Il convient également de citer l’artel des artistes qui existait à Petrograd dans les années 1918-1919 sous le nom de Sevodnia (Aujourd’hui). En 1918, des poètes et des peintres se réunissaient fréquemment chez Vera Ermolaïeva. On pouvait y voir Maxime Gorki et Vladimir Maïakovski[14]. Ces rencontres aboutirent au regroupement de peintres et d’écrivains pour la co-création de livres, surtout pour les enfants. Sous ce rapport, l’artel Sevodnia fut le prototype du Detguiz (Editions de littérature enfantine) de Leningrad. Les peintres et les écrivains faisaient tout eux-mêmes, de la composition de l’ouvrage à sa vente.
Les livres de l’artel n’étaient pas épais : quatre pages en tout. Ils n’étaient tirés qu’à cent vingt-cinq exemplaires. La couverture et les illustrations étaient gravées sur linoléum. Une partie du tirage était coloriée par le peintre lui-même, les couleurs variaient d’un livre à l’autre, aussi chaque exemplaire devenait unique et acquérait le charme du travail « artisanal ». Par le caractère monumental de sa composition, Vera Ermolaïeva sut reproduire sur la couverture des Pionniers de Whitman le rythme libre des vers du poète américain. Elle mit la même puissance plastique dans la couverture réalisée pour le livre de Nathan Vengrov Aujourd’hui. Le personnage assis ressort avec expressivité en gros plan, sur la toile de fond des immeubles branlants de la ville. La simplicité lapidaire des formes, les facettes géométriques attestent que l’art de ce peintre eut des contacts avec la plastique du cubisme. Le titre et le nom de l’auteur sont inclus dans l’image en tant que partie intégrante de la composition. Ermolaïeva suit ici la tradition des enseignes peintes, auxquelles elle s’intéressait dans ces années. Parmi les meilleurs livres édités par Cartel, citons : l’Enfant Jésus de Essenine, Branches de pins de Vengrov (dessins de Tourova), 8 heures et quart d’Annenkov (dessins de l’auteur).
L’activité de l’artel Sevodnia fut de courte durée. En automne 1919, la Section des arts plastiques du Commissariat du peuple à l’instruction publique envoya Ermolaïeva à Vitebsk, et l’artel ferma ses portes.
Les Ateliers supérieurs d’art et technique (VKhOUTEMAS) à Moscou devinrent le centre d’où rayonnait l’art novateur. Pounine, s’étant rendu à Moscou en février 1919, notait : « Le suprématisme s’épanche en une explosion de couleur dans tout Moscou. Enseignes, expositions, cafés — tout est suprématisme. »[15] Il avait à rivaliser avec le constructivisme, courant né des contrereliefs de Tatline dans les années prérévolutionnaires. Le peintre écrivait : « Ayant construit des reliefs angulaires et centraux de type supérieur[16], j’ai repoussé, en tant que superflue, toute une série d’« ismes », le mal chronique de l’art moderne. »[17] Les constructivistes, renonçant à l’approche esthétique de la création, s’orientèrent vers la création de différents objets utilitaires. La rationalité fonctionnelle devint pour eux l’équivalent de la valeur artistique. La rivalité entre Tatline et Malevitch se poursuivit durant toutes les années vingt. « Je ne sais pas quand cela a commencé, écrivait Pounine, mais, autant que je me souvienne, ils se partageaient toujours l’univers — et la terre, et le ciel, et l’espace interplanétaire — instaurant leur propre sphère d’influence. Tatline, généralement, se réservait la terre, en essayant d’envoyer Malevitch à la recherche de la non-objectivité dans le ciel. Sans renoncer aux planètes, Malevitch ne cédait pas non plus la terre, estimant à juste titre qu’elle est, elle aussi, une planète et qu’elle peut être, par conséquent, non-objective. »[18]
De son côté, Vassili Kandinsky déploya une énorme activité créatrice pendant les années de la révolution. Il publia des articles, fit des conférences, fut aussi l’un des organisateurs de l’Institut de la culture artistique de Moscou (INKhOUK). Un des premiers ouvrages édités par la Section des arts plastiques du Commissariat du peuple à l’instruction publique fut l’automonographie du peintre, V.V Kandinsky. Dix ans plus tard, Kandinsky fut purement et simplement rayé de l’histoire de la culture artistique russe et rattaché à l’expressionnisme allemand. Si, dans l’édition d’avant-guerre des Maîtres de l’art sur l’art, les textes de Kandinsky entraient dans la section russe, dans la dernière édition (1969) par contre ils figurent dans la section « Allemagne », sous prétexte que son art serait une fleur exotique sur le sol russe. Il faut rétablir la justice. Ses expérimentations picturales étaient issues de l’expérience de l’art populaire, de la polychromie du loubok ainsi que l’artiste le disait lui-même. On peut difficilement trouver un peintre du début du siècle qui ait porté au loubok autant d’intérêt, autant d’émotion que Kandinsky. Ayant appris que Nikolaï Koulbine lui envoyait un loubok, le Jugement dernier, Kandinsky lui écrit : « Vraiment quand j’y pense, mon cœur se met à battre plus fort. »[19] Il s’efforçait de dénicher des louboks chaque fois qu’il venait à Moscou. Le peintre Mansourov parle de ses explorations, souvent menées en compagnie de Larionov : « Kandinsky et lui allaient surtout flâner dans les bazars et dénichaient des louboks peints par les moujiks. Bova Korolevitch et le tsar Saltan, et avec eux, les anges et les archanges, badigeonnés à l’aniline en long et en large : c’était cela, et non Cézanne, qui était la source de tout. »[20] Kandinsky reproduisit quelques louboks dans l’Almanach du Cavalier bleu, et organisa en 1912, avant Larionov, une exposition de louboks à la Galerie Holtz de Munich. C’est au début des années 1890 que Kandinsky découvrit l’art populaire russe. Diplômé en droit à l’Université de Moscou (1892), il fut envoyé dans le gouvernement de Vologda pour faire une étude sur les exploitations paysannes. Et c’est là, dans ces campagnes, que le « miracle » s’offrit à lui et devint plus tard, comme il l’écrivait, un des éléments de ses œuvres. L’impression que lui fit la première visite d’une isba paysanne ne le quitta pas pendant des années : « Je me souviens clairement comment je me suis arrêté au seuil devant ce spectacle inattendu. La table, les bancs, le poêle énorme et imposant, les armoires, les dressoirs, tout était décoré de larges ornements multicolores. Sur les murs, des « louboks » : un preux représenté symboliquement, des batailles, une chanson transmise par les couleurs. Le haut bout de la pièce était entièrement recouvert d’icônes peintes et imprimées, devant lesquelles brûlait faiblement une petite veilleuse rouge qui semblait détenir un secret, vivre à part soi, étoile modeste et fière qui murmurait mystérieusement. Lorsque enfin j’entrai dans la pièce, la peinture m’entoura de tous côtés et j’entrai en elle. »[21] C’est certainement dans ces impressions de jeunesse qu’il faut chercher les sources de l’œuvre de Kandinsky.