De la Résistance à la Grèce ancienne

Cet entretien a été réalisé par Christine Delangle, archiviste du Collège de France, le 12 juin 1992. Il inaugurait une série qui devait constituer une collection intitulée « Mémoires orales du Collège de France »

Christine Delangle : … Dans l’entretien avec Françoise Frontisi, tu la tutoies et elle te tutoie, non ?

Jean-Pierre Vernant : Moi, j’ai beaucoup de mal à vouvoyer les gens qui me sont sympathiques. Mais…

C. D. : J’ai eu assez de mal à me forcer au début à tutoyer d’un air qui paraisse à peu près naturel pour revenir au vouvoiement maintenant.

J.-P. V. : Alors allons-y. Va !

C. D. : D’abord, je voulais te remercier d’avoir consenti à être le premier à inaugurer cette série de mémoires orales du Collège, toi qui évoques si bien la mémoire comme « bien susceptible d’être thésaurisé en dépit du flux destructeur du temps, lié à la conception qui fait de son effort la base de la discipline intellectuelle, parce qu’il n’y a rien dans le monde de susceptible comme elle de faire croître et de nourrir ».

J.-P. V. : Mais je crois que ça n’est pas de moi, c’est peut-être de Plutarque, non ?

C. D. : C’est une citation de Plutarque, en effet, mais que tu évoques très bien… « En même temps que cet exercice de mémoire qui peut prendre la double signification d’une enquête intellectuelle visant au savoir le plus complet et d’une discipline de salut apportant la victoire sur le temps et la mort. » Ça, c’est bien de toi.

J.-P. V. : Peut-être, oui.

C. D. : Dans un volume de Mythe et pensée chez les Grecs.

On ne présente plus Jean-Pierre Vernant. Tu es né le 4 janvier 1914, à Provins.

J.-P. V. :  Oui.

C. D. : D’un père qui était philosophe et directeur de journal.

J.-P. V. : Oui.

C. D. : Et qui t’a laissé orphelin très jeune.

J.-P. V. : Oui. Je ne l’ai pas connu puisqu’il est parti à la guerre en 14, qu’il s’est engagé là parce qu’il a été réformé 1 , comme deuxième classe dans l’infanterie, qu’il a été tué dès 1915.

Mais c’est moi qui inaugure cette série ?

C. D. :  Oui.

J.-P. V. : Ah bah dis donc !

C. D. : Et ensuite donc tu fais tes études secondaires à Paris, au lycée Carnot.

J.-P. V. : Oui.

C. D. : Des études de philosophie à la Sorbonne, jusqu’à l’agrégation où tu es reçu premier en 1937.

J.-P. V. : 37 exactement, oui.

C. D. : À cette époque tu fréquentais déjà l’École pratique des hautes études, j’imagine ?

J.-P. V. : Pas trop, pas trop. Je fréquentais l’École des hautes études quand j’ai préparé l’agrégation. À ce moment-là, pour faire l’agreg de philo, il fallait un certificat de sciences et la plupart des philosophes prenaient l’ethnologie et donc je suivais les cours de Mauss à l’École des hautes études.

C. D. : Et Mauss est nommé en 31 au Collège de France. Donc tu as commencé de fréquenter le Collège à cette époque ?

J.-P. V. : Non. À cette époque et peut-être plus tard mais ça, je le sais moins bien, mais quand nous étions étudiants à la Sorbonne on traversait difficilement la rue. J’ai donc été deux ou trois fois écouter, comme ça, des cours au Collège mais je n’ai jamais suivi de façon régulière des conférences au Collège, avant la guerre.

C. D. : Et à cette époque tu suivais tes études avec ton frère Jacques.

J.-P. V. : Mon frère était plus âgé que moi. Il a été agrégé deux ans avant moi, en 35. Il a même été reçu premier aussi. On était les deux frères philosophes – il faut bien qu’il y ait un premier – et on a été tous les deux premiers. Et lui donc, il a été agrégé en 35, il a dû faire son service en 36, et en 37 il est entré à la Fondation Thiers, où il est resté pratiquement jusqu’à la guerre où il a été remobilisé. Moi en 37, je suis parti à l’armée. J’ai choisi, parce que j’aimais bien la montagne, une unité alpine. Comme j’étais membre du Club alpin, on avait l’autorisation et j’ai été à Modane dans un régiment où il y avait essentiellement des frontaliers de la vallée de la Maurienne. Et là, j’y suis resté fort longtemps. J’y suis resté jusqu’au moment où la guerre étant déjà déclarée, la plus grande part de mon unité est partie en Norvège, et moi qui étais à ce moment-là -sergent-chef, j’ai été envoyé à un camp d’élèves officiers à Auvours, parce qu’on avait besoin d’officiers, et où j’ai d’ailleurs retrouvé par hasard mon frère dans des circonstances assez amusantes. Je m’étais marié entre-temps, ma femme était venue me rejoindre à Modane. J’étais en détachement à la frontière italienne, le secteur était en principe plus ou moins difficile d’accès, je crois même défendu, mais elle était venue quand même. Et alors, elle était dans un hôtel à Modane et moi je descendais chaque fois que je pouvais pour lui rendre visite. Et quand j’ai su que je partais à Auvours, je suis parti avec un certain nombre d’autres sergents dont un, savoyard, qui était instituteur je crois à Saint-Jean ou à Saint-Michel-de-Maurienne, et qui s’appelait Berthier, et dont j’ai pris ensuite le nom à la fin de la Résistance. Parce qu’on a toujours cru que j’avais pris Berthier à cause du général, je ne l’ai pas pris à cause du général mais à cause de l’instituteur savoyard avec qui j’étais à Modane. Et alors nous sommes partis, donc on devait être quatre ou cinq plus Lida, qu’on avait mise avec nous dans le train. Et en arrivant à Paris, j’ai dit bon, moi je reste là, je ne repars pas tout de suite pour Auvours. Et je suis resté à Paris avec Lida, si bien que je suis arrivé à Auvours avec au moins vingt-quatre heures et peut-être un peu plus de retard. Et quand je suis arrivé dans le dortoir, les types étaient déjà partis faire leurs exercices, on m’a donné un lit et le lit d’à côté c’était le lit de mon frère. Qui, lui, était dans une unité tout à fait -différente, il était vers la ligne Maginot, dans une unité d’éclaireurs motocyclistes ou quelque chose comme ça, et donc le hasard a fait que nous nous sommes retrouvés là. Voilà.

C. D. : Après tu es nommé professeur de philosophie au lycée de Toulouse.

J.-P. V. : Après je suis nommé professeur de philosophie au lycée de Toulouse. Nous avions été envoyés le jour même où les Allemands avaient défoncé le front. Ils marchaient sur Laon. Nous, nous avions un ordre de mission pour aller à Laon. Et je nous vois encore, mon frère, sa femme, la mienne et moi, partant dans le train, il fallait qu’on aille à Laon. En arrivant à Soissons on nous a dit : « Ah non, vous ne pouvez pas aller à Laon », et on a dit : « Comment ça, on ne peut pas aller à Laon, mais on a un ordre de mission ! » On nous a dit : « Non, il y a juste une locomotive et un wagon. » C’était l’employé du train qui nous racontait ça. Moi, je n’avais même pas l’ombre d’un soupçon que nous pouvions, que l’armée française pouvait être battue et qu’il pouvait y avoir une déroute. Ça ne me venait même pas à l’esprit. D’abord j’étais troufion depuis trois ans dans des unités qui étaient des bonnes unités. J’avais fait mes trucs d’élève officier où j’avais été refusé au 6e chasseur de Grenoble. J’avais été le premier des refusés et je crois que j’avais été refusé avec « inapte au commandement ». Ce qui était quand même très flatteur. En réalité, j’avais une fiche politique qui ne m’était pas très favorable. J’avais passé tout ce temps dans des unités militaires qui étaient très bonnes et ça ne m’effleurait pas. Mais alors là, le type du chemin de fer à Soissons avait un air un peu équivoque mais il ne m’impressionnait pas tellement. Et mon frère, qui était plus subtil, plus méfiant, trouvait que c’était bizarre. Il m’a dit : « Tu ne trouves pas que c’est un peu bizarre ? » Oh, j’ai dit, non ! Et alors, entre Soissons et Laon nous étions tous les deux dans le wagon et mon frère regardait par la fenêtre et il me dit : « Regarde ! » En effet, on voyait assez loin une route où il y avait un énorme déplacement de peuple. C’était tous les types qui fuyaient en carrioles. On ne voyait pas très clairement et mon frère me dit : « Mais ça ressemble à une déroute ça ! » Et je lui ai littéralement ri au nez, je lui ai dit : « Une déroute ! Mais tu es fou ! » On est arrivé à la gare de Soissons qui brûlait complètement. Il n’y avait rien. On est descendu du train, de ce wagon. La locomotive a dû faire demi-tour. Il y a eu à ce moment-là une sonnerie de téléphone, mon frère y a été. Nous étions à l’intérieur de la gare, sur les voies. Il y est allé et il revient. Il était pâle, tout à fait, et il me dit : « C’est Soissons qui appelle. » « Ah oui qu’est-ce qu’ils demandent ? » « Ils demandent si les Allemands sont là. » Alors ça, ça m’en a foutu un bon coup ! Et on est sorti de la gare et alors dès qu’on est sorti de la gare, là devant la gare il y avait un tas de militaires qui étaient en déroute depuis je ne sais pas combien de temps, vingt-quatre heures… Enfin, c’était un spectacle terrifiant. Et je me rappelle de ce sentiment que j’ai eu que tout d’un coup, tout s’était effondré. Tout s’était effondré parce qu’il n’y avait plus personne dans la gare, il n’y avait plus rien… On était là…, nous on avait un ordre de mission pour Laon. C’est à Laon qu’on devait nous indiquer où il fallait rejoindre notre régiment. Alors nous sommes partis avec cette foule, à pied vers Soissons. On a trouvé des vélos, on a pris des vélos, on est allé ensuite à vélo sur Soissons. Et entre Laon et Soissons, le hasard a fait que sur cette route où il y avait un flot continu de gens avec des gosses, avec des carrioles, avec des animaux et des militaires complètement en débandade, sans armes, on a vu arriver vers nous quoi… ? C’était la colonne motorisée de chars que commandait de Gaulle. Alors les troufions qui étaient là faisaient dégager pour qu’il puisse passer et quand j’ai vu ça, je me suis dit : « Tiens, bon ! Il y a quand même quelque chose qui tient à peu près » Et en effet, il est allé à Laon, il a dépassé un peu Laon. Seulement les Allemands, au lieu de faire ce qu’on croyait qu’ils allaient faire, c’est-à-dire de marcher sur Laon, Soissons et Paris, comme tu le sais ont remonté vers le nord pour enfermer nos troupes. Alors on est arrivé à Soissons. À Soissons on a retrouvé un centre militaire qui nous a dirigés. Finalement on a retrouvé les débris de notre régiment. On a été bombardé et on est reparti, avec les débris de notre régiment, là où notre régiment était formé, c’est-à-dire Narbonne, où nos femmes sont venues nous rejoindre et où ma femme a accouché en août de ma fille dans des conditions particulièrement difficiles et dramatiques parce qu’elle a été terriblement malade et qu’elle a vraiment failli mourir. Si elle n’est pas morte c’est simplement que le hasard a fait qu’on m’a donné l’adresse d’un médecin de Paris, d’un gynécologue très bon, et qu’il a accepté de venir la voir et qu’il m’a dit : « On joue le va-tout et on essaie. » Et on a essayé et ça a marché.

