Pour Julien
Né le 4 janvier 1914 à Provins, mort à Paris le 9 janvier 2007, Jean-Pierre Vernant n’a pas connu son père. Celui-ci a été tué en 1915 sur La Somme. De lui je n’ai, écrit-il, que « cette espèce d’image qu’on m’en a donnée : quelqu’un qui était plus qu’un homme de gauche, un socialiste qui s’est engagé volontaire dans l’infanterie comme deuxième classe dès que la guerre a été déclarée 1 ». Il n’en dira pas plus, mais cela suffit pour souligner que le cours de sa jeune vie a été d’emblée et durablement marqué par la Grande Guerre. Il n’est donc pas fortuit que le centenaire de l’Événement 1914 soit aussi celui de sa naissance. Tout commence là. Même s’il n’y a rien eu dans son éducation qui ressemblât à un culte des morts ou de la guerre ou, en sens inverse, à un pacifisme appuyé. Tout commence là ne signifie évidemment pas que tout s’explique par là.
Ce bref volume est la transcription d’un entretien accordé en 1992 et destiné à constituer, sous forme d’une vidéothèque, des archives du Collège de France. Vernant inaugurait la série. On peut le lire comme une introduction à Vernant « l’homme et l’œuvre ». Le titre, que je lui ai donné, est à la fois exact et trompeur. Exact : Vernant est bien passé « de la Résistance à la Grèce ancienne » ; exact selon la chronologie, puisqu’il n’aborde véritablement la Grèce qu’en 1948, quand il entre au CNRS, soit à 34 ans ; mais il deviendrait trompeur s’il laissait entendre qu’existait un chemin tout tracé, menant de l’une à l’autre. Il n’en est évidemment rien. Sur ce qu’il est convenu d’appeler « itinéraire » ou « parcours », il s’est d’ailleurs clairement expliqué : « On avance avec le temps, mieux vaudrait dire : on est déplacé, non d’un bloc mais par morceaux, pour se retrouver au terme là où on ne croyait pas devoir aller, ailleurs dans son chez soi, autre dans sa façon de demeurer le même 2 . »
« Autre dans sa façon de demeurer le même », la formule rend bien compte, je crois, de son parcours. Après son père qu’il n’a pas connu, il a perdu sa mère quand il était tout jeune encore. Aussi son enfance est-elle placée « sous le signe des frères et des cousins » : « de ce groupe dans lequel j’étais le plus jeune, écrit-il, mais où nous mettions tout en commun sur un plan d’égalité. Plus tard, au lycée, j’ai vécu de la même façon mon expérience scolaire à travers des cercles de copains qui s’élargissaient 3 . »
« Copains », « mise en commun », « égalité » : voilà trois termes cardinaux autour desquels une bonne part de la vie politique et intellectuelle de Vernant va s’ordonner au cours des décennies suivantes 4 . Ils valent pour l’espace privé comme pour l’espace public, et l’amitié (philia), est ce qui les relie. Ne dit-on pas qu’entre amis, tout est commun 5 ? Il y eut, en effet, les copains du Quartier latin, ceux et celles des engagements antifascistes d’avant-guerre, alors que les ligues tenaient le haut du pavé ; il y eut les copains du Parti communiste (auquel il adhère en 1932), puis, intensément, ceux des années de la Résistance à Toulouse, dans la fraternité desquels on risquait l’essentiel. Après la guerre, ceux (ce sont en partie les mêmes) des luttes contre la direction du PCF, dénommés par cette dernière les « termites ». Ceux encore des combats anticolonialistes (contre la guerre d’Algérie), ceux des engagements en faveur des dissidents soviétiques. De ce temps des copains, plusieurs figures l’ont accompagné : Lucie Aubrac, par exemple, ou Victor Leduc, dont il a tracé un très beau portrait à l’occasion de sa mort en 1993, sous le titre « Portrait d’un militant 6 ». « Être bâti intérieurement en militant, note-t-il, c’est penser et agir d’instinct avec les autres, par et pour les autres : en compagnie toujours. C’est aussi vivre son présent, si dur, si décevant soit-il, en projet d’avenir 7 . »
