Peu après la révolution d’octobre, quelques jeunes peintres se regroupent autour de la Section des arts plastiques (IZO), du Commissariat du peuple à l’instruction publique (Narkompros), dirigé par Anatoli Lounatcharski. Pour eux, la révolution signifie assurer le renouveau complet de toutes les assises de la vie, s’affranchir de tout ce qui est vétuste, dépassé, injuste. L’art, pensent-ils, est appelé à jouer un rôle essentiel dans ce processus purificateur. « Le grondement des canons d’octobre aidait à devenir novateur, écrivait en ces journées Malevitch. Nous sommes venus pour nettoyer la personnalité des accessoires académiques, cautériser dans le cerveau la moisissure du passé, et rétablir le temps, l’espace, la cadence et le rythme, le mouvement, les fondements du jour d’aujourd’hui[12]. »
Les jeunes peintres voulaient démocratiser l’art, le faire descendre sur les places et dans les rues, en faire une force efficace dans la transformation révolutionnaire de la vie. « Que dans les rues et sur les places, de maison en maison scintillent de mille feux les tableaux (les couleurs), flattant, ennoblissant le regard (le goût) du passant[13] », écrivaient Vladimir Maïakovski, Vassili Kamenski et David Bourliouk. C’est à Moscou que fut entreprise la première tentative de « sortir » l’art dans la rue. Trois toiles de Bourliouk furent suspendues aux fenêtres de l’immeuble situé au coin de la rue Kouznetski Most et du passage Neglinny, le 15 mars 1918. Cet épisode fut interprété comme une nouvelle espièglerie de la part des futuristes, mais on y pressentait déjà le proche avenir. En 1918, le suprématisme quitta les ateliers des peintres et sortit pour la première fois dans les rues et sur les places de Petrograd, traduit de façon originale dans les panneaux décoratifs d’Ivan Pouni et de Xenia Bogouslavskaïa, de Vladimir Lebedev et de Vladimir Kozlinski, de Nathan Altman et de Pavel Mansourov. Le panneau de Kozlinski, destiné au pont Liteïny, se caractérise par des formes simples et lapidaires, une image riche de sens, sans traits fortuits ni secondaires. L’artiste sait bâtir l’image sur des rapports de couleurs peu nombreux, mais prononcés : le bleu profond de la Neva, les silhouettes foncées des navires de guerre, les drapeaux rouges de la manifestation qui défile sur le quai. Les aquarelles de Kozlinski ne sont pas seulement décoratives et gaies, mais se caractérisent aussi par une monumentalité authentique, quand avec un minimum de formes de couleurs, l’œuvre acquiert sa charge émotionnelle maximale.
Les esquisses de Pouni, Lebedev et Bogouslavskaïa reflètent des influences suprématistes très fortes. Mais, dans ces premières expériences, les peintres concevaient de façon quelque peu « simpliste » les principes suprématistes, ne voyant là qu’un nouveau procédé d’organisation du plan, du point de vue décoratif et de la couleur. Ils ne saisirent pas le sens intime de ce courant, ses racines philosophiques.