Et alors là, on a demandé à avoir des postes. Et il y a eu cet épisode burlesque : on avait écrit à Vichy en demandant des postes et on a reçu un télégramme qui disait quelque chose comme : « Vernant, agrégé de philosophie, nommé professeur Clermont-Ferrand. » On a répondu « Sommes deux Vernant agrégés de philosophie. » On a reçu un autre télégramme : « Vernant reçu premier nommé. » On a répondu « Sommes deux Vernant reçus premiers. » Alors on a reçu un troisième télégramme qui disait « Aîné Vernant nommé Clermont-Ferrand. » Après quoi, épuisés par cet effort administratif, ils m’ont totalement oublié. Et en octobre je n’avais toujours pas de poste, rien, je n’avais pas un rotin, Lida malade. On avait un appartement que des bonnes-sœurs nous avaient aidés plus ou moins à aménager avec des caisses. Moi j’avais été démobilisé, je ne touchais même plus ma solde d’officier. Vraiment, ce n’était pas commode. Et donc j’ai téléphoné à mon frère en lui disant : « Écoute, va à Vichy et renseigne-toi, moi je ne sais pas… » Il est allé à Vichy et je crois qu’il y avait là, à Vichy à ce moment-là, non pas comme ministre de l’Éducation mais ayant un poste, un philosophe qui s’appelait Lavelle, qui a même été nommé au Collège après, Louis je crois. Louis Lavelle que j’avais eu en khâgne ou en hypokhâgne, comme prof de philo. Et alors, il a dit : « Mais oui, oui, je vois qui c’est », et donc mon frère m’a téléphoné en me disant : « Il y a un poste libre à Toulouse. » C’était le poste de Canguilhem. Canguilhem qui avait fait – je crois en même temps pour des raisons qu’il n’avait pas envie de rester prof sous Vichy, qu’il voulait faire sa médecine – une demande de congé qu’on n’avait pas acceptée parce qu’il ne devait pas y avoir tellement de profs et puis ensuite on a accepté sa demande de congé et je suis parti à Toulouse. J’ai débarqué un jour au lycée, où le proviseur ne savait même pas que j’étais nommé, c’est moi qui lui ai annoncé. Il disait : « Mais non, mais non, personne ne m’a prévenu. » Il a téléphoné à Vichy, devant moi, et on lui a dit : « Oui, oui il est nommé en remplacement de Canguilhem. » Et ma naïveté était si grande, je n’avais pas un livre, je n’avais pas une note, je n’avais strictement rien puisque depuis 37 j’étais troufion, je n’avais rien fait d’autre. Et alors, j’avais comme poste, j’avais l’hypokhâgne, la khâgne, je crois vingt-trois ou vingt-quatre heures de cours. J’ai donc été chez Canguilhem en lui disant : « Écoutez, voilà, j’apprends que je suis nommé au poste que vous avez demandé à quitter, est-ce que vous ne pourriez pas me passer des bouquins ? » Et Canguilhem, qu’on n’avait même pas prévenu, a dû se dire « Qu’est-ce que c’est cet Ostrogoth, ce jeune gaillard, qui vient, qui prend mon poste, et qui en plus a le culot de venir me demander si j’ai des livres à lui passer ? » Il n’avait pas du tout l’air content. Voilà comment j’ai été nommé prof !

Et entre-temps, quand nous étions encore à Narbonne, ça devait être vers le mois de juillet, ou en août peut-être, non en juillet je pense, avant l’accouchement de Lida, j’avais vu arriver Meyerson, comme ça, sans qu’il prévienne. On a frappé à notre porte, on a ouvert et j’ai vu apparaître ce type que je ne connaissais pas réellement mais dont j’avais suivi les cours. Il faisait des cours sur les singes, dans les années je pense trente-quatre. Je l’avais donc eu comme professeur. Il devait faire ses cours sur l’instrument chez les singes puisqu’il étudiait à ce moment-là cela avec Guillaume. Il avait eu notre adresse par Vivette Herman, qui était une amie de Lida, de ma femme, qui avait fait la philo et qui avait fait, avec Meyerson, un diplôme d’études supérieures très brillant, je crois sur le ressentiment, peut-être sur Max Scheler et le ressentiment, peut-être sur le ressentiment. Et comme son diplôme était excellent et qu’elle l’avait fait avec Meyerson, ils étaient restés en rapport. Je suppose que Lida avait dû lui écrire que nous étions à Narbonne et elle a dû communiquer à Meyerson que les deux frères Vernant étaient à Narbonne et il a débarqué. Et c’est comme ça qu’a commencé cette espèce d’amitié, d’intimité, intellectuelle et personnelle, très suivie avec Meyerson. Je me souviens bien des conversations que nous avions eues ce jour-là et comment il m’avait étonné dans l’analyse qu’il faisait de la situation, parce qu’on s’interrogeait quand même sur la personnalité de Hitler. Et lui, il avait dit : « Ah bah non ! Ça, ça ne compte pas ! Hitler c’est rien, ce n’est pas ça le problème pour un historien. » Et d’autre part, bien entendu, politiquement et peut-être plus que politiquement, humainement, on était sur la même longueur d’onde par rapport aux événements… On était sur la même longueur d’onde. C’est un épisode que j’ai raconté déjà, mais puisque j’y suis : Jacques, mon frère et Elena, sa femme, ont été acheter… ils ont pris le train, ils ont été dans un patelin je ne sais pas où, et ils ont acheté une espèce de petit matériel rudimentaire d’imprimerie avec du papier collant pour faire des trucs qu’on collait sur les murs, assez grands. Et alors en juillet et en août, on faisait ça pendant la journée tous les quatre, et le soir, Jacques et moi on allait coller ça sur les murs de Narbonne. Et je me souviens, au moins de trois. Il y en avait un où nous avions marqué : « Si la France est par terre, c’est la faute à Hitler. Son drapeau dans l’eau sale, c’est la faute à Laval. » Il y en avait un où nous avions marqué quelque chose comme : « Le mot d’ordre de la nouvelle internationale fasciste : Traîtres de tous les pays unissez-vous », et un troisième que nous avons fait après Mers el-Kébir, au moment où il y avait deux choses : d’abord le déferlement d’une haine anti-britannique chez les gens qu’on voyait là, les voisins, une dame qui n’avait qu’une idée c’est qu’on signe tout de suite une paix puis que ça s’arrête. Et dans la boîte à lettres j’avais reçu, enfin on avait reçu un tract du PC qui m’avait absolument mis hors de moi, parce que le mot allemand n’y figurait pas, le mot nazi pas du tout. C’était une grande attaque contre le caractère antisocial de Vichy et contre les Anglais, ces ploutocrates responsables de la guerre. Donc pas un mot sur l’Occupation, sur le fascisme, tout ça complètement gommé. Alors on avait fait des trucs sur lesquels on avait marqué simplement : « Vive l’Angleterre pour que vive la France » Et on a collé ça. Et je me souviens que des amis de Lida, qui partaient aux États-Unis, qui sont partis aux États-Unis, et qui passaient par Narbonne. Ils devaient aller j’imagine à Marseille pour essayer de s’embarquer. Qui étaient peut-être même, non qui n’étaient pas de ses parents, après l’accouchement de Lida, quand Lida était déjà malade par conséquent et donc qui étaient venus la voir, nous ont dit : « C’est très bizarre, on a vu des papillons collés sur les murs où il y avait écrit dessus… » Et on disait : « Ce n’est pas possible, c’est très curieux, non, on n’a pas vu ça. » C’était les papillons que nous avions consciencieusement collés. Voilà, comment ça a commencé.

