Introduction
Les relations de l’homme moderne avec la planète […] ont été celles, non pas de partenaires vivant en symbiose, mais du ténia et du chien qu’il infeste, du mildiou et de la pomme de terre qu’il parasite.
Aldous Huxley Ape and Essence
Dès la fin du siècle dernier, on crut que les réserves et les parcs nationaux suffiraient à conserver à tout jamais la flore et la faune sauvages. Pour en protéger des témoins, il suffisait de mettre des territoires aussi vastes que possible à l’abri de toute dégradation de la part de l’homme et de les considérer comme des « sanctuaires » ; le reste de la planète pouvait alors être abandonné à une exploitation sans frein et sans limites. Il y avait deux sortes de territoires : les uns livrés à l’influence humaine, les autres, mis en réserve, se trouvant noyés au milieu de zones où la nature sauvage pouvait être entièrement détruite.
Cette conception fut sans doute fondée à une époque où il s’est agi avant tout de préserver coûte que coûte les derniers vestiges ayant survécu aux dévastations des siècles antérieurs. On craignait la disparition à brève échéance de la plupart des espèces animales et végétales ; il fallait prendre d’une manière urgente des mesures de conservation en constituant des refuges inviolables.
Ces vues ne correspondent toutefois plus à la situation actuelle. Aussi constructive qu’ait été l’attitude des « protecteurs de la nature », celle-ci est maintenant dépassée en raison de l’évolution politique et économique d’un monde dont la face a été changée profondément par des troubles de toutes sortes et par des guerres aux séquelles innombrables. Des menaces chaque jour plus lourdes mettent gravement en péril le fragile équilibre dont jouissait la nature au cours des premières décennies de ce siècle. Partout les massacres d’animaux ont pris des proportions inégalées jusqu’à présent. L’augmentation de la population humaine, les progrès de l’industrialisation, de mauvaises pratiques agricoles, une exploitation exagérée et irrationnelle des terres et des mers, obligent les hommes à se tourner sans cesse vers de nouveaux districts demeurés intacts ou peu modifiés.
Il faut maintenant se rendre à l’évidence : la simple mise en réserve de certaines parcelles ne suffira pas à préserver la nature. Le parc national et le « sanctuaire » ne constituent plus que des solutions locales et partielles. En raison de l’unité du monde toute solution doit s’appliquer à l’ensemble de la planète dont l’homme doit envisager l’aménagement en fonction de son intérêt bien conçu.
Par ailleurs on s’aperçoit de plus en plus que les activités humaines portent préjudice à notre propre espèce. L’homme s’intoxique lui-même en empoisonnant, au sens propre du terme, l’air qu’il respire, l’eau des rivières et le sol de ses cultures. Des pratiques agricoles déplorables appauvrissent la terre d’une manière souvent irrémédiable et une surexploitation des mers diminue les ressources que l’on peut espérer en tirer.
On pourrait presque dire d’une manière paradoxale que le problème le plus urgent que pose de nos jours la conservation de la nature est la protection de notre espèce contre elle-même : l’Homo sapiens a besoin d’être protégé contre l’Homo faber. On ne peut plus dissocier l’homme d’un milieu naturel dont on n’exclura aucune espèce animale ou végétale, chacune intervenant pour une part dans un vaste équilibre. Le salut de l’homme est à ce prix. Et la sauvegarde de la nature sera assurée en même temps, contrairement à ce que pensent encore quelques « protecteurs » attardés.
Nous ne devons pas nous trouver dans la position d’un amateur d’art qui, ayant enfermé quelques objets précieux dans des vitrines, abandonnerait à des visiteurs peu soigneux un mobilier de grande valeur sur lequel ceux-ci se vautreraient sans vergogne. Le problème est sans doute de mettre en « réserve intégrale » des parcelles de ces trésors artistiques ; il est surtout de faire un usage rationnel de l’ensemble de l’ameublement sans porter atteinte à sa conservation. La vraie solution à ce problème réside dans un « aménagement » véritable, dans un usage sans abus.
La lutte pour la nature doit maintenant se mener sur tous les fronts. Mais ce n’est pas contre l’homme qu’elle sera préservée ; dans le monde moderne, ce sera pour lui et avec lui.
L’explosion démographique du XXe siècle
Le Seigneur a dit : « Croissez et multipliez… »
Oui, mais il n’a pas dit par combien !
Marcel Franck
Les problèmes de conservation de la nature et d’exploitation rationnelle des ressources naturelles doivent être envisagés en fonction de l’accroissement accéléré des populations humaines, fait contemporain entièrement nouveau, sans équivalent jusqu’à présent dans notre histoire. Si l’on voulait caractériser notre siècle par un phénomène unique, ce ne serait pas par la découverte d’innombrables perfectionnements techniques ni même par la fission nucléaire, mais bien plus par l’explosion démographique aux conséquences incalculables.
Il y a quelque 600 000 ans apparaissait l’« homme moderne » Homo sapiens (Linné 1758). Il a fallu cette longue période pour que notre espèce atteigne des effectifs de 3 milliards ; mais au rythme actuel d’accroissement, il suffit de 35 ans environ pour que cette population soit doublée. Ce fait, attesté par de multiples preuves formelles, donne leurs vraies dimensions à tous nos problèmes. La poussée démographique, tempête qui modifie entièrement l’équilibre des forces et qui menace nos moyens mêmes de subsistance, dépasse tous les autres problèmes qui paraissent de ce fait même mineurs.
Comme l’a souligné un rapport des Nations unies (Études démographiques, no 28, New York, Nations unies, 1958), si le rythme actuel d’accroissement se poursuivait pendant encore 600 ans « le nombre des êtres humains sur terre serait tel que chacun n’aurait plus qu’un mètre carré de surface à sa disposition. Autant dire que c’est là un événement qui n’aura pas lieu. » Quelque chose se passera pour arrêter cette prolifération intempestive ; souhaitons que ce ne soit pas une catastrophe à l’échelle de la planète.
Dès la plus haute Antiquité, des sages et des économistes se sont penchés sur la question de l’accroissement de la population et ses incidences sur la structure et l’équilibre des sociétés humaines. Depuis Confucius, on se demande si un accroissement excessif des populations ne va pas entraîner des conflits en abaissant le niveau de vie des humains. Divers économistes avaient soutenu que l’humanité devait se maintenir à un niveau optimal de peuplement en fonction des moyens de subsistance. Il faut cependant attendre le XVIIIe siècle pour qu’un auteur aborde le problème démographique à l’état pur : c’est en 1798 que Thomas Robert Malthus publia son fameux Essay on the Principle of Population dans lequel il expose que l’homme accroît plus facilement son espèce que la quantité d’aliments disponibles. La courbe démographique, d’après lui, suivrait une progression géométrique, celle des subsistances une progression arithmétique.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles les économistes expriment des opinions très divergentes sur ces questions. Si certains, comme Adam Smith, Jeremie Bentham, James Mill et Jean-Baptiste. Say, partagent dans l’ensemble les idées de Malthus et sont d’avis que l’accroissement de la population doit être limité, les prémarxistes et les marxistes affirment que la surpopulation disparaîtra d’elle-même avec la société capitaliste.
Les problèmes démographiques ont des incidences très diverses, notamment sur les plans sociologiques et économiques, étant directement liés au volume des consommations et des productions. Aussi ont-ils donné lieu à des interprétations variées à l’infini.
Nous nous garderons bien d’entrer ici dans ces controverses, notamment celles qui opposent les « malthusiens » et les « antimalthusiens », l’économiste anglais se trouvant au centre de toutes ces polémiques. Mais il faut reconnaître en toute objectivité qu’en dépit d’erreurs manifestes, provenant notamment du développement du machinisme qu’il n’avait pas prévu, Malthus avait raison au moins sur certains points.
L’accroissement actuel des populations humaines dépasse largement les incidences sociales et économiques autour desquelles discutent philosophes et économistes. Il met en jeu l’existence même de notre espèce placée dans son contexte biologique.
Pour le naturaliste, ce phénomène a les caractères d’une véritable pullulation, comme certains animaux en présentent des exemples. Le problème est évidemment beaucoup plus complexe pour l’homme, chez qui des mobiles irrationnels, des concepts moraux et religieux, et des traditions anciennes modifient entièrement des données devenues de ce fait même extrabiologiques. Les faits demeurent néanmoins essentiellement les mêmes. Et quant aux perspectives futures, il y a lieu de penser que la cadence actuelle d’accroissement de la population, accélérée depuis une centaine d’années à peine, va se poursuivre à l’avenir, sauf dans le cas d’une catastrophe ou sauf si l’homme prend vraiment conscience du péril qui le menace. Êtres humains doués de raison, proportionnant leur expansion aux moyens de subsistance, ou créatures proliférantes, dégradant leur propre habitat, il nous appartient de choisir ce que nous voulons être.
Sans quitter le point de vue du biologiste, nous nous contenterons de rapporter quelques faits montrant l’augmentation de la population, tout d’abord lente, avec des fluctuations non sans analogie avec celles des populations animales, puis la soudaine explosion démographique dont nous sommes actuellement les témoins. Il convient aussi d’évoquer les répercussions de l’accroissement massif des populations humaines sur les moyens de subsistance de chaque individu, et sur le « climat moral » dans lequel nous vivons déjà et vivrons de plus en plus du fait de l’entassement des hommes dans quelques zones surpeuplées, où l’habitat a cessé d’être à notre échelle.
Nous nous bornerons à enregistrer des faits. Ceux-ci sont suffisamment parlants pour nous éviter de prendre parti dans des controverses d’économistes, aussi intéressantes soient-elles sur le plan de l’écologie humaine. Le biologique et le psychologique s’y mêlent pour compliquer des problèmes que les naturalistes ont bien de la peine à étudier et à comprendre dans le cas d’animaux dépourvus de ce qu’il est convenu d’appeler la raison.
Nous ne craignons pas d’affirmer en préliminaire que le problème de la surpopulation est le plus angoissant de tous ceux auxquels nous avons à faire face dans les temps modernes. Et peu d’entre nous en ont conscience, du fait de sa nouveauté et de tout l’obscurantisme qui en masque encore la gravité. L’excédent de population ne risque pas seulement de compromettre le sort de la flore et de la faune sauvages, il menace bien plus la survie de l’humanité tout entière, avec ce qui fait la civilisation et la dignité même de l’homme.
1. L’homme avant les temps modernes
Les hommes modernes, Homo sapiens, sont apparus sur terre il y a 200 000 ans environ. Au cours des premières phases de leur histoire et même jusqu’à l’avènement des temps modernes, leurs populations furent soumises d’une manière frappante aux lois générales de l’écologie. Leur densité était alors intimement liée à la capacité de production, un facteur limitant très efficace. L’accroissement démographique était proportionnel à l’excédent d’espace et de nourriture disponibles. Les progrès techniques ont permis le défrichement de plus en plus rapide et aisé ; ils ont augmenté les rendements pastoraux et agricoles, et, d’une manière parallèle, ont déterminé une augmentation des effectifs humains.
Au cours du Paléolithique, les populations furent bien entendu très faibles et très largement dispersées1. Au cours du Néolithique – soit en 8000 ou 7000 avant J.-C. –, l’économie humaine s’établit sur de nouvelles bases dans le Bassin méditerranéen oriental grâce au développement de l’élevage et de la culture. Un changement de palier quant aux aliments disponibles a permis une augmentation des effectifs. Les progrès de l’agriculture, l’endiguement et l’aménagement de terrasses (probablement aux alentours de 4000 avant J.-C. dans la basse vallée du Nil et en Mésopotamie ; ces techniques ont apparu par ailleurs en Chine, dans la vallée du fleuve Jaune, et en Amérique du Sud et centrale) ont attiré de grandes concentrations humaines en certains lieux privilégiés.
Dans l’ensemble, les populations restèrent cependant faibles au cours de l’Antiquité. L’Empire romain comprenait environ 54 millions d’habitants à la mort d’Auguste en 14 après J.-C., avec une densité moyenne de 16 habitants au km2 (l’Égypte avait alors 179 habitants au km2, l’Italie environ 24). En Chine, sous les Han, soit au début de l’ère chrétienne, il y aurait eu environ 60 millions d’habitants (70 millions selon certains auteurs). L’Inde comptait entre 100 et 140 millions d’habitants à l’époque d’Asoka, au IIe siècle avant J.-C.
Puis la population se multiplia par deux ou trois entre les premières années de l’ère chrétienne et le début des temps modernes, atteignant globalement de 500 à 550 millions au milieu du XVIIe siècle, ce qui implique un accroissement moyen annuel compris entre 0,5 ‰ et 1 ‰. En Europe une étroite corrélation entre l’augmentation de la population établie au nord des Alpes et des Carpathes et les progrès du défrichement est clairement visible, simple cas particulier d’une loi écologique valable pour toutes les populations animales (accroissement des populations avec la surface habitable et la quantité de nourriture disponibles). Loin d’être régulier, cet accroissement décrivit d’énormes fluctuations consécutives aux épidémies, aux guerres et à l’arrêt du défrichement et de l’entretien des cultures qui en furent les séquelles2.
En France, la population estimée à 6,7 millions au moment de la conquête romaine fut portée à 8,5 millions sous les Antonins, mais ne dépassa guère ce niveau jusqu’à Charlemagne. Puis elle augmenta d’une manière régulière, atteignant 20 millions environ au milieu du XIIIe siècle. Pendant la guerre de Cent Ans, elle diminua d’un tiers ou même de moitié, puis elle augmenta à nouveau jusqu’au XVIe siècle pour diminuer ensuite pendant les guerres de Religion. Ultérieurement, l’augmentation lente, mais régulière, porta la population française à environ 18 millions en 1712 ; cette tendance se poursuivit jusqu’à la Révolution.
Des fluctuations semblables s’observent en Grande-Bretagne, comprenant 1 million d’habitants sous la domination romaine, 1,1 million en 1086 et 3,7 millions vers 1348 ; les épidémies de peste retranchèrent environ 40 % des effectifs de la population entre 1348 et 1377. Il en est de même de l’Allemagne (sa population a passé de 2-3 millions du temps de César à 17 millions au début du XVIIe siècle, parallèlement à l’augmentation des surfaces cultivées), et de l’Italie (sa population a passé de 7,1 millions au temps d’Auguste à 11 millions en 1560, restant à ce niveau jusqu’au début du XVIIIe siècle).
Des faits analogues se retrouvent en Asie, avec toutefois des fluctuations d’une plus grande amplitude ; les variations importantes et les soudaines et massives diminutions s’expliquent par les vicissitudes des grandes civilisations qui s’y sont succédé. C’est ainsi qu’à Ceylan, une civilisation agricole très évoluée, qui atteignit son apogée au XIIe siècle, déclina ensuite progressivement ; parallèlement la population passait d’environ 20 millions d’individus à 3 millions au début du XIXe siècle.
2. L’homme depuis l’avènement des temps modernes
L’humanité, aux ressources jusqu’alors principalement agricoles, passa par une phase décisive à l’avènement des temps modernes. Les grandes découvertes avaient singulièrement élargi le champ d’action des hommes de civilisation occidentale en leur faisant connaître la quasi-totalité de la planète. Le Nouveau Monde avait été conquis et progressivement occupé. L’Amérique tropicale fut colonisée par l’Espagne et le Portugal qui y déversèrent des flots d’immigrants. L’Amérique du Nord était susceptible d’être peuplée par les Blancs du fait de sa faible densité de population autochtone et de son climat tempéré.
Par ailleurs les Européens mettaient au point des machines de plus en plus puissantes, qui accroissaient d’une manière prodigieuse l’énergie à la disposition de l’homme. Au XVIIIe siècle commença l’industrialisation de l’Europe occidentale ; elle permit à une population plus abondante de prospérer, en mettant à sa disposition des ressources supplémentaires et en l’affranchissant d’une dépendance strictement biologique. Les échanges commerciaux se multipliaient et les denrées affluaient en Europe.
Simultanément divers mobiles économiques et politiques déterminaient un fort courant d’immigration dirigé avant tout vers les terres vierges de l’hémisphère occidental. On sait qu’une population animale introduite dans un nouveau milieu y prolifère rapidement, un grand nombre de facteurs limitants, notamment la quantité de nourriture disponible, se trouvant supprimés. C’est ce qui se passa en Amérique du Nord, où le taux de natalité fut tout de suite très élevé, entraînant, avec une immigration accélérée, une augmentation rapide des populations humaines.
Dans la zone de civilisation européenne – c’est-à-dire l’Europe, l’Asie russe, l’Amérique et l’Océanie – on assista dès lors à un début de poussée démographique due à un taux élevé d’accroissement naturel en accélération depuis le XVIe jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. En Europe, dès le XVIIIe siècle, l’excédent des naissances sur les décès devint constant en dépit de fluctuations provoquées par divers facteurs économiques et politiques3. Ces circonstances expliquent la lente, mais constante augmentation des populations européennes, avec des taux divers selon les pays, rarement entrecoupée d’importantes diminutions4.
Dans les autres parties du monde où s’est manifestée l’expansion de la race blanche, l’augmentation de la population humaine est souvent beaucoup plus importante encore. En Amérique du Nord, le taux d’accroissement naturel était plus élevé qu’en Europe au début du XIXe siècle ; puis il baissa jusqu’à la Première Guerre mondiale, cet effet étant cependant compensé par une forte immigration. Il est demeuré bas, car, en 1966, on a enregistré un accroissement de 1,15 ‰ seulement. En Amérique du Sud, l’accroissement de la population a été bien plus rapide. Au Brésil, l’augmentation est de 131 % de 1840 à 1890, et de 190 % de 1890 à 1940, correspondant à un taux d’accroissement naturel annuel de 16,9 ‰. Pour l’ensemble de l’Amérique latine, ce taux est en moyenne de 19 ‰ de 1920 à 1950. Au Mexique, il passa de 6 ‰ en 1922, à 17 ‰ en 1932, à 19 ‰ en 1937, à 29 ‰ en 1947, et à 34 ‰ pour 1960-1965. Cet accroissement rapide de la population latino-américaine s’explique parfois par une importante immigration (par exemple au Brésil) ; mais ses vraies causes sont à chercher dans une fécondité élevée et dans une mortalité en nette diminution.
Les peuples non européens manifestent la même tendance démographique, sous l’influence de la colonisation et de l’expansion de la civilisation occidentale (notamment progrès de l’hygiène et lutte contre les maladies endémiques). Les populations asiatiques s’accrurent dans de fortes proportions, surtout depuis le début du siècle dernier. En Chine, la population a triplé entre 1650 et 1850, passant de 113 à 350 millions. Pour l’ensemble du pays, y compris les territoires périphériques en dehors des 18 provinces, elle était de 450 millions en 1933, puis s’abaissa à 400 millions vers 1946 en raison de famines et des guerres, avant de passer à 583 millions en 1953.
L’augmentation est beaucoup plus important encore dans l’Inde où l’accroissement de la population manifeste depuis longtemps une accélération progressive. On estime que la population a passé de 100 millions en 1600 à 255 millions en 1877, soit un accroissement annuel moyen de 3,5 ‰. Puis cette tendance s’accéléra au cours des décennies suivantes, en raison d’un taux de natalité élevé et constant accompagné d’un fléchissement de la mortalité (diminution de la mortalité infantile, régression du choléra et de la peste). Le tableau suivant montre l’augmentation consécutive du taux d’accroissement annuel, qui a fait passer à l’Inde en 1967 le cap des 500 millions d’habitants.
Évaluation des taux moyens annuels de natalité et de mortalité dans l’Inde
Périodes | Naissances pour 1 000 habitants | Décès pour 1 000 habitants | Différence approximative |
1901-1911 | 48 | 42,6 | 5 |
1911-1921 | 49 | 48,6 | 0 |
1921-1931 | 46 | 36,3 | 10 |
1931-1941 | 45 | 31,2 | 14 |
1951-1961 | 41,7 | 22,8 | 19 |
On retrouve une évolution semblable dans d’autres parties de l’Asie tropicale et surtout à Ceylan, un des points du globe où la population augmente maintenant avec le plus de rapidité, du fait notamment des progrès spectaculaires de l’hygiène publique (régression de la malaria entre autres). Le tableau suivant montre l’augmentation du taux annuel d’accroissement naturel dans cette île :
1 Périodes | Taux annuel d’accroissement naturel pour 1 000 habitants |
1871-1880 | 4,6 |
1881-1890 | 5,0 |
1891-1900 | 6,8 |
1901-1910 | 9,3 |
1911-1920 | 7,4 |
1921-1930 | 13,4 |
1931-1940 | 13,4 |
1941-1945 | 17,1 |
1946 | 18,1 |
1947 | 25,1 |
1948 | 27,4 |
1949 | 27,3 |
1967 | 23,3 |
Le Proche-Orient manifeste simultanément une augmentation considérable de sa population ; selon les données des Nations unies, celle-ci aurait passé de 55 millions en 1920 à 75 millions en 1950, l’accroissement moyen annuel étant parfois de l’ordre de 20 ‰ entre 1945 et 1950. Il en est de même de la région méditerranéenne, et notamment en Égypte où la population a doublé entre 1882 et 1937, passant de 7,55 millions à 15,9 millions, soit un accroissement annuel moyen de 12 ‰. En Algérie les 2,5 millions d’habitants de 1856 étaient devenus 7,2 millions en 1936 (en partie à cause de l’immigration européenne, mais surtout à cause de l’augmentation de la population musulmane passée de 2,3 à 6,1 millions) et 12,5 millions en 1967. Entre 1931 et 1936, l’accroissement annuel moyen était de 20 ‰.
L’Afrique présente un cas particulier, car sa population est restée pratiquement stationnaire entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle du fait des guerres tribales, des razzias d’esclaves et d’un grand nombre d’épidémies. Mais le continent noir manifeste maintenant un réveil démographique, sa population ayant déjà doublé depuis 1850. Le taux global de natalité atteint 49 ‰, soit beaucoup plus que partout ailleurs et la politique est dans l’ensemble pronataliste.
La Zambie et la Rhodésie présentent en particulier une natalité record, la population y ayant doublé en une génération. En Tanzanie, la population estimée à 4 145 000 en 1913 a passé de 7 410 269 en 1948 à 8 665 336 en 1957 (soit 17 % d’augmentation en une dizaine d’années) et à 12 231 342 en 1967. En Ouganda, la population a passé de 4 917 555 habitants en 1948 à 6 536 616 en 1959, soit une augmentation de 31 %. Au Kenya, l’accroissement annuel moyen est de 25 ‰, la population doublant de ce fait en 31 ans5. Pour le Rwanda et le Burundi, certains démographes ont avancé un index d’accroissement de 33 ‰, chiffre quelque peu forcé sans doute ; il n’en est pas moins vrai que ces deux pays sont les plus densément peuplés de toute l’Afrique tropicale, avec une densité de 126 habitants au km2 au Rwanda et de 120 en Burundi (contre 7 pour le Congo, 13 pour la Tanzanie et 34 pour l’Ouganda).
