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Les conquêtes musulmanes

L’occupation arabe de Jérusalem

En 636 apr. J.-C., les Arabes envahissent la Palestine et, l’été de l’année suivante, leur armée campe devant les remparts de Jérusalem. Le patriarche Sophronius est chargé de la défense de la ville, en compagnie d’une garnison byzantine. Mais, en février 638, après un siège de sept mois, les chrétiens sont contraints de se rendre au calife Omar, chef musulman, mais après avoir mis à l’abri la Vraie Croix à Constantinople. On raconte que Sophronius est sorti à dos de chameau pour escorter Omar jusqu’aux portes de la ville. Le calife est alors humblement descendu de sa monture et est entré dans Jérusalem à pied. C’est l’hommage d’Omar à cette ville que les musulmans appellent alors al-Quds, « la Sainte », désignation tirée de Bayt al-Maqdis, « le temple sanctifié », à savoir le Temple de Salomon.

Une fois à l’intérieur de Jérusalem, Omar demande à Sophronius de l’amener au Mont du Temple, que les musulmans appellent Haram al-Sharif, noble sanctuaire, avec l’intention de chercher les reliques, parmi lesquelles le mihrab (niche de prière) dont Omar a entendu parler grâce au prophète Mahomet. Comme l’a prévu Jésus, le Mont du Temple est complètement rasé et a été recouvert de détritus. Le calife ordonne un nettoyage en bonne et due forme et il est le premier à sortir des débris dans un pli de sa cape. Omar se fait construire une mosquée temporaire à l’extrémité sud du Mont, à l’endroit où est située aujourd’hui la mosquée al-Aqsa, dont la construction a débuté soixante ans plus tard.

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La mosquée al-Aqsa, sur le Mont du Temple.

Le terme al-Aqsa, qui signifie « la plus loin-taine », désigne au départ le Mont du Temple dans son ensemble, même s’il symbolise l’horizon de l’ambition musulmane, car Mahomet a eu la vision de son ascension au paradis depuis cet endroit (Coran 17:1). Mais, le temps que la mosquée al-Aqsa soit achevée en 715, les armées arabes ont établi un immense empire islamique qui s’étend sur 8 000 kilomètres d’est en ouest, des frontières de la Chine à la côte atlantique de l’Espagne. La chrétienté voit alors son territoire diminuer de plus de la moitié.

De la révélation au djihad

Cette conquête, l’une des plus rapides et conséquentes de l’histoire, débute en Arabie en 622 lorsque Mahomet entame l’unification des tribus arabes, en prêchant l’existence d’un seul dieu, pour en faire une puissante force armée. Mais les Byzantins et les Perses, grandes puissances de l’époque, ne remarquent rien de ses intentions.

Bien que largement aride et inhabitée, l’Arabie occupe alors une position stratégique importante entre l’Égypte, l’Abyssinie, la Perse, la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie. Le commerce entre ces différents pays est considérablement dépendant des caravanes arabes qui transportent les denrées et produits à travers ces étendues arides et dangereuses. La Mecque se situe à un carrefour essentiel au milieu de ce désert et, dans une certaine mesure, l’autorité des cheikhs des tribus arabes nomades a été supplantée à La Mecque par une sorte d’oligarchie des familles commerçantes dont les croyances et les pratiques religieuses transcendent les étroites allégeances tribales.

Les habitants de La Mecque ont veillé à ce que la Kaaba, lieu sacré en forme de cube, renferme plusieurs idoles tribales, chacune symbolisant un dieu local, de façon à ce que les membres des tribus venant au marché puissent vénérer leur divinité préférée pendant leur séjour dans la ville. Les Mecquois vénèrent Manat, Uzza et Allat, déesses de la fécondité et du destin, elles-mêmes subordonnées à un dieu supérieur, Allah.

Nous tenons ces informations sur les premiers jours de l’islam du Coran et des hadiths, traditions orales liées aux actes et paroles de Mahomet. Né aux environs de 570, Mahomet est le fils d’un pauvre commerçant de La Mecque, qui appartenait malgré tout à la puissante tribu Quraych, gardiens héréditaires de la Kaaba. En tant que commerçant, il est non seulement exposé à l’afflux de biens étrangers mais également aux courants des concepts juifs et chrétiens. En conversant avec les juifs et les chrétiens rencontrés à La Mecque et ailleurs en Arabie, Mahomet a appris les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament et découvert les principaux éléments des coutumes et croyances populaires juives et chrétiennes, et surtout la notion de monothéisme. Ayant adopté une vie religieuse contemplative, il commence, aux alentours de 610, à avoir, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, des révélations sur l’univers d’Allah, qui s’est présenté à Mahomet comme Dieu, le seul et l’unique. Selon la révélation, les autres dieux ne sont que pure invention et leurs idoles, situées à l’intérieur de la Kaaba, doivent être détruites.