C. D. : En 1942, tu te consacres à la Résistance, de manière plus…

J.-P. V. : Oui, écoute-moi voir. Ça, ça a été compliqué… Je crois que ça a été la première année où j’étais en poste, c’est-à-dire début décembre 1940, jusqu’à juillet 1941, j’étais tout seul à Toulouse… Non, Lida est venue finalement, elle a pu venir, peut-être au mois de juin. J’habitais dans une espèce de chambre aux Minimes, je faisais pendant toute une période, deux fois par semaine, le voyage Toulouse-Narbonne pour aller la voir. Ensuite, elle est venue me voir sans Claude, elle a dû laisser Claude et sa maman, la maman de Lida, la grand-mère de Claude, la « Babouchka », elle, restée avec la petite fille qui avait quelques mois chez une cousine à moi, et Lida est venue me rejoindre. Et puis alors, j’ai trouvé un appartement à louer dans le quartier qu’on appelait « Moscou », c’était tout un programme. Je me suis d’abord installé tout seul et je crois que ça devait être en octobre 1941, Pierre Hervé, qui venait de s’évader de la Santé, est arrivé avec sa femme… et puis son beau-frère et sa belle-sœur. Nous avons couché là, nous n’avions même pas de lit parce que je n’avais encore rien. On a couché là tous les quatre, pendant un certain temps, jusqu’au moment où Claude est arrivée et aussi sa maman, où c’est devenu plus difficile. Ils sont partis, ils ont eu encore un tas d’histoires, ils sont revenus et finalement ils sont partis chez un autre copain, dans les Pyrénées, où on leur a fait des faux papiers, jusqu’au moment où Hervé et son beau-frère sont entrés dans la clandestinité complète en passant à Libération 2 , à Lyon. Et puis, mon frère était à Clermont-Ferrand et à Clermont-Ferrand il était le collègue de Cavaillès.
Et un jour Cavaillès, qui était déjà résistant actif, Cavaillès lui a donné, je crois, une valise ou quelque chose, en lui disant d’aller à Lyon, en lui donnant une adresse et en lui disant : « Tu iras là et à tel étage, tu frappes, on t’ouvre et tu dis tel mot de passe. » Ce qu’il a fait. C’était la première fois qu’il faisait ça. Il a sonné, mais il n’a pas eu le mot de passe parce que c’était Lucie Aubrac qui lui a ouvert, qui le connaissait et surtout que moi j’avais très bien connu à Paris, avant-guerre. Donc ils se tombent dans les bras. Il ne connaissait pas, je crois, le mari de Lucie, Raymond. Et très vite, ils lui ont dit : « Mais ton frère, il est où ? » « Il est à Toulouse. » Si bien que j’ai vu arriver chez moi, Raymond et je crois Raymond et Lucie. Et ils m’ont proposé à ce moment-là de prendre la direction de groupes de Libération, un peu de groupes para-militaires. Il n’y avait pas encore proprement de groupe militaire, mais enfin… Donc j’ai fait ça, j’ai été voir les gens dont ils m’avaient donné le nom, en particulier un type qui s’appelait Bartoli, dont le nom de guerre était Delrieu 3 . Et j’y ai été avec un noyau de gens qui étaient mes copains de Paris, qui avaient tous été des membres de l’Union fédérale des étudiants, qui était l’organisation communisante. Il y avait Miailhe 4 , il y avait Leduc 5 – Nechtschein, qui était professeur à Pau, qui avait été viré de l’enseignement et qui est venu aussi. Miailhe, qui a fait de l’orientation professionnelle et qui a demandé à venir à Toulouse. Mario Levi 6 , qui était un antifasciste italien du groupe des frères Rosselli 7 , qui s’appelait Justice et Liberté, Giustizia e Libertà, et qui était là, Jeanne Modigliani, la fille du peintre. D’autres, des étudiants en médecine, Doassans 8 , que j’avais connu… tous ces types que j’avais connus à Paris. On a fait un petit noyau et on est entré dans la Résistance à Libération. On ne connaissait pas grand monde mais peu à peu on a pris des contacts avec les usines d’aviation, on a pu faire ça. Ce qui est vrai, c’est seulement après novembre 1942, c’est-à‑dire après l’entrée des Allemands en zone libre que les différents groupes de la Résistance, spécialement Libération, Combat, Libérer et Fédérer, tous ces groupes se sont unis sous la forme de ce qu’on a appelé les MUR, Mouvements unis de Résistance, et qu’on a créé l’organisation militaire des MUR qui s’appelait l’Armée secrète. Et à Toulouse et dans la Haute-Garonne, on m’a demandé de créer cette Armée secrète et d’en prendre la direction. Ce que j’ai fait. Mais je suis resté au lycée en même temps. Je n’ai pas abandonné le lycée à ce moment-là parce que c’était une couverture fort utile. Mais à ce moment-là, tout notre groupe est entré dans l’Armée secrète et on a organisé l’Armée secrète. Leduc était chargé de l’action directe, Mario Levi du bureau de renseignements… Voilà c’est ça le départ, il y a eu toutes sortes de choses, des arrestations compliquées… mais ça n’est pas le sujet. Mais voilà, puisque tu m’interroges comment je me suis trouvé engagé dans la Résistance militaire.

C. D. : Et donc, en 1946, tu es fait Compagnon de la Libération.

J.-P. V. : Oui, après la Libération, à la fin de la guerre, au moment de ma démobilisation…

C. D. : Tu retournes enseigner la philosophie…

J.-P. V. : Je retourne enseigner la philosophie, c’est un choix que j’ai fait. Parce qu’on [la direction du Parti] m’avait demandé de rester dans l’armée, et j’ai refusé, en disant que ce n’était pas mon métier et en disant que j’allais conseiller à tous mes camarades de la Résistance qui étaient capitaines ou commandants de faire pareil, en disant on a fait ça parce qu’on ne pouvait pas faire autrement mais ce n’est pas notre affaire, nous ne sommes pas des militaires. J’ai donc repris mon métier de professeur et j’ai été nommé en 46 au lycée Jacques-Decour, où je suis resté deux ans, jusqu’en 48. Je pense que c’est en 47 que, tout en étant professeur à Jacques-Decour, professeur de philo, c’était un métier que j’avais beaucoup aimé à Toulouse quand j’étais prof, dans ma classe j’étais très heureux. D’une certaine façon, je me suis bien amusé là. Et je pense que c’est en 47 sans doute, juillet 1947, pas tout à fait sûr, que Pierre Courtade, qui était l’éditorialiste de la politique étrangère au journal Action, qui était un journal communiste, fait par les communistes qui avaient été membres de la Résistance non communiste c’est-à-dire Leduc, Kriegel-Valrimont, Courtade, Pierre Hervé et quelques autres. Jeanne Modigliani qui était là aussi la secrétaire de rédaction. C’est Courtade qui faisait la double page de politique étrangère et Courtade est devenu éditorialiste de politique étrangère à L’Humanité . Alors on m’a dit : « Écoute, viens et remplace-le. » Et alors pendant un an, j’ai été en même temps que prof journaliste à Action, faisant la double page de politique étrangère. Et puis en 48, j’ai été pris à la recherche. J’ai donc abandonné Action parce qu’à ce moment-là il était impossible d’être à la recherche et de faire un boulot à côté. Donc j’entre à la recherche en 48.

C. D. : Avec un projet de thèse sur la notion de travail chez Platon.

J.-P. V. : Avec un projet de thèse en effet sur la notion de travail chez Platon, puis ensuite un projet de thèse plus étendu, sous la direction de Meyerson, sur quelque chose qui devait être comme l’abstraction dans la pensée religieuse des Grecs. Comment y a-t-il un processus d’abstraction ? J’ai travaillé surtout là sur ces problèmes du travail et je n’ai pas fait ma thèse et j’ai laissé tomber Platon, comme étude spécifique, j’ai fait autre chose.

C. D. : C’est à cette époque que tu rencontres Louis Gernet.

J.-P. V. : C’est à cette époque que je rencontre Gernet, tout à fait. Gernet qui était doyen de la faculté à Alger, qui était un ami très proche de Meyerson. Meyerson a été nommé en 48 à l’École des hautes études, VIe Section, sciences sociales. Ce qui est devenu l’École des hautes études en sciences sociales mais qui était à ce moment-là la VIe Section de l’ÉPHE. Gernet est nommé et, avant même qu’il ne commence ses cours, Meyerson me dit : « Voilà, puisque vous travaillez sur la Grèce, il faut aller voir Gernet. » On est allé lui rendre visite tous les deux dans l’appartement qu’il occupait rue Lecourbe, je crois bien, là, au bout de la rue Lecourbe encore. J’étais très intimidé. J’ai vu ce vieux monsieur, très juvénile avec sa belle barbe et donc j’ai suivi alors à partir de ce moment-là tous les séminaires de Gernet. Meyerson m’avait appris, pendant la période toulousaine, la psychologie historique. Il m’avait vraiment fait passer toute sa façon de voir, à travers des propos, des discussions, même des préparations de mes cours au lycée, parce que je n’avais pas de notes mais j’avais les notes vivantes de Meyerson, et alors quand il fallait faire un cours sur l’imagination, la mémoire ou l’habitude… Je me rappelle que mon style d’enseignement n’avait pas été sans perturber un peu l’administration et même, je crois, mes collègues toulousains parce que bon, je n’étais pas vieux et puis j’avais un style d’enseignement assez… comme ça… relâché et familier avec les élèves. J’avais une tenue qui devait laisser un peu à désirer, puisque j’ai le souvenir, je ne me rappelle plus, peut-être en 43, de notes que je lisais. Tu sais, il y avait encore à ce moment-là des garçons du proviseur qui venaient en classe avec un grand livre où il fallait mettre les noms des absents, puis il y avait des circulaires. Alors moi, je n’avais jamais de cravate. Quand il faisait beau j’étais toujours en bras de chemise, les manches retroussées, pieds nus dans des catalanes parce que j’arrivais à vélo de ma maison, toujours légèrement en retard. Et alors, j’ai une circulaire que je lis aux élèves où on nous priait de communiquer aux élèves qu’on avait noté que la tenue dans les classes terminales avait tendance à beaucoup se détériorer. Alors je lis ça, à la grande joie de la classe bien sûr. Je ne change rien à ma tenue et peut-être deux semaines après, alors, j’ai trouvé dans la salle des professeurs une circulaire que nous devions signer, où on nous rappelait la circulaire antérieure et en nous disant que nous devions donner l’exemple. Je l’ai consciencieusement signée, sans rien changer à ma tenue. J’avais donc un style qui…

Le doyen de l’Université, que je connaissais bien, qui s’appelait Dottin, qui était un angliciste, charmant, bien orienté du point de vue, je ne dirais pas politique, mais il était antipétainiste à fond, tout à fait. Je connaissais très bien ce milieu parce que Meyerson avait créé, dès 1940, une Société de psychologie comparative, que je l’aidais dans ce travail et que j’avais donc été avec lui voir un peu tout le monde, les profs de la faculté, les scientifiques, Saliège et de Solages, les milieux catholiques. Saliège qui était à Toulouse, archevêque déjà je crois, ou évêque, je ne m’en rappelle plus, de Solages qui avait l’Institut catholique, et donc on leur avait demandé d’adhérer à cette société, ce qu’ils ont fait. Ce qui a permis à Meyerson de créer, je crois, début 41, de faire un colloque sur le travail, qui a été publié après la guerre 9 et où il y avait Marc Bloch, Friedmann, qui sont donc venus, Mauss, qui a envoyé un texte, Aymard – l’Aymard qui a été doyen de la Sorbonne après –, l’historien de la Grèce, qui était à ce moment-là à Toulouse, Faucher qui était le très bon géographe de l’Université de Toulouse… Qui il y avait encore ? Pas mal de gens donc, tu vois ce colloque-là, quand même un peu bizarroïde, et ça a fait que j’ai connu un peu tout le monde et que j’ai connu en particulier des gens qui m’ont été très utiles et qui m’ont été très proches. Dans le corps médical Soula, Bugnard, Ducuing, Guilhem, les gens qui ont organisé dans le Sud-Ouest le service médical de la Résistance et qui ont joué un rôle très important sur ce plan, auquel était rattaché, en 44, un monsieur, tout jeune, qui s’appelait Laporte et que j’ai retrouvé ensuite au Collège, et qui était étudiant en médecine ou qui finissait sa médecine, et qui travaillait avec Soula et Bugnard. Et donc à la Libération il était là.

C. D. : Et tu dis quelque part que tu étais communiste, d’un communisme plus politique qu’idéologique, depuis 1932.

J.-P. V. : Oui c’est vrai que j’ai adhéré au Parti en 1932, c’est exact. J’ai adhéré au Parti en 1932.

C. D. : Et qu’en même temps, c’est le choix de la Grèce comme terrain d’étude qui t’a permis une relative distance – et donc une relative liberté – par rapport aux théories marxistes.