Les exemples de ce genre pourraient être multipliés. Ils précisent les grandes lignes de l’expansion numérique de notre espèce à travers la planète. Sans doute doit-on souligner que le phénomène d’accroissement n’a pas été synchrone dans toutes les parties du monde et qu’il montre de ce fait une grande diversité.
Fig. 31. Accroissement de la population mondiale depuis l’apparition de l’homme il y a 600 000 ans. En ordonnées : effectifs en millions.
Il est cependant manifeste que depuis l’avènement des temps modernes, et singulièrement depuis 1850, la population globale du monde s’accroît selon un rythme accéléré ; la variation du taux d’accroissement moyen annuel mentionnée dans le tableau suivant rend compte de cette accélération (voir aussi fig. 31 et 32).
Taux d’accroissement moyen annuel pour mille (Moyenne mondiale)
Cette évolution s’explique avant tout par une réduction de la mortalité consécutive aux progrès de l’hygiène et à l’élévation du standard de vie. Elle a commencé en Europe au moment de la révolution industrielle, puis s’est étendue
Fig. 32. Accroissement de la population mondiale de 1770 à 1970 et prévisions jusqu’en 2070, en fonction du taux d’accroissement actuel (chiffres en milliards d’individus).
Année | Monde | Afrique | Amérique du Nord | Amérique latine | Asie (sauf URSS) | Europe et URSS | Océanie |
Données de Willcox | |||||||
1650 | 470 | 100 | 1 | 7 | 257 | 103 | 2 |
1750 | 694 | 100 | 1 | 10 | 437 | 144 | 2 |
1800 | 919 | 100 | 6 | 23 | 595 | 193 | 2 |
1850 | 1091 | 100 | 26 | 33 | 656 | 274 | 2 |
1900 | 1571 | 141 | 81 | 63 | 857 | 423 | 6 |
Données de Carr-Saunders | |||||||
1650 | 545 | 100 | 1 | 12 | 357 | 103 | 2 |
1750 | 728 | 95 | 1 | 11 | 475 | 144 | 2 |
1800 | 906 | 90 | 6 | 19 | 597 | 192 | 2 |
1850 | 1171 | 95 | 26 | 33 | 741 | 274 | 2 |
1900 | 1608 | 120 | 81 | 63 | 915 | 423 | 6 |
Données de l’ONU7 | |||||||
1920 | 1811 | 141 | 117 | 91 | 966 | 487 | 8,8 |
1930 | 2070 | 164 | 134 | 108 | 1120 | 534 | 10,0 |
1940 | 2295 | 191 | 144 | 130 | 1244 | 575 | 11,1 |
1950 | 2486 | 217 | 166 | 162 | 1255 | 572 | 12,6 |
1960 | 2982 | 270 | 199 | 213 | 1645 | 639 | 15,8 |
1970 | 3632 | 344 | 228 | 283 | 2056 | 705 | 19,4 |
1973 | 3860 | 374 | 236 | 309 | 2204 | 722 | 20,6 |
1950-1960 | 1,8 | 2,2 | 1,8 | 2,5 | 1,9 | 0,8 | 2,4 (URSS : 1,7) |
1960-1969 | 1,9 | 2,4 | 1,4 | 2,9 | 2,0 | 0,9 | 2,1 (URSS : 1,3) |
1970-1973 | 2,1 | 2,8 | 1,3 | 2,9 | 2,3 | 0,7 | 2,2 (URSS : 1,0) |
parallèlement à l’expansion et à la mise en place de structures économiques de type européen à travers le monde. Celles-ci bouleversent de vieilles structures sociales et économiques, souvent désuètes, mais parfois aussi en meilleur équilibre avec le milieu biologique et avec des habitats que l’homme ne peut pas modifier dans l’état actuel des choses.
Des fluctuations d’énorme amplitude se sont manifestées au sein de certaines populations humaines au cours des siècles antérieurs, entraînant même des surpopulations. Mais une sorte d’autorégulation intervenait chaque fois dans des phénomènes qui ne débordaient jamais d’un cadre local.
La situation est aujourd’hui fondamentalement différente. L’homme de civilisation occidentale a pris possession de toute la planète et converti à des degrés divers la quasi-totalité de l’humanité à sa manière de vivre. L’ensemble de l’espèce humaine prolifère. Les chiffres résumés dans le tableau ci-contre permettent de juger de cet accroissement numérique, qui suit, avec certaines corrections, une progression géométrique. Mais on constate aussi qu’il s’accélère en valeur absolue : l’humanité met de moins en moins de temps pour doubler ses effectifs par suite de l’augmentation de la fécondité et de l’abaissement de la mortalité. Ce sont ces phénomènes nouveaux que l’on a pu qualifier d’explosion démographique.
Au cours des dernières années, on a enregistré un très léger fléchissement. Certains pays ont réussi à contrôler la fécondité, notamment la Chine, le Japon, mais aussi Taïwan, Hong Kong, Ceylan et quelques-unes des Antilles. Cela ne signifie malheureusement pas que la fécondité ait commencé à régresser, car dans les pays en voie de développement, elle se maintient dans l’ensemble à un niveau élevé et témoigne même parfois d’une tendance à la hausse. On perçoit néanmoins quelques symptômes d’un renversement de la tendance et l’acheminement vers une période de transition et un taux de natalité plus faible.
3. Augmentation prévisible de la population au cours des prochaines décennies
En se basant sur le taux d’accroissement actuel de la population humaine et sur les tendances manifestées depuis le début de ce siècle, il est possible d’estimer l’importance numérique de l’humanité dans le proche futur. Bien que de telles conjectures comportent des aléas, il est peu probable que les pronostics soient erronés, en tout cas pas par défaut. Les services démographiques des Nations unies se sont livrés à trois reprises à de telles estimations, en 1951, en 1954 et en 1958. Chaque fois les démographes se sont trompés en moins du fait de la rapidité et de l’ampleur de l’évolution des populations. Les estimations faibles sont à l’heure actuelle voisines des estimations fortes de 1954 et très au-dessus de celles de 1951. (Celles-ci ne tenaient pas compte des recensements entrepris récemment en Chine, leurs résultats n’étant connus que depuis.) On a estimé8 qu’en 1980 l’humanité comprendra 3 850 millions d’âmes dans l’hypothèse faible, et 4 280 millions dans l’hypothèse forte. Dans ce dernier cas, les prévisions sont de 652 millions pour l’Amérique du Nord, l’Europe (sauf l’Europe orientale) et l’Océanie ; de 893 millions pour l’Amérique latine, l’Europe orientale, l’URSS et le Japon ; et de 2 735 pour le reste de l’Asie et l’Afrique (fig. 33).
Fig. 33. Les régions du monde selon la densité de population et le taux d’accroissement à l’époque actuelle. 1. Groupe I : densité faible, accroissement modéré ; 2. Groupe II : densité faible, accroissement rapide ; 3. Groupe III : densité forte, accroissement modéré ; 4. Groupe IV : densité forte, accroissement rapide. D’après Nations unies, Annuaire démographique, 1961.
Si la même tendance continue à se manifester, les hommes atteindront certainement des effectifs dépassant largement 7 milliards en l’an 2000, soit le double de la population actuelle. Et cela dans un laps de temps plus court que celui qui nous sépare de la fin de la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire hier pour beaucoup de nos contemporains !
Ces chiffres sont hypothétiques. Mais ils ont été établis à la suite d’une enquête approfondie des taux d’accroissement démographique dans chacun des pays et de la tendance manifestée depuis le début de l’explosion de la population humaine.
Leur ampleur se passe de tout commentaire.
4. Démographie et subsistance
Du fait de l’explosion démographique contemporaine il est permis de manifester quelque appréhension quant au déséquilibre entre le nombre de consommateurs et le volume des ressources alimentaires. Le déficit apparent actuel risque de se creuser au cours des prochaines décennies dans des proportions d’autant plus inquiétantes que l’accroissement des populations sera surtout rapide dans les pays du tiers-monde, qui compteront pour quelque 90 % dans cette augmentation.
La faim est un problème aussi vieux que l’humanité. En Europe, l’histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge est jalonnée de famines jusqu’au siècle dernier9. En Orient, celles-ci sont tragiquement classiques, et la Chine seule en connut 1 828 depuis le début de l’ère chrétienne.
Ces catastrophes eurent parfois un caractère accidentel, en particulier dans notre Occident. L’impossibilité de conserver les denrées alimentaires et la difficulté des transports ne permettaient pas jadis de disposer de « volants » régulateurs. Bonnes et mauvaises récoltes ne pouvaient donc s’équilibrer d’année en année. Les hommes avaient néanmoins l’espoir de subsister jusqu’à l’époque des « vaches grasses » au cours de famines qui avaient un caractère épidémique.
Dans d’autres parties du globe au contraire, la faim fut, et est encore, un fléau endémique. Certains peuples, sous-alimentés d’une manière chronique, se sont résignés depuis des générations à vivre au ralenti du fait même de la mauvaise alimentation, sans pour autant cesser de se multiplier10.
D’une manière à première vue surprenante, ce n’est que dans les derniers temps que la faim a cessé d’être considérée comme une fatalité inéluctable. Les raisons en sont multiples, une des plus évidentes étant que la diététique est une science relativement neuve. Une connaissance exacte des besoins énergétiques de l’homme n’a remplacé un empirisme plein d’erreurs que depuis le début de ce siècle à peine. Et ce n’est que plus récemment encore que l’on a mis sur le compte de la malnutrition une série de désordres pathologiques, physiologiques et même sociaux attribués jusqu’alors à des causes plus immédiates ou au contraire plus mystérieuses.
Les physiologistes nous apprennent que l’homme et les animaux fonctionnent comme des machines auxquelles on doit fournir une quantité donnée d’énergie pour leur permettre de se maintenir en vie (ration d’entretien) et pour effectuer un certain travail. Cette quantité de « combustible » nécessaire à faire fonctionner le « moteur » organique s’évalue en calories fournies par les aliments. La ration calorifique journalière nécessaire à l’homme adulte, variable en fonction d’éléments divers (milieu ambiant, travail physique effectué), se trouve d’une manière générale comprise entre 2 300 et 3 800 calories, parfois plus.
Le bilan alimentaire d’un individu ne se mesure toutefois pas seulement en calories. La machine humaine a besoin d’énergie, mais aussi de substances déterminées, destinées à former ou à entretenir des tissus en perpétuel remaniement. Comme l’organisme ne les synthétise pas et qu’ils ne peuvent se substituer les uns aux autres, il est donc nécessaire de fournir à chaque humain une ration équilibrée où se retrouve en quantités minimales chacune des substances indispensables à couvrir les exigences spécifiques. Certaines ne sont nécessaires qu’à très faibles doses (minéraux, oligo-éléments, vitamines, quelques acides aminés) ; leur absence inhibe néanmoins complètement le fonctionnement physiologique normal à plus ou moins brève échéance et entraîne des troubles graves.
Il existe donc en fait deux sortes de faims, l’une énergétique relative à une insuffisance calorifique (faim globale), l’autre spécifique qualifiée de carence alimentaire ou de malnutrition. Ces deux aspects se confondent en pratique dans le cas des famines aiguës ou chroniques dont souffre l’humanité, avec cependant des effets distincts.
Les faims spécifiques sont à certains points de vue les plus meurtrières. Les maladies de carence, qui se combinent souvent entre elles, sont très nombreuses11 ; de plus, entraînant une moindre résistance de l’organisme, elles favorisent les maladies « classiques » (tuberculose, typhus, trachomes, parasitoses).
La faim endémique entraîne donc un lamentable cortège de maux physiologiques et pathologiques. Elle marque aussi les hommes dans leur âme, les « déshumanise » plus que tout autre facteur du milieu. La paresse, l’apathie, le fatalisme qui rongent certaines sociétés humaines sont les conséquences de la malnutrition dont ceux-ci souffrent depuis longtemps déjà sinon depuis toujours.
À l’heure actuelle, la sous-alimentation chronique et les carences nutritionnelles constituent d’ores et déjà des problèmes aigus. De multiples enquêtes ont été entreprises à travers le monde pour chiffrer l’importance du déficit alimentaire et pour estimer la proportion d’humains qui en sont les victimes. Les résultats les plus disparates ont été publiés. La FAO et son directeur n’ont pas craint d’avancer dès 1950 sur la foi de statistiques basées sur les productions agricoles, le nombre d’habitants et le régime alimentaire courant dans chacun des pays du globe, que les deux tiers de l’humanité souffraient de faim (J. B. Orr, Scientific American, 183, 11, 1950 ; voir aussi FAO, Second World Food Survey, 1952). Ces affirmations se sont depuis révélées sans fondement réel, les conclusions reposant sur des erreurs manifestes, certaines grossières, faites lors des enquêtes et lors de l’interprétation statistique des résultats. D’après des données plus récentes, les experts ont ramené ce chiffre à environ 10-15 % (voir Colin Clark, 1963), ce qui a d’ailleurs été admis par la FAO (Third World Food Survey). Ces dernières évaluations nous paraissent cependant trop optimistes.
Ces divergences d’opinions ont des raisons très diverses. Il faut avant tout se garder de prendre comme termes de comparaison les régimes alimentaires des Européens et des Nord-Américains, car ceux-ci sont manifestement trop riches, autre forme de malnutrition. De plus il est très difficile d’établir avec exactitude un bilan alimentaire pour tous les humains à travers le monde, d’obtenir des chiffres globaux significatifs et d’analyser ensuite ceux-ci avec rigueur par le calcul statistique. La moindre erreur d’interprétation aboutit à des non-sens dont la fausseté n’est pas toujours apparente. Et certains informateurs n’ont de loin pas fait preuve d’impartialité dans leurs conclusions, les déformant en fonction de ce qu’ils voulaient prouver. Une certaine passion s’est mêlée à ces questions que les biologistes et les médecins étudient avec beaucoup de mal d’une manière objective.
Il n’en reste pas moins vrai qu’une fraction notable de l’humanité souffre plus ou moins de diverses formes de faim chronique. La situation est particulièrement grave en Extrême-Orient. L’Inde se trouve dans une situation alimentaire tragique en raison de sa forte poussée démographique et d’une production agricole déficitaire12. L’Égypte a des problèmes très sérieux à résoudre. Certaines populations d’Afrique tropicale souffrent de carences spécifiques (notamment en protéines animales). En Amérique, les habitants du nord-est du Brésil – épuisé par de mauvaises pratiques culturales – n’ont qu’une ration calorifique journalière insuffisante et souffrent de graves déséquilibres alimentaires.
Pourtant cette situation déplorable n’est pas actuellement la conséquence directe d’une population humaine excédentaire, si l’on envisage l’ensemble de la planète, mais bien plus de profonds déséquilibres sociaux, économiques et politiques entre les différents pays et à l’intérieur même de ceux-ci. L’organisation des échanges internationaux, les cours des matières premières et des produits agricoles bruts, les inégalités criantes de revenus et de ressources entre les peuples et les classes sociales, les économies de traite sont responsables de la mauvaise répartition des produits alimentaires et de la faim endémique d’une partie importante du globe. L’organisation politique et sociale, engendrant des ruptures d’équilibre économique, se trouve à la source de ce mal parmi les plus préoccupants dont l’humanité est affligée.
Les remèdes sont incontestablement d’ordre économique et consistent en une redistribution globale des denrées de première nécessité.
Mais si l’on admet volontiers que la production du globe est dans le présent capable de procurer à l’humanité les moyens de subsistance dont celle-ci a besoin, on peut se demander s’il en sera ainsi quand les effectifs actuels se seront accrus13. Sans donner aucun chiffre et en nous gardant de rappeler l’exemple classique de Malthus, il faut constater que l’augmentation massive et accélérée des humains finit par rendre le problème de leur subsistance absurde ; les ressources alimentaires ne pourront jamais suivre cette progression et tôt ou tard se produira un « décrochement » entre l’importance numérique des consommateurs et le volume des denrées consommables.
Nous sommes parfaitement conscients du fait que les rendements agricoles ont été considérablement augmentés depuis les premières ères de l’humanité. Le chasseur paléolithique avait besoin de 10 km2 pour se nourrir ; le pasteur néolithique, 10 ha ; le paysan médiéval, 2/3 d’hectare de terre arable ; le cultivateur japonais peut se sustenter maintenant avec un 1/16 d’hectare14.
Les rendements des terres seront encore améliorés dans le futur en fonction des progrès techniques15 et peut-être aussi de la mise au point de nouveaux régimes alimentaires dont nous ne parlerons pas pour ne pas être accusés de faire de la « science-fiction » (algues, plancton, cultures sur milieux synthétiques ne sont que les mieux connus de ces succédanés de demain).
Nous admettons volontiers qu’un accroissement raisonnable de la population humaine est encore possible si l’homme sait exploiter rationnellement notre planète et la mettre en valeur sans en ruiner les sols. Mais il faut tenir compte du fait que les difficultés de répartition des denrées et les inégalités de ressources entre les différentes fractions de populations ne disparaîtront pas facilement, sans doute même jamais. Comme le fait remarquer Dasmann (1959), s’il n’y a qu’un monde à beaucoup de points de vue, notamment à celui du biologiste, il y en a plusieurs sur le plan économique. Bien que nos efforts doivent tendre à faire cesser cette situation, il est probable que ces divers « mondes » économiques subsisteront encore longtemps. Aussi est-il sage que chacune des fractions de l’humanité proportionne son expansion démographique à ses ressources propres, en attendant qu’une meilleure distribution puisse être assurée et que l’économie du monde devienne plus homogène.
De toute manière il convient d’être réaliste. La situation difficile dans laquelle se trouve l’ensemble de l’humanité actuelle quant à son alimentation résulte de facteurs complexes, parmi lesquels les facteurs biologiques ne jouent qu’un rôle partiel. En dépit de tous nos efforts, elle se présentera de la même manière pendant longtemps encore. Et une solution d’ensemble ne sera pas facilitée par la présence d’effectifs humains plus nombreux.
Quand on a présent à l’esprit l’accroissement démographique selon une progression géométrique, on ne peut que nourrir de sombres inquiétudes pour le futur de l’humanité. De plus, il ne faut pas prendre les rations minimales comme base d’évaluations, car en définitive l’homme a le droit d’espérer retirer une certaine satisfaction de son alimentation. Cela aussi fait partie de sa civilisation qui ne consiste pas en une survie au seuil le plus bas. Une économie de subsistance pour toute l’humanité serait incontestablement une régression vers l’animalité.
Pour ces multiples raisons, la faim du monde risque de s’accroître, le déficit alimentaire de se creuser en dépit des efforts et de la bonne volonté actuels. Fait d’autant plus grave que ce fléau est un facteur de fécondité par suite d’un mécanisme biologique et sociologique complexe. La multiplication inconsidérée de la race humaine rejettera donc en fait, sous le strict angle du déséquilibre alimentaire, l’humanité à un niveau de plus en plus bas et aura les répercussions les plus profondes quant au bien-être de tous.
5. Conséquences médicales et sociales de la prolifération humaine
Certains économistes n’ont pas craint d’affirmer que la terre était biologiquement capable de nourrir une humanité beaucoup plus nombreuse. Colin Clark (1963) avance le chiffre de 45 milliards d’individus. Bien que nous soyons très sceptiques quant à de telles possibilités, admettons que les populations humaines puissent encore se multiplier sans pour autant dépasser la capacité limite globale de la planète sur le plan alimentaire. Mais il faut alors partager l’opinion de Paul Sears : même si chaque homme est assuré d’une ration suffisante, il est néanmoins « plus agréable de ne pas être obligé de manger debout » !
Cette simple boutade évoque en réalité un autre aspect fondamental, non plus écologique, mais éthologique, de l’influence de la surpopulation sur notre vie quotidienne, au moins aussi important que le facteur nutritionnel. L’excès de population peut avoir de profondes répercussions sur le comportement humain.
On sait que, chez les animaux, les facteurs limitant leur importance numérique sont aussi bien d’ordre psychologique qu’écologique. Souvent une population de Vertébrés se trouve limitée dans sa multiplication par des interactions sociales, bien avant que les effets d’une pénurie alimentaire véritable ne se fassent sentir. L’espèce humaine n’échappe pas à cette règle, en dépit du grégarisme dont elle fait preuve depuis ses lointaines origines.
Cet aspect « bio-social » sera évoqué brièvement ici, sans que nous entrions dans le détail de considérations sociologiques, pourtant fort intéressantes à suivre quant à l’évolution de l’habitat humain en fonction de la transformation de la face de la terre.
Un calcul simple permet de constater, rappelons-le, que si la population humaine continuait à s’accroître au rythme actuel, il y aurait environ un homme au mètre carré de terre émergée (Antarctique mis à part) d’ici 600 ans environ. Comme l’a fait remarquer François Bourlière, auquel nous empruntons certaines données de ce paragraphe, même si ces hommes arrivaient à se nourrir (à l’aide d’aliments synthétiques bien entendu !), il leur faudrait établir un roulement pour se coucher, et absorber des doses considérables de tranquillisants pour combattre les névroses consécutives à leur entassement.
Ce stade ne sera bien entendu jamais atteint. De graves problèmes apparus bien plus précocement auront été résolus d’une manière violente, ce qui diminuera du coup les effectifs de notre espèce.
L’augmentation massive de la population humaine, jointe à l’industrialisation et à l’évolution économique du monde moderne, a cependant déjà conduit à une urbanisation de plus en plus poussée. Les cités tentaculaires s’étendent au point de devenir monstrueuses16. Toutes les grandes villes d’Europe occidentale prennent une ampleur telle que de nombreux problèmes pratiques revêtent chaque jour une urgence plus grande (celui du transport n’en est qu’un des plus immédiats). On prévoit que d’ici peu d’années les agglomérations établies d’Amsterdam à la frontière belge ne formeront plus qu’une seule ville. Aux États-Unis, les grandes cités de l’Est se réuniront elles aussi pour former une gigantesque fourmilière, comme des signes avant-coureurs le laissent dès maintenant prévoir.
La densité de population atteint déjà des chiffres énormes dans quelques districts, même si la moyenne pour l’ensemble d’une même ville est nettement plus basse. Certains quartiers comptent 38 600 habitants au km2 à Chicago ; 69 500 à Londres ; 92 700 à Tokyo et 302 600 à Hong Kong dont l’encombrement est à nul autre pareil. Il s’agit donc de véritables termitières humaines qui préfigurent ce que seront les « mégalopolis » de demain.
On remarquera d’ailleurs que l’extension des villes se fait souvent au détriment d’excellentes terres agricoles. Les agglomérations établies primitivement au cœur de régions riches ou sur des voies de communication ont tendance naturelle à s’étaler sur les plaines où les problèmes de construction et d’aménagement sont moins ardus à résoudre17.