Mais de nouveaux cercles vont aussi se former. L’agrégé de philosophie qui, de 1937 à 1945, a eu des occupations tout autres – « troufion », résistant, chef de l’Armée secrète pour Toulouse et la Haute-Garonne –, décide de se faire helléniste. Mais, en devenant un chercheur, il va déployer une autre façon de demeurer le même, c’est-à-dire fidèle aux valeurs qui ont forgé son rapport au monde et aux autres. Si les premières années sont celles d’un travail solitaire, consistant à lire en bibliothèque tout ce qu’il pouvait, à absorber « comme une éponge », il découvre la sociabilité particulière du « séminaire » : celui de ses deux maîtres, Ignace Meyerson et Louis Gernet, qu’il suit avec plus que de l’assiduité. S’ils lui ont beaucoup apporté, il leur a aussi rendu beaucoup. Ils sont alors l’un et l’autre directeurs d’études à la VIe Section de l’École pratique des hautes études, fondée et dirigée encore par Lucien Febvre. À partir de 1958, élu lui-même directeur d’études, Vernant donne un séminaire, auquel vont bientôt participer Marcel Detienne et Pierre Vidal-Naquet. Ce lieu de parole va être l’amorce d’un groupe, d’une équipe, de ce qui allait devenir, en 1964, le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, dont il a été le fondateur et longtemps le directeur. La première raison d’être de ce groupe, d’abord informel, était l’« exigence de comparaison ». Aussi réunissait-il des spécialistes de différents domaines et, au tout début, Vernant était même le seul helléniste : il « en faisait fonction », la formule combine humour et modestie 8 . Une remarque à propos de Charles Malamoud, le grand indianiste ami, rend bien compte de cet état d’esprit comparatiste : Malamoud, dit-il, lui faisait comprendre les choses grecques par ce qu’il disait des choses indiennes. Recevant, vingt ans plus tard, la médaille d’or du CNRS, la plus haute récompense en matière de recherche, Vernant livrait cette confidence : « Ni mon œuvre propre, ni ma vie ni ma personne ne peuvent être séparées de l’équipe. J’ai été continûment porté par le travail et les recherches de tous ceux que, moi aussi peut-être, du même élan, j’entraînais 9 . »
De cette façon de « porter » et « d’être porté » découle un style de vie, d’engagements, de travail, de parole et aussi d’écriture : soit une éthique de la relation sociale et du travail intellectuel. L’entretien en donne un bon aperçu. Ce pourrait n’en être qu’un de plus, après beaucoup d’autres. Mais, dès les premiers mots, dès la première image où l’on découvre dans le cadre familier de son bureau de Sèvres cet homme de 78 ans, un petit cigare à la main, il est là, je veux dire il est complètement présent, jouant le jeu. Il se prête à ce retour sur son parcours, mais il le fait à sa façon, à la fois familière et retenue, directe, engagée physiquement (un peu penché vers son interlocuteur), mais jamais triviale. Vernant, tous ceux qui l’ont connu le savent, c’était une présence. Quand il était au milieu d’un groupe, qu’il s’agisse d’un colloque, d’un séminaire, d’une réunion politique, mais tout autant d’un dîner entre amis ou même d’une partie de volley-ball sur la plage, il était là. Ce qui ne signifie nullement qu’il cherchait à monopoliser l’attention ou le crachoir, mais ce groupe, institutionnel ou occasionnel, comptait sur lui. Ce qui ne signifie pas davantage qu’il s’en remettait à lui, car les valeurs de mise en commun et d’égalité ne disparaissaient pas. Simplement, il était présent : il ne pouvait ni ne voulait se dérober, c’était ainsi ; et ce fut vrai jusqu’au bout.