J.-P. V. : C’est vrai. Ça, c’est après la guerre, parce que tu comprends… parce qu’en 32, moi, je suis étudiant, je dois dire que je passe une bonne partie de mes études comme militant. C’est la période où le Quartier latin est le théâtre de toutes les manifestations des Camelots du Roi, des Jeunesses patriotes et même ensuite des Francistes, et tout… Les ligues étaient maîtresses du Quartier latin et par conséquent moi, mon souvenir de cette période c’est quand même des souvenirs et d’étude et aussi de bagarres continuelles avec ces types. Et c’est là que j’ai fait la connaissance de tous les types que j’ai retrouvés ensuite à Toulouse. C’est les mêmes qui ont fait ce petit noyau. Mais politiques, pourquoi ? Parce que les raisons, je crois, profondes pour lesquelles nous étions communistes, en tout cas moi, je crois les autres aussi, c’est que, à cette période, pour un type qui avait 20 ans ou 19 ans, le marxisme était un moyen de comprendre ce qui se passait, certainement. À ce moment-là, le marxisme avait encore prise sur la réalité. Et j’ai vécu moi toute cette période, convaincu que la guerre allait éclater et attendant la guerre. J’ai vécu toute cette jeunesse en me disant bon, il va y avoir la guerre et c’est là que ça va se jouer ; c’est là que non seulement notre destin à nous mais le destin de l’humanité va se jouer. Il y avait quand même l’Italie, il y a eu l’Allemagne, il y a eu la guerre d’Abyssinie, il y a eu l’Espagne, alors vois, la France avec l’Allemagne d’un côté l’Italie après, l’Espagne de l’autre, on était complètement encerclés. Les fascistes au Quartier latin entre 32 et 34, qui tenaient le Quartier latin, qui manifestaient en criant « Mort aux Juifs », « À bas la République », et tout ça. Eh bien on se disait : « Voilà, c’est comme ça, c’est blanc et noir, c’est pile ou face, c’est eux ou c’est nous. » Il nous semblait, on n’avait d’ailleurs pas tort, il nous semblait qu’à cette période, les communistes étaient les seuls à être capables de s’opposer de façon résolue au fascisme. Précisément parce qu’il y avait entre l’organisation fasciste et eux des aspects que nous estimions extérieurs mais qui étaient des aspects parallèles, c’est-à-dire une discipline militaire, une centralisation très grande. On se sentait comme une espèce de petite armée qui avait à combattre contre des ennemis et on pensait que l’Union soviétique était, en Europe, ce qui représentait un contrepoids au fascisme, sur lequel on pouvait s’appuyer, et ça a été vrai, ou relativement vrai je dirais aujourd’hui où mes informations sont plus nuancées, pendant toute cette période. Les communistes ont été les seuls à s’opposer de façon ferme à la non-intervention en Espagne, à condamner clairement Munich, et on peut dire que jusqu’au moment où il y a eu le pacte germano-soviétique, cette politique était une politique cohérente et avec laquelle je me sentais pleinement d’accord. Le pacte c’était une autre paire de manches, bien sûr je l’ai pris fort mal. Le pacte d’abord et ensuite l’attitude du Parti pendant cette guerre, parce que j’ai continué à penser qu’il fallait se battre contre le fascisme allemand et que cette guerre n’était pas une guerre de la ploutocratie britannique. Je disais : « Heureusement que les Anglais tiennent » Mais dans toute cette période, oui, j’étais communiste, politique, tu vois en quel sens politique. Parce que pour nous, ce qui était en jeu c’était vraiment l’avenir de l’Europe. Nous ne pensions pas à ce moment-là, nous ne pensions pas au Tiers-Monde. C’est après que ces problèmes sont passés au premier plan dans le jeu des rapports entre forces mondiales. Mais à cette époque c’était bien ça, c’était bien le fascisme ou l’antifascisme. Le reste nous paraissait sans doute secondaire. Tandis que je crois que pour les gens qui sont devenus communistes après la guerre, il y avait d’une part, l’espèce de fascination exercée sur eux par la Résistance et par le rôle qu’ils attribuaient aux communistes dans la Résistance, d’autant plus que beaucoup n’avaient rien fait et que par conséquent ils se sentaient peut-être une espèce de culpabilité ou de regret de ne pas avoir été engagés plus fermement. Il y avait une image de l’Union soviétique comme ayant sauvé le monde. Ce qui est vrai dans une grande partie, parce que c’est tout de même eux… ils ont supporté le poids majeur de cette guerre en pertes humaines, quelles qu’aient pu être leurs fautes au moins au départ, quand ils n’ont pas voulu croire, quand Staline n’a pas voulu croire que l’Allemagne allait les attaquer. Et d’autre part, surtout, surtout à ce moment-là, il y a eu l’idée que, en raison de ce que le Parti avait fait dans la Résistance et de ce que l’Union soviétique avait su réaliser pendant la guerre, ils étaient détenteurs de la vérité dans tous les domaines, et qu’il fallait être avec eux et qu’en étant avec eux on réglait tous ces problèmes, ses problèmes personnels et les problèmes théoriques de la discipline dans laquelle on travaillait. Moi je n’ai jamais eu ça. D’abord parce qu’il m’était arrivé d’être en désaccord avec les communistes, que je pensais qu’ils pouvaient très bien se tromper, que j’en avais fait l’expérience, que je savais bien qu’ils se trompaient souvent. Et que d’autre part, j’avais un garde-fou qui était Meyerson, qui lui-même a adhéré au Parti, je crois en 45 ou 46, et qui me disait à peu près ceci : « En politique, on est embarqué sur un bateau où il faut un capitaine, où il faut des matelots, et par conséquent même si on n’est pas d’accord avec la manœuvre, on la boucle. On le dit, mais on la boucle, et on fait ce qu’il faut suivant les ordres du capitaine. Mais dans votre recherche scientifique, dans votre travail personnel, il n’y a pas de capitaine, vous êtes maître à bord et seul maître à bord. Et par conséquent, vous ne devez jamais changer même une ligne. » Et je pensais qu’il avait raison, qu’il avait raison surtout que pour la Grèce il [le Parti] n’y connaissait rien du tout et que je voyais bien à quel point dès qu’on travaille dans un domaine précis, il n’y a pas de théorie préfabriquée. Et même je pense que lorsque j’ai si violemment attaqué l’interprétation dite psychanalytique qu’Anzieu avait proposée de l’Œdipe, la rage qu’il y avait par-derrière était en même temps une rage dirigée contre une certaine façon d’utiliser le marxisme, c’est-à-dire d’avoir la solution avant d’avoir commencé l’enquête. Et il me paraissait qu’Anzieu faisait avec le freudisme ce que j’avais vu faire beaucoup par les marxistes, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas de voir comment ça se goupillait, mais de trouver le moyen rhétorique de montrer que en fait, ça y est, oui, on tient la clé. D’où mon mécontentement.

C. D. : Une sorte de lit de Procuste… Torturer ensuite les faits pour qu’ils correspondent exactement…

J.-P. V. : Oui, c’est-à-dire qu’on faisait d’une tragédie grecque l’équivalent de ce qui peut se passer sur un divan. On prétendait que le personnage d’Œdipe, c’est un peu ce que faisait Anzieu, parce qu’il y a certainement, on l’a montré après, d’autres l’ont montré après, Nicole Loraux l’a montré, Froma Zeitlin l’a montré, d’autres aussi, Marilyn Arthur l’a montré, on peut avoir une lecture d’Œdipe roi, ou d’Œdipe à Colone, qui est une lecture où l’expérience qu’on a acquise à travers la psychanalyse vous aide à déchiffrer des plans de significations que d’autres n’ont pas vus. Mais c’est dans la façon dont l’œuvre fonctionne et c’est pas le fait que M. Œdipe a, lui, un complexe comme les clients qu’on a sur le divan. Il n’a pas de complexe Œdipe, ce n’est pas ça le problème, c’est la tragédie qui peut fonctionner d’une certaine façon, être rendue plus claire dans son déroulement et son mode de fonctionnement, si on fait référence à certaines expériences que Freud a mises en lumière. Mais ce n’est pas du tout de faire de la psychologie avec le personnage œdipien. C’est tout à fait autre chose.

C. D. : Tu n’en restes pas moins communiste jusqu’en 70.

J.-P. V. : Jusqu’en 70 ? Ah non ! Je n’en reste pas moins membre du PC, ce qui est tout à fait différent ! Parce qu’à partir de 58, disons que de 58 à 62, même de 56 à 62, je suis membre du PC et avec le même groupe avec lequel j’ai fait de la Résistance, et aussi déjà au Quartier latin, je me suis battu contre les fascistes, avec ce même groupe, je fais de l’opposition à la direction du Parti. On publie L’Étincelle d’abord, ensuite Voies Nouvelles, dont Gernet est le directeur. Je demande à Gernet d’accepter. Les gens qui écrivent dans Voies Nouvelles ne signent pas de leur nom parce qu’ils restent dans le Parti mais il nous faut un directeur que le Parti ne puisse pas attaquer. On met Gernet, qui accepte très volontiers, qui est tout à fait d’accord avec nous dans cette période, qui est d’accord avec nous sur la question de la guerre d’Algérie, qui écrit lui-même dedans plusieurs articles sur la guerre d’Algérie. Et donc je suis membre du Parti, mais faisant le travail que L’Humanité appelle le travail des « termites », dans un article qu’ils avaient publié. Et à peu près en 62-63, je reste membre du Parti mais, après le départ de Khrouchtchev, je pense que c’est foutu, je ne pense plus qu’on peut les changer. Je reste là un peu pour les embêter. Je vais beaucoup en URSS à ce moment-là et je vois, grâce à Lida et à tous ses amis, et à toute l’intelligentsia russe que je rencontre ; on y va très souvent. Lida est, je crois le premier professeur de russe à être partie avec ses élèves en Union soviétique au moment où on a fait des échanges. Et puis ensuite, on y est allé tout le temps. On a retrouvé des gens qu’on connaissait. Et là, alors, je vois, je comprends ce que c’est que l’URSS, et bien entendu, là, je pense que c’est complètement foutu. Et je m’en vais en 70 parce que j’en ai marre.

[Changement de cassette]

J.-P. V. : On m’a souvent posé la question « Pourquoi la Grèce ? » Pour un tas de raisons, va savoir, est-ce que je le sais moi-même ?