Une autre conséquence de ce développement monstrueux des villes a été de leur faire perdre leur âme ; aucune de ces grandes agglomérations ne peut, et ne pourra jamais plus dans sa forme présente constituer une communauté humaine, ou même un agrégat de communautés. Comme l’a affirmé Le Corbusier18, « une rupture brutale, unique dans les annales de l’histoire, vient de détacher en trois quarts de siècle toute la vie sociale de l’Occident de son cadre relativement traditionnel et remarquablement accordé à la géographie ». La cité comme le village sont déséquilibrés et ont perdu leurs qualités d’organismes urbains cohérents. La vie des citadins a donc cessé de devenir une vie communautaire, ce qu’elle fut pendant des siècles, pour devenir une vie en commun, puis une existence concentrationnaire. Cette évolution a les plus graves répercussions sociales.
Le gigantisme des villes a de plus déterminé la nature même de l’habitat humain. Les hommes ont dorénavant à choisir entre un encasernement dans des « boîtes à loger » ou l’hébergement dans de petites maisons individuelles implantées de plus en plus loin de leur lieu de travail, ce qui implique chaque jour des pertes de temps considérables, sans compter la fatigue physique et nerveuse. Le coût de l’habitat (construction, voirie, canalisations, transports, gestion urbaine) augmente bien plus vite que le nombre d’habitants au-delà d’un certain seuil. L’énergie et les capitaux ainsi dilapidés en pure perte dépassent toute évaluation.
L’atmosphère physique des villes est tout aussi mauvaise. Les pollutions atmosphériques, le bruit de la rue, de l’atelier et des habitations19, la vie en commun et ses servitudes ménagères, ont déterminé des conditions écologiques malsaines pour notre espèce, qui avait vécu jusqu’en des temps récents dans un environnement satisfaisant mieux à ses besoins réels et fondamentaux.
Cette vie nouvelle, à laquelle notre espèce n’est pas encore adaptée en dépit de sa souplesse écologique, a eu les plus profondes répercussions sur l’existence des citadins de notre époque. C’est maintenant un lieu commun de dire que « la vie est devenue intolérable ». Les études partielles déjà réalisées par les médecins, les psychologues et les sociologues donnent partiellement raison à l’« homme de la rue » et justifient ses plaintes. Certes l’état de santé est plus satisfaisant dans les villes que dans les campagnes, du fait de facteurs socio-économiques étrangers au débat. À conditions égales, l’équilibre physique et mental du citadin est meilleur que celui du paysan comme le montre la comparaison des courbes de vieillissement. Mais les modalités du travail influent sur l’usure des hommes, et dans l’ensemble les travaux pénibles du fait d’épreuves physiques extrêmes ou des tensions nerveuses qu’ils exigent sont notoirement liés à l’industrialisation et à l’urbanisation.
Ces maux préfigurent ceux qui affligeront les hommes des prochains temps, quand l’humanité se sera encore accrue en proportion géométrique et qu’elle devra nécessairement s’entasser sur des surfaces réduites. La ville sera devenue plus monstrueuse encore. Les divers problèmes de la vie quotidienne se seront compliqués pour chacun de leurs habitants. Il leur faudra alors de toute urgence trouver des activités capables de suppléer aux carences de leur rythme de vie urbain. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il est important de conserver des portions du globe dans leur état naturel. Celles-ci seront seules capables de servir de « terrains de récréation » aux citadins et de leur permettre de se « replonger dans la nature ». La tendance actuelle, qui reflète ce besoin instinctif de l’homme sorti de son milieu, ne fera que s’accentuer, rendant l’évasion aussi nécessaire que la nourriture.
Même si l’homme arrive à se sustenter après une nouvelle prolifération intempestive, les problèmes psychologiques posés par son grouillement à la surface du globe demeureront entiers. Ils sont angoissants dans le contexte de l’explosion démographique actuelle.
Telles sont donc, très brièvement évoquées, les principales caractéristiques et les conséquences de l’explosion démographique contemporaine. Le XXe siècle constitue de ce fait une période unique, véritable révolution bien plus profonde que les autres volontiers qualifiées de « grandes ». L’accroissement de notre espèce va encore continuer sur le même rythme pendant quelques décennies. Il ne pourra cependant se poursuivre, car cette évolution mènerait inévitablement à une catastrophe. Ce qui n’est encore qu’un pronostic pour quelques sociologues est une fatalité inéluctable pour le biologiste. « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars », a déjà dit Bergson. Cet axiome ne saurait être mis en doute pour quiconque s’est penché sur la dynamique des populations et la fin tragique de toutes les pullulations animales. Les guerres à mobiles biologiques pourraient en être une des formes appliquées à notre espèce.
D’ores et déjà on peut prédire que des changements considérables devront intervenir dans les sociétés humaines. Le nombre croissant des invités au « banquet de la vie » va bouleverser nos structures et nos concepts classiques et remettre en question tous nos gains sociaux. Le bien-être matériel de l’humanité, si chèrement acquis, mais aussi sa dignité et sa culture sont compromis dans leurs fondements, même si, comme l’a prédit le père Teilhard de Chardin, la compression démographique nous force à un effort concerté vers la spiritualisation et l’ultrahumanisation.
Il ne nous appartient pas ici de discuter ce problème sous ses angles philosophiques, sociologiques et économiques. Son aspect biologique suffit à nous emplir de crainte, au moment où les richesses naturelles sont sérieusement entamées.
Il faut que l’homme prenne conscience de la gravité de sa propre pullulation, fait capital qui domine tout notre avenir en même temps qu’il compromet à tout jamais un heureux équilibre dans la nature. Faire la politique de l’autruche serait un crime de la part de nos gouvernants. Ne pas être averti serait de la part de chacun d’entre nous une preuve de faiblesse mentale. La simplicité tragique du fait démographique le met à la portée de l’intellect du plus borné des Homo sapiens.
Par le fer et par le feu : la destruction des terres par l’homme
Notre terre est demeurée, par rapport à celle d’alors, comme le squelette d’un corps décharné par la maladie. Les parties grasses et molles ont coulé tout autour, et il ne reste plus que la carcasse nue de la région.
Platon
1. Érosion naturelle et érosion accélérée
Le capital naturel le plus précieux est sans aucun doute constitué par le sol. La survie et la prospérité de l’ensemble des communautés biotiques terrestres, naturelles ou artificielles, dépendent en définitive de la mince strate qui forme la couche la plus superficielle des terres. Comme aux premiers temps de l’humanité, et en dépit des progrès réalisés par les industries de synthèse à base de produits minéraux, l’homme en tire encore la quasi-totalité de sa substance20 et la plupart des matières premières servant à la fabrication de ses vêtements et même de ses objets usuels.
Loin d’être stable et inerte, le sol constitue bien au contraire un milieu complexe en perpétuel changement, soumis à des lois propres qui régissent sa formation, son évolution et sa destruction. Il se forme au point de contact de l’atmosphère, de la lithosphère et de la biosphère ; il participe intimement à ces mondes si divers, car il a des rapports constitutifs avec le monde minéral comme avec les êtres organisés. Comme ces derniers, les sols possèdent un véritable métabolisme. La décomposition des roches mères sous l’action d’agents physiques variés (facteurs thermiques, vents, précipitations atmosphériques) et leur transformation par les êtres vivants constituent des processus anaboliques qui donnent naissance aux terres ; en revanche celles-ci peuvent être détruites par les mêmes agents dynamiques : l’ensemble de ces phénomènes, que l’on groupe sous le nom d’érosion, constitue un véritable catabolisme des couches les plus superficielles de notre globe.
Bien que comportant toujours les mêmes modalités, l’érosion présente cependant des intensités différentes, car l’homme peut la modifier dans une proportion considérable. Il existe une érosion naturelle, que nul ne peut bien entendu empêcher. Sa vitesse est lente. La disparition d’une partie des matériaux constituant le sol est compensée au fur et à mesure par la décomposition de la roche mère et l’apport d’éléments allochtones charriés par les forces physiques. Les terres se trouvent ainsi normalement en équilibre, du moins dans les conditions moyennes régnant actuellement à la surface du globe.
En revanche, à côté de ce phénomène géologique normal, qui fait partie de l’évolution même de la Terre, existe une érosion accélérée, phénomène créé, consécutif à une mauvaise gestion du sol dont l’homme est l’unique responsable et au cours duquel les pertes ne sont plus compensées par les transformations sur place du substratum géologique ou les apports alluvionnaires. Cette forme brutale de l’évolution des sols est la conséquence directe de la modification profonde, voire de la destruction totale, des habitats originels qui ne sont plus protégés par une couverture végétale suffisante.
L’érosion naturelle est à l’origine de la fertilité de la terre. La modification des roches mères engendre les sols « vivants ». Les matériaux mobilisés par les vents et les pluies enrichissent les lieux où ils s’accumulent en couches de limons très fertiles. Un exemple classique est celui des boues charriées par le Nil au moment des crues qui ont fait la prospérité de l’Égypte : l’unique sol cultivable de ce pays, concentré dans le delta et sur une étroite bande riveraine, a été amené par le fleuve des hauts plateaux éthiopiens. Est-il besoin de rappeler, comme l’a dit le géographe grec Hécatée de Milet, au VIe siècle avant J.-C., que l’Égypte est un don du Nil ? Tous les milieux naturels du globe tirent leur prospérité de ces processus érosifs à l’origine de toute vie.
Il n’en est pas de même de l’érosion accélérée qui constitue jusqu’à aujourd’hui l’impact le plus sérieux et le plus lourd de conséquences de l’homme dans son environnement. Après les premiers stades de la modification par l’homme des biotopes climatiques évoquée précédemment, l’humanité s’accroissant sans cesse a accentué sa pression sur les terres émergées, en transformant progressivement les habitats naturels. Certaines portions du globe ont une incontestable vocation agricole ; une sage gestion peut en maintenir la fertilité à un niveau très élevé, voire y augmenter la productivité naturelle (fertilité acquise). Mais de mauvaises pratiques culturales ont provoqué la ruine, parfois irrémédiable, d’une partie importante du globe. L’homme a alors défriché de nouveaux territoires, poussé par une « faim de terre » en rapport avec l’augmentation de ses populations et la destruction des zones précédemment converties en terres de culture, mais devenues stériles ; l’appât du gain et une sorte de besoin instinctif de modeler la surface de la terre selon sa volonté ont été également de puissants déterminants. Il a ainsi empiété sur des terres marginales, sans vocation agricole, et dont la productivité et l’équilibre peuvent être assurés seulement par le maintien des biocénoses naturelles, du moins dans l’état actuel de nos connaissances. La destruction de certains habitats originels a abouti à des désastres, manifestes aux yeux du « protecteur de la nature » comme à celui de l’économiste.
Les terres profondément érodées par suite de l’action de l’homme occupent des superficies à proprement parler stupéfiantes. En 1939, Bennett21 estimait qu’au cours des quelque 150 ans de l’histoire des États-Unis, pas moins de 114 millions d’hectares de terres cultivables ont été ruinés ou sérieusement appauvris ; sur une surface de 313 millions d’hectares supplémentaires, l’érosion accélérée a enlevé une partie importante des horizons superficiels constituant la terre arable. La dégradation s’étendait alors chaque jour sur environ 600 ha (dont 120 ha de terres cultivées), soit 220 000 ha par an. Chaque année, l’érosion enlevait 2,7 milliards de tonnes de matériaux des champs et des pâturages des États-Unis, 650 millions de tonnes par le seul Mississippi. Même si l’on défalque ce qu’aurait emporté l’érosion naturelle, ces chiffres impressionnants mesurent l’appauvrissement d’un pays encore presque intact il y a un siècle et demi ; les dégâts de cette érosion se montaient à 400 millions de dollars (de 1939), sans compter les préjudices secondaires (régime des eaux, navigation, inondations, etc.).
De telles considérations pourraient être répétées à propos de toutes les parties du monde, surtout de la région méditerranéenne, si anciennement malmenée22, et même de l’Europe occidentale et moyenne où pourtant des pratiques culturales séculaires et hautement conservatrices devraient avoir limité les dégâts. Ainsi en France (fig. 34), 5 millions d’hectares, dont 2,8 millions se trouvent au sud d’une ligne reliant Andorre à Modane, montrent des signes d’érosion (500 000 ha sont affectés par l’érosion éolienne, le reste par les effets des précipitations), non seulement par appauvrissement en matière organique, mais aussi par transport de la couche arable (enquête du ministère de l’Agriculture ; voir Hénin et Gobillot, C. R. Acad. Sci., Paris, 1950).
L’érosion accélérée est encore beaucoup plus perceptible dans les régions intertropicales, où contrairement à l’opinion généralement répandue, les sols sont beaucoup moins fertiles et infiniment plus fragiles que dans les régions tempérées.
Fig. 34. Carte de la fréquence d’érosion hydrique en France. L’intensité du phénomène (que traduit la densité des plages ombrées) est proportionnelle aux variations de l’indice porté sur la carte. Cet indice a comme formule : où p = hauteur d’eau tombée pendant le mois le plus arrosé de l’année ; P = pluviosité annuelle ; et n
(1 – 0,1) avec n = nombre de jours de pluies dans l’année. La comparaison des fréquences d’érosion et des caractéristiques climatiques (régime des pluies), compte tenu du relief, montre une étroite corrélation. D’après Hénin et Gobillot, Chambres d’agriculture, 24e année, suppl. au no 26, 1953.
À Madagascar notamment, les déboisements et les feux de brousse, dont la pratique est vieille de 5 à 20 siècles sur les plateaux, ont gravement compromis la fertilité de l’île en même temps que sa flore et sa faune sauvages : Humbert (1959) estime que sur une superficie totale de 58 millions d’hectares, seuls 5 millions sont encore couverts de végétation à allure primaire, alors que les huit dizièmes de la Grande Île sont soumis aux effets d’une érosion très active.
Le mal est donc général et a pris des proportions catastrophiques en raison des moyens techniques mis en œuvre par l’homme moderne.
Ce problème capital pour l’avenir de l’humanité et pour la survie des habitats naturels ne peut être traité ici à fond, car il concerne une science particulière, la pédologie. Nous ne ferons qu’un rapide tableau de la dégradation des terres et de ses modalités, sur lesquelles ont été publiés des ouvrages devenus classiques (voir notamment Bennett, 1939 ; Harroy, 1944 ; Furon, 1947). Une littérature volumineuse leur est consacrée chaque année.
Nous étudierons brièvement les modes d’action de l’érosion accélérée et ses symptômes ; puis nous passerons en revue les moyens par lesquels l’homme la déclenche en évoquant ensuite les remèdes à apporter à ces maux. Toute aggravation signifierait sans doute la fin de l’humanité, ou du moins celle de la civilisation contemporaine.
2. Modalités de l’érosion accélérée
Sans entrer dans le détail des différents types d’érosion23, rappelons que ce phénomène est parfois d’origine éolienne, les vents provoquant la saltation des particules de diamètre compris entre 0,1 et 0,5 mm et la mise en suspension des éléments de diamètre inférieur à 0,1 mm. Les particules enlevées sont toujours relativement fines, le vent effectuant un tri sur place et abandonnant rapidement les parties les plus grossières pour d’évidentes raisons mécaniques. Les poussières les plus ténues peuvent être emportées à grande altitude, parfois au-delà de 3 000 m, et transportées ainsi à des distances considérables avant de retomber sur le sol, parfois sous forme de pluies de boue.
Le plus puissant agent de destruction des sols est néanmoins constitué par les pluies violentes qui provoquent la rupture des agrégats et la dispersion des ciments. L’érosion pluviale revêt plusieurs formes.
L’érosion en nappe, ou en couche (sheet erosion), décape uniformément, principalement sur les pentes douces et régulières, la couche superficielle riche en humus, sans modifier l’aspect général ou le relief au cours des premiers stades. En général peu visible à ses débuts, donc particulièrement dangereuse, elle ne se traduit que par d’imperceptibles changements dans la couleur des sols et par l’apparition des cailloux laissés sur place, alors que les matériaux plus ténus dans lesquels ceux-ci se trouvaient inclus ont disparu24. L’élément liant du sol et les particules fines sont enlevés, ce qui entraîne bien entendu un appauvrissement rapide des terres en éléments nutritifs et une baisse du pouvoir de rétention de l’eau, avec toutes les conséquences prévisibles sur la végétation dont la disparition progressive aggrave les effets de la dégradation. Cette forme d’érosion, parfois lente et insidieuse, a revêtu dans certains cas une ampleur considérable : aux États-Unis (Connecticut), en une semaine, des pluies ont enlevé 20 mm de sol dans un champ de tabac (perte de sol de 300 t par hectare) ; au Kenya, une tornade de quelques heures a « raboté » une couche uniforme de 25 mm (Hailey, in Harroy, 1944).
Mais souvent les eaux de pluie agissent moins régulièrement en raison des effets du ruissellement, surtout manifestes au niveau de terrains accidentés. L’eau qui ne pénètre pas dans le sol se répartit en filets qui s’écoulent suivant les lignes de plus grande pente et déterminent un réseau de petites rainures parallèles par où se déversent de minuscules torrents formant en aval des cônes de déjection à leur échelle. Le flot rapide et impétueux se charge de particules de plus en plus grosses. On réserve à ce phénomène le nom d’érosion en rigoles (rill erosion).
Bientôt, l’évolution s’accentue à cause des progrès du creusement. On aboutit à la formation de ravins profonds, voire de petites vallées, par où s’engouffrent à chaque pluie des torrents aux effets spectaculaires. Le ravinement, ou érosion ravinante (gully erosion), est sans aucun doute la forme la plus spectaculaire et la plus rapide de ce phénomène, surtout dans les régions soumises à des pluies intermittentes et violentes, en particulier sous le climat méditerranéen ou tropical. Un simple repli de terrain peut en quelques années devenir un ravin de plusieurs dizaines de mètres vers lequel convergent les eaux collectées dans un bassin de vaste superficie. Non seulement le sol est enlevé, mais la roche mère sous-jacente se trouve elle-même profondément entamée.
Enfin l’érosion peut également se manifester par des mouvements de masse, le sol se déplaçant par paquets entiers et non plus grain par grain. Ceux-ci ont pour cause la mise en déséquilibre du sol, consécutive à un affouillement ou à la saturation des terres, soit en surface, soit en profondeur au-dessus d’un horizon imperméable (dans ce dernier cas une masse de terrain glisse comme sur une surface lubrifiée). Ils se présentent sous divers aspects : coulée de boue, glissement de terrain, reptation, érosion souterraine, éboulement. Parfois lents, ils prennent aussi parfois une allure très rapide.
Les différents types d’érosion se combinent le plus souvent entre eux. Les mouvements de masse n’excluent nullement par exemple une érosion en ravins des masses déplacées ; une érosion en ravins n’exclut pas une érosion en nappes entre les ravins, etc.
Il convient aussi de mentionner une forme particulièrement pernicieuse d’évolution du sol entraînant sa mort. Elle est propre aux régions chaudes et humides : c’est le phénomène de cuirassement qui intervient lors des processus de ferrugination ou de ferrallitisation (anciennement appelée latéritisation) ; leur importance est capitale dans les zones tropicales où les sols sujets à ces évolutions occupent des surfaces considérables.
Par suite d’hydrolyse violente de certains composés minéraux25, la libération de grandes quantités de fer et d’alumine, qui s’accumulent dans certains horizons du sol, puis leur oxydation et leur cimentation selon divers processus (dont l’homme est le plus souvent responsable, en raison de la déforestation, de la destruction du couvert végétal et de mauvaises pratiques culturales) aboutissent à la formation de cuirasses, véritables roches inertes vouées à une stabilité de très longue durée. Celles-ci sont parfaitement stériles et ne peuvent plus évoluer à l’échelle humaine (seul le temps géologique peut amener leur démantèlement et une nouvelle vie pour le sol cuirassé). Elles constituent sans aucun doute, avec les ravinements profonds, conséquence ultime du ruissellement, l’aspect le plus tragique de la mort véritable des terres sous l’influence directe de l’homme.
Quelle que soit sa forme, la morphogénèse anthropique affecte gravement la fertilité par perte de substances et par transformation de la structure physique, chimique et biologique des sols26. Les effets se remarquent d’ailleurs non seulement dans les zones de départ des matériaux, mais aussi bien plus loin en aval dans les bassins hydrographiques.
Les matériaux arrachés par les eaux vont s’accumuler en quantités excessives dans les basses vallées (colluvionnement des fonds de vallée) ou dans les biefs à courant lent ou nul (lacs, réservoirs) qu’ils colmatent rapidement (siltage) ; cet « encrassement » a des conséquences profondes sur l’équilibre physique et biologique des milieux aquatiques. Enfin l’érosion accélérée modifie le régime des eaux (diminution de l’infiltration, baisse des nappes phréatiques, instauration d’un régime torrentiel avec crues brutales des cours d’eau), ce qui accentue les processus de dégradation des terres, variables à l’infini en fonction de facteurs très divers, notamment le relief, la nature des sols, le régime climatique et l’état de la couverture végétale.
Les habitats naturels offrent une résistance notablement plus grande à l’érosion que les habitats transformés par l’homme, surtout si ceux-ci ne comportent qu’un tapis végétal clairsemé ou temporaire. La forêt, avec sous-bois, constitue à ce point de vue le plus efficace défenseur des sols, en raison de la complexité du couvert végétal, allant des grands arbres au système radiculaire puissant, enserrant la terre dans un réseau solidement charpenté, jusqu’aux plantes herbacées aux racines formant un fin lacis. Elle retient de ce fait l’eau de pluie, empêchant son ruissellement, et la restitue très progressivement ; certains n’ont pas craint de comparer une forêt à un lac de barrage. Comme le fait remarquer Furon (1947) 1 m2 de Mousses, pesant 1 kg à l’état normal, retient 5 kg d’eau après une forte pluie ; dans une forêt de 10 000 ha la Mousse retient donc 500 000 m3 d’eau à elle seule !
La prairie est, après la forêt, le milieu naturel qui protège le mieux le sol. Les plantes herbacées possèdent un système radiculaire très efficace, pénétrant souvent profondément et formant un feutrage au ras du sol, ainsi protégé de la percussion des gouttes d’eau et de l’action du soleil.
En revanche la mise en culture dénude le sol et le prive, souvent entièrement pendant une longue période de l’année, de son couvert végétal protecteur. Le sol mis à nu est frappé par la pluie, souvent très violente dans les pays tropicaux, qui y creuse ainsi des microcratères27. Puis vient le ruissellement ; seule une partie de l’eau pénètre dans le sol, le reste s’écoulant immédiatement selon la ligne de pente, et déterminant de petits torrents qui se chargent de particules de terre immédiatement emportées. On a calculé que le taux de ruissellement atteint 27 % sur une terre cultivée en Maïs, alors qu’il n’est que de 11 % sur une prairie voisine. Cette action entraîne un ravinement de plus en plus profond, emportant progressivement la terre arable.
