La Révolte contre Dieu

 

Après la décennie de positivisme dans la culture russe du début du siècle vient le temps des recherches spirituelles de toutes sortes : nous voyons le retour aux traditions religieuses orthodoxes (Sergueï Soloviov, Pavel Florenski, Sergueï Boulgakov), diverses formes de théosophie et d’anthroposophie (Elena Blavatskaïa, Andréï Biely, Nikolaï Roerich, Vassili Kandinsky), des variantes de doctrines orientales, issues du Tibet et de l’Inde (Piotr Ouspenski, Gueorgui Gurdjiïev), les Chercheurs de Dieu, les Constructeurs de Dieu, etc. Malevitch ne reste pas à l’écart de ces recherches. Il est difficile de définir sa position à l’état pur, mais il semble qu’il s’agissait d’une négation de Dieu, auquel se substituait l’Homme-Créateur, réaménageant le monde selon ses vues-révélations. On trouve parmi les premières œuvres de Malevitch un triptyque daté de 1907, conservé au Musée Russe et inconnu des chercheurs. Ce sont des esquisses pour une fresque exécutée à la détrempe. Le carton central représente le portrait du jeune Malevitch entouré de personnages à la tête auréolée, inclinés devant lui. Derrière cette auto-déification, cette substitution à Dieu de surhomme-créateur, se profilait une attitude déterminée envers le monde, création imparfaite qu’il convenait de refaire. Malevitch n’était pas seul à défendre cette position. En 1906 avait eu lieu à Moscou une exposition de la société Léonard de Vinci. La préface du catalogue de l’exposition comportait ces lignes du poète Viktor Hoffman : « Mais l’art n’est pas seulement l’égal du monde, il est plus admirable que le monde. Le monde n’a pas été réussi et Dieu lui-même, sous les traits du Diable, siffle l’échec de sa création. Par l’art nous corrigeons le monde, nous en créons un nouveau, parfait. En cela s’exprime le suprême combat livré à Dieu[45]. » Malevitch aurait pu être l’auteur de ces lignes. Il envisageait toute sa création, en particulier celle de la période suprématiste et post-suprématiste, comme une « rectification » apportée à la Genèse. Dans le monde qu’il a créé, Dieu a instauré une seule limitation, un seul interdit s’appliquant à Adam et Eve : ne pas toucher la pomme sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais il ne voulait pas d’une obéissance forcée et laissait aux premiers hommes la possibilité de choisir, la libre volonté. C’est là que Malevitch perçut l’erreur de la création de l’Univers. « Si Dieu avait construit un système parfait, remarquait-il, Adam n’aurait pas péché. Toute l’erreur vient du fait qu’une limite avait été établie dans le système. Un système sans limite n’a pas de défauts. » Et Malevitch en donne la définition : « La perfection du système signifie que toute unité, libre de son mouvement, ne subissant pas de pression, ne peut tout de même pas sortir du cadre du système[46]. »