C. D. : Tu as eu la chance d’y aller pour la première fois en 1935, je crois, en groupe avec ton frère et des amis…

J.-P. V. : En groupe, non. Avec une bande de copains, à pied. Mon frère est venu nous rejoindre après avoir passé l’agreg. C’est vrai que c’est un pays qui m’a plu, parce que la Méditerranée, parce que la Grèce, on était en bateau… Et puis je ne connaissais pas bien la Méditerranée, pas cette Méditerranée là, puis je ne connaissais pas ces campagnes, ces îles… Alors c’est des choses qui me touchaient très directement, très directement parce que c’était un côté populaire. À ce moment, c’était en 35, un régime tout à fait mauvais. Bon, de temps en temps, on voyait quelques communistes ou quelques antifascistes. Mais c’était ça, c’était l’accueil, c’était l’ouverture, c’était le rapport entre cette lumière, cette mer, ces paysages, tout ça… ça me touchait énormément.

Donc ça a dû jouer. Ça a joué aussi parce que, intellectuellement, quand je faisais mon agreg de philo, il y avait tout ça qui me plaisait, Platon… Il y a aussi le fait, certainement, que j’avais pensé à un moment donné, tout de suite après la Libération, quand j’ai été démobilisé, mon frère qui avait été lui à Marseille, au cabinet du commissaire de la République qui était Aubrac, quand ça a été fini tout ça, on est allé tous les deux au musée de l’Homme, je pense que c’était encore Rivet qui était là, je pense, peut-être que je me trompe… Je pense, je ne suis pas sûr. Comment il s’appelait l’autre qui lui a succédé ? Notre intention était de partir tous les deux, précisément au Brésil ou quelque part pour faire de l’ethnologie. Il nous a dit à peu près : « Un, vous n’y connaissez rien ; deux, nous n’avons pas d’argent ; et trois, on ne peut pas envisager de mission. » Et on s’est aperçu que ça ne marchait pas. Lui a obliqué du côté de la sociologie des relations internationales, la politique étrangère, et moi j’ai repris le lycée et ensuite la recherche. Et j’avais eu l’idée aussi à un moment donné de faire une thèse sur le problème de la valeur, problème de la valeur un peu philosophique, économique, historique. Mais c’est pareil, je me serais brûlé les doigts si j’avais fait ça, parce que même sur le travail…, l’esclavage, déjà ils n’étaient pas contents quand j’ai publié mes papiers sur l’esclavage ou sur la lutte des classes. Ils ont trouvé que c’était très révisionniste, mais enfin ! Puis ils se disaient que personne ne lisait ça. Si j’avais fait de la sociologie industrielle ou traité les problèmes de la valeur, ça aurait été une volée de bois vert. Bref, j’étais peinard, tranquille dans un coin, dans mon étude, et un coin qui en même temps par tout un côté se rattachait à cette expérience que j’avais eue en 35 d’un pays où les gens vous accueillaient, où il y avait du soleil, où on nageait dans une mer particulièrement agréable. Il y avait tout ce qu’il fallait pour être heureux.

Donc la Grèce, la Grèce. Et alors là, c’est Gernet. Tu comprends, j’ai suivi les cours de Gernet de 48 jusqu’à sa mort. Et vraiment, moi, je dis souvent que je ne serais pas du tout…, si je dis que je ne serais pas moi-même ça a l’air grotesque de prétention, je ne prétends pas être quelque chose, ni quelqu’un, mais je veux dire que j’ai un certain nombre d’idées, j’ai une façon d’aborder les problèmes du point de vue de la psychologie historique. C’est Meyerson qui m’a filé ça et, sur la Grèce, je ne dirais pas que… je ne me comparerais pas à Gernet – Gernet était beaucoup plus savant que moi, bien meilleur helléniste –, mais certainement je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait s’il n’y avait pas eu Gernet. C’est lui qui m’a fait comprendre, qui a élargi complètement mon horizon, qui m’a montré la nécessité à la fois d’un savoir précis et en même temps de ne jamais s’en contenter, de ce savoir philologique textuel, de poser des questions au texte, de mettre en rapport la tragédie avec le droit, avec la vie politique, avec la religion, de voir que les choses sont à la fois tout à fait distinctes, que si on est dans le monde de la tragédie c’est un monde qui doit être pensé pour lui-même, que le monde religieux est aussi un monde à part et que, en même temps, il y a des strates qu’il faut respecter, les spécificités, les langages qui sont propres à chaque niveau. Il faut en même temps voir que ces niveaux ne sont pas radicalement isolés les uns des autres, qu’il n’y a pas seulement des résonances, que certaines inflexions ne peuvent être prises que parce que d’autres sont prises à un autre niveau. Ou si tu veux, comme je le dis dans Les origines de la pensée grecque, que, entre la vie politique, la pensée politique, les institutions politiques, le développement du droit et puis l’apparition d’un certain nombre d’attitudes philosophiques ou de catégories mentales nouvelles ou de façons nouvelles d’écrire, en prose, au lieu d’écrire sous forme poétique, il y a des liens qui sont assez étroits 10 . Et c’est lui qui m’a fait faire ça. Parce qu’il est à la fois un remarquable helléniste et il est en même temps, quand même, un élève de Durkheim, un membre de l’école sociologique. Un élève de Durkheim, qui a su ne pas rester dans la stricte orthodoxie durkheimienne. Il est beaucoup plus proche de Mauss. Il a beaucoup plus le sentiment que les réalités sociales ne sont pas des choses, qu’il y a des hommes par-derrière et que par conséquent il faut voir comment tout ça fonctionne. Tout ça, ça joue.

C. D. : Tu esquisses ça déjà très bien dans la préface de la réédition de l’Anthropologie chez les Grecs 11 , en 68.

J.-P. V. : Oui, oui c’est vrai.

C. D. : On est passé un peu vite sur les étapes. 48, tu es attaché de recherche au CNRS.

J.-P. V. : Oh… 48 je suis attaché de recherche… Je ne me rappelle plus quand je suis nommé chargé. Et ensuite en 58…

C. D. : Directeur de recherche…

J.-P. V. : Non ! Je ne suis pas directeur de recherche.

C. D. : Directeur d’études, pardon.

J.-P. V. : Je suis directeur d’études à la VIe Section. Je te donne l’anecdote, comment ça s’est fait. J’étais donc chargé de recherche. 58… quel âge j’ai, hein ?… je ne suis pas jeune, quel âge j’ai ?

C. D. : 44 ans.

J.-P. V. : 44 ans. On ne peut pas dire que j’ai fait une carrière rapide. Donc j’ai 44 ans. Je dois avoir entre 42…, ça doit être vers 56 ou 57 que Meyerson me dit… parce que moi, mon frère est entré à l’École des hautes études, il a été nommé, Braudel aimait beaucoup mon frère et ce qu’il faisait, cette sociologie des relations internationales, ça entrait dans son cadre. Il était beaucoup plus réticent en ce qui me concernait, et après il a changé. Après il a changé, il est devenu très amical à mon égard. Mais là au début, pas trop. Puis peut-être qu’il se disait deux Vernant à l’École ça fait beaucoup ! En tout cas, il n’est pas chaud pour me faire aller à l’École, mais Gernet et Meyerson qui sont tous deux directeurs d’études naturellement souhaitent que je vienne. Et Meyerson me dit : « Allez voir Lucien Febvre. » Alors je vais voir Lucien Febvre. Je vais voir Lucien Febvre chez lui, là en face de l’hôpital, comment ça s’appelle ? Je ne me rappelle plus le nom de la rue mais je la vois bien encore. Il ne me connaît pas…

C. D. : Rue du Val-de-Grâce.

J.-P. V. : Rue du Val-de-Grâce, très exactement. J’arrive, il est à son bureau. Vieux monsieur pour moi. Je suis un peu intimidé, je ne suis pas très à mon aise, et alors il me dit : « Alors, allez-y, racontez-moi ce que vous faites ! » Et alors là, je me jette à l’eau et je me mets à lui raconter ce que je fais. Bien. Et alors il me dit : « Ça va, vous entrerez à l’École. » J’entre à l’École… mais je n’entre pas à l’École parce que ça ne se fait pas et il y a peu de postes, mais finalement j’ai su – parce je n’assistais pas à la séance, c’est mon frère qui m’a raconté ça – que Braudel lui avait dit : « Bien voilà ! Febvre m’a fait jurer avant de mourir que je ferais entrer le petit Vernant (parce que c’était comme ça qu’on disait), que je ferais entrer le petit Vernant à l’École, alors il faut bien que j’y aille. » Et c’est comme ça finalement qu’il m’a présenté. Entre-temps, Gernet m’avait dit : « Braudel fait un séminaire et à ce séminaire il y a des types qui viennent parler. Et alors vous devez y aller et vous devez dire à Braudel : “voilà j’aimerais bien faire quelque chose”. » Et c’est ce que j’ai fait. Et le truc qui est devenu « Travail et nature dans la pensée grecque », je l’ai fait au séminaire de Braudel, où il y avait beaucoup de monde et beaucoup de directeurs d’études qui venaient voir un peu ce qu’il avait dans le ventre ce nouveau. Et là, je crois que ça a aussi été très bon pour moi. Braudel, n’était pas enthousiaste, il a fait quelques objections. Je me souviens que c’est Gernet qui lui a dit : « Non, non, pas du tout, c’est Vernant qui a raison », mais que dans la salle, je me rappelle en particulier de Dumont, Louis Dumont qui après m’a dit : « Ça va bien ça va bien Oui, oui, c’est parfait. Moi, vous savez, je veux que vous rentriez » et d’autres, d’autres…