Il est évident par ailleurs que l’évaporation physique est beaucoup plus intense sur un sol nu, 3 fois plus en terrain découvert qu’en forêt. Cet effet desséchant se traduit aussi par une baisse sensible des condensations occultes sous forme de rosée, dont le volume peut être dans certains cas, surtout en région aride, égal et même supérieur à celui des précipitations. Et n’oublions pas que le sol frappé directement par les rayons solaires s’échauffe plus rapidement et plus intensément, d’où résulte une modification de sa microfaune, voire sa destruction, sous la double action de l’élévation de la température et du rayonnement solaire riche en radiations nocives aux micro-organismes. Ceux-ci représentent les éléments fondamentaux pour la fabrication de l’humus, dont le rôle est primordial. Ils existent souvent en proportion très importante dans le sol : des mesures faites en Angleterre ont montré que sur un hectare on trouvait 140 t d’humus comprenant 2,2 t d’organismes vivants (Insectes, Vers, Algues, Champignons, Bactéries) qui jouent un rôle de premier plan dans la transformation et le cycle des éléments chimiques et interviennent au premier rang dans la transformation des matières organiques.
Il faut enfin noter que la mise en culture des biotopes fermés, surtout forestiers, a une répercussion profonde sur les climats locaux qui se trouvent bouleversés, tendant toujours vers l’assèchement.
Ces actions multiples, le plus souvent combinées, entraînent l’érosion accélérée et la transformation de sols, à l’origine fertiles, en terres improductives sur le plan agricole.
Le maintien d’une couverture végétale naturelle ou artificielle est donc indispensable à la conservation des sols.
Quelques chiffres permettent de juger cette importance dans la défense des terres. On a par exemple calculé aux États-Unis, dans l’Ohio, que pour enlever les couches superficielles d’un sol alluvial sur une épaisseur de 20 cm, il fallait au ruissellement 174 000 ans si le sol est couvert de forêts ; 29 000 ans s’il s’agit d’une prairie ; 100 ans s’il est cultivé selon des méthodes rationnelles, notamment une sage rotation des cultures, et une quinzaine d’années dans le cas d’une monoculture de Maïs (Bennett, 1939). Au Congo, des observations ont montré qu’il faut 40 000 ans pour enlever 15 cm de terre cultivable sous couvert forestier, 10 000 ans sous pâturage et de 28 à 10 ans dans un champ de Coton. L’érosion parfois est beaucoup plus rapide encore et une tornade tropicale peut en quelques heures enlever une couche de sol épaisse de quelques centimètres. Ces chiffres sont plus frappants encore quand on se rappelle que de 300 à 1 000 ans sont nécessaires pour que se forment 3 cm de sol, soit 2 000 à 7 000 ans pour que se constitue la couche d’une vingtaine de centimètres formant la terre arable.
Selon des chiffres rapportés par Furon (1947), la durée relative de l’érosion d’un poids donné de sol est de 18 minutes pour un sol nu, après labourage ; de 2 heures 40 minutes pour une prairie à Andropogon scoparius broutée ; et de 3 heures 30 minutes pour la même prairie non broutée. Les chiffres cités ci-dessous donnent également une idée de l’importance du ruissellement et du taux d’érosion, suivant la nature du revêtement végétal et suivant la pente du terrain :
L’érosion accélérée, responsable de la destruction de multiples habitats à travers le monde et sans aucun profit pour l’économie humaine, ne date certes pas de l’avènement des temps modernes. Quelques-uns des lamentables exemples déplorés depuis la plus haute Antiquité ont été évoqués ailleurs. À l’époque actuelle, les phénomènes d’érosion, sensiblement empirés, ont l’ensemble de la planète pour théâtre. Sans aucun doute, ils constituent la plus grave menace qui pèse sur l’humanité, entraînant une diminution progressive des surfaces cultivables, donc des ressources agricoles, alors qu’augmente le nombre des consommateurs. Il en résulte une pression de plus en plus forte sur les terres demeurées intactes, vouées à toutes les convoitises. La mise en exploitation, souvent irrationnelle, de terres marginales, sans vocation agricole ou pastorale, les conduit à la ruine pédologique, en même temps que disparaissent la flore et la faune sauvages et que continue à s’étendre le chancre de l’érosion accélérée.
Ce processus inquiétant pour l’économiste comme pour le naturaliste a de multiples causes immédiates, bien que toutes traduisent une exploitation inconsidérée des sols. Les facteurs de destruction sont constitués par le déboisement, la destruction de la végétation par les feux, les mauvaises pratiques agricoles et le surpâturage. Il convient d’évoquer ces fléaux, certes anciens, mais aux effets décuplés à l’époque contemporaine par l’ampleur des moyens techniques mis en œuvre et par l’accroissement de la population humaine.
3. Déforestation
On peut abattre les forêts quand c’est nécessaire, mais il est temps de mettre un terme à leur anéantissement. Les forêts […] gémissent sous la hache, des milliards d’arbres périssent, les repaires des bêtes sauvages et les nids des oiseaux se vident, les rivières s’ensablent et se dessèchent, des paysages merveilleux disparaissent à jamais.
Anton Tchekhov
Le déboisement28 a constitué encore dans de nombreuses régions du globe le premier stade de la destruction des milieux primitifs et de la dégradation des sols. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ses méfaits. L’homme n’a malheureusement pas su lire les leçons de l’histoire. Dans le passé, la hache et le feu furent à l’origine d’un processus infernal en provoquant la déforestation génératrice d’érosion accélérée. Les inondations et la dégradation consécutives des sols ont ruiné les cités et les labours dans les régions basses. Et pourtant la destruction de la forêt se poursuit sur un rythme accru à travers le monde. Elle est particulièrement néfaste sur les terrains en pente, dont le revêtement forestier constitue la seule protection vraiment efficace.
Sans doute certaines des causes de déboisement ont-elles disparu à l’heure actuelle, notamment parce que le bois n’est plus utilisé comme combustible en métallurgie (cet emploi a été à l’origine de la destruction des forêts dans une bonne partie de l’Europe). Mais de nombreux facteurs nouveaux sont maintenant venus s’ajouter aux anciens et la plupart se sont aggravés dans des proportions inquiétantes. En 1953, 1,4 milliard de m3 de bois ont été abattus dans le monde (ce chiffre est sans doute en dessous de la vérité), parmi lesquels 38 % ont été exploités en grumes, 13 % pour la fabrication de pâte à papier, 5 % pour des usages industriels divers, et 44 % pour le chauffage et la préparation des aliments. En 1967, l’exploitation de bois rond s’éleva à 2,1 milliards de m3 (Nations unies, Annuaire statistique, 1968). L’utilisation du bois comme combustible, soit directement, soit après fabrication de charbon de bois (souvent par des méthodes irrationnelles entraînant des pertes importantes de matière première), occupe donc encore la première place à l’époque actuelle, les deux tiers de l’humanité s’en servant pour la cuisson des aliments et 75 % des Latino-Américains n’ayant que le bois comme combustible.
Simultanément se sont créés de nouveaux besoins. La demande de bois d’œuvre est en augmentation en dépit du remplacement de ce matériau dans certains de ses emplois. La demande croissante de pâte à papier exige une exploitation massive des forêts (45,5 millions de tonnes en 1952). Les dizaines de milliers de journaux, de revues et de livres qui paraissent dans le monde consomment sans cesse plus de forêt29.
Par ailleurs la pression démographique et le remplacement de terres de culture devenues stériles en raison des mauvaises pratiques agricoles font que des zones nouvelles sont sans cesse défrichées et transformées en champs. Les cultures, d’abord confinées aux régions basses, ont une tendance généralisée à remonter le long des pentes demeurées boisées, privant ainsi les bassins supérieurs des fleuves de leur manteau protecteur. Les lamentables expériences qui ont eu jadis l’Europe méditerranéenne et l’Amérique centrale pour théâtres se reproduisent dans de nombreuses régions du globe. De plus les moyens techniques à la disposition de l’homme se sont considérablement perfectionnés, en même temps que l’ouverture de nouvelles voies de pénétration à travers des districts demeurés jusqu’ici d’accès difficile, ouvrant ceux-ci au pillage de leurs ressources naturelles. Les machines rendent le défrichement aisé et rapide, décuplant le rendement de la hache antique.
Pour ces multiples raisons, le déboisement exerce ses ravages à travers le monde entier et a pris en certains points une allure catastrophique. En Europe, sans doute, la déforestation s’est étalée sur des siècles, et sur de larges surfaces, les forêts ont fait place à des terres à haute productivité, relativement stables en raison du climat favorable et de pratiques culturales perfectionnées. Le taux de boisement est d’ailleurs en légère augmentation en Europe occidentale depuis un siècle30. Mais il n’en est pas de même partout, et notamment dans les pays méditerranéens où la forêt a été en grande partie rasée pour faire place à l’exploitation pastorale. L’Espagne était couverte de forêts ; il n’en reste plus que sur un huitième de son territoire. La superficie boisée de la Grèce fut de l’ordre de 65 % ; elle est actuellement de 15 % (4 % seulement de forêts productives, soit 0,06 ha par habitant) et corrélativement moins de 2 % des terres cultivées ont conservé leur structure antérieure, le reste étant profondément érodé, souvent réduit à l’état squelettique. Comme l’a dit Lamartine (Voyage en Orient) dès 1835 : « Cette terre de la Grèce n’est plus que le linceul d’un peuple, cela ressemble à un vieux sépulcre dépouillé de ses ossements et dont les pierres mêmes sont dispersées et brunies par les siècles. »
Aussi en Afrique du Nord, depuis des générations, se poursuit une déforestation rapide, en étroite relation avec une érosion accélérée et un profond changement du régime des eaux. Dès la période historique, la surface boisée de la Berbérie aurait diminué de plus de 10 millions d’hectares et le taux de boisement serait passé de 30 à 14 %. En Algérie, la surface boisée ou broussailleuse disparue de 1870 à 1940 peut être évaluée à un million d’hectares (d’après P. Boudy, Économie forestière nord-africaine, Paris, Larose, tome I, 1948).
Le déboisement a été beaucoup plus brutal en Amérique du Nord, dont l’est était en grande partie couvert de forêts, sévèrement entamées à l’heure actuelle. Même au Canada, pourtant resté très boisé (taux de boisement de 43 %), la partie méridionale de son territoire, à vocation agricole, a vu ses forêts réduites des deux tiers depuis le début de la colonisation. Le volume des bois sur pied, à l’origine de 3 648 milliards de pieds cubes, n’était plus estimé qu’à 1 094 milliards en 1912. De nombreuses exploitations agricoles installées sur des sols forestiers ont dû être abandonnées du fait de l’érosion consécutive au déboisement.
Aux États-Unis, la surface boisée comprenait primitivement environ 365 millions d’hectares sur lesquels se répartissaient plus de 1 100 variétés d’arbres dont une centaine avait une grande valeur économique ; il n’en reste plus que 262 et seuls 18 millions d’hectares ont conservé leur parure forestière première31. On peut suivre le déplacement d’est en ouest des centres d’exploitation, allant de la Nouvelle-Angleterre à la Pennsylvanie, puis, vers 1870, au Wisconsin et au Minnesota, et vers le sud au début de ce siècle. Les grands centres d’exploitation se trouvent maintenant dans l’Ouest, les États de Washington et d’Oregon arrivant en tête depuis de nombreuses années. Aux dévastations provoquées par l’homme et son exploitation souvent organisée de la manière la plus irrationnelle sont venues s’ajouter celles du feu, qui prennent parfois aux États-Unis les proportions de véritables catastrophes nationales. En 1951, les dommages causés par le feu étaient estimés à 46 millions de dollars. En 1952, 780 millions de pieds cubes de bois ont été détruits par 188 000 incendies qui ont ravagé 5,6 millions d’hectares. Il ne faut de plus pas oublier les dégâts causés par les champignons et les insectes nuisibles, dont certains ont été importés par l’homme (« chesnut blight », causé par un champignon introduit d’Extrême-Orient au début de ce siècle ; « blister rust » introduit d’Allemagne). En 1952, plus de 2 000 millions de board feet32 de bois ont été détruits par les maladies cryptogamiques, 5 000 millions par les insectes ; seule une faible partie de cette énorme quantité de matière ligneuse a pu être utilisée (chiffres cités par Dasmann, 1959).
La déforestation est plus grave encore dans les régions intertropicales déjà souvent durement touchées avant l’époque contemporaine, par exemple en Amérique centrale, en Afrique et à Madagascar. En fait les forêts tropicales humides sont les plus menacés de tous les milieux. Leurs ressources en bois sont convoitées au point d’être livrées au pillage le plus éhonté. Une sérieuse pénurie de pâte à papier sévit à l’heure actuelle et de nouvelles méthodes permettent de transformer les bois tropicaux jadis inutilisables. Par ailleurs, et surtout, on veut remplacer les forêts humides des tropiques par des cultures et des pâturages, au mieux par des peuplements monospécifiques d’essences à croissance rapide. De grossières erreurs, lourdes de conséquences, sont en voie d’être commises par suite de la méconnaissance de la situation écologique réelle. On oublie que la forêt dense est en elle-même une source de richesses, qu’elle protège les sols, absorbe les précipitations élevées et constitue un milieu d’une stabilité étonnante du fait de sa diversité et de l’interaction de ses innombrables éléments. Et aussi qu’elle joue un rôle essentiel à l’échelle de la planète en intervenant dans le cycle des éléments, dans l’équilibre des climats et des eaux. En dépit de son exubérance inégalée, de ses végétaux innombrables et de sa faune différenciée à l’extrême, la forêt tropicale humide est dans l’ensemble pauvre. Les éléments minéraux y sont rares ; la productivité biologique élevée résulte avant tout du recyclage rapide des éléments et du métabolisme très intense d’un système ne mettant en œuvre qu’une quantité de matière relativement faible. Au terme de quelques cycles culturaux, les pluies, le soleil et les crues incontrôlées auront réduit à néant les éléments d’une fertilité trompeuse. De mauvaises associations secondaires vont remplacer le milieu le plus riche de la planète, dans des sites inchangés depuis des dizaines de millions d’années. Un potentiel biologique fantastique et un capital génétique précieux risquent de disparaître en quelques décennies.
En Afrique tropicale, la colonisation a profondément modifié la vie des peuples autochtones en leur apportant la paix. Autrefois de grandes régions d’insécurité séparaient les tribus qui guerroyaient entre elles, constituant en fait des réserves naturelles boisées. Celles-ci ont disparu maintenant en même temps que certains tabous qui protégeaient des parcelles déterminées. Par ailleurs la densité de la population a augmenté ; de ce fait, le cycle de rotation des secteurs mis en culture s’est accéléré, ne permettant plus la régénération du couvert forestier. Au Niger, 1,3 million d’hectares étaient cultivés en 1949, avec un défrichement annuel de 150 000 à 250 000 hectares, pour une durée de cultures de 3, 4 ou 7 ans ; une mise en jachère de 4 à 20 ans étant indispensable, il faudrait une réserve permanente de 1,8 à 3 millions d’ha de terres fraîches ou restaurées ; comme celle-ci n’existe pas, vu la densité de la population, la rotation est plus rapide, entraînant une érosion accélérée, une perte de rendement agricole et une déforestation massive (Guilloteau, 1949, 1950).
La colonisation et la modernisation ont changé par ailleurs les données du problème d’une manière catastrophique. En plus des cultures vivrières, les Européens ont défriché sur une vaste échelle pour établir des plantations, pour produire des denrées d’exportation. L’industrialisation des cultures a déterminé à son tour une déforestation massive lourde de conséquences, bien plus graves encore que celles qu’entraînent les cultures autochtones, limitées par les besoins des populations locales. Les plantations industrielles, établies partout à travers le monde tropical, dont le principal souci est d’une manière avouée ou non d’assurer le rendement maximal dans le minimum de temps, ont amené la régression rapide de la forêt, en même temps d’ailleurs que l’appauvrissement des sols ; les produits sont exportés sans profit pour les écosystèmes locaux, et représentent donc une perte sèche en matière minérale et organique.
La déforestation a pris des proportions dramatiques dans certaines parties de l’Afrique (fig. 35) ; les voyageurs qui l’ont parcourue à des intervalles espacés sont unanimes à décrire la régression de la forêt. Shantz (1948) estime que les forêts tropicales ont diminué des deux tiers à travers le continent. Au Ghana, les plantations de cacao s’étendent de 75 000 ha par an, au détriment de la forêt qui n’occupe plus que 15 % de la surface du pays. Au Nigeria, ce sont 250 000 ha qui disparaissent chaque année pour faire place à ces plantations bientôt ravagées par l’érosion. Les énormes massifs de Côte-d’Ivoire ne sont plus guère qu’un souvenir et demain ce sera le tour du Gabon. Le chemin de fer transgabonais va, d’ici quelques années, relier Libreville à Belinga et à Franceville. Il permettra d’exploiter d’énormes gisements de fer et de manganèse, mais aussi de raser la forêt. Un premier tronçon menant à Booué ouvrira près de 3 millions d’hectares à l’exploitation, peu après des secteurs situés plus à l’est. Il ne s’agit bien sûr pas d’empêcher le Gabon de bâtir sa prospérité économique sur ses ressources minières et renouvelables. C’est le remplacement d’un milieu stable par des forêts artificielles et des cultures à l’avenir incertain qui remplit d’inquiétude les témoins de telles opérations (fig. 36).
Fig. 35. Régression de la forêt dense en Afrique (massifs forestiers guinéo-équatoriaux) et à Madagascar. En noir : aire actuelle ; en hachures : aire ancienne d’où la forêt a maintenant disparu. D’après Aubréville, 1949.
Fig. 36. Évolution de la forêt primaire hygrophile sous l’influence de l’homme et de la mise en culture itinérante. 1. État primitif avant l’intervention de l’homme ; 2. Défrichement à but cultural ; 3. Plantation (Maïs, Manioc, etc.) ; 4. Jachère après abandon des cultures ; 5. Transformation progressive en savane herbeuse si les cultures sont poursuivies ; si les conditions sont favorables, on peut assister à la transformation en savane boisée, du fait de la colonisation par des espèces d’apport (7) ; 6. Si les cultures sont abandonnées rapidement, on assiste à une évolution vers la forêt secondaire, qui, dans de rares conditions et sans nouvelle intervention de l’homme, pourra à nouveau évoluer vers une forêt à allure primaire. D’après Sillans, 1958.
Les mêmes faits se reproduisent actuellement en Amérique du Sud, continent demeuré jusqu’en des temps très récents à l’abri de dévastations trop graves, sauf dans certains secteurs comme le Brésil oriental. Cette dernière région a été mise en coupe dès l’époque coloniale et à l’heure actuelle la façade boisée atlantique de la Serra do Mar est trompeuse : l’écran forestier cache en réalité des montagnes et des plateaux dénudés. La forêt d’Araucarias (Araucaria angustifolia) des États du Sud est particulièrement menacée ; cette richesse, une des plus sûres du Brésil, est en voie de disparition rapide. Dans le seul État de Parana, elle s’étendait primitivement sur 7 620 000 ha. En 1953, cette surface n’était plus que de 2 770 000 ha, près de 5 millions d’hectares ayant été rasés en 20 ans. Ces forêts n’ont aucune chance de régénérer, car l’exploitation consiste en un déboisement pur et simple, une opération de nettoyage du sol précédant la création de pâturages vite improductifs. Dans 30 ou 40 ans, l’exploitation des Araucarias s’arrêtera faute d’Araucarias (Aubréville, Étude écologique des principales formations végétales du Brésil, Nogent-sur-Marne, 1961).
L’érosion consécutive à la déforestation se fait aussi sentir gravement dans les régions andines, au niveau des étages tropicaux et subtropicaux. En Colombie, par exemple, l’érosion consécutive au déboisement ravage quelque 200 000 ha chaque année, notamment dans les Cordillères centrales et de Santa Marta.
De nouvelles voies de pénétration sont tracées à travers l’Amérique latine, notamment dans le Bassin amazonien qui ne constitue déjà plus la masse énorme et inviolée qu’il était jusqu’à maintenant. L’Amazonie avait résisté à toutes les vicissitudes depuis l’ère tertiaire. On la quadrille de routes, on exploite son bois et on transforme de vastes surfaces en terres de culture et en pâturages. Par endroits, les sols permettent une telle exploitation ; mais ailleurs, les terres sont pauvres, lessivées depuis longtemps. Les précipitations abondantes et les crues formidables auront bientôt enlevé les derniers éléments minéraux. Ce qui s’est déjà passé aux alentours de Manaos n’est pas fait pour nous rassurer quant à l’avenir. L’Amazonie, grand espoir économique et politique du Brésil contemporain, ne risque-t-elle pas d’être un jour le triste équivalent du sud-est du pays ?
Quant à l’Asie, en de nombreux secteurs l’érosion due à la déforestation a continué à exercer ses ravages, selon une tradition malheureusement multiséculaire, notamment parmi les forêts de Diptérocarpées si typiques du sud-est du continent. Le taux de boisement n’est plus que de 18 % dans l’Inde, de 9 % en Chine.
Dans l’ensemble donc le couvert forestier a tendance à diminuer rapidement à travers le monde, en dépit des efforts des forestiers. Il faut d’ailleurs remarquer à ce propos que les chiffres représentant les surfaces boisées et l’évolution de celles-ci ne traduisent pas l’état exact des biotopes forestiers présentant un intérêt véritable au point de vue de la conservation de la nature sauvage. La tendance de la foresterie moderne est de considérer la forêt comme une exploitation d’arbres utiles à l’homme, un « champ » d’arbres d’une seule essence comme il y a ailleurs des champs de Blé : les uns comme les autres sont artificiels aux yeux du biologiste. Nombreux sont les reboisements réalisés avec des essences importées, notamment des Eucalyptus et des Résineux. Si ces mesures assurent un rendement satisfaisant et permettent de régénérer des sols où l’érosion a fait son œuvre, il ne faut pas se leurrer sur leur valeur biologique. Les associations végétales artificielles ainsi créées sont en effet d’une très grande pauvreté par rapport aux habitats forestiers naturels. Une forêt artificielle paraît vide par rapport à une forêt primitive et ne comporte pas les innombrables végétaux et animaux qui accompagnent les essences dominantes dans les forêts tempérées, encore moins la diversité exceptionnelle des grands massifs boisés des tropiques33.
La déforestation a donc atteint dans l’ensemble des taux alarmants. Sous la double menace du défrichement pour la mise en culture et de l’exploitation forestière, on va vraisemblablement assister dans le futur à de nouvelles réductions des surfaces forestières. Certains auteurs n’ont pas craint d’avancer que toute la « forêt vierge » tropicale risque de disparaître au cours de la prochaine génération. La demande en bois va augmenter au cours des prochaines décennies, de 17 % selon certaines évaluations pour la période comprise entre 1950 et 1975. Si la consommation de bois à usages industriels doit baisser, l’augmentation de celle de pâte à papier (60 % pendant la même période) et de bois de placage (90 %), à la fabrication duquel se prêtent bien certaines essences tropicales, va s’accentuer, tandis que l’utilisation des matériaux ligneux comme combustibles n’a guère de chances de diminuer.
Pour ces multiples raisons, les forêts restent l’objet de menaces très sérieuses, surtout les forêts naturelles, les seules à préserver les innombrables êtres vivants intimement liés aux habitats fermés34. Et le maintien d’un manteau protecteur suffisant peut seul mettre la planète à l’abri d’une érosion dont l’homme serait irrémédiablement la victime. Comme l’a fait si justement remarquer le professeur Roger Heim : « La victoire de l’homme, c’est-à-dire de son sol, sera faite de la victoire de l’arbre35. »
4. Feux de brousse
Tu ne brûleras pas les pâturages et les forêts de montagne.