Ce message déclenche un antagonisme marqué chez les Mecquois, mais Mahomet se met lentement à convertir quelques pèlerins de Yathrib, communauté agricole située à environ 400 kilomètres au nord qui comprend une population cosmopolite composée d’Arabes, de Juifs et d’Arabes judaïsés. Cette communauté connaît donc déjà le monothéisme et d’autres caractéristiques de son enseignement. En 622, l’hostilité des Mecquois païens envers Mahomet est tellement forte qu’avec son petit groupe d’adeptes il accepte d’aller s’installer à Yathrib quand il en reçoit l’invitation. Cette migration, ou hijra, marque le début de l’ère musulmane. Yathrib a ensuite été rebaptisée Madinat al-Nabi, « ville du prophète », son diminutif étant Médine. La compréhension qu’a Mahomet des préceptes juifs et chrétiens le pousse à croire qu’ils sont identiques par rapport aux révélations, connues sous le nom de Coran, qu’il a eues. Il s’attend donc à ce que juifs et chrétiens soient d’accord avec son enseignement et le reconnaissent comme prophète au même titre qu’Abraham, Moïse, David, Salomon, Jésus et les autres. Mais, si des vestiges de l’hérésie connue sous le nom d’arianisme incitent Mahomet à croire que le christianisme peut se passer de la divinité de Jésus, les juifs demeurent pour leur part intraitables. Ils lui disent que ses révélations sont une déformation et une méprise de leurs traditions et attirent son attention sur les nombreuses contradictions qu’elles contiennent à propos des thèmes de l’Ancien Testament.

Mahomet réagit à ces critiques en se retournant contre les juifs, affirmant qu’ils ont délibérément falsifié leurs traditions. Lui se présente contre le restaurateur de la religion d’Abraham, qu’il considère comme le fondateur de la Kaaba et de son culte. Il abandonne le jeûne musulman correspondant au Jour du Pardon juif, Yom Kippour, jour de l’année où le grand prêtre de Jérusalem est entré dans le saint des saints pour pardonner à tous les juifs du monde. À la place d’un jour de jeûne, Mahomet institue un jeûne d’un mois, le ramadan. Au même moment, selon la tradition, il ordonne aux musulmans de prier en direction de la Kaaba de La Mecque. Jusque-là, les musulmans priaient en se tournant vers Jérusalem.

Mais, pendant ses premières années à Médine, l’acte le plus important de Mahomet est d’établir la révélation autorisant ses adeptes à partir faire la guerre contre les individus identifiés comme ennemis. « Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre), parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes capable de les secourir : ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute injustice, simplement parce qu’ils disaient : “Allah est notre Seigneur” » (Coran 22:39-40)3.

Selon les savants musulmans, cette notion de djihad (guerre sainte) peut être légitimement appliquée en cas d’injustice et d’oppression ou contre ceux qui refusent la vérité, à savoir la vérité de l’islam, une fois ces conditions visiblement réunies. Là, ce sont les Mecquois qui en font les frais. Après plusieurs heurts avec ces derniers, dont des attaques de leurs caravanes, qui ont permis aux musulmans d’empocher un butin considérable, Mahomet s’empare de La Mecque en 629. En étendant sa guerre contre les tribus de Bédouins, Mahomet prend le contrôle de toute l’Arabie l’année suivante.

Lorsqu’il meurt en 632, Mahomet est parvenu à unifier les Arabes sous la bannière de l’islam, soudain devenu une religion, une institution légale, politique et sociale, et une justification, au nom d’Allah, des guerres à mener et des territoires à conquérir. En outre, comme l’a dit un historien, c’est un moyen d’affirmer que l’expansion arabe a pour origine une population trop nombreuse et un manque de ressources en Arabie et qu’elle est destinée à se libérer « de la prison étouffante du désert ». Les premières incursions se déroulent en Mésopotamie (Irak), les attaquants arabes étant attirés par des butins et des pâturages dont ils ont cruellement besoin. Au cours de la décennie suivante, les successeurs de Mahomet, désignés sous le nom de califes (tiré de Khalifat rasul-Allah, successeur du messager de Dieu), détruisent l’Empire sassanide de Perse et, dans leur djihad contre l’Empire byzantin, s’emparent de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte.

L’histoire de l’islam pose problème

Du point de vue des experts occidentaux, l’histoire de l’islam pose de sérieux problèmes. Il n’existe par exemple aucune source contemporaine de la conquête de Jérusalem par Omar. Le récit selon lequel Omar, choqué par la présence de détritus sur le Mont du Temple, entreprend de nettoyer l’endroit, est l’œuvre de Mujir al-Din al-Hanbali, vers la fin du xve siècle, soit plus de huit cents ans après les événements décrits. En fait, les premières histoires musulmanes ne sont apparues qu’environ cent cinquante ans après la mort de Mahomet. Selon le plus ancien récit de la conquête de Jérusalem, le calife n’était absolument pas présent lors de la capitulation. Le Mont du Temple avait beau avoir peu d’importance pour les chrétiens, il est peu probable qu’une ville si bien organisée et prospère l’ait laissé à l’abandon. Les mesures de Constantin et la visite de sa mère ont eu pour effet d’accroître l’importance de Jérusalem et de favoriser sa reconstruction, tandis que, dès la moitié du ve siècle, les juifs sont de nouveau autorisés à revenir vivre dans la ville. Une vieille carte et le témoignage d’un pèlerin laissent penser qu’il y avait au moins une église ou une chapelle sur le Mont du Temple, probablement à l’angle sud-est, à côté de l’endroit où se trouve aujourd’