C’est comme ça que je suis entré à la VIe . Alors j’entre à la VIe , où je fais mes conférences. Et puis c’est à peu près vers cette époque, 58 je pense, 59, que nous sommes un certain nombre de types marxistes ou marxisants qui éprouvons le besoin, et ce n’est pas par hasard, de nous retrouver et de discuter ensemble, de marxisants qui travaillent dans des secteurs de civilisations ou de sociétés complètement différentes du point de vue des dates ou de l’aire culturelle et d’essayer de réfléchir sur ce que c’est que les problèmes fonciers, ce que c’est que la guerre, ce que c’est que les structures de l’État, ce que c’est que le religieux dans ses rapports avec les autres dimensions sociales, sous forme d’exposés qui seraient faits de façon régulière par les uns et par les autres, et où on ne dirait pas les solutions mais on dresserait le bilan de la documentation, comment elle se présente, et des problèmes que cette documentation suscite. Pour qu’on comprenne mieux comment les questions se posent ailleurs que dans le secteur qui est le sien. Qui il y avait là-dedans ? Il y avait, pour la Grèce, il y avait moi, à ce moment-là, tout seul. Je ne sais pas s’il y avait déjà Jean-Paul Brisson pour Rome, je ne suis pas sûr. En tout cas, il y avait pour le monde assyro-babylonien Garelli, qui à ce moment-là était plutôt marxisant, et ma belle-sœur Elena Cassin. Il y avait Jacques Gernet pour la Chine, il y avait Rodinson, il y a eu Yoyotte, il y avait qui encore ? Haudricourt, qui participait à ces séances aussi. Il y avait Paul Lévy aussi pour l’Inde. Bref, on était un petit groupe et on a fait ça. On ne publiait rien mais on faisait des espèces de petits fascicules où on ronéotait les exposés des différents types. Et c’est à partir de ça que j’ai été amené à créer, à l’École des hautes études, le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Parce que je pense, vers 62 ou par là, on se réunissait où on pouvait et en particulier là, au truc d’Orient, près de la place d’Iéna, où on avait une petite salle où on était très mal et surtout on n’avait aucune assise institutionnelle. Alors on m’a dit qu’il faudrait essayer. J’ai donc créé ce centre et par la force des choses, ce centre, tout en restant comparatif, est devenu un centre d’attraction pour les hellénistes. C’est le moment où Vidal-Naquet est venu, où Detienne est arrivé de sa Belgique natale et où, par conséquent, on s’est retrouvé déjà trois mousquetaires dans ce centre et travaillant avec Finley et travaillant avec d’autres. C’est là qu’on a fait Problèmes de la guerre 12 , Problèmes de la terre en Grèce 13 , Problèmes de la guerre à Rome 14 , Divination et rationalité 15 , une série d’enquêtes comparatives à partir du centre, centre qui était donc rattaché à l’École des hautes études en sciences sociales et qui en même temps avait un contrat d’association avec le CNRS. C’est ça, exactement. Voilà. Et puis, je ne me rappelle plus en quelle année, Festugière et Dumézil ont quitté la Ve Section, et Dumézil m’a fait savoir que la Ve Section serait très contente si je venais enseigner chez eux.

C. D. : En 1968.

J.-P. V. : 68 ? Bien. En 68, très bien. Ah, c’est pour ça que certains ont dit : « Ah non ! il ne faut pas le prendre parce que c’est un dangereux agitateur qui a provoqué des… » J’ai donc accepté ça, sous condition. C’est Caquot je crois, avec qui j’ai discuté de ces conditions. J’ai dit : « Vous me prenez si vous voulez, si vous m’élisez je viens mais je ne fais pas acte de candidature et je ne fais aucune visite. C’est vous qui me demandez, ce n’est pas moi qui demande. » Pourquoi ? Parce que j’étais très bien où j’étais. Mais pourquoi j’ai accepté ? Aussi parce que j’étais déjà beaucoup plus dans la religion et qu’en ce sens, j’étais très bien à la Ve , et aussi pour une raison toute simple, c’est que si moi je quittais la VIe , Vidal prenait ma place à la VIe , et que je trouvais que c’était une très bonne solution. Voilà. Et c’est encore Dumézil qui, j’imagine en 74, oui sûrement, un jour que j’allais lui rendre visite pour je ne sais trop quoi et que j’avais bavardé avec lui dans son bureau, on est sorti dans le corridor, sur le palier. J’ai commencé à descendre et j’avais déjà descendu plusieurs marches, il m’a rappelé : « Vernant, remontez, vous pouvez remonter ? » Et il m’a dit alors : « Est-ce que vous avez pensé au Collège ? » Je n’y avais jamais pensé, ça ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Alors je lui ai dit : « Non. » « Eh bien, on y pense pour vous. » Alors j’étais complètement stupéfait. Il m’a dit : « Allez voir Lévi-Strauss, il y pense aussi. » Donc j’ai été rendre visite à Lévi-Strauss qui m’a dit : « Moi je vous présente. » Et donc je me suis présenté et, comme tu le sais, je me suis présenté contre Jacqueline de Romilly, plutôt Jacqueline de Romilly s’est présentée en même temps. C’est Lévi-Strauss qui m’a présenté. Qui présentait Jacqueline ? Je n’en sais rien, je ne me rappelle plus. Tu dois le savoir toi peut-être. Qui présentait Jacqueline de Romilly ? Qui avait la chaire de grec ?

C. D. : Louis Robert.

J.-P. V. : Ah, ça doit être Louis Robert. Il n’était pas tellement chaud, je crois, non plus.

C. D. : Jacqueline de Romilly lui a succédé.

J.-P. V. : Je ne sais pas si c’est lui qui l’a présentée, je ne suis pas sûr. En tout cas, il était plutôt pour elle, bien sûr. Et alors, ça a été, je crois assez juste, c’est-à-dire… je crois au premier et au deuxième tour je devais la devancer ou être à égalité. Il y en a eu trois, il y en a eu quatre et finalement, les scientifiques ont voté pour elle et elle a été élue. J’ai donc été battu. C’est Lévi-Strauss qui m’a appris ça, qui m’a dit : « Ah ! Je suis catastrophé ! » Je lui ai dit : « Pensez-vous…, il ne faut pas vous en faire pour ça. » Donc j’avais renoncé et je crois que c’est six mois ou huit mois après, tout à fait par hasard, me trouvant à une réunion avec un collègue scientifique qui avait voté pour Jacqueline de Romilly et qui me l’avait dit, en me disant : « Je suis bien embêté mais vous savez quand même j’ai voté pour elle », alors je ne dis pas qui c’est, et qui m’a dit : « Ah, on pense que ça serait bien si vous étiez là aussi. » Alors je lui ai dit : « Oui mais ? », « Si, si, il y a un poste là, alors on est plusieurs. Bon, bien représentez-vous ! » Alors j’ai dit : « Ah bon, très bien. » Il en avait parlé. Enfin, je peux dire qui c’est : Abragam. Il en avait sûrement parlé à d’autres et alors cette seconde fois, c’est Caquot qui m’a présenté. Et ça s’est fait. Il y a eu un certain nombre d’abstentions mais quand même, ça s’est fait ! Et voilà comment je suis entré au Collège.

C. D. : Tu as fait deux campagnes de visites ?

J.-P. V. : Ah non ! Je n’ai pas fait deux campagnes de visites. Ah non, non ! Non, je n’ai pas été voir Jacqueline. Mais non je n’ai pas fait deux campagnes de visites. Ah écoute ça non, c’est au-dessus de mes forces ! Non, j’avais… tu sais, c’était trop proche, j’avais mes titres et travaux que j’avais envoyés, ils les avaient donc. Non, je n’ai pas fait de visite !

C. D. : Et sur la première campagne de visites…

J.-P. V. : La première campagne de visites est une campagne… Ça fait beaucoup mais je trouve que ce n’est pas désagréable, et en particulier avec les scientifiques j’étais très content. Je n’en ai qu’un qui m’a mal reçu, pas un scientifique. C’était quelqu’un dont je croyais qu’il me recevrait très bien, pour mille raisons. J’ai trouvé qu’il m’avait reçu très mal. J’étais furieux. J’ai fichu le camp. Tous les autres ont été, même Louis Robert qui devait me considérer comme un fumiste, comme un type… pfff ! Enfin, j’étais pas son homme, certainement pas, je comprends très bien pourquoi, mais il a été très poli, pas désagréable, et j’ai parlé avec lui correctement. On a eu un échange. Il m’a dit : « Voilà, il y a les inscriptions », mais je lui ai dit : « Oui mais les inscriptions… il n’y a pas que les inscriptions. Les inscriptions c’est surtout pour telle date, moi je travaille surtout un peu avant où il y en a beaucoup moins. » Mais je parle des scientifiques parce que les scientifiques, ils s’intéressent à ce que tu leur racontes ou ils font semblant, mais en tout cas ils te posent des questions. Et en particulier Abragam avait suscité mon admiration par la rapidité de son intelligence et l’acuité de ses remarques. Mais ils te questionnent sur les points quand tu ne t’y attends pas. C’est-à-dire ils ne te posent pas les questions que te poseraient des littéraires. Ils voient ça sous un autre angle. Et en ce sens, c’est à la fois difficile et intéressant et ça t’oblige à faire une certaine gymnastique, à changer ta façon de voir les choses. Si bien que ça ne m’a pas du tout embêté, pas du tout. Par contre, si tu me demandes quand on fait sa leçon inaugurale, enfin moi, j’aurais préféré être ailleurs.

C. D. : La date fatidique du 5 décembre 1975 ?

J.-P. V. : Oui c’est ça. Ça doit être décembre 1975 que j’ai fait ma leçon. Et je pense donc que le vote a dû avoir lieu… en 75 aussi ? Non, ça a été assez long avant que je fasse ma leçon, entre le moment où j’ai été élu et le moment où on fait la leçon.

C. D. : La présentation que j’ai sous les yeux et qui est rédigée par M. André Caquot est du 24 novembre 1974, un an avant.

J.-P. V. : Oui, un an, un peu plus d’un an entre la présentation et donc l’élection et…

C. D. : La nomination et ensuite la leçon inaugurale.

J.-P. V. : C’est ça ! J’ai été élu en 74 mais sans doute nommé au point de vue ministériel…

C. D. : En 75.

J.-P. V. : Tu sais que l’Académie, l’Institut doit donner un avis favorable. On m’a dit : « Ah non ! il ne faut surtout pas que ce soient les Inscriptions, parce qu’ils sont fichus de dire que ça ne va pas. » Alors on m’a fait passer devant les Sciences morales et politiques. Ça c’était la tare philosophique.

C. D. : Tu l’as vraiment ressenti comme une tare ?

J.-P. V. : Non, je blague, c’est moi qui dis tare. Mais je veux dire que malgré tout ce que pensaient beaucoup, en dehors du fait que je devais apparaître malgré tout comme marqué politiquement, qu’on m’attribuait en 68 un rôle que malheureusement je n’ai pas eu du tout, que je trouve flatteur mais injustifié, immérité, et que tout ça sûrement faisait un ensemble avec le type qui faisait de la philosophie à propos des Grecs au lieu de faire de la philologie ou de s’occuper des inscriptions, ou de numismatique ou de l’histoire des textes. Ce que j’appelle la tare philosophique. On devait dire : « Vernant, bon ! Il est philosophe. Et les philosophes, ils racontent des histoires. »

C. D. : Donc tu es élu le 24 novembre 1974, nommé au début de l’année 1975, et cette leçon inaugurale, le 5 décembre 1975, ne t’a pas laissé que des souvenirs agréables ?

J.-P. V. : Agréables ? Écoute, oui, comme chez le dentiste, c’était bon quand c’était fini, quand j’en suis sorti ! J’avais un peu peur d’autant plus que, c’est tout à fait dans mon style, j’avais naturellement préparé un texte écrit, mais je croyais… Comme je savais que les conférences étaient de deux heures, je croyais que la leçon aussi était de deux heures. Et c’est seulement très peu de temps avant que Lévi-Strauss m’a dit : « Non, non, mais pas du tout, trois quarts d’heure maximum. » Et alors j’ai été pris de panique à l’idée de ce qu’il fallait que je coupe là-dedans, parce que ça n’irait pas. En tout cas, ça a accentué le sentiment d’insécurité et l’inquiétude que je crois tout le monde a, tout le monde a. Voilà, bon à part ça, ça ne s’est pas trop mal passé.