Depuis des temps immémoriaux, la majeure partie de l’Afrique au sud du Sahara, en dehors des grands massifs de forêt humide, et quelques autres parties de régions intertropicales et tempérées sont balayées selon le rythme des saisons sèches par des feux courants allumés volontairement par l’homme36. Ces feux de brousse, destinés à améliorer les pâturages ou à favoriser la chasse dont ils constituent un des procédés classiques, ont donné lieu à de très vives polémiques entre partisans et détracteurs, sur le plan scientifique comme sur le plan économique. Ces divergences de vues s’expliquent essentiellement par les buts recherchés par les uns et les autres, exploitation pastorale ou maintien et reconstitution du couvert forestier. La nocivité de ces incendies a été également très différemment jugée par ceux qui se sont penchés sur cet épineux problème. En voulant trop généraliser, tous ont exagéré leurs opinions. La pratique des feux doit être envisagée comme un ensemble de cas particuliers en fonction des conditions du milieu, de l’époque et des procédés de brûlage et d’autres facteurs locaux (par exemple le relief) ; ils sont beaucoup plus nocifs en terrain accidenté (par exemple à Madagascar) qu’en terrain plat (par exemple en Afrique centrale, Oubangui) où leur nocivité serait réduite d’après quelques auteurs, en particulier Sillans (1958). Dans l’ensemble cependant, les feux de brousse sont de puissants agents de modification et de destruction des biotopes, souvent à l’origine d’une très grave érosion. Leur impact est toujours très profond dans l’équilibre naturel des habitats, singulièrement en Afrique dont la physionomie a été modifiée sur une large superficie ; nous aurons spécialement ce continent à l’esprit dans ces commentaires.
Pendant la saison sèche donc, les pasteurs mettent le feu aux savanes devenues arides, et le propagent à travers les terrains de parcours du bétail. Quand arrivent les pluies, les plantes herbacées se développent facilement sur un sol débarrassé des herbes mortes et constituent un aliment de choix pour les animaux domestiques, très avides des jeunes plantes et des repousses. En même temps le feu est censé détruire une quantité de parasites, notamment les Tiques37, si nombreuses dans les herbes sèches, sans compter les Tsé-tsé et les Sauterelles38.
D’une manière générale, la pratique régulière des feux de brousse est à première vue bénéfique aux pasteurs, car elle a pour effet de substituer à une savane boisée, entrecoupée d’arbres, de buissons et de broussailles, une savane herbeuse à Graminées, hautement favorable aux bovins domestiques. Les motifs de l’opposition entre pasteurs et forestiers sont évidents.
Les feux de brousse ont de ce fait une très profonde action modificatrice sur les habitats naturels d’Afrique. Le feu n’est sans doute pas lui-même à l’origine des grandes savanes créées au détriment des forêts primitives humides qui lui restent réfractaires tant qu’elles ne sont pas dégradées ; tout au plus peut-il « grignoter » leurs lisières qu’il fait reculer à chacun de ses passages. Il n’attaque que les superficies ayant été au préalable l’objet des défrichements humains. Mais son action se manifeste avec plus de force sur les forêts sèches où il peut se propager sous couvert. Bien que la question soit très débattue, il semble que dans de nombreux cas la savane boisée représente le stade de dégradation directe de forêts sèches denses. Il est cependant toujours difficile d’affirmer que le feu a agi comme facteur unique et que ses effets ne sont pas combinés à ceux de défrichements.
En revanche le feu empêche toute possibilité de retour à la forêt, sauf exceptions dues à des conditions très particulières. Il détruit notamment les rejets et les jeunes plants poussés pendant la saison précédente et a une influence très nette sur les arbres qui disparaissent peu à peu sous son attaque, sans que l’on puisse incriminer un quelconque autre facteur. Les expériences de mise en défens ont prouvé à travers toute l’Afrique que le terme normal de l’évolution des formations végétales ouvertes, mises à l’abri du feu, est la reconstitution d’une forêt, parfois claire, mais différant néanmoins toujours des stades initiaux par sa densité et la composition de sa flore.
La transformation profonde et spectaculaire du paysage végétal dans les zones soumises aux feux courants a frappé tous les voyageurs (voir en particulier Aubréville, Humbert, Trochain et Gillet). Ces terres ne comportent que des arbres très clairsemés, en mauvais état, aux formes tourmentées, des buissons chétifs et des Graminées souvent grossières, faciès que l’on peut interpréter comme une conséquence directe du passage du feu et des températures élevées enregistrées au moment des brûlis39. Tout végétal qui ne se trouve pas protégé par des adaptations particulières ou d’une manière fortuite est tué à plus ou moins brève échéance. Même des arbres de grande taille sont peu à peu attaqués, ce qui explique leur aspect rabougri.
Le feu agit différemment selon les espèces végétales envisagées et exerce de ce fait une sélection très nette sur la composition de la végétation en favorisant certaines espèces dites pyrophytes. Des graines au tégument lignifié très épais éclatent sous l’effet de la chaleur ; leur germination se trouve ainsi accélérée du fait qu’elles se trouvent débarrassées de leurs enveloppes imperméables. Les plantes les plus favorisées sont surtout celles qui disposent d’organes de résistance souterrains profondément enfouis. Les Graminées vivaces à système radiculaire très développé et qui rejettent facilement en se reproduisant d’une manière purement végétative (par exemple certains Andropogon et Cymbopogon) prennent le pas sur d’autres.
Les associations végétales sont donc modifiées quantitativement et qualitativement par la pratique des feux courants. Les habitats fermés – par exemple les savanes boisées – tendent à se transformer en habitats ouverts, par disparition progressive des arbres. Au lieu des formations climax s’établit un équilibre artificiel souvent qualifié de pyroclimax, entretenu par le passage annuel du feu. Même si la forêt humide elle-même n’est pas détruite par les feux de brousse, elle est empêchée de se reformer quand, au cours d’un premier stade, elle a été défrichée pour l’établissement de cultures.
Dans l’ensemble, l’écosystème tout entier est considérablement appauvri, notamment quant au nombre des espèces végétales (cet effet est encore accentué par le pâturage des animaux domestiques qui exercent une sélection sur les espèces consommées). Les formations tendent à devenir de plus en plus xérophiles, et l’on observe un acheminement progressif très net vers l’assèchement, voire la désertification du milieu, évolution où interviennent des facteurs très divers en plus du feu, la pièce maîtresse de ce système.
Ces transformations ont aussi une influence sur la composition faunistique. Pour nous en tenir aux mammifères, on constate que les végétariens prélevant des plantes herbacées sont favorisés aux dépens de ceux qui se nourrissent de feuillages et de végétation buissonnante. On peut ainsi expliquer certains déplacements d’équilibre entre espèces d’Ongulés, comme l’abondance des Buffles dans certaines réserves périodiquement brûlées (notamment au parc Krüger, en Afrique du Sud).
On remarquera également que l’action des feux de brousse sur les sols est tout aussi importante. Parfois minime40, l’élévation de la température du sol peut être forte dans certains cas, surtout quand la couche humifère est sèche. On a signalé des feux d’humus, à l’instar de ce qui se passe parfois dans les forêts de Conifères en zone tempérée, l’incendie se propageant aussi bien en dessous qu’en dessus de la surface du sol. Il est bien évident qu’alors les racines des arbres sont brûlées comme les semences incluses dans le sol ; la microfaune et la microflore peuvent se trouver entièrement détruites et le sol à proprement parler stérilisé.
Même quand le feu n’a pas une action aussi profonde, il détruit le couvert végétal, y compris la couche de végétaux morts qui le recouvre, génératrice de l’humus à venir. Il livre ainsi le sol à l’érosion, entre autres au ruissellement et au lessivage des minéraux par suite de la disparition du manteau protecteur (bien que celui-ci se reconstitue souvent assez vite dès le début de la saison des pluies).
Envisagé strictement sous l’angle écologique et sur le plan de la productivité primaire (végétale) du milieu, le feu de brousse est un véritable non-sens, entièrement artificiel41. Il détruit en pure perte une quantité considérable de matières vivantes et organiques, entraînant une perte importante d’énergie pour l’ensemble de l’habitat, point sur lequel Fraser Darling (1960) a vivement insisté. Tout se passe comme si la nature se donnait beaucoup de mal pour produire des substances végétales que l’on détruit avant qu’elles n’aient pu s’intégrer véritablement dans l’écosystème. Cet auteur signale également que les plantes pérennes des savanes africaines ne sont pas adaptées à l’alternance des saisons et que pendant la saison sèche elles accumulent dans leur appareil souterrain les substances élaborées migrées vers le bas. Or si le feu est déclenché trop tôt en saison sèche – mesure souvent préconisée en raison d’avantages certains – cette migration n’a pas encore eu le temps de s’effectuer et les substances élaborées pendant la saison pluvieuse sont ainsi irrémédiablement perdues. Cette perte de matière végétale est très regrettable sur le plan pastoral, en particulier dans les régions à climat très contrasté. Gillet (1960) insiste sur le fait que dans le centre du Tchad, le feu supprime les chaumes graminéens transformés par la sécheresse en paille sur pied, seule source de nourriture pour le bétail pendant la très longue saison sèche. Ce botaniste rapporte que le survol en avion d’un ranch expérimental protégé des feux montre un contraste saisissant entre l’abondance des pailles à l’intérieur de son périmètre et la stérilité des terres qui l’entourent42.
Dans l’ensemble donc le feu produit une transformation profonde des habitats et du faciès végétal des zones soumises à son action périodique. Si nous suivons certains spécialistes incontestés en matière de botanique africaine, en particulier Aubréville (1949), nous devons admettre que l’Afrique telle qu’elle se présente aujourd’hui est en très grande partie occupée par des formations secondaires, substituées aux véritables et anciennes communautés climatiques. Le recul de la lisière de la forêt ombrophile est évident et souvent rapide (marqué par l’existence de clairières couvertes de savanes épaisses, formées en particulier d’« herbe à éléphants » ou Pennisetum) ; il s’agit de parcelles défrichées et cultivées sur brûlis, puis abandonnées. Ces formations anthropiques se clairsèment quand on s’éloigne de l’orée de la grande forêt et font place à des savanes boisées que l’on peut prendre à première vue pour des formations naturelles climatiques ; celles-ci ne représentent cependant selon toute vraisemblance qu’un stade de la régression de communautés forestières. C’est à ce niveau-là, où le défricheur a préparé l’invasion des herbages, que le feu assure la permanence de ces associations artificielles en empêchant toute régénération du couvert dense. Le sol, épuisé par les cultures et érodé par suite du passage du feu et du lessivage par les pluies, perd ses qualités initiales et est tout juste capable de supporter une végétation appauvrie de savane. Certaines espèces résistant mieux au feu sont favorisées et colonisent l’habitat. On assiste alors à l’établissement de ces formations artificielles « parasites » que l’on peut prendre parfois pour naturelles tant elles sont anciennes et font partie de la physionomie de l’Afrique.
L’évolution ne s’arrête malheureusement pas à ce stade, car la perte en eau représentée en définitive par le passage de la forêt à la savane va s’accentuer sous l’effet des mauvaises pratiques culturales, du surpâturage, de la destruction continue de la végétation, facteurs responsables d’une érosion accélérée. Le climat lui-même est gravement affecté et l’homme ne tarde pas à se trouver dans un enchaînement dont l’issue est la désertification progressive de régions entières. Si le feu n’est bien entendu pas le seul responsable de cette évolution43, il en constitue néanmoins le facteur principal, notamment en Afrique où le problème des feux de brousse se pose avec le plus d’acuité ; il y représente une telle calamité que certains n’ont pas craint de lui imputer la transformation de tout le continent, dont « les forêts épaisses se rétrécissent et disparaissent comme des taches qui s’évaporent » et où « la peau nue [du sol] apparaît lorsque le léger voile verdoyant de savane brûle en ne laissant dans l’atmosphère qu’une brume grisâtre de poussière », par suite de « l’œuvre persévérante de deux fléaux, le défricheur et le feu » (Aubréville, 1949).
Le feu courant a ainsi été un puissant facteur de transformation et de péjoration des habitats naturels en Afrique et à Madagascar (où cette méthode désastreuse provoque une grave régression des prairies, en entraînant l’appauvrissement de la végétation, le durcissement des terres et leur érosion accélérée). Il en est de même dans d’autres parties du monde où les pasteurs ont employé des procédés identiques dans les terrains de parcours de leurs troupeaux (notamment dans la région méditerranéenne, en Amérique du Nord, dans une partie de l’Amérique du Sud (Venezuela, hautes Andes) et dans le sud-est de l’Asie)44.
La plupart de ceux qui se préoccupent de conservation de la nature et de ses ressources sont donc opposés aux feux de brousse. Il convient cependant d’entendre les arguments des pasteurs qui semblent tirer profit de ces feux. Il est incontestable que ceux-ci ont pour effet de maintenir et de développer un couvert graminéen important, en détruisant des buissons ne convenant pas au bétail domestique, surtout brouteur de plantes herbacées. La disparition des peuplements arbustifs est profitable au rendement pastoral du territoire si celui-ci est constitué par des herbages45.
On a également fait remarquer que les terrains parsemés de broussailles sont plus érodés que des pâturages plus homogènes. Dans les biotopes mixtes, les Bovins ont tendance à se masser dans les zones les plus favorables et à éviter les autres. Il se produit de ce fait même des érosions dues à une surcharge locale, à l’origine de la ruine de tout le pays.
L’action du feu peut incontestablement mener dans certains cas à des habitats stables hautement profitables à l’homme et à ses animaux domestiques ; il s’assimile alors à une pratique de conservation. Alors que souvent le feu est à l’origine d’associations herbacées composées de Graminées dures et rêches, on a observé que dans certaines parties du veld d’Afrique du Sud, l’action du feu mène à une association graminéenne à Themeda triandra, excellent pâturage apprécié du bétail. Sans doute celle-ci s’étend maintenant sur des terrains dont le climax se caractérise par des habitats plus fermés ; mais l’association stable résultant de l’action du feu protège le sol et permet une exploitation agricole prospère. Il en est de même de certaines régions d’Afrique orientale, notamment au Congo et au Kenya : dans une partie des plaines Masaï, une pâture raisonnable combinée avec l’usage de feux de brousse a mené à la constitution d’étendues graminéennes stables, couvertes de plantes pérennes protégeant bien le sol et assurant un fourrage adéquat. De tels faits, en rapport avec la nature du sol et la composition de la flore dans cette partie de l’Afrique, expliquent les divergences d’opinions des biologistes d’Afrique du Sud par rapport à d’autres chercheurs ayant travaillé en Afrique occidentale.
La nocivité des incendies dépend également dans une large mesure des conditions dans lesquelles ils sont pratiqués. Diverses mesures ont été proposées pour limiter leurs préjudices en Afrique tropicale.
Les unes consistent en feux préventifs allumés à bon escient par les services d’agriculture, au lieu de laisser faire les pasteurs qui déclenchent souvent des feux de brousse à des époques défavorables. L’action des brûlages dépend dans une mesure certaine de l’époque à laquelle ils sont pratiqués, les feux précoces étant à certains points de vue moins nuisibles selon quelques agronomes (d’autres y sont au contraire farouchement opposés !)46.
D’autres mesures reposent sur une connaissance précise de la vocation des terres. La pratique des feux de brousse est sans aucun doute toujours condamnable sur un plan strictement scientifique, du fait des changements très profonds dans l’équilibre naturel d’une région : transformation des habitats fermés en habitats ouverts, destruction des formations climax. Elle l’est aussi pour le forestier en entraînant progressivement la disparition de la forêt. Elle l’est encore aux yeux de l’agronome chaque fois qu’elle engendre une association végétale dégradée, impropre même à la pâture rationnelle du bétail, surtout quand aux effets de l’incendie viennent s’ajouter d’autres facteurs d’érosion accélérée.
Mais la pratique des feux de brousse, que l’on doit considérer également comme un facteur d’aménagement du milieu, ne doit pas être condamnée d’une manière systématique. Dans certaines parties de l’Afrique orientale et australe par exemple, elle a conduit à l’établissement de terrains de parcours stables, éminemment favorables au bétail par l’excellence des Graminées qui les constituent et bien protégés contre l’érosion, sauf en cas d’accidents secondaires.
Nous pouvons sans doute déplorer la régression des forêts en tant que naturalistes ; mais il ne faut pas oublier que nous devons tenir compte des nécessités économiques des populations humaines. Ce sont des impératifs devant lesquels le biologiste doit s’incliner à condition que les terres transformées restent protégées contre la dégradation et l’érosion accélérée et qu’une sage exploitation leur assure une productivité pérenne.
Or il semble qu’en certaines régions d’Afrique se soit établi un équilibre, artificiel sans doute, entre les éléments du milieu primitif et les pratiques pastorales, y compris le feu, d’où résulte une productivité accrue des terres et une stabilité de leur rendement, à condition que les autres éléments de destruction soient contrôlés (et surtout le surpâturage).
L’opinion sur les feux de brousse doit être nuancée et le jugement doit tenir compte des conditions climatiques, pédologiques et floristiques de chaque région, en un mot de la vocation propre de celle-ci. Il convient sans doute d’étudier le problème à fond à l’échelon local et de trouver des palliatifs pour limiter les dégâts des incendies, d’en réglementer l’usage en fonction de l’utilisation des sols et des données climatiques et écologiques.
Le feu de brousse n’est en lui-même ni un bien ni un mal ; il est simplement un outil à notre disposition pour modifier les habitats en fonction de l’utilisation proposée. Comme pour les autres moyens d’action de l’homme, son usage peut être bon ou mauvais. Son abus est toujours pernicieux. Et c’est malheureusement ce qui est à déplorer sur une vaste partie du monde et principalement en Afrique.
Cet abus aboutit à une dégradation regrettable des habitats sur le plan scientifique comme sur le plan économique. Du fait de la mauvaise utilisation d’un instrument d’une rare puissance, il faut donc considérer en pratique – sauf cas particuliers – que les incendies de brousse sont allumés sans souci de la stabilité et de la productivité pérenne des terres.
L’homme est un nomade, et le restera toujours parce qu’il dévore le pays même sur lequel il plante sa tente et fait paître ses troupeaux…
Carl Fries
Pour mettre à profit les ressources des associations graminéennes et herbacées, l’homme est obligé de passer par des intermédiaires herbivores, utilisateurs du couvert végétal. Il remonte ainsi d’un échelon dans la pyramide alimentaire et se comporte comme un carnivore prédateur, en se nourrissant de la chair et du lait des animaux domestiques et en utilisant leurs dépouilles.
Si l’élevage constitue une très importante source d’aliments pour l’humanité en permettant l’utilisation de zones marginales impropres à toute autre exploitation, il peut être aussi à l’origine de graves dégradations des sols. Une étendue donnée n’est en effet capable de nourrir qu’un nombre déterminé d’herbivores en fonction de la nature du sol, du climat et de la composition de la végétation, la vitesse de régénération du tapis végétal devant s’équilibrer avec la vitesse à laquelle pâture le bétail47. Cette notion définit la capacité limite du terrain. Si celle-ci est dépassée, il y a appauvrissement de la végétation et dégradation du sol qui n’est plus protégé par un couvert végétal suffisant. Le processus va d’ailleurs en s’accélérant, car au fur et à mesure que se dégrade le sol sa capacité limite diminue, et l’écart entre la charge en animaux déprédateurs et celle supportable par le terrain augmente en progression rapide.
Il n’est bien entendu pas question de condamner l’élevage, mais uniquement son excès, le surpâturage, c’est-à-dire l’utilisation abusive des associations graminéennes qui se manifeste actuellement un peu partout à travers le monde, surtout dans la région méditerranéenne, en Amérique du Nord et dans les régions intertropicales, principalement en Afrique.
Il est bien évident que la charge en bétail que peut supporter un pâturage est éminemment variable. Les terrains de parcours arides de l’ouest des États-Unis et ceux de l’Afrique tropicale, où la saison sèche constitue le facteur limite, sont bien différents à ce point de vue des prairies de la zone tempérée où l’eau est toujours assez abondante pour assurer la régénération du couvert végétal.
Voici à titre d’indication les capacités limites de quelques pâturages à travers le monde.
Comparaison des charges de divers pâturages à travers le monde (d’après Bourlière, Unesco, 1963, d’après de nombreux auteurs)
Pâturages naturels | Charge en kg/km2 |
Pampa argentine | 14 000 |
Prairie du Texas | 11 000 |
High-veld sud-africain | 8 500 |
Savane à Themeda, Kenya | 3 500-5 500 |
Savane, Rhodésie | 5 000 |
Pâturages artificiels | Charge en kg/km2 |
Kivu, Zaïre | 65 000 |
Prairie, Belgique | 48 000 |
Rubona, Rwanda | 40 000 |
Nioka, Ituri, Zaïre | 34 000 |
Kiyaka, Kwango, Zaïre | 5 500 |
Oklahoma | 3 600 |
La notion de capacité limite ne s’applique bien entendu pas seulement aux animaux domestiques, car il s’agit d’une loi écologique absolument générale. Une certaine superficie ne pourra de même « supporter » qu’un nombre déterminé d’Antilopes ou de Cerfs, étant donné les conditions du milieu et les besoins alimentaires des animaux. Si cette charge est dépassée, les populations d’animaux sauvages donneront lieu à des processus d’autorégulation (prédation, maladies et parasitoses consécutives à la sous-alimentation). Sauf des exceptions, où l’homme a d’ailleurs sa part de responsabilité (nous y reviendrons plus loin), les populations d’herbivores sauvages sont en équilibre avec leur milieu, équilibre bien entendu en perpétuelle évolution en fonction des fluctuations du milieu.
Il n’en est pas de même des animaux domestiques soustraits en grande partie aux lois naturelles par l’action délibérée de l’homme. Des facteurs économiques, et en particulier les cours élevés des viandes, des cuirs et de la laine, encouragent la surcharge en bétail. Là encore l’homme manifeste une fâcheuse tendance à chercher davantage un profit immédiat qu’à assurer la sage gestion du capital naturel que représentent les terres d’élevage. Enfin il ne faut pas oublier qu’en plus de sa valeur économique, le bétail a parfois une valeur religieuse – comme les Vaches sacrées de l’Inde – ou une valeur de prestige – comme pour les peuples pastoraux de l’Est africain, Masaï et Batutsi ; il n’existe pas dans ce cas de frein naturel à l’augmentation du nombre de têtes de bétail comme lorsqu’il s’agit de satisfaire de simples exigences alimentaires.