Il ne s’est pas dérobé, quand, trois mois avant sa mort, il est venu parler une fois encore de son vieux copain Victor Leduc, dont les Mémoires, Les tribulations d’un idéologue, venaient d’être réédités. Comme il ne s’est pas dérobé quand, quelques semaines à peine avant sa fin et épuisé, il a tenu à honorer son dernier engagement en venant parler une ultime fois d’Ulysse, « son » Ulysse, aux élèves du lycée Le-Corbusier à Aubervilliers 10 . Une dernière fois, il a fait le prof, mais à sa façon, comme il avait commencé de le faire, à l’automne 1940, au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, où il venait d’être nommé. Il rappelle, dans le texte qui suit, les péripéties de son arrivée, et ce qu’a pu représenter le fait de se retrouver, du jour au lendemain, professeur de philosophie face à une classe d’hypokhâgne, alors qu’il n’avait jamais enseigné, pas ouvert un bouquin depuis 1937, et qu’il était arrivé à Toulouse sans rien : sans livres et sans la moindre note. Et que, bientôt, la Résistance allait occuper une part grandissante de son temps. Il lui a fallu improviser et trouver la façon d’être véritablement professeur, sans renoncer pour autant à ses valeurs fondatrices, et alors que les circonstances étaient tout sauf normales. Le récit de sa visite à Georges Canguilhem, qu’il remplaçait au lycée, mais sans que ce dernier en eût été averti, ne manque pas de drôlerie.
Dans cet échange, il répond aux questions, souvent factuelles, mais ne s’interdit pas d’aller là où il veut, avec le souci de faire comprendre que rien n’est simple, qu’il s’agisse du mythe en Grèce ou de l’adhésion au Parti communiste. Comment a-t-on pu adhérer au PCF ? Comment a-t-on pu croire en l’URSS et pleurer à la mort de Staline ? Pour les jeunes d’aujourd’hui (et même certains moins jeunes), c’est devenu proprement incompréhensible. Vernant introduit une utile distinction entre l’adhésion des intellectuels avant-guerre, qui était avant tout politique et dont le fondement était l’anti-fascisme – ce fut son cas – et celle des années d’après-guerre, dont le ressort fut plus idéologique. Être communiste, pour les premiers, c’était penser que l’on « entrait dans une période d’affrontements décisifs contre les forces du mal 11 ». Souvent de formation chrétienne, les adhérents des années 1945-1950, bien plus nombreux, trouvaient dans le Parti « une base solide, une vérité tout à fait sûre, et le moyen de liquider un certain nombre de choses qu’ils portaient en eux et dont ils estimaient devoir se débarrasser 12 ». Pour les premiers, inscrits plutôt dans la tradition des Lumières, de l’anticléricalisme, l’adhésion n’empêchait pas la discussion, les désaccords, et même l’humour. Quand a été dénoncé en Union soviétique le culte de la personnalité, Vernant se plaisait à dire : « En URSS, ils ont le culte de la personnalité ; en France, nous avons le culte, mais pas la personnalité 13 ! » Mais, dans le même temps, n’en demeurait pas moins que les communistes avaient été les adversaires conséquents et organisés des fascistes (au moins jusqu’au pacte germano-soviétique) et que l’URSS représentait le socialisme réalisé. « Nous étions une sorte de groupe de type millénariste, avec tout ce que cela implique comme foi, avec ceci de plus que les temps nouveaux étaient déjà là 14 . »
Vivre selon l’ordre des copains et dans leur orbe pose une question majeure à laquelle Vernant s’est trouvé directement confronté et sur laquelle il a, jusque dans son travail d’helléniste, médité : celle de l’autorité. Comment concilier égalité et autorité ? Démocratie et exercice du pouvoir ? D’où ce modèle de la cité grecque comme cercle des égaux avec, déposé au centre le pouvoir, qui est en principe inappropriable. « Comment, s’interroge-t-il, entre amis, quand tout est commun, différents niveaux de responsabilités peuvent-ils se distinguer ? » Et il pense, bien sûr, à la Résistance. Comment se fait-il que certains (comme lui) aient eu d’emblée des fonctions de dirigeants, tandis que d’autres acceptaient d’obéir (et de risquer leur peau), alors même que les premiers ne tenaient leur titre de commandement d’aucune institution ? Si certains ont pu jouer un rôle de direction, estime-t-il, c’est parce qu’il s’agissait, au départ au moins, de « groupes d’amis » qui, ayant « le sentiment d’être les égaux de leurs dirigeants, pouvaient accepter de les voir jouer ce rôle ». Quant aux premiers, les dirigeants, il leur fallait accepter cette double exigence : « avoir à la fois une position de dirigeant et des rapports d’égalité 15 . »