C. D. : Tu succédais en fait dans la généalogie des chaires stricto sensu à un germaniste qui était Robert Minder, et dans l’esprit des chaires plutôt à Henri-Charles Puech, « Histoire des religions ». Ta chaire s’appelant « Études comparées des religions antiques ».

J.-P. V. : « Études comparées des religions antiques. » Évidemment ce titre de chaire je l’ai choisi parce qu’à ce moment-là, déjà, mon intérêt majeur était la religion, les mythes, les structures du panthéon, c’était ça qui était devenu le noyau le plus dur de ce que je faisais. Donc, « comparées », parce que je crois que j’étais, en effet, parmi les hellénistes, celui qui, d’une part, avait le plus conscience, et ça, ça n’est pas sans importance, qu’il faut faire du comparatisme, et que même pour comprendre la religion grecque il faut à un moment donné en sortir et regarder ce qui se passe ailleurs. Et c’était aussi ce que j’avais essayé de faire avec le centre que je dirigeais, puisque ce centre s’appelait déjà Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Donc mon titre n’était pas artificiel, il n’était pas purement circonstanciel, il l’était un peu, il l’était un peu. Jacqueline de Romilly ayant pris une chaire qui était centrée sur la Grèce : « La Grèce et la formation de la pensée morale et politique », je crois, il fallait que je m’en démarque. Je ne pouvais pas présenter une chaire analogue. Donc, il fallait que je sorte du pur hellénisme et en même temps que je mette en avant la religion. Tout ça n’était pas faux, mais non seulement tout ça n’était pas faux mais se reliait à une philosophie qui était déjà celle de Gernet, à savoir que le monde grec n’est pas une sorte d’idéal qui a été atteint à un moment et auquel on doit se référer continûment et qui, en quelque sorte, est le phare qui éclaire toute l’histoire de l’humanité. Ça a eu lieu mais il faut le replacer par rapport à une anthropologie générale, ce dont j’ai toujours été convaincu. Et c’est un peu ce que j’ai essayé de dire dans ma leçon, et en même temps ça m’obligeait à réfléchir sur le statut d’une histoire des religions aujourd’hui. Parce que la création d’une chaire d’histoire des religions au Collège n’était pas si ancienne et qu’elle avait soulevé des objections de droite et de gauche, bien sûr. L’Église considérant qu’il ne peut y avoir une chaire d’histoire « des » religions, parce que ça met toutes les religions sur le même plan et que donc le privilège qui revient à l’universalité du catholicisme se trouve en quelque sorte mis en question. Et puis alors, d’autre part, toute une pensée laïque et rationaliste qui considère qu’on ne peut pas faire l’histoire de ce qui a été un tissu de superstitions et de folies, par conséquent ça ne relève pas d’une étude scientifique.

Donc essayer de montrer que la religion étant une des dimensions fondamentales de toutes les civilisations, il est nécessaire de s’attacher à cela, de montrer le lien que ça a avec le reste et en quoi, à travers ce lien, on peut à la fois comparer, confronter, différencier et réunir des civilisations différentes. Voilà donc ce qu’était cette chaire et j’ai je crois, d’entrée de jeu, annoncé qu’il y aurait quelque chose sur le sacrifice, qui est le livre que nous avons fait 16 , livre comparatif, et d’autre part, annoncé qu’une grande partie de mes conférences seraient consacrées au problème de la figuration des dieux. Non pas en archéologue, même si cette étude ne peut pas se concevoir sans une base archéologique, ce n’est pas par hasard que mes deux sbires, qui continuent au Collège à hanter quotidiennement mon bureau, que la générosité du Collège a laissés à ma disposition, Dieu soit loué, parce qu’il s’y fait beaucoup de travail, sont deux archéologues : Françoise Frontisi et François Lissarrague. Et ce n’est pas par hasard, parce qu’il fallait bien qu’il y ait des gens qui m’aident à regarder cela. Mais en même temps, ça dépasse l’archéologie et ça pose d’autres problèmes que ne le font de purs archéologues. Poser le problème de la figuration des dieux c’est se demander à quoi répond ce besoin que présente toute religion de donner un corps visible aux divinités. Et à travers ce problème-là s’en profile un autre, fondamental, c’est : quel est le statut de l’image dans les différentes cultures ? Parce que oui, nous parlons d’image comme si ce terme était clair. Or il ne l’est pas, il ne l’est pas. Qu’est-ce que c’est qu’une image ? À quel moment un objet est-il vu, perçu comme une image ? Et c’est avec tout ça que je me suis débattu, comme j’ai pu, pendant toutes ces années, en regardant à la fois pourquoi il y avait certains dieux, qu’est-ce qu’avait été la figure des dieux, qu’est-ce qu’avait été la figure des morts, et pourquoi, à partir d’un certain temps, d’une certaine date, sur les stèles on voit figurer le mort ? Et en quoi cette figure change ? C’est tous ces problèmes-là que j’ai essayé de poser et que je continue aujourd’hui à poser.

On voit bien comment, si tu veux, dans un travail il y a des espèces de continuités souterraines et des déplacements de l’intérêt. C’est ce que j’explique un peu dans l’introduction ou la préface, je ne me souviens plus, du volume où sont publiés mes cours, qui s’appelle Figures, idoles, masques 17 . Et j’explique qu’en réalité c’est, je crois vers les années cinquante-huit ou soixante, au début des années soixante, que j’ai écrit un chapitre de ce qui devait être ma thèse, et qui était la figure des dieux. J’avais envisagé une thèse où il y aurait eu trois triptyques, trois volets : de la nature des dieux – qu’est-ce que c’est qu’un dieu grec ? qu’est-ce qu’il représente ? ; de la société des dieux – pourquoi il y a des dieux multiples et qu’est-ce que signifie cette société de l’au-delà que constitue un panthéon ? ; et troisièmement, à quoi répond cette nécessité d’une figuration des dieux ?

Alors j’avais écrit pas mal là-dessus et puis j’ai mis ça dans mon tiroir et je n’y ai plus pensé. Et c’est beaucoup plus tard que ce problème est redevenu actuel et, au fond, il a refait surface mais sous une forme un peu différente, à travers mes cours du Collège, et il continue à m’agiter même aujourd’hui. Là, j’ai publié dans la revue franco-grecque que nous avons fondée, qui s’appelle Mètis, un article qui s’appelle « Figuration et image 18 ». J’essaye de faire le point là-dessus et je voudrais bien écrire, avant de disparaître de l’horizon, un livre avec Françoise Frontisi, où j’essayerai de voir ce que c’est que le regard grec 19 . Qu’est-ce que c’est pour un Grec que voir, que regarder ? Et en quoi l’expérience qu’ils ont de la vision et du regard – regarder quelqu’un qui en même temps vous regarde –, de cette relation visuelle entre soi et autrui, elle est différemment orientée et organisée que chez nous. Qu’est-ce qui fait la spécificité du regard grec ? Et à travers ça, en fonction de ce que c’est que voir et regarder pour un Grec, en quoi lui-même, le soi-même grec est différent de ce que nous appelons aujourd’hui le moi. Alors tu vois, toutes ces questions, peut-être que d’une certaine façon je n’ai pas cessé de toucher, autour desquelles j’ai tourné, eh bien elles reviennent. C’est comme dans un manège, ça tourne mais c’est plus exactement la même personne qui le monte et donc ça change l’aspect général.

Voilà et le Collège pour ça, ça m’a été très utile. Si tu veux, moi, j’ai enseigné au lycée, alors c’était quelque chose. C’était une expérience très agréable, on a quarante ou quarante-cinq gaillards qui vous écoutent et, de mon temps, mais je pense que c’est vrai encore pour beaucoup aujourd’hui, on leur ouvre des fenêtres. Ils sont dans un monde qui est celui de l’enfance, de leur famille, de leur milieu, et on ouvre des fenêtres, on leur pose des problèmes et puis on les déconcerte en montrant que des choses qui leur paraissent évidentes ne le sont pas. Par-derrière, il y a un questionnement et on voit bien qu’ils sont contents, qu’ils sont contents, qu’ils ont tout à coup le sentiment que ça les change, que ça les ouvre, et c’est très beau pour le type qui fait ça.

C. D. : C’est la maïeutique ?

J.-P. V. : C’est la maïeutique, un peu, si tu veux, sans qu’on se prenne pour Socrate. Et puis après, je n’ai jamais enseigné dans une fac, mais j’ai enseigné à l’École des hautes études. À l’École des hautes études, c’est à la fois très dur puisque tous les ans il faut pondre autre chose, comme au Collège, qu’on a des gens qui sont calés, qui sont sur beaucoup de points plus calés que tu ne l’es. Ils ne sont pas très nombreux. À la fin ils étaient plutôt un peu trop nombreux même, à cause des questions que je traitais. La religion grecque, il y a du monde et puis il y a eu l’époque des colonels. Alors il y a eu un tas de Grecs qui ont fichu le camp et qui atterrissaient là. Mais ça a un avantage, c’est que ça te pousse, ça t’oblige à avancer. Et en même temps, il y a quelque chose, c’est que, à l’École des hautes études, on sait qu’on ne sait rien. Tout le monde sait ça. Tous les gens qui sont là sont des chercheurs. Alors tu as choisi un sujet sur lequel tu avais déjà des notes, des papiers, où tu avais déjà des idées, et puis, au cours de l’année, tu développes et il arrive à un certain moment que tu te retrouves dans un cul-de-sac, tu ne sais plus où aller, bon ça ne marche pas, ou tu hésites. Mais ça n’a aucune importance puisque tu viens et tu le dis, et tout le monde trouve ça très normal. Il y a toujours dans ta salle un gaillard qui te dit : « Oui mais alors, il y a tel texte que tu n’as pas pris en compte. » Ah bon ! Oui. On va le chercher et on regarde. Tu ne risques pas de couler à pic devant des spectateurs. Tandis que la règle du Collège est une règle différente.

C. D. : Un cours magistral.

J.-P. V. : C’est un cours magistral, dont si tu veux, le ressort est que le monsieur qui est là sait de quoi il parle.