Les animaux domestiques sont venus remplacer les animaux sauvages dans une bonne partie des habitats ouverts du globe (d’ailleurs multipliés par la pratique des feux de brousse). Or l’exploitation du couvert végétal par les uns et par les autres diffère largement. Les Ongulés sauvages se dispersent à travers tout le biotope, en partie grâce à une structure sociale autre que celle des animaux asservis par l’homme, la domestication ayant accentué leur grégarisme au point d’en faire une véritable monstruosité. De plus aucun d’entre eux, du moins parmi les espèces vivant dans les savanes et les steppes, n’est sédentaire ; tous se déplacent selon un rythme annuel au cours de pérégrinations à allure de migrations. Enfin, plusieurs espèces ayant chacune un mode de vie particulier et des préférences alimentaires cohabitent dans le même milieu ; le « spectre de peuplement » est largement ouvert, chaque espèce exploitant une niche écologique différente de celle des autres Ongulés dont elle est en quelque sorte complémentaire ; il en résulte une exploitation rationnelle de tout le couvert végétal.
La situation est différente pour les Ongulés domestiques, que leur grégarisme poussé à l’extrême incite à des concentrations massives en des points précis de l’habitat mis à leur disposition. Par ailleurs l’évolution du pastoralisme – sous l’influence de principes mis au point dans les zones tempérées humides, et en conséquence d’une politique générale visant à sédentariser les populations nomades – tend à fixer les troupeaux à l’intérieur de périmètres limités. Enfin l’éventail des espèces domestiquées, essentiellement les Bovins, les Chèvres et les Moutons, est singulièrement refermé, ce qui restreint dans une mesure notable l’utilisation du couvert végétal et ne permet pas son exploitation rationnelle comme dans le cas des Ongulés sauvages ; tout le poids de la déprédation se porte sur certains types de végétation et sur certaines catégories de plantes. Comme tous les végétariens, les Ongulés domestiques ne mangent en effet pas n’importe quelle plante quand ils ont le choix et marquent une préférence pour certains végétaux qu’ils éliminent ainsi au profit d’espèces de moindre valeur alimentaire, capables dès lors d’envahir les pâturages. Cela est d’autant plus grave que les animaux domestiques, surtout les Chèvres, sont souvent plus déprédateurs que les Ongulés sauvages.
Avant que ne se manifeste l’influence européenne, la plupart des tribus pastorales, en particulier en Afrique, voyaient leur bétail régi par les lois écologiques générales, les facteurs en jeu étant les mêmes que dans le cas des animaux sauvages. Le nombre de têtes de bétail était limité par la capacité-limite des pâturages, le nomadisme freinait leur surexploitation ; mais déjà se manifestaient des signes d’érosion et une influence profonde des pasteurs sur l’ensemble des habitats. La civilisation européenne, avec ses incontestables bienfaits, a apporté à ces peuples la sécurité tandis que les vaccins préservaient leurs troupeaux des épizooties. Les Vaches restent squelettiques, en dépit des améliorations dues aux savants progrès de la zootechnie, mais ne meurent plus de maladies. Ces mesures sociales, politiques et sanitaires ont eu pour effet de multiplier progressivement le nombre de têtes de bétail et de provoquer le dépassement de la capacité-limite des pâturages.
Les populations humaines augmentaient simultanément, et c’est encore dans le contexte d’une courbe démographique rapidement ascendante qu’il faut placer le problème du surpâturage devenu préoccupant dans la quasi-totalité du monde, à l’exception sans doute des zones tempérées humides.
Modes d’action du surpâturage
L’érosion due au surpâturage résulte avant tout du broutage lui-même. Quand les animaux sont trop nombreux, ils entraînent une dénudation accentuée du biotope, en enlevant plus que la repousse naturelle dans un laps de temps déterminé par le rythme de pâture. Au lieu d’exploiter la poussée de la plante, en quelque sorte son « intérêt », l’herbivore consomme la plante elle-même, c’est-à-dire le capital.
À côté du broutage, le piétinement par les troupeaux constitue lui aussi une cause importante de destruction des pâturages. Maintenu sur des aires limitées, le bétail écrase le couvert végétal et le tranche au ras du sol avec ses sabots relativement coupants. La végétation disparaît ainsi progressivement, surtout au niveau des pistes et des abreuvoirs, et aux environs des kraals où le bétail est parqué la nuit. Ces lieux ne tardent pas à être le siège de phénomènes d’érosion, surtout de ravinements qui s’étendent rapidement sur les terrains avoisinants. On trouve aussi bien en Afrique qu’en Amérique de véritables gorges, profondes de quelque 10 m, qui étaient à l’origine de simples sentiers empruntés par le bétail. En cheminant toujours par la même trace, celui-ci a déterminé un petit ravin par lequel l’eau s’est ensuite engouffrée. L’action combinée du broutage et du piétinement entraîne une diminution sensible de la masse de matière verte. Le taux de recouvrement du sol diminue (pour le Tchad, Gillet (1960) cite un abaissement de 40-50 % à 20 %), le tapis végétal se clarifie. Les plantes deviennent chétives, leur taille étant souvent réduite de moitié, et ne parviennent plus à un développement complet.
À ces effets quantitatifs viennent s’ajouter des effets qualitatifs, entraînant la transformation des habitats, avant tout celle de la composition de la végétation. Le prélèvement des végétaux par les herbivores est toujours sélectif en raison des préférences alimentaires des animaux. Les plantes dédaignées, en particulier celles qui contiennent des principes vénéneux ou celles qui sont dures ou piquantes, prennent ainsi le dessus. Le surpâturage occasionne de profonds remaniements dans les associations végétales, et un appauvrissement de la flore par diminution du nombre des espèces. Dans l’ensemble les plantes vivaces sont éliminées au profit des plantes annuelles à court cycle de végétation, ce qui sur le plan strictement écologique traduit toujours un appauvrissement du milieu48. De plus les plantes annuelles, par suite de leurs caractéristiques biologiques et notamment de leur appareil radiculaire moins développé, protègent moins bien le sol contre l’érosion hydrique49.
On notera que les terres surexploitées par un pâturage abusif sont également sujettes à de graves déséquilibres dans leur peuplement animal, notamment en ce qui concerne les Mammifères de petite taille considérés comme nuisibles ; leur impact dans le milieu conduit à une nouvelle aggravation du mal. Bien que l’on ait souvent tendance à croire que leur pullulation est responsable de la dégradation du milieu, la prolifération de ces « pestes » est en réalité déterminée par la modification de la composition du couvert végétal et du déséquilibre de tout l’écosystème. Les spécialistes nord-américains expliquent ainsi la pullulation des Rats-kangourous (Dipodomys), des Lièvres (Lepus) et des Écureuils terrestres (Citellus), souvent encore aggravée par la destruction des prédateurs capables d’en limiter le nombre50.
Les Insectes profitent également de la dégradation des pâturages, principalement les Sauterelles auxquelles les terres couvertes d’un manteau de courtes graminées et semées de larges plaques nues offrent des conditions écologiques particulièrement favorables. C’est ce qui est observé aux États-Unis, en Asie soviétique, en Australie et en Afrique du Sud où les pullulations de Criquets sont en partie dues au surpâturage.
Ces multiples effets du surpâturage, résultant d’une manière générale d’un grave déséquilibre entre la déprédation par les herbivores et la poussée de la végétation, varient évidemment en fonction de multiples facteurs liés aux caractéristiques physiques et biologiques du milieu. Ils dépendent également de la nature des animaux domestiques qui font l’objet de l’élevage. Les Bovins, les plus exigeants de tous, commettent incontestablement les dégâts les moins graves. Il n’en est pas de même des Chèvres, sur les méfaits desquelles un livre entier serait à écrire. Les Caprins sont en effet à l’origine de la ruine d’une partie du globe, et en premier lieu du Bassin méditerranéen51. Certes quelques agronomes leur attribuent le mérite de lutter contre l’envahissement des pâturages par les buissons (bush encroachment des auteurs anglo-saxons), considérés comme les ennemis des pasteurs. Cette conception constitue cependant une fausse approche du problème. Car la Chèvre, capable de résister à la sécheresse et de rester plusieurs jours sans boire, donc de vivre dans les zones ayant un équilibre très fragile, tond les pâturages jusqu’aux racines qu’elle arrache bien mieux encore que le Mouton ; elle enlève ainsi à la prairie toute chance de se régénérer, d’autant plus que, peu exigeante, elle est même capable de grimper aux arbres pour en dévorer les rameaux quand le tapis graminéen a disparu52.
Certains économistes ont loué ses mérites en insistant sur le fait que la chèvre est capable de se sustenter dans des milieux où aucun autre animal domestique ne peut subsister ; il s’agirait donc, selon eux, d’un merveilleux allié permettant la survie dans des régions que l’homme serait forcé d’évacuer sans ce transformateur des plus pauvres végétaux en substances alimentaires assimilables.
En réalité une telle économie représente un cul-de-sac, étape ultime d’une évolution comportant des stades beaucoup plus prospères. La chèvre est à vrai dire « la fille d’une mauvaise utilisation des sols, en même temps qu’elle est la mère d’une érosion accélérée ». Dans de nombreuses régions du globe, les pasteurs ont d’abord élevé des Bovins, puis au fur et à mesure que le pays se modifiait sous l’effet d’une mauvaise exploitation des terres, ils les remplacèrent par des Moutons ; quand ceux-ci ne purent plus subsister en raison d’une nouvelle aggravation artificiellement provoquée des conditions du milieu, il ne resta plus que le Caprin. Il est facile de s’apitoyer sur le sort des malheureux éleveurs auxquels il ne reste que « quelques pauvres chèvres », hormis dans certaines régions naturellement pauvres où cet animal représente réellement la seule utilisation possible du couvert végétal. Partout ailleurs, cet animal enlève au contraire toute chance de régénération à la végétation. Après la Chèvre il n’y a plus rien ; quand elle meurt de faim, l’homme meurt avec elle. Une utilisation des ressources du sol basée sur la Chèvre représente indiscutablement un des meilleurs exemples d’autodestruction des habitats que l’on puisse imaginer en dépit de toutes les apparences, surtout dès que le nombre des Caprins dépasse la capacité-limite, ce qui est presque toujours le cas dans les zones à climat extrême ou ruinées par suite de l’action de l’homme.
Quelques exemples de surpâturage
Le surpâturage s’est fait sentir dans plusieurs régions du globe53. C’est sans doute dans la région méditerranéenne qu’il est le plus anciennement connu, ses effets venant s’ajouter à ceux du déboisement et d’une mauvaise gestion agricole. L’extension des pacages s’y est faite au détriment de la forêt qui protégeait encore les pentes supérieures des massifs montagneux et où les pasteurs envoyaient en transhumance des troupeaux trop nombreux pour leur habitat. En France, on citera notamment le cas du mont Aigoual dévasté par les industries utilisant le charbon de bois, et dont le reboisement fut empêché pendant longtemps par les abus de pastoralisme. En Espagne, les éleveurs groupés en une puissante corporation favorisée par le pouvoir central au détriment des agriculteurs, la Mesta, imposèrent leur loi pendant des siècles ; les bergers avaient même le droit de faire passer leurs troupeaux à travers les cultures au cours de vastes transhumances groupant des millions de moutons. La nudité des plateaux ibériques, en particulier en Castille, est le résultat de leurs déprédations. Il en est de même des Apennins, en Italie, de la péninsule balkanique et de l’Afrique du Nord, ruinés et sévèrement érodés par suite des abus d’un pastoralisme de plus en plus dévastateur et d’une surcharge chronique en animaux domestiques, surtout en Chèvres.
Le surpâturage a pris plus récemment des proportions considérables aux États-Unis. La colonisation de l’ouest du continent a ouvert les vastes plaines arides à l’élevage ; on y observa un « rush » comparable à ceux que détermina l’or en Californie et en Alaska. Le nombre de têtes de bétail a augmenté rapidement, les éleveurs ayant surestimé les possibilités de pâture de ces régions soumises à un climat extrême, principalement à des sécheresses prolongées ; ces circonstances naturelles, qui ne sont pas à vrai dire des calamités en raison de leur régularité, constituent bien entendu un facteur limitant quant au nombre d’animaux que ces pâturages peuvent supporter. Les éleveurs l’oublièrent. On estime qu’en 1850 il y avait quelque 500 000 Moutons dans l’Ouest ; en 1890, leur nombre atteignait 20 millions. L’État de Wyoming comptait 309 000 Moutons en 1886, et plus de 2,6 millions en 1900, le nombre de Bovins s’abaissant simultanément. Au Montana, les Moutons passaient de 1 à 3,5 millions dans le même laps de temps.
De ce fait l’ouest des États-Unis ne tarda pas à présenter de graves signes d’érosion due au surpâturage. Quand les premiers colons s’y établirent, la capacité-limite s’élevait dans l’ensemble à 112,5 millions d’unités-moutons54 ; en 1930, elle n’était plus que de 54 millions d’unités, mais le territoire nourrissait encore au moins 86,5 millions d’unités d’herbivores domestiques, qui continuaient les ravages occasionnés depuis moins d’une soixantaine d’années d’occupation. Sur quelque 295 millions d’hectares de pâturages, environ 240 millions montraient des symptômes d’érosion et seuls un peu plus de 38 millions se trouvaient dans un état satisfaisant ; 55 % des pâturages avaient perdu plus de la moitié de leur capacité. Les éleveurs de cette partie des États-Unis avaient agi avec une grande légèreté, en oubliant que ces terres, en définitive pauvres, sont fragiles et sujettes à toutes les formes d’érosion consécutives à cette utilisation abusive des sols.
En Iran, d’après des statistiques récentes, il y aurait 27 millions de Moutons, 12 millions de Chèvres et 5,24 millions de Bovins, soit en tout 66 millions d’unités-moutons. Or la surface totale des terrains de parcours est de 40 millions d’hectares, auxquels s’ajoutent 12 millions d’hectares de pâturages forestiers. Comme il faut 2 ha pour nourrir un Mouton par an, la capacité-limite est donc de 26 millions de Moutons, soit bien moins de la moitié du cheptel exploitant actuellement ces territoires. Des raisons administratives, sociales et économiques (traditions tribales, besoins croissants en bétail) font qu’il est impossible de réduire le nombre d’animaux utilisant le couvert végétal, qui se trouve donc soumis au surpâturage (Golesorkhi, colloque « Conservation et restauration des sols », Téhéran, 1960).
Dans l’Inde, entre 1900 et 1940, le nombre de têtes de bétail passa de 84 millions à 147 millions, alors que simultanément les terrains de pâture diminuaient de quelque 19 millions d’hectares (Abeywickama 1963). La forêt de Gir, qui pourtant bénéficie du statut de réserve du fait de la présence du Lion d’Asie, est peuplée de 55 000 têtes de bétail (peut-être plus), alors que la capacité-limite n’est que de 5 000 (un des grands problèmes des réserves indiennes provient d’ailleurs de leur envahissement par le bétail domestique).
L’Afrique peut elle aussi être citée comme exemple d’une mauvaise utilisation pastorale de ses habitats ouverts, entre autres dans sa partie orientale. Tant bien que mal, le milieu naturel jouissait avant la colonisation d’un relatif équilibre avec les animaux d’élevage ; leur nombre se trouvait limité par les épizooties, notamment les trypanosomiases rendant l’élevage précaire dans des aires immenses, vastes réserves naturelles ainsi protégées par les Tsé-tsé55. La colonisation européenne a changé cet état de choses, ce qui, joint à l’augmentation de la population autochtone, a entraîné une prolifération excessive des troupeaux et une surcharge des pâturages, eux aussi soumis à des variations climatiques très importantes, principalement à des sécheresses prononcées. Le surpâturage, avec tout son cortège de facteurs d’érosion, a un peu partout produit une réduction de la valeur et de l’étendue des pâtures. La multiplication artificielle des points d’eau a été à elle seule une cause de déséquilibre profond. Jusqu’à des temps très récents, le nombre d’abreuvoirs disponibles en saison sèche limitait strictement l’importance des troupeaux. Les services compétents des puissances colonisatrices se sont efforcés alors de creuser de nouveaux puits, augmentant ainsi les ressources hydriques et permettant une augmentation numérique du bétail. Mais si l’eau était moins rare, la nourriture restait au même niveau, et constituait encore un facteur limitant vis-à-vis d’une population d’herbivores devenue trop importante. Le même déséquilibre existe d’ailleurs en ce qui concerne les grands mammifères sauvages en un certain nombre de réserves, où l’on a créé artificiellement des retenues d’eau par barrages. Un plus grand nombre d’animaux boit à satiété, mais ne peut trouver à s’alimenter, ce qui limite toujours leur nombre, en augmentant la pression sur les pâturages. La création de points d’eau n’est justifiée que dans les seules régions où la quantité de ce précieux liquide est vraiment le facteur limitant, et ce n’est que rarement le cas ; quantité d’eau et quantité de nourriture sont toujours liées, sauf dans des cas particuliers.
Les exemples de surpâturage pourraient être multipliés à travers toute l’Afrique. Au Kenya, on estimait que la région du Suk pouvait supporter 20 000 têtes ; or en 1935 déjà, il y avait 38 000 Bovins, et 150 000 Ovins et Caprins. Dans la région de Machakos, au sud-est de Nairobi, il y avait un Bovin et deux Chèvres à l’hectare, alors que 20 ha de pâturage auraient été nécessaires pour les nourrir. L’ensemble des territoires occupés par les Masaï présente d’incontestables signes d’érosion due au surpâturage, consécutif aux changements dans le genre de vie de ces pasteurs. Rien qu’au Kenya, en 1961 les Masaï possédaient 973 000 têtes de Bovins, 660 000 Chèvres et Moutons et un très grand nombre d’Ânes ; la sécheresse accentuée qui sévit cette année-là en tua les trois cinquièmes d’après certaines statistiques.
La situation est au moins aussi grave dans certaines parties de la République d’Afrique du Sud, où notamment les native reserves sont très sévèrement érodées par suite d’une mauvaise gestion pastorale, entre autres une surcharge en Chèvres et en Moutons. Dans certains territoires, on estime que 75 % de la surface du sol sont affectés par l’érosion consécutive.
Depuis quelques années, l’opinion publique mondiale s’émeut des tragiques conséquences de la sécheresse à travers les savanes sahélo-soudaniennes qui s’étirent du Sénégal à l’Éthiopie. Inutile de rappeler les pertes subies par les pasteurs, dont les troupeaux sont réduits de 60 %, parfois de plus, et les conséquences socio-économiques parmi lesquelles le reflux des populations vers le sud, le plus souvent vers des villes où elles sont parquées dans des camps de réfugiés ou des bidonvilles. Bien sûr il s’agit d’un événement naturel provoqué par des anomalies climatiques planétaires, qui se répétèrent déjà à plusieurs reprises au cours de la période historique. Mais l’homme en aggrava les conséquences par les effets d’un surpâturage devenu traditionnel, encouragé d’abord par les anciennes puissances colonisatrices, puis par des organismes internationaux et des œuvres charitables, aussi généreuses que mal informées des pratiques de l’écologie. Du Sénégal à la mer Rouge, le désert n’est pas loin. Son avance est un phénomène géologique qui se poursuit comme une lente agonie de quatre millénaires. Mais les hommes peuvent ralentir ou accélérer le processus en fonction de leur gestion des sols et des pâturages. Le mécanisme du cycle infernal a été démontré dans les régions arides du nord-ouest de l’Inde, d’un équilibre climatique fragile, mais naguère le siège de civilisations prospères, et jadis nettement plus humides, comme en témoigne l’analyse paléobotanique. L’atmosphère y a encore une teneur en vapeur d’eau équivalente à celle des forêts humides des tropiques, et pourtant les pluies sont rares et mal distribuées dans l’année. Cette situation s’explique par la densité des poussières en suspension dans l’air, arrachées par les vents sur des terres soumises à un surpâturage intense. Plus l’homme appauvrissait la végétation en la livrant à la dent de ses troupeaux, moins il pleuvait par suite de la modification des conditions atmosphériques et de la diminution des condensations au niveau du tapis végétal. Le même enchaînement implacable conduisit les savanes africaines à leur état actuel en accélérant un processus naturel redoutable. L’homme ne peut être tenu pour complètement innocent de l’avancée de faux-déserts, du Sénégal à l’Éthiopie, de l’Arabie à l’Inde (voir notamment R. A. Bryson, in N. Polunin (dir.), The Environmental Future, Londres, 1972, et Cloudsley-Thompson, Env. Cons., 1974).
En Afrique, comme dans bien d’autres régions du monde, le problème de l’exploitation pastorale doit donc être repensé avec beaucoup de soin si l’on ne veut pas ruiner les terres d’une manière définitive. Les solutions, adaptées aux conditions écologiques du milieu et aussi à l’ambiance psychologique des pasteurs, consistent avant tout en une amélioration de la qualité du bétail, problème auquel se sont attachés les zootechniciens avec d’indéniables succès ; l’amélioration des pâturages par l’acclimatation de nouvelles espèces herbacées surtout graminéennes, par la réglementation des feux courants et de l’ensemble des pratiques pastorales, doit être poursuivie sans relâche. Il convient surtout de réduire le nombre des animaux et de le proportionner à ce que les pâturages peuvent réellement supporter. Une restauration des terres surpâturées est en cours dans certaines régions. Il est à souhaiter que ces efforts réussissent, faute de quoi une des plus belles richesses agricoles serait compromise d’une façon peut-être irrémédiable.
Nous avons déjà remarqué que les Ongulés sauvages constituent de bien meilleurs utilisateurs du couvert végétal que les animaux domestiques importés par l’homme. La charge en mammifères herbivores sauvages est en général plus forte que celle en bétail, sans que les terres présentent de signes d’érosion. Ces constatations ont donné l’idée d’utiliser le grand gibier comme transformateur des ressources végétales en procédant à l’aménagement de la faune et au game cropping. Ce sont là des points importants, très récemment acquis, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir, particulièrement dans le cas de l’Afrique. L’exploitation rationnelle de la faune sauvage, mieux adaptée à son milieu que le bétail domestique, peut constituer la solution à la mise en valeur des zones marginales, en préservant la faune et les habitats, tout en assurant à l’homme un rendement économique – et surtout les précieuses protéines animales qui font défaut dans de nombreuses régions tropicales du globe.
6. Mauvaises pratiques agricoles
La terre n’était pas un capital, mais une occasion de spéculer, non un trésor, mais une simple mine à épuiser. C’était l’histoire d’une terre féconde, mal exploitée, assassinée par négligence, ignorance ou cupidité.
Louis Bromfield
La mise en culture, venant après le défrichement et le déboisement, vient souvent achever la destruction des habitats. Les mauvaises pratiques culturales, qui ont pour effet d’accélérer d’une manière catastrophique les processus d’érosion, peuvent ainsi conduire à la ruine totale d’un pays.
Si l’on envisage la mise en culture sous l’angle strictement écologique, on constate que cette transformation a pour effet de simplifier à l’extrême l’ensemble de l’écosystème, en remplaçant les multiples espèces constituant les associations végétales primitives par un nombre très réduit d’espèces « domestiquées ». L’énergie solaire qui tombe sur une aire donnée est donc captée et transportée le long d’une seule voie ; elle est convertie en une production agricole unique, ce qui implique a priori un très mauvais rendement écologique. Les chaînes alimentaires sont simplifiées à l’extrême. Selon une loi générale, cette réduction a pour effet de sensibiliser l’habitat, auquel sont enlevées la plupart de ses défenses. Cela ne signifie cependant pas ipso facto que la fertilité naturelle se trouve détruite. De sages pratiques culturales, en transformant les sols, peuvent souvent leur conférer une fertilité acquise, tout en assurant la stabilité à un milieu artificiellement créé par l’homme. Le « rendement » écologique peut être très satisfaisant, bien que l’économie soit orientée dans un sens anthropique.