Après la guerre, les enjeux changent. Il ne s’agit plus de la direction de l’Armée secrète mais de militantisme politique, du rôle de l’intellectuel dans les débats de son temps, de la direction d’une équipe de recherche, de l’élaboration d’une œuvre. Mais la double exigence persiste. C’est ainsi, de cette façon profondément non conventionnelle, que vont s’établir son autorité intellectuelle et le rayonnement de ce qui a pu être nommé un temps « la Grèce à la française ». Dans un texte qu’il lui a consacré, Pierre Pachet évoque avec beaucoup de justesse sa présence alors que se réunissait, à la fin des années 1970, le comité Kouznetsov, qui tentait de mobiliser l’opinion publique pour obtenir la libération de Fiodorov et Mourjenko 16 . À un moment où les Juifs ne pouvaient en aucun cas quitter l’URSS, Kouznetsov, avec un petit groupe, avait formé le projet de voler un avion pour franchir la frontière. Ils savaient leurs chances de réussite nulles, mais ils voulaient attirer l’attention. De fait, ils furent arrêtés et condamnés. C’était en 1970. Les années passant, tous les condamnés juifs du procès reçurent, comme grâce, la liberté et l’exil. Seuls Fiodorov et Mourjenko, qui n’étaient pas juifs, mais qui s’étaient associés à des Juifs, restèrent internés. D’où la constitution de ce comité, auquel Pachet et sa femme participaient. Voici comment Vernant lui apparaît : « Regard clair et droit, un corps puissant et solide, une voix chaleureuse, mais sobre, sans excès. Il écoutait attentivement les autres dans les discussions […] puis il intervenait pour résumer ce qu’il avait entendu, l’éclairer d’une mystérieuse clarté, un peu magique, irrésistible, dont il avait le talent, et qu’il dispensait modestement, si bien qu’on disait alors : “Oui, c’est exactement ça”. » Et ceci encore, qui va plus loin et nous ramène vers la triade fondatrice : « Il donnait l’impression que pour lui, il n’y avait pas d’instance supérieure à respecter : ce qui était en jeu se trouvait là, entre nous, à partir du moment où nous avions décidé de prendre cette cause en main, de la faire nôtre 17 . » Le groupe, le cercle des égaux prend en main les affaires communes.
Sa manière de prendre la parole et d’en user traduit une autorité qui se construit dans le cours même de l’interlocution, dans et par l’échange d’arguments qu’il convient à un moment de relier et de nouer ensemble. Cette autorité repose aussi sur la position qu’il se voit occuper : non pas au centre, mais « au carrefour » : il est « posté au carrefour », ou il est un « poste frontière 18 ». N’a-t-il pas choisi d’intituler son dernier livre, paru en 2004, La traversée des frontières ? Il est communiste, mais s’engage dans la Résistance non communiste ; il est communiste, mais il milite dans l’opposition ; il se fait helléniste, mais se réclame de la psychologie historique de Meyerson ; son intérêt premier est la politique, mais il devient un spécialiste de la religion grecque ; il est un rationaliste de toujours, interroge d’abord l’avènement de la pensée rationnelle en Grèce, mais il consacre, avec Marcel Detienne, un livre à la mètis, cette forme d’intelligence rusée, dont ils mettent au jour la présence insistante et, pour une part, refoulée dans l’histoire longue de la pensée et de la culture grecques 19 ; il s’arrête sur le mythe, soucieux du passage du mythe à la raison, mais il se fait de plus en plus attentif à cette « logique de l’ambigu », logique non aristotélicienne de l’« opposition complémentaire », qui structure le discours mythique.