C. D. : Parfois c’est une dame.

J.-P. V. : Si c’est une dame… la dame, encore plus. Dans le cas présent encore plus. Donc tu ne peux pas te permettre à un moment donné… Tu t’es lancé dans une aventure, tu as décidé que tu allais parler d’Artémis, de Gorgone ou de Dionysos, tu es embarqué et tu ne peux pas dire à un moment donné : « Bon, écoutez, je baisse la voile et puis on s’arrête, on fait un casse-croûte, on boit un coup, on chante un peu… » Non, non, pas du tout, il faut ramer jusqu’à arriver à un soi-disant port, il n’y a rien à faire et c’est pas toujours facile. C’est pas toujours facile et ce n’est pas seulement moi qui le pense et qui le dis. J’ai constaté avec satisfaction que mes collègues avaient le même sentiment et qu’ils étaient pris d’angoisse. Je me rappelle une fois où c’était Duby qui a dit : « Écoutez, moi je demande un congé d’un an parce que je ne peux plus y arriver, je n’ai pas de matière pour partir comme ça. Il faut que j’embarque des provisions de bouche et de boissons sur mon bateau sinon je vais être stoppé au milieu. » Il y a ça, mais ça aussi ça te pousse. Ça te pousse, c’est-à-dire tu es obligé chaque année d’arriver en ayant récolté beaucoup de matériel et avec cet effort de mise en forme. Il faut qu’il y ait beaucoup de documentation et il faut que tu sois arrivé… Ça dépend, je pense qu’il y a des domaines où au fond, tu peux prendre simplement un texte, avoir peu de gens et dépiauter ce texte à chaque séance. Mais si tu es un peu philosophe ou si tu es un peu comme ce que je faisais, rien à faire, il faut que tu fasses quelque chose qui se tienne debout et qui se tienne debout avec un public qui est un public aussi hétéroclite, c’est-à‑dire où tu as d’une part tous les gens qui venaient à tes cours à l’École des hautes études, les gens qui sont des chercheurs, qui travaillent sur ces questions directement, plus tout ce que le public du Collège comporte de divers : des dames à la retraite, des messieurs qui ont été ingénieurs ou pharmaciens et qui sont là parce qu’eux aussi ils veulent s’informer pour le goût, plus les clochards, plus tout ce que tu veux. Il faut quand même que tu arrives à trouver un ton et une espèce de rythme où les gens qui viennent là et qui ne sont pas des spécialistes de la Grèce ni de la religion t’écoutent et y trouvent un certain intérêt, sans que les gens qui sont des chercheurs n’aient le sentiment que tu racontes n’importe quoi et qu’ils perdent leur temps. Alors c’est un exercice qui ne va pas tout seul. Et je pense à ce que Veyne me disait encore dernièrement, que c’était épouvantable et que ce qu’il fallait c’est qu’il mette son cours à des heures telles qu’il y ait très peu de gens, que ne viennent que les types qui sont vraiment accrochés ou bien, dit-il, je vais leur faire un cours en latin ou en grec pour désespérer les gens qui ne sont pas vraiment des spécialistes. C’est vrai qu’il y a ça… Mais je ne le regrette pas et je crois que pendant ces années d’enseignement au Collège, et je répète que je n’avais… Je pense qu’il y a des gens qui, très tôt, des gens qui sont vraiment des universitaires ou des chercheurs, qui doivent se dire : « J’irai au Collège », comme il y en a qui disent : « Je dois aller à l’Institut. » Je dois dire absolument franchement que ces idées ne m’ont jamais effleuré. Et ça a été complètement en dehors de mon horizon, mais quand j’y ai été, j’ai été très heureux. Ça a été bénéfique… Ça a été bénéfique parce que j’ai dû faire cet effort quand même de synthèse et de formulation tel que ce que je disais puisse être compris et assimilé par un public beaucoup plus large que celui que j’avais à l’École des hautes études.

C. D. : Sortir un peu de la tour d’ivoire de l’histoire des spécialistes…

J.-P. V. : Oui, un petit peu, un petit peu, et je pense que ce n’est pas étranger, si j’y réfléchis maintenant, au fait que dans ce que j’ai écrit, dans les livres que j’ai écrits, les derniers livres, non seulement ma forme d’écriture mais mon style est différent, beaucoup plus personnel.

C. D. : C’est vrai, tu es passé du « nous » au « je ». Déjà, ça c’est une différence frappante.

J.-P. V. : Oui et puis ensuite, je vais te dire, c’est que si tu prends mes premiers bouquins, tu prends Mythe et pensée chez les Grecs ou les articles que je faisais, tu voyais à quel point, comment l’appareil de notes…, à quel point j’éprouvais la nécessité de montrer, je ne peux pas dire l’érudition mais quand même, qu’il y en a par-derrière, et comment aujourd’hui, d’une certaine façon, je me dis : « Oh, pas d’histoires ! Plus de liberté dans l’écriture », et peut-être aussi de m’engager plus personnellement, plus intimement dans ce que j’écris. Je veux dire que si tu prends La mort, les morts ou L’individu, la mort, l’amour, ou peut-être même La religion grecque, ou plutôt Mythe et religion, on voit bien mieux qui est le monsieur qui a écrit ça. Tandis que quand j’écris Mythe et pensée, il n’y a personne, il n’y a personne… Il y a une analyse, mais il n’y a pas un type derrière l’analyse. Et ça, je pense que c’est le Collège. Parce que le Collège, au fond, peut-être… Je crois que j’étais un très bon prof de philo parce que avec mes élèves, d’abord je ne voulais pas être derrière ma chaire, je n’étais pas derrière ma chaire, j’étais toujours au milieu d’eux, assis sur la table, parlant avec eux et je ne voulais pas qu’ils aient le sentiment d’une leçon ou d’un savoir, mais qu’ils voulaient avoir le sentiment que je leur parlais, que je communiquais, que je les interrogeais et que je m’interrogeais moi-même en même temps et c’est à ça qu’ils étaient sensibles.

Je pense que, dans mes séminaires de l’École des hautes études, j’étais aussi beaucoup plus strict, neutre, amenant les textes, disant ça. De temps en temps, comme il m’est arrivé pour la mètis, lorsque tout d’un coup j’ai eu l’idée de ce qu’allait être la mètis, et que je suis arrivé à l’École des hautes études, c’est Marco, c’est Detienne qui me rappelait ça, et alors je m’en suis rappelé en effet. J’avais fait un travail sur la fonction technique où j’avais vu un petit peu la mètis et puis, en regardant avec Aristote la mécanique, je m’étais dit : « Mais tout ça, c’est pareil. » Et puis tout d’un coup je me suis dit : « Mais, dans les secteurs les plus différents, on retrouve cette même ficelle qu’il faut tirer. » Et je suis arrivé et j’ai dit : « Bon, écoutez, peut-être que je suis complètement cinglé ou peut-être pas, mais je vais vous dire… » Et j’ai à peu près fait le plan général de l’enquête, pas de l’ouvrage mais de l’enquête. Et Marcel me dit : « Bon ! Écoute, on pourrait peut-être essayer de faire ça tous les deux. » Mais c’est rare. Sinon bof ! Je prenais le mythe des races, je faisais mon analyse mais n’importe qui d’autre aurait pu la faire cette même analyse. Je veux dire que ça n’aurait pas changé la façon dont les choses étaient exposées, étaient dites. Tandis qu’au Collège, précisément en raison du caractère, comme ça, on est à la chaire, ou bien alors on fait simplement une leçon magistrale ou bien on essaye de faire autre chose. On modifie la notion de magistral pour en faire un engagement et une sorte de façon de s’adresser personnellement à un public pour lui dire quelque chose. Et alors une fois qu’on est entré dans cette voie quand on écrit, on continue. Donc, merci pour le Collège !

C. D. : Le Collège comme école de liberté c’est une belle conclusion.

J.-P. V. : École de liberté, oui aussi d’abord parce qu’au Collège tu dis ce que tu veux, ça, c’est vrai. Je veux dire qu’au Collège, je crois que j’ai toujours dit ce que je voulais, même au lycée et même à cette époque alors, mais enfin… École de liberté… c’est vrai que c’est un des rares endroits où tu as une paix royale. C’est un des rares endroits aussi où il y a des gens avec lesquels tu peux causer si l’occasion s’en présente et qui ont beaucoup de choses à t’apprendre. C’est donc une institution à préserver soigneusement. Voilà.

Notes
1.

Réformé avant la Première Guerre mondiale, Jean Vernant choisit de s’engager comme volontaire au début du conflit.

2.

Plus précisément Libération-Sud, mouvement de résistance créé en 1940 et qui devint l’un des trois principaux mouvements de la zone Sud. Il sera représenté au sein du Conseil national de la Résistance, fondé en 1943.

3.

Commandant en retraite, Delrieu est futur chef régional adjoint des MUR (Mouvements unis de Résistance).

4.

Jean Miailhe, étudiant en droit dans les années trente à Paris, sera plus tard le directeur de « Chant du monde », la maison d’édition musicale du Parti communiste.

5.

Cf. Victor Leduc, Les tribulations d’un idéologue, préface de J.-P. -Vernant, postface de P. Vidal-Naquet, Paris, Galaade, 2006.

6.

Mario Levi (1905-1973), intellectuel turinois antifasciste, réfugié en France engagé dans la Résistance militaire.

7.

Carlo (1899-1937) et Nello Rosselli (1900-1937) sont nés en Toscane d’une famille juive aisée et républicaine, très active politiquement. Engagés dans la lutte contre le fascisme, ils sont arrêtés et condamnés à la prison. En 1936, les Rosselli participent activement à la guerre civile en Espagne au sein des forces républicaines. Exilés par la suite à Paris, ils fondent le groupe Giustizia e libertà. Le 9 juin 1937, lors d’un séjour à Bagnoles-de-l’Orne, ils sont assassinés par des cagoulards, certainement sur ordre de Mussolini.

8.

Pierre Doassans avait fait ses études de médecine à Paris. Il retourne à Toulouse comme interne des hôpitaux, où il s’établit.

9.

Le travail et les techniques, avant-propos de I. Meyerson, Paris, PUF, 1948.

10.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.

11.

Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Préface de J.-P. -Vernant, Paris, Maspero, 1968.

12.

J.-P. Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris-La Haye, Mouton, 1968.

13.

Centre Louis-Gernet, sous la dir. de M. I. Finley, Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris-La Haye, Mouton, 1973.

14.

J.-P. Brisson (dir.), Problèmes de la guerre à Rome, Paris-La Haye, Mouton, 1969.

15.

J.-P. Vernant, L. Vandermeersch, J. Gernet, J. Bottéro, et al., Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974.

16.

Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979.

17.

Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990.

18.

Jean-Pierre Vernant, « Figuration et image », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, 5 (1-2), 1990, p. 225-238.

19.

Françoise Frontisi-Ducroux, Jean-Pierre Vernant, Dans l’œil du miroir, Paris, Odile Jacob, 1997.