Ainsi en Europe occidentale et moyenne, les sols bruns et les sols lessivés sont parmi les meilleurs en vue d’une utilisation agricole. Le labourage a eu pour effet de mélanger les horizons et de créer une terre arable stable, dont la fertilité et la structure sont sans cesse entretenues et même améliorées par la fumure et par les amendements (chaulage, marnage). Des pratiques agricoles complexes, la rotation des cultures selon un rythme adapté aux différents milieux, une économie agricole mixte où l’élevage tient une place importante, le maintien d’une mosaïque de milieux différents, d’où résultent une grande diversité de biotopes et un aspect harmonieux du paysage, ont permis à l’homme non seulement de conserver la fertilité de ces sols, mais même de l’accroître dans une proportion importante au cours des siècles.
Des pratiques similaires ont permis aux premiers colons européens arrivés en Amérique du Nord d’établir des cultures semblables dans le nord-est des États-Unis en utilisant des sols du même type et en parvenant à des stades d’évolution des sols d’une grande stabilité.
Les zones à chernozem (ou tchernoziom), couvertes à l’origine d’une végétation steppique dense, à la couche supérieure noire, très épaisse, riche en matières organiques, ont elles aussi été converties en riches terres de culture, tant que les pratiques ont été conservatrices. Les steppes et les savanes couvertes à l’origine de formations végétales basses sont cependant beaucoup plus fragiles que les sols forestiers et exigent de grandes précautions pour conserver leur fertilité.
Les pays de longue tradition agricole ont su maintenir leur prospérité. C’est le cas de l’Europe occidentale et moyenne, ainsi d’ailleurs que de certaines régions asiatiques de basse altitude : en dépit d’une population depuis longtemps déjà nombreuse, une utilisation savante des terres et de tous les déchets employés comme engrais et des pratiques culturales qui s’apparentent au jardinage ont permis d’atteindre des rendements inégalés dans le monde entier. Dans les rizières, il n’y a d’ailleurs pratiquement aucune érosion, seules les particules les plus fines étant entraînées par les eaux à faible débit dans lesquelles elles sont en suspension56.
Notons enfin que dans les régions tropicales, tant que la densité de la population humaine s’est maintenue en dessous d’un certain niveau et tant qu’il ne s’est agi que d’une économie de subsistance, la culture itinérante a permis une exploitation agricole satisfaisante et conservatrice, à une condition : la rotation accélérée des parcelles. Quand le défrichement et la mise en culture sont suivis d’une période d’exploitation agricole assez courte pour ne pas épuiser le sol, le couvert naturel se régénère rapidement et la fertilité retrouve son niveau primitif. Malheureusement le paysan ne quitte le plus souvent la terre que quand celle-ci est ruinée et il faut alors des dizaines d’années pour reconstituer une fertilité. Les sols tropicaux sont dans l’ensemble pauvres et très fragiles en dépit des apparences et de la luxuriance de la végétation naturelle qui les recouvre parfois. La dispersion des agrégats et la perte de leurs constituants par l’érosion, surtout par le ruissellement consécutif aux pluies torrentielles, peuvent ruiner en quelques années, voire en quelques mois, une structure qui a mis des siècles à se former. La mise en culture après défrichement puis un long temps de repos en jachère préservent dans certains cas au moins le sol avant que les cultures vivrières ne l’aient épuisé ; ce cycle permet la reconstitution du couvert végétal et de la structure même du sol. Cette pratique culturale s’est rapidement soldée par des catastrophes dès que la pression démographique s’est accentuée ; la ruine de diverses régions du globe à fort relief en fut la triste conséquence.
Des changements profonds ne tardèrent cependant pas à se produire quand au courant du siècle dernier se dessina une véritable révolution agricole. Simultanément l’homme découvrit la richesse des vastes étendues herbeuses que sa conquête pacifique ou guerrière lui ouvrait ; il mit au point le machinisme agricole ; et il se lança dans des cultures industrielles, abandonnant le vieil artisanat paysan, fruit de longs siècles de perfectionnement et de traditions, qu’il jugeait inutile ou dépassé. Les sols de steppe possèdent à l’état naturel une structure se rapprochant de celle des sols cultivés, alors que les sols forestiers mettent longtemps à l’acquérir. Aussi les agriculteurs abandonnèrent-ils les procédés conservateurs qui avaient fait leurs preuves, aucun obstacle pédologique ne venant gêner leur action. Par ailleurs la machine agricole faisait son apparition, permettant l’exploitation de vastes surfaces avec une main-d’œuvre spécialisée, mais réduite, tout comme dans l’industrie ; elle supplante les animaux de trait qui exigent le maintien de pâturages et de cultures fourragères, créant, avec les céréales, des ensembles bien équilibrés. Lorsque l’homme découvrit les possibilités agricoles des vastes étendues steppiques, la culture prit des proportions industrielles. Cet ensemble de circonstances plus ou moins liées entre elles aboutit à cette monstruosité écologique : la monoculture, qu’il faut considérer dans la plupart des cas comme un des fléaux de l’agriculture moderne, quand on l’envisage dans son contexte économique et politique. Certes dans l’absolu, et sur un plan strictement biologique, on peut assurer la pérennité du rendement en ne cultivant qu’une seule plante à condition de protéger le sol, et de lui restituer les débris de culture (principale source du maintien du stock de matières organiques) et les éléments enlevés (en y répandant des engrais appropriés). Mais cela n’est que rarement possible et de ce fait cette pratique culturale a pour effet d’appauvrir le sol cultivé et de faire peser toute la pression de la culture sur certains éléments minéraux et organiques déterminés57. La polyculture au contraire, avec son inévitable corollaire, la rotation des cultures (parmi lesquelles des cultures enrichissantes, Légumineuses, par exemple), permet d’exploiter à tour de rôle toutes les possibilités du sol en lui accordant des périodes de repos. De plus, de nombreuses cultures, notamment celle des céréales, ont le grave défaut de laisser le sol découvert pendant une bonne partie de l’année, sans aucune protection végétale contre l’érosion éolienne et hydrique, et accentuant considérablement le dessèchement de la terre exposée nue au rayonnement solaire et à l’action du vent. Même pendant le temps de végétation, la strate unique formée par la plante cultivée n’assure pas une protection aussi efficace qu’un système plus complexe, a fortiori qu’une association végétale naturelle. Aucun amendement ou fertilisant ne fut employé au début, et même encore actuellement souvent seuls des engrais chimiques sont répandus (les engrais naturels ne sont pas toujours disponibles dans les régions livrées à la monoculture, d’où les animaux domestiques ont presque disparu). Or si les engrais chimiques restituent au sol les éléments minéraux mobilisés par les plantes cultivées, ils ne lui donnent pas les substances organiques dont il a besoin pour conserver sa structure, de la sorte irrémédiablement brisée (fig. 37).
La richesse des terrains steppiques fit croire à l’homme que celle-ci était inépuisable. En réalité ces déplorables pratiques aboutirent à la ruine de régions pourtant à nette vocation agricole.
L’exemple le plus classique de cette dégradation des sols menant à de graves problèmes économiques et sociaux se rencontre dans les grandes plaines des États-Unis, ouvertes à une exploitation irraisonnée à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quand arrivèrent les colons venus de la zone forestière de l’est du continent nord-américain (ce fut, rappelons-le, l’époque de la destruction systématique des troupeaux de Bisons).
On extirpa donc le couvert végétal naturel, surtout graminéen, pour le remplacer par des champs de céréales et de Maïs, dont le pouvoir protecteur vis-à-vis du sol est très réduit. La mise en culture commença aux environs de 1880 et fut favorisée par une période de pluies abondantes. Mais à partir de 1890 débuta une période de sécheresses prolongées, comme cette région au climat irrégulier en connaît fréquemment. Beaucoup de fermiers quittèrent la région. Au début de ce siècle, les cultures reprirent, en bénéficiant à nouveau d’une plus grande abondance de précipitations. Avec des vicissitudes très diverses, l’exploitation agricole prit de l’extension, notamment pendant la Première Guerre mondiale et au cours des années suivant les hostilités, en raison de la pénurie de denrées alimentaires.
Fig. 37. Extension de l’érosion aux États-Unis. La carte ne mentionne que les zones les plus sévèrement dégradées ; en fait une bien plus grande superficie du territoire présente des signes de dégradation, sauf dans la partie la plus orientale. Remarquer l’énorme étendue où sévit l’érosion éolienne aux confins du Kansas, du Texas et de l’Oklahoma, formant le Dust Bowl si tristement célèbre pour les tempêtes qui en ont emporté le sol. D’après Bennett, 1939, simplifié.
En 1931, au moment de la fameuse dépression économique américaine, survint une terrible sécheresse qui se prolongea les années suivantes. Le sol desséché, complètement dégradé, privé de toute protection végétale, se convertit en une poussière impalpable que le vent emporta dans ses tornades. Le 12 mai 1934 notamment restera un jour de deuil dans les annales de l’utilisation des terres, car les grandes plaines furent le théâtre d’un cataclysme sans précédent dans l’histoire américaine. Des vents arrachèrent en effet avec une particulière violence les terres réduites en poussière d’une vaste zone s’étendant sur le Kansas, le Texas, l’Oklahoma et la partie orientale du Colorado, et les entraînèrent vers l’est en nuages noirs, leur faisant traverser les deux tiers du continent américain. Une partie s’abattit sur l’est des États-Unis, venant obscurcir le ciel de Washington et de New York ; une autre fut emportée vers l’Atlantique. La région d’où cette terre avait été enlevée, appelée dès lors le Dust Bowl, fut le siège d’une érosion éolienne dont les méfaits se répétèrent à maintes reprises au cours de cette période. Les tornades chargées de poussières couvraient couramment des distances de l’ordre de 1 000 km, sur un front de 500 km, et transportaient les particules arrachées jusqu’à 3 000 m d’altitude. Certaines d’entre elles s’étendant sur 450 000 km2 ont transporté plus de 2 000 millions de tonnes de sol. Le vent enlevait jusqu’à 25 cm de sol superficiel. La poussière, en venant s’abattre sur d’autres régions, y provoquait de nouveaux dégâts, en recouvrant la terre arable, les routes et les habitations58. Ces événements constituèrent une des plus grandes catastrophes économiques dont l’origine n’est à chercher que dans l’action de l’homme en opposition avec les lois naturelles les plus élémentaires. Des millions d’hectares furent ainsi ruinés, et les fermiers eurent à faire face à de graves problèmes de réemploi, d’autant plus difficiles à résoudre que les États-Unis traversaient alors une grave crise économique.
Devant cette menace, le gouvernement créa le service de Conservation des sols59, un modèle du genre, qui se mit à l’œuvre en remettant les districts ravagés en herbages et en commençant une lente restauration des sols, favorisée par un retour des pluies à partir de 1940. Pendant la Seconde Guerre mondiale, une demande accrue en produits agricoles et la montée corrélative des prix firent que ces terres fragiles furent à nouveau mises en culture. En 1950 commença une nouvelle période aride et la catastrophe se renouvela, sans avoir toutefois les mêmes conséquences économiques. Les dégâts, d’abord moins importants, furent ensuite aggravés par des pluies diluviennes survenant à partir de 1957, immédiatement après la sécheresse, charriant des torrents de boue et laissant la roche à nu sur de larges surfaces, en enlevant tout espoir de régénération des sols. Il est à souhaiter que les fermiers comprennent cette fois la terrible leçon et ne ravagent plus leurs terres par une surexploitation néfaste, et avant tout par la monoculture. Cela ne semble cependant pas être le cas, car en 1965, le Dust Bowl était à nouveau desséché après deux années de pluies déficientes ; 110 000 ha de terres à Blé étaient ravagés rien qu’au Texas. Il faut cependant remarquer que depuis cette époque une sage gestion des terres a permis de restaurer une bonne partie des zones livrées à l’érosion éolienne. La construction de nombreux barrages, notamment dans l’Oklahoma, a régularisé la rivière Arkansas par un système d’écluses et de réservoirs, de manière à rendre ce cours d’eau accessible à la navigation maritime et à accroître le potentiel économique de ces districts. Ces mesures ont d’ores et déjà permis de stabiliser le milieu en redonnant des ressources à des populations longtemps ruinées par de graves erreurs écologiques.
L’homme moderne commit des erreurs tout aussi graves sous les tropiques, où son irruption bouleversa les structures économiques existantes. Les cultures vivrières indigènes furent modifiées, parfois d’une manière heureuse, mais souvent aussi de la manière la plus détestable. L’instauration dans certaines régions d’une « économie prédatrice » – la Raubwirtschaft des auteurs allemands – est bien plus grave encore ; après avoir ravagé la nature sauvage, pillé les forêts et massacré les animaux, l’homme civilisé voulut aussi violer la terre, avec le seul profit immédiat en vue. Leurré par le mirage de la richesse des terres chaudes, il installa des cultures industrielles aux produits destinés à l’exportation, sans aucun profit pour l’équilibre biologique du pays, auquel aucun élément n’était restitué. Nous ne pouvons analyser ici les multiples facteurs à l’origine de la dévastation des terres chaudes par les vastes entreprises qui s’abattirent avant tout sur l’Afrique60, mais également sur l’Amérique latine et le Sud-Est asiatique. Par ignorance et par cupidité, les plus graves dégradations du sol en résultèrent immédiatement. La monoculture en fut une des causes les plus importantes parmi tant d’autres, surtout dans les régions de savanes ou à la limite savane-forêt. Le Café61, l’Hévéa, le Coton, le Thé, furent cultivés à grande échelle, sur des surfaces sans cesse croissantes. Ailleurs ce fut l’Arachide62, le Tabac, et le Pyrèthre responsable de la dégradation de vastes superficies en Afrique orientale et au Congo, une des plantes les plus dangereuses pour les sols qu’elle épuise et laisse sans protection (comme toutes les cultures sarclées).
Certains vastes projets sont à incriminer en raison de l’ampleur de la transformation des habitats et de la mécanisation outrancière, conditions primordiales de leur rentabilité. On citera notamment les plans d’aménagement du Nyari, au Congo ; de Séfa, en Casamance ; et Ground nut (= Arachide) Scheme de Tanzanie63, un des plus retentissants échecs de l’après-guerre. On n’a réussi à poursuivre ces projets qu’en changeant complètement les procédés d’exploitation et en abandonnant leurs buts premiers, qui n’étaient viables ni économiquement ni « biologiquement ».
Beaucoup serait à dire sur les pratiques culturales, souvent déplorables, comme le fut en particulier l’arrachage systématique de tous les végétaux « parasites » dans les plantations de type européen, afin de supprimer la compétition entre la plante cultivée et les « mauvaises herbes ». On laisse ainsi le sol à nu sous les plantes cultivées – souvent des arbres ou des arbustes –, le livrant à l’érosion pluviale et à une dessiccation accélérée. Dans les plantations indigènes le sol est au contraire encombré des plantes les plus diverses laissées sur place par l’exploitant sans doute par suite d’un penchant au « laisser-aller », mais peut-être aussi par suite de la connaissance instinctive d’une loi écologique élémentaire. Les colons ont depuis reconnu leur erreur et les agronomes ont établi une longue liste de plantes de couverture, qui avec celles faisant l’objet de l’exploitation reconstituent un semblant de système naturel.
Nous ne pouvons faire ici le procès complet des méthodes culturales utilisées par les planteurs établis sur les terres chaudes, après leur colonisation soit par des émigrants venus d’Europe (par exemple en Afrique) soit par des nationaux (par exemple en Amérique du Sud). D’autant plus que la situation est incroyablement complexe, les données du problème variant à l’infini suivant la nature du milieu. Certaines de ces colonisations furent de complets succès sur le plan agronomique, parmi lesquelles il faut signaler les grandes fermes des régions élevées de l’Est africain. Dans les « White Highlands » du Kenya, les colons britanniques, en bénéficiant d’un climat très favorable en raison de l’altitude, ont établi des cultures prospères, qui assurent une bonne partie des revenus de ce pays (85 % des exportations agricoles, surtout du Café, du Thé et du Sisal). Ils ont certes profondément transformé les habitats naturels, cette partie de l’Afrique ressemblant maintenant à l’Europe ; mais ils en ont fait des terres stables à haute productivité et aucun « protecteur de la nature » ne peut faire des objections sérieuses à ces transformations de la nature sauvage. Cela s’applique à d’autres parties de la zone intertropicale.
Mais ailleurs l’irruption des hommes de civilisation occidentale a été extrêmement nuisible. Refoulant parfois les autochtones et les convertissant en ouvriers agricoles64, ou s’installant à côté d’eux en transformant les zones demeurées vierges ou peu modifiées, les planteurs exploitèrent industriellement les terres, en vue d’un profit immédiat. Cette exploitation au jour le jour n’a pas encore cessé ; l’extension des cultures du type industriel continue souvent à se faire de la manière la plus irraisonnée. Souvent, derrière les déclarations généreuses se cachent encore des intérêts sordides, et le désir de s’approprier des terres et de les exploiter sans souci du lendemain.
Les différences dans la vitesse d’érosion entre les terres cultivées selon les méthodes traditionnelles africaines et les procédés industriels modernes apparaissent nettement dans un exemple décrit par Fournier (Contribution à l’étude de la conservation du sol en AOF ; non publié) et concernant la culture de l’Arachide en Moyenne Casamance (à Séfa, près de Sédhiou). Deux champs expérimentaux identiques ont été aménagés, l’un cultivé selon les procédés indigènes, l’autre aménagé en vue de la culture mécanisée : défrichement mécanique de la forêt, extirpation des grosses souches, rootcuttage systématique (passage d’une lame droite à 20 cm de profondeur), ratissage. Après un assolement de 4 ans, l’érosion dans les deux parcelles était la suivante :
(I = jachère en culture indigène ; II = riz en culture mécanisée)
On constate que le ruissellement est nettement supérieur dans la parcelle cultivée mécaniquement (diminution de la perméabilité, obturation de la porosité), et surtout que la perte en sol est beaucoup plus importante pour la culture industrielle. L’érosion moyenne annuelle pour l’ensemble de l’assolement a en effet enlevé 772 t par km2 dans la parcelle cultivée selon les procédés indigènes ; et 1 623 t pour la culture mécanisée. Cela s’explique par les effets du défrichement qui provoque une diminution de la cohésion du sol et une dégradation de sa structure, et par l’action des travaux mécaniques qui chaque année mettent le sol en état de moindre résistance. La culture qui « remue » moins le sol provoque bien entendu une perte en terre plus faible. Sans doute observe-t-on un meilleur rendement de la culture mécanisée (1 840 kg/ha d’Arachides contre 970 kg/ha) ; mais il n’est pas sûr que cette augmentation de la production se justifie à la longue, sachant qu’elle entraîne une érosion accélérée des sols, au détriment de la pérennité de leur productivité.
Il faut dire que lorsque l’homme moderne de civilisation occidentale pénétra dans les terres tropicales – certaines véritablement inoccupées comme une bonne partie de l’Afrique et comme la quasi-totalité de l’Amérique latine – il n’avait pas de connaissances scientifiques et techniques suffisantes (pas plus que lorsqu’il se lança dans l’exploitation agricole des grandes plaines de l’Amérique du Nord). Dans certains cas, il crut de bonne foi que les méthodes culturales qui avaient fait leurs preuves dans les zones tempérées pouvaient être appliquées. Depuis, nos connaissances ont fait des progrès énormes ; sous l’impulsion des gouvernements intéressés ont été fondés des instituts de recherches agronomiques dont les résultats constituent maintenant une impressionnante masse de documentation. L’application des données acquises par la science a permis de redresser des situations compromises et de mettre en valeur sur des bases saines des territoires jusqu’alors demeurés à l’abri de l’industrie humaine.
Tout est-il pour le mieux dans la recherche scientifique appliquée à l’agriculture tropicale et ses applications ? Certes non. Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ce qu’écrivait en 1944 J. P. Harroy dans son livre Afrique, terre qui meurt (p. 377) : « la science agronomique tropicale, comme quelques-unes de ses pareilles d’ailleurs, a jusqu’ici dû s’attacher à rechercher plutôt une amélioration qualitative et quantitative de la production que des normes de gestion parcimonieuse des fonds cultivés. À peu d’exceptions près, les colonisateurs préfèrent voir les crédits que leur collectivité octroie aux chercheurs amortis à bref délai par un surcroît de bénéfices commerciaux, plutôt que d’attendre l’heure lointaine où cet amortissement se traduira par la possibilité de poursuivre fructueusement une exploitation qui, sinon, eût périclité ou se fût même complètement arrêtée. » Si la situation politique a changé à travers l’Afrique à l’heure actuelle, les problèmes économiques sont restés les mêmes ; ils se sont même aggravés en se déplaçant. Les nouvelles nations africaines recherchent désespérément les fonds qui leur sont réellement nécessaires dans l’immédiat. Il est à souhaiter qu’elles ne sacrifient pas leur futur au présent, en mettant inconsidérément en culture par des procédés inadéquats des terres dont le rendement immédiat se ferait au détriment de la fertilité de demain. Le vrai drame de l’Afrique est là, bien plus que dans l’impécuniosité actuelle des nouveaux États indépendants. Cela est également valable pour les autres parties du monde, qualifiées de « sous-développées » ou de « en voie de développement ».
Avenir de la mise en culture
Nous ne ferons qu’une brève allusion à cette importante question, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Devant les graves dévastations dont s’est rendu coupable l’agriculteur comme le pasteur, l’homme s’est interrogé sur les pratiques culturales à adopter pour restaurer les sols dégradés, puis maintenir et accroître leur rendement agricole. Sans entrer dans le détail, beaucoup de découvertes ont été faites, notamment dans le domaine de l’économie chimique des sols ; l’agronomie est devenue une science complexe, comme toutes les sciences biologiques. Les techniciens du XXe siècle n’en ont pas moins souvent fait appel à des méthodes séculaires.
Certaines de ces mesures relèvent des techniques de l’ingénieur. Parmi elles figurent en particulier les cultures en terrasses et en banquettes. Les premières visent à fractionner un long versant en une série de plans culturaux successifs limités par des fossés interceptant l’eau. Les secondes s’apparentent aux systèmes employés très anciennement en Asie, dans le Bassin méditerranéen et dans les Andes. Elles entraînent des travaux gigantesques, évitant l’érosion en fractionnant la montagne qui, de plan incliné, devient escalier.
Le labourage en sillons suivant les courbes de niveau part du même principe et évite de transformer chaque trait de charrue dirigé selon la ligne de plus grande pente en l’amorce d’un petit ravin devenant un torrent à chaque pluie. La lutte contre le ravinement et la reconquête des ravins déjà formés impliquent des travaux de soutènement souvent importants précédant la reconstitution du couvert végétal.