De la Résistance à la Grèce ancienne, oui. Mais, au moment où, réunissant un large choix de ses écrits, il cherche un titre qui rende compte au plus juste de son parcours, il opte pour Mythe et Politique, en les reliant par la préposition « entre » : Entre mythe et politique. Il ne se voit pas comme étant passé de la Résistance à la Grèce, de l’une à l’autre, mais comme ayant, pour finir, toujours circulé entre la politique et le mythe. Entre la politique moderne et la politique ancienne, mais aussi entre le mythe ancien et la part mythique de la politique moderne, qu’on la nomme illusion ou utopie. Car, non seulement chacun des deux termes se dédouble mais des échanges s’opèrent entre eux. Si l’un vient un temps au premier plan, les autres, passés au second plan, n’en demeurent pas moins présents et actifs. Vernant se poste justement au carrefour et suit les passages, les interférences, les recoupements. C’est là qu’il est à son affaire. Et s’il travaille à se faire grec, de plus en plus, le Résistant ne s’efface pas, je veux dire l’homme des « copains », du « commun » et de l’« égalité », et les Grecs sont le bon terrain pour pousser plus avant sa réflexion sur ces questions.
Dans son premier livre, Les origines de la pensée grecque, l’objectif était de « dresser l’acte de naissance de la Raison grecque », en en repérant les conditions d’émergence 20 . Comment la raison s’était-elle « dégagée » d’une mentalité religieuse ? Que « devait-elle » au mythe et comment l’avait-elle « dépassé » ? Par opposition aux pratiques du pouvoir monarchique, qui s’enferme dans son palais et cultive le secret, Vernant traçait le modèle d’une cité marquée par la prééminence de la parole : celle du débat contradictoire et public, et où les responsables sont soumis à la reddition de comptes. Mais, en cherchant comment s’articulaient cité et raison, il poursuivait en même temps une autre visée, du côté de la politique moderne cette fois. Il entendait, en effet, mettre en question le « dogmatisme et le mode de pensée qui régnaient alors au Parti communiste », en montrant qu’« il ne peut y avoir de vérité en aucun domaine s’il n’y a pas de débat public contradictoire, si la discussion n’est pas entièrement libre et ouverte 21 ». En outre, un voyage effectué en 1960 en URSS avait achevé de l’éclairer sur ce qu’il en était d’une société socialiste. Politique ancienne, politique moderne, sans se confondre en rien, gagnent quelque chose, en termes d’intelligibilité, par ce double éclairage que peut apporter l’homme du carrefour. Les Grecs n’étaient pas transformés pour autant en modèle, mais ils signifiaient, à tout le moins, qu’une autre politique, une autre acception de la politique était concevable, avait été possible, pouvait l’être 22 .
Quand il s’interroge sur l’« homme grec », dans sa différence avec l’« homme moderne » (celui des droits de l’homme et de la liberté des modernes), il s’attache à montrer à quel point, en Grèce, « l’identité de chacun se révèle dans le commerce avec l’autre, par le croisement des regards et l’échange des paroles 23 ». Si bien que l’expérience de soi du sujet n’est pas « orientée vers le dedans », l’introspection, mais « vers le dehors ». « Sa conscience de soi n’est pas réflexive, elle n’est pas repli sur soi, travail sur soi, élaboration d’un monde intime, complexe et secret, le monde du Je. Elle est existentielle. Comme le dit Bernard Groethuysen, la conscience de soi est pour le Grec appréhension d’un Il, pas d’un Je 24 . » Se faire grec, c’est comprendre toujours mieux ce style singulier d’être-au-monde, où, chacun existant dans et par le regard d’autrui se trouve « engagé dans le social comme il l’est dans le cosmos ». On conçoit que le Vernant des « copains » ait développé, dans toutes ses dimensions, cette enquête de psychologie historique. C’est, en somme, sa façon à lui de revenir sur et d’enrichir considérablement la distinction fondatrice (et trop schématique), formulée par Benjamin Constant, entre la liberté des anciens et celle des modernes. La première est celle de la participation pleine et entière du citoyen aux affaires communes, alors que la seconde, attachée à la sphère du privé, liberté civile, implique la délégation des affaires publiques à des représentants.
