reproduction. La collecte exagérée des œufs est responsable de la diminution rapide de cette espèce même considérée un moment comme éteinte.
12. Les ressources marines dans le futur
Cela n’irait sans doute pas sans de nombreuses difficultés. Tout d’abord il ne faut pas oublier que si l’homme s’est cantonné jusqu’à présent à quelques espèces, des raisons biologiques et pratiques ont présidé à ce choix, les populations étant particulièrement importantes et leur pêche présentant des facilités exceptionnelles. Il faudrait donc étudier de nouveaux engins et modifier les techniques de pêche en fonction de la biologie des espèces. De plus il faudrait faire l’éducation des consommateurs ; même dans des pays hautement évolués, de nombreuses barrières « psychologiques » empêchent la consommation de poissons auxquels le public n’est pas habitué. L’humanité devra cependant vaincre ces préjugés, le plus souvent sans fondement, si elle veut assurer sa subsistance. Ces poissons pourraient ne pas entrer directement dans le régime alimentaire de l’homme, mais servir à la fabrication de farines pour l’alimentation du bétail, comme cela se fait déjà pour un tiers des captures mondiales. Cela constitue cependant un énorme gaspillage, car l’animal domestique ne restitue qu’une faible part des protéines qu’il a ingérées. Il est navrant de constater que certains pays souffrant de carences alimentaires, comme le Pérou, pêchent pour fournir des surplus de luxe à des pays riches !