D’autres sont chimiques et visent à rétablir un équilibre dans le sol en lui apportant les éléments minéraux et organiques que lui enlèvent les produits de culture. Cela est particulièrement important en ce qui concerne l’équilibre azoté, nécessaire à assurer aux produits agricoles de hautes teneurs protéiniques (celles-ci sont réduites dans des proportions inquiétantes dans les terres érodées). Il en est de même de certains sels minéraux (potassium et calcium) et des oligoéléments.
D’autres enfin sont biologiques et tendent à rétablir une situation se rapprochant d’un équilibre naturel. Il est d’ailleurs à constater qu’elles prennent le pas sur toutes les autres à l’heure actuelle. La monoculture stricte appartient déjà au passé et partout tend à disparaître au profit d’une économie agricole mixte. La pratique de l’assolement est reprise par les agriculteurs modernes, notamment aux États-Unis où la culture en bandes alternantes (strip cropping) est pratiquée sur une large échelle, faisant alterner la culture de céréales et celle de plantes assurant une bonne protection du sol, en particulier la remise en herbage, selon une rotation régulière. Il est à ce point de vue plaisant que les technocrates de l’agriculture aient ainsi redécouvert des méthodes culturales qui ont fait leur preuve il y a des siècles en Europe. D’autres plantes sont cultivées pour protéger le sol contre l’action des rayons du soleil et du dessèchement si intense sur le sol nu.
La lutte contre l’érosion éolienne est également entreprise en s’arrangeant pour que le sol soit dans la mesure du possible toujours recouvert d’une couche de débris végétaux (paillage, mulching, culture de plantes de couverture constituées de Graminées pouvant se maintenir en saison sèche).
Le maintien de haies, de rangées d’arbres disposées en brise-vent et de talus fait également partie de la défense des sols. Les expériences de remembrement nécessaire dans certains pays européens du fait du morcellement des parcelles, mais poussé à l’extrême et sans études agronomiques et écologiques approfondies, se sont souvent soldées par des échecs. La destruction des haies a abandonné les terres à l’érosion éolienne et à un dessèchement excessif. La suppression des talus entraîne une érosion hydraulique accélérée et une perturbation de l’équilibre général des eaux. Haies et boqueteaux sont par ailleurs favorables à la conservation des animaux, Insectes et Oiseaux entre autres, parmi lesquels beaucoup sont « utiles » à l’agriculture. Dans le bocage, les pullulations de Rongeurs déprédateurs sont inconnues, alors qu’elles sont fréquentes dans les zones transformées. Le maintien de la diversité du paysage rural ne se justifie pas seulement par des raisons esthétiques, mais aussi par la recherche du rendement agricole optimal, compte tenu de la nature du sol et des conditions climatiques.
On maintient par ailleurs des zones couvertes de forêts, naturelles ou artificielles, pour protéger les bassins supérieurs des cours d’eau. On réalise ainsi un équilibre agro-sylvo-pastoral, en divisant le territoire en lots dont chacun a une affectation particulière. Cela revient en somme à rétablir un semblant d’équilibre naturel entre les formations fermées et les formations ouvertes, dont certaines sont dévolues à la culture, d’autres à l’élevage, en fonction de la nature de leur sol et selon une rotation propice à la fois à un haut rendement agricole et à la conservation des sols. L’homme s’aperçoit une fois de plus qu’il n’a pas intérêt à briser entièrement les équilibres naturels, et que la meilleure manière d’assurer une haute productivité est d’aménager la nature et non pas d’en violer les lois.
Cela est bien entendu valable aussi pour les régions tropicales où des précautions toutes particulières doivent être prises pour protéger un sol généreux, mais fragile. Là encore l’homme doit s’inspirer de la nature pour établir un milieu, artificiel sans doute, mais très complexe, se rapprochant ou mimant la nature sauvage. La monoculture et la culture industrielle sonneraient le glas des sols tropicaux qui ne peuvent être protégés que par des associations végétales complexes et des procédés culturaux adaptés aux conditions du milieu65.
Notons enfin que l’homme commence à comprendre que la meilleure manière de tirer parti de la nature ne consiste pas toujours en un défrichement et une destruction des habitats naturels, suivis de mise en culture. Il faut tenir compte de la vocation propre des terrains, et beaucoup n’ont pas, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, de vocation agricole. Contrairement à ce que l’on a pensé avec grande légèreté, tous les terrains ne peuvent pas être exploités de la même manière en vue d’une production agricole déterminée. Les principes de l’utilisation des sols sont beaucoup plus complexes.
L’agriculture moderne s’est prise pour une industrie ; elle a de ce fait oublié qu’elle dépendait de phénomènes vitaux, réglés par des lois strictes et universelles auxquelles l’homme ne peut échapper. Même sa matière première principale, le sol, est vivante et sujette à des modifications en grande partie incontrôlables. Les grandes catastrophes qui ont ravagé ou ravagent encore le monde actuel résultent de cet oubli. La faim des hommes ne sera pas apaisée par le viol de la terre.
7. Érosion et régime des eaux
Il est difficile de donner une idée de la désolation des régions les plus exposées aux ravages du torrent et de l’inondation […]. En traversant de tels paysages, il est difficile de résister à l’impression que la nature a jeté un sort d’une stérilité et d’une ruine perpétuelles sur ces déserts sublimes mais effroyables ; il est difficile de croire qu’ils furent un jour, et seraient encore sans la folie de l’homme, bénis de tous les avantages naturels que la Providence a accordés aux régions les plus favorisées.
George P. Marsh
Au problème de l’érosion accélérée est intimement lié celui du régime des eaux, qui se trouve profondément modifié dans les zones dégradées par l’homme. L’eau est, en valeur absolue, inépuisable à la surface du globe. Mais entre certaines limites, ce n’est pas tant son abondance que la régularité de son cycle qui conditionne la fertilité d’une région. Les civilisations naissent et prospèrent dans un certain sens d’une heureuse gestion du capital hydrique. Si l’on se rappelle les exemples des grandes civilisations du Proche-Orient, on constate qu’elles sont nées à la lisière des déserts, rendus féconds par l’homme grâce à une maîtrise des eaux venues des montagnes voisines. La ruine de ces civilisations a été en grande partie déterminée par l’érosion de montagnes ne fonctionnant plus comme récepteurs et accumulateurs hydrauliques. Les vestiges des grandes villes de l’Asie occidentale et du nord de l’Afrique le suggèrent d’une manière péremptoire ; des exemples similaires se retrouvent en Asie orientale et en Amérique centrale et du Sud.
Ces drames de l’époque historique sont en train de se renouveler sous nos yeux dans certaines régions du globe, en conséquence de l’érosion accélérée due à la transformation inconsidérée des biotopes, au déboisement et aux mauvaises pratiques culturales. L’action humaine a sur l’équilibre hydrique des régions érodées des répercussions particulièrement graves, de trois ordres différents quoique intimement liés : assèchement progressif, voire désertification des zones érodées ; inondations ; et accumulation désordonnée et incontrôlable des matériaux arrachés dans les bassins supérieurs des réseaux hydrographiques.
Assèchement progressif
L’eau a d’une manière générale tendance à fuir les régions érodées. Le sol privé de son couvert végétal est modifié dans sa structure même et perd les propriétés physico-chimiques capables d’assurer la rétention de l’eau. Les profonds ravins, en entaillant les couches superficielles, font par ailleurs descendre le niveau de la nappe phréatique. Les perturbations de l’économie hydrique, qui met en jeu des mécanismes très complexes, proviennent en grande partie du fait qu’au niveau des zones érodées une proportion considérable des précipitations atmosphériques ne s’infiltre pas dans le sol, mais s’écoule immédiatement sans profit pour les terres sur lesquelles elles tombent ; la partie qui est retenue a tendance à s’enfoncer vers les couches profondes. Il en résulte un assèchement progressif des horizons supérieurs, entraînant un appauvrissement de la végétation, lui-même à l’origine d’une nouvelle péjoration de la balance hydrique. Et pendant ce temps l’homme prélève de plus en plus d’eau pour ses multiples besoins industriels et ménagers. La plupart des grandes villes à travers le monde manquent d’eau et en utilisent bien plus qu’il n’en tombe dans la zone de prélèvement normal, épuisant ainsi les ressources du sous-sol.
D’un autre côté la transformation profonde des habitats et l’érosion consécutive ont des répercussions de grande amplitude sur le climat. Cette question très controversée a donné lieu à de nombreuses polémiques, en raison du manque de données objectives et de la difficulté d’interprétation d’observations relatives à des phénomènes complexes. En se bornant au cas particulier de la grande forêt hygrophile équatoriale (voir notamment Aubréville, 1949), il n’est pas douteux que cet habitat exerce une influence modératrice et régulatrice sur les températures moyennes et extrêmes (protection du sol contre l’échauffement direct, humidification de l’atmosphère réduisant les échanges thermiques). Il semble aussi que les forêts augmentent le volume des précipitations (entre autres en raison du refroidissement des couches d’air sus-jacentes, provoquant la condensation de la vapeur d’eau)66 ; un cycle de convection et d’évaporation vient compliquer la situation. Cette influence, qui entraîne une augmentation en valeur absolue des précipitations et une prolongation des saisons humides, s’exercerait bien en dehors des massifs boisés eux-mêmes et modifierait le régime des pluies dans les zones avoisinantes. En ce qui concerne l’Afrique, le professeur Aubréville ne craint pas d’avancer que la pluviosité des régions prédésertiques et soudaniennes serait diminuée en ce qui concerne la quantité de pluie et la durée de la saison humide si les massifs forestiers guinéens et équatoriaux étaient supprimés. Il dit notamment qu’« il faut considérer les forêts denses humides comme prolongeant l’action des mers vers le centre du continent et en quelque sorte au point de vue de la pluviosité et de l’humidification de ce continent, regarder les lisières intérieures de la forêt comme le rivage de l’océan ».
Une action similaire des forêts s’exerce dans les régions tempérées. Les autres habitats ont vraisemblablement eux aussi une influence non négligeable sur le régime des pluies et sur le climat en général, bien qu’on ne puisse encore tirer de conclusions définitives d’observations très fragmentaires. De nombreuses données historiques, notamment dans le Bassin méditerranéen, plaident néanmoins en faveur d’une telle interprétation des variations climatiques en rapport avec la destruction des habitats naturels et la dénudation des sols.
Il est en tout cas hors de doute que la perte d’un couvert végétal suffisant – qu’il s’agisse de forêts ou d’associations graminéennes – diminue considérablement le volume des condensations occultes sous forme de rosée, fait grave dans les régions sèches où ces précipitations représentent une part importante de l’apport hydrique.
L’érosion accélérée provoque donc une diminution sensible des précipitations atmosphériques, accélérant les processus de désertification. En détruisant les habitats naturels et les sols d’une manière trop profonde, l’homme déclenche ainsi un véritable mécanisme infernal, qui a ses répercussions jusque dans les couches de l’atmosphère les plus importantes pour sa prospérité sur terre.
Perturbations dans le régime des fleuves
Pendant les fortes pluies, le sol saturé ne peut plus retenir les précipitations dont une partie importante s’écoule ainsi directement vers l’aval, déterminant la crue des fleuves. Ce phénomène naturel qui dépend d’un grand nombre de facteurs géographiques et climatiques est bien sûr antérieur aux transformations apportées par l’homme à la surface de la terre. Les géographes ont depuis longtemps classé les fleuves selon leur régime et les fluctuations de leur débit. Les crues, souvent subites, sont surtout fréquentes et ont les conséquences les plus profondes dans les régions à climat contrasté recouvertes d’un manteau végétal peu abondant.
Les perturbations apportées par l’homme et sa mauvaise gestion des terres, nous l’avons vu, ont eu pour effet de diminuer d’une manière profonde la capacité de rétention des sols. Il est de ce fait facile de comprendre que les zones érodées sont par essence même le théâtre de crues d’amplitude considérable. Le régime des fleuves s’y trouve complètement perturbé, le puissant régulateur constitué par les sols des bassins supérieurs et la végétation, surtout arborescente (rappelons que l’on a dit qu’une forêt équivaut à un barrage), n’étant plus capable d’amortir et « d’étaler » l’effet des fortes précipitations67. En fait toutes les régions érodées sont périodiquement ravagées par les inondations68.
Les crues des grands cours d’eau chinois sont classiques à ce point de vue, notamment celles du fleuve Jaune, dont l’histoire représente une longue lutte entre les eaux et les populations riveraines. Mais les érosions dont l’homme s’est rendu coupable depuis des millénaires ont donné à un phénomène, naturel à l’origine, les proportions de catastrophes. Les Chinois sont sans aucun doute les ennemis les plus acharnés de la forêt qu’ils ont réussi à supprimer sur la majeure partie de leur territoire national (consulter notamment les écrits du R. P. Licent, qui a pu au cours de ses longs séjours en Chine mesurer la vitesse avec laquelle disparaissent les derniers vestiges boisés).
Les fleuves des États-Unis sont eux aussi sujets à des crues spectaculaires, provoquant des inondations catastrophiques. C’est le cas de beaucoup de rivières de l’Ouest, que sa nature aride rend particulièrement sensible à l’action humaine, et aussi du bassin du Mississippi, qui a été le siège de catastrophes dues en grande partie à l’action de l’homme. Les inondations ont coûté aux États-Unis un prix qui dépasse ce que l’on peut imaginer : entre 1903 et 1938, les grandes crues ont entraîné des pertes que Bennett estime à 1 697 507 124 $ (au cours de 1939) auxquels il faut ajouter le montant des dégâts provoqués aux terres elles-mêmes. La grande inondation du Mississippi en 1927 s’est étendue sur 75 000 km2 (plus que le territoire de la Belgique et des Pays-Bas) et a coûté à elle seule près de 300 millions de dollars.
L’homme n’a bien entendu pas « inventé » les crues des fleuves et les inondations consécutives, mais il en a accentué l’ampleur, au point d’en faire de véritables monstruosités dans les régions qu’il a transformées d’une manière inconsidérée. Ces catastrophes sont aussi à porter au débit de l’érosion accélérée provoquée par une mauvaise gestion des terres.
Accumulation accélérée de sédiments
Les matériaux arrachés par les cours d’eau au niveau des bassins supérieurs sont transportés vers l’aval, où ils se déposent en partie, une fraction plus ou moins importante étant par ailleurs charriée jusque dans la mer. Cette sédimentation, elle aussi un phénomène naturel, constitue dans les circonstances normales un facteur de richesse agricole. L’Égypte et les riches limons déposés par les crues dans la basse vallée du Nil fournissent le meilleur exemple du pouvoir fertilisant des alluvions amenées par les fleuves.
Mais à ce processus normal, qui fait partie du cycle des matériaux constituant les couches les plus superficielles de l’écorce terrestre, s’oppose l’accumulation disproportionnée des matériaux arrachés par les eaux dans les zones ayant subi les effets de l’érosion accélérée. Le volume des corps solides translatés est parfois démesuré, comme le montre la puissance des dépôts : limons d’inondation, amas de graviers et de blocs rocheux, comblement des barrages et des réservoirs, alluvionnement des embouchures, envasement des ports dus à des apports venus de l’intérieur des terres. Les dommages causés en amont par l’érosion sont ainsi doublés par ceux que provoque en aval l’accumulation des « décombres » de la dégradation.
Les quantités de matières solides fines transportées par les eaux courantes peuvent atteindre couramment 2 à 8 kg/m3 d’eau. Les sédiments transportés en un an par le Mississippi ont ainsi maintenant encore un volume de 300 millions de m3.
En Chine, le fleuve Jaune est célèbre par son pouvoir érosif et l’importance de son débit solide, qui représente en valeur absolue une moyenne annuelle de 1 890 millions de tonnes (le Rhône n’en transporte que de 20 à 30 millions). Le débit solide annuel maximal mesuré a été de 2 643 millions de tonnes ; en un seul jour du mois d’août 1933, le fleuve Jaune a transité à la hauteur de Chancheou plus de 500 millions de tonnes de boue en suspension. Pour le bassin entier (soit une région grande comme la France), la dégradation correspondante serait de 18 à 19 t/ha (J. Messines, C. R., colloque « Conservation et restauration des sols », Téhéran, 1960).
Si la Chine détient le record par l’ampleur du phénomène, les transports sont tout aussi importants en valeur relative dans certaines autres parties du globe. Aux États-Unis, la dégradation spécifique moyenne est de 6 à 144 t/ha/an dans la région de Los Angeles ; elle est de 36 t/ha/an dans la vallée d’un affluent du Gange, dans l’Inde ; de 45 à 150 t/ha/an dans divers bassins du Maghreb ; de 450 t/ha/an dans les bassins supérieurs du Drac et de la Durance en France ; et de 1 650 à 1 800 t/ha/an dans le Vorarlberg, en Autriche (sur des surfaces heureusement très circonscrites, de l’ordre de 10 à 40 ha).
En se déposant sur les terres fertiles, ces matériaux sont susceptibles de ruiner celles-ci en les modifiant entièrement. Si certaines alluvions déposées en couches minces ont une grande valeur agricole – celles du Nil par exemple –, beaucoup d’autres sont au contraire très néfastes, ayant perdu leur structure pédologique et étant constituées par des éléments trop grossiers, graviers ou blocs de rocher arrachés par les eaux, qui au même endroit et simultanément enlevaient en passant les matériaux plus fins faisant la richesse de ces champs disparus sous la pierraille.
Une autre conséquence, qui permet sans doute mieux que toute autre de mesurer les apports par l’eau, est le comblement des bassins de retenue aménagés pour l’irrigation, l’industrie hydroélectrique ou la régularisation du débit des fleuves.
En Algérie par exemple, les barrages se comblent à une cadence respective de 300 000 m3 par an, leurs bassins d’alimentation étant profondément dégradés par la déforestation et le surpâturage. Le barrage de l’oued Fodda (d’une capacité initiale de 225 millions de m3) a reçu 600 000 m3 d’apports solides par an de 1932 à 1937 ; 1,25 million de 1937 à 1941 ; et 3,75 millions de 1941 à 1947, ce qui correspond à un décapage des sols de 7 mm par an au cours de la période actuelle (Furon 1953). Si le processus se poursuit, l’ouvrage aura duré 80 ans au plus.
En Grèce, le barrage édifié sur le Strymon (Kerkini) a perdu un tiers de sa capacité en 19 ans et la diminution annuelle s’élève à 5,5 millions de m3, ce qui fait que si l’érosion ne peut être arrêtée, le barrage sera devenu inopérant au bout de 40 ans, arrêtant tous les travaux d’irrigation des plaines de Serrés.
Le comblement des réservoirs aménagés aux États-Unis se poursuit également avec une vitesse accélérée, certains étant comblés à 80 % en une trentaine d’années. On estime que 39 % d’entre eux deviendront sans objet en moins de 50 ans, et 25 % en moins d’un siècle. Dans certains cas, des barrages sont devenus inefficaces en 10 à 15 ans du fait de l’apport de matériaux solides. Dans le Texas, un barrage sur la rivière Colorado a perdu 47 % de sa capacité originelle en 6 ans et 9 mois ; un nouveau barrage construit pour remplacer l’ancien perdit 83 % de sa capacité en 9 ans, et 95 % en 13 ans (Bennett, 1939).
Un exemple très démonstratif, à vrai dire exceptionnel, se rencontre en Chine dans le cas du célèbre barrage de Kouanting, construit en 1951-1954 sur le Yungting Ho, dans la région de Pékin. Sa capacité de retenue initiale était de 2 270 millions de m3. Les ingénieurs chinois ont calculé que le transport solide est de 90 millions de m3, ce qui fait que la tranche morte du réservoir risque d’être comblée en 30 à 40 ans et la longévité totale de l’ouvrage, d’une capacité double de celle de Serre-Ponçon en France, serait de 75 ans au maximum. Les Chinois tentent de préserver ce barrage en reboisant le bassin drainé.
Le colmatage des retenues d’eau risque d’avoir des conséquences plus graves encore en déterminant une pression trop forte sur les ouvrages d’art dont il provoque la rupture. Cette catastrophe s’est produite en Algérie au barrage de l’oued Fergoug. En France, le célèbre barrage de Serre-Ponçon est menacé de la même manière par des changements géomorphologiques entraînant une accumulation de boues dans la retenue69. Le programme de reboisement et de consolidation des terrains n’a pas pu encore être mis en œuvre, faute de crédits. On risque donc une catastrophe, pour avoir fait des « économies de bouts de chandelles » (Tricart, 1962).
Ces exemples sont particulièrement éloquents, car ils montrent combien une mauvaise gestion des sols, dont la destruction du couvert végétal originel représente la part essentielle, peut être néfaste au bon fonctionnement d’ouvrages d’art édifiés à grands frais. Ils témoignent de la nécessité impérieuse d’une utilisation rationnelle du capital naturel, même en vue d’une économie humaine à première vue artificielle.
Notons enfin que les eaux courantes devenues troubles en raison des matières solides en suspension ont leur faune profondément modifiée ; de nombreux Poissons désertent les eaux chargées de limons aux effets desquels viennent souvent encore se surajouter ceux des pollutions industrielles.
Des recherches entreprises dans le sud-ouest des États-Unis ont montré que les populations de poissons y avaient gravement pâti des diverses modifications apportées aux eaux courantes, leurs effets étant accrus par ceux des pollutions industrielles et de diverses autres actions de l’homme (Miller, 1961, 63). La destruction du couvert végétal (surpâturage, déforestation), les aménagements hydrauliques (modification profonde du débit des rivières et de leurs conditions écologiques), l’introduction d’espèces exotiques (un tiers au moins des poissons peuplant les eaux est formé maintenant d’espèces introduites), le déversement de substances de déchet et le traitement des eaux par poisons sélectifs (pour éliminer les poissons dits « indésirables ») ont entièrement modifié l’équilibre primitif des biocénoses aquatiques70. Ils ont entraîné l’extinction de pas moins de 6 espèces de poissons et gravement compromis l’existence de 13 autres, constituant en tout près de 20 % de la faune ichtyologique du sud-ouest des États-Unis.
Cet exemple montre à quel point l’équilibre des rivières peut être modifié par l’homme. Si nous ne connaissons que fort peu de choses quant aux Poissons – et moins encore quant aux autres animaux aquatiques – nous pouvons néanmoins penser que beaucoup d’entre eux sont en danger, voire éteints, par suite de l’action de l’homme. L’accumulation exagérée de sédiments due à l’action dévastatrice se poursuit jusque dans la mer et est même à ce niveau susceptible d’occasionner des dommages sérieux. L’envasement accéléré des estuaires de la côte orientale des États-Unis, notamment de la baie de Chesapeake, est selon toute vraisemblance dû aux matériaux arrachés par les fleuves aux terres abîmées par les méthodes de culture (Tricart, 1962) ; l’érosion « agricole » est ainsi responsable de perturbations s’étendant jusque dans les flots marins71.