On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi Vernant, le Résistant et le Grec, a pu retracer son parcours dans des entretiens, comme il le fait ici, tout en récusant fermement toute idée d’autobiographie : il n’a pas, dit-il, la plume autobiographique. « Elle me tomberait des doigts à prétendre lui faire raconter le parcours de ma vie : comment en débrouiller les fils et à quoi bon 25 ? » Il a toujours été, si j’ose dire, un extraverti conscient et organisé. Homme de plume, il l’a été : ses textes, toujours limpides en témoignent. Comme secrétaire de rédaction du Journal de Psychologie, il a, sous la férule de Meyerson, rédigé plusieurs centaines de comptes rendus d’ouvrages. Voilà qui vous apprend à lire et à écrire ! Son écriture est classique. Passé par le lycée de la IIIe République et par l’agrégation de philosophie, il possède et maîtrise sa rhétorique qu’il met au service, non de la recherche d’effets, mais de l’analyse la plus fine et la plus éclairante possible pour son lecteur de ces logiques de l’ambiguïté à l’œuvre dans ce qui fait le tissu social et mental de la vie des hommes, de ce qu’ils pensent, imaginent, croient faire et font. Sachant bien que « ça n’est pas si simple ! », comme il le répétait souvent, et c’est bien ce « pas si simple » qu’il faut comprendre et faire comprendre. Tenir ensemble les différents fils, les relier sans les brouiller, distinguer et rapprocher les différents plans, voilà ce que l’écriture, conçue comme travail de tissage doit viser. Un homme de la parole, il l’a donc été. Ses qualités d’orateur ont été largement reconnues. Pour Pierre Vidal-Naquet, il était le plus grand orateur qu’il eût jamais rencontré 26 . La journaliste et écrivaine, Hélène Parmelin, qui le connaissait bien, définissait ainsi son éloquence : « Il décrit avec passion, conviction, sans répétition. Il a une parole d’émotion, sans pathos. Il la vit au moment où il la dit. Il la souffre. Et il en communique le message d’action 27 . » Un homme de la parole aussi, car, posté au carrefour, il écoutait, et savait, le moment venu, non pas faire la synthèse, mais tisser ensemble ce que les uns et les autres avaient dit. Comme professeur, il cherchait la bonne distance à instaurer avec ses élèves, puis les participants à son séminaire, enfin avec les auditeurs du Collège de France. Au terme de l’échange, il s’arrête sur le statut différent de la parole, selon qu’il fait un séminaire à l’École des hautes études ou donne son cours du Collège. Dans le premier cercle, il est admis que vous ne sachiez pas, dans le second, il est postulé que vous savez. Il reconnaît aussi que les contraintes de l’enseignement au Collège l’ont poussé à écrire pour un lectorat plus large et à être plus présent dans ses textes. « Maintenant que je suis plus vieux, je me sens plus libre à l’égard de la forme traditionnelle des écrits scientifiques, je m’engage davantage et je fais passer ce que j’ai cru ressentir de l’intérieur. Ainsi, pour les Bacchantes [d’Euripide], j’ai “mon” Dionysos, qui n’est peut-être pas exactement celui des autres, de sorte que d’une certaine façon, je suis présent dans ce que j’écris 28 . » Enfin, cet homme de la parole a été un homme de parole, demeuré obstinément fidèle à cette croyance initiale selon laquelle le caractère humain de l’homme est lié à « sa participation active à une communauté d’égaux où nul ne peut exercer son pouvoir de domination sur autrui 29 ».
Dans un court portrait consacré au philosophe géorgien, Merab Mamardachvili, il évoque avec une telle empathie, comme de l’intérieur, celui qu’il nomme « le Socrate géorgien », qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il parle (un peu) de lui-même aussi. Non qu’il se prît jamais pour Socrate ! Pour Merab, la philosophie tient tout entière, rapporte-t-il, dans la formule « vivre à propos ». Aussi passe-t-elle par « la parole animée et vivante, celle qui s’épanouit à l’occasion et au moment d’une rencontre avec l’autre, quand les propos s’échangent “à propos” », alors que l’écriture fige 30 . Vernant aussi aimait ces échanges, souvent très simples, au gré des rencontres. Merab (pas plus que Socrate) n’a été un homme de l’écriture. Mais Vernant l’a été. Dans son travail d’helléniste, il a longuement réfléchi sur les effets du partage entre oralité et écriture. Plus profondément, tout au long de sa vie, il s’est posté à un autre carrefour : celui de l’oral et de l’écrit 31 . Bien évidemment, il n’a jamais cherché à mimer l’oral dans l’écrit ou à figer l’oral par l’écrit, mais, tout en les distinguant clairement, il les a pliés à l’expression de son style singulier d’être-au-monde, soit un homme de la parole et de parole.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 61.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 17.
Victor Leduc, Les tribulations d’un idéologue, préface de J.-P. Vernant, postface de P. Vidal-Naquet, Paris, Galaade, 2006.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 570.
Ibid., p. 45.
Ibid., p. 47.
Jean-Pierre Vernant, L’histoire n’est pas tout à fait finie. Ulysse et Persée, Pandora et l’Odyssée, Préface de Françoise Frontisi-Ducroux, Paris, Bayard, 2012, p. 169-194.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 579.
Ibid., p. 597.
Ibid., p. 592.
Ibid., p. 595.
Ibid., p. 21-22.
Pierre Pachet, « “Oui, c’est exactement ça”. Du communisme de Vernant », dans Maurice Olender et François Vitrani (dir.), Jean-Pierre Vernant, Dedans Dehors, Le genre humain, 53, Seuil, 2013, p. 168, 170.
Ibid., p. 168, 170.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 44. « Poste frontière » est l’expres-sion qu’il emploie dans sa Leçon inaugurale de la chaire d’études comparées des religions antiques, prononcée au Collège de France le 5 décembre 1975.
Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La « mètis » des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.
Jean-Pierre Vernant, La traversée des frontières, Paris, Seuil, 2004, p. 24.
François Hartog, « La cité grecque et les sombres temps », dans M. Olender et F. Vitrani (dir.), Jean-Pierre Vernant, Dedans Dehors, op. cit., p. 179-180.
Entre mythe et politique, op. cit., p. 221.
Ibid., p. 91.
Ibid., p. 7.
Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, Paris, La Découverte, 1998, t. 2, p. 112.
Poikilia, Études offertes à Jean-Pierre Vernant, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987, p. 15.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 68.
Jean-Pierre Vernant, La traversée des frontières, op. cit., p. 149.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 601.
Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Avant-propos, Paris, Seuil, 1999, p. 13. Dans ce livre, où il se propose de « raconter les mythes grecs », il s’interroge sur les conditions de survie du récit mythique (la mémoire, l’oralité, la tradition) et sur le statut de son propre récit, forcément écrit, où le conteur est aussi le savant. Voir aussi sur ce même sujet les justes observations de Françoise Frontisi-Ducroux, dans sa préface à L’histoire n’est pas tout à fait finie, op. cit., p. 9-27, ainsi que celles d’Alain Schnapp, « L’écriture de Vernant », dans M. Olender et F. Vitrani (dir.), Jean-Pierre Vernant, Dedans Dehors, op. cit., p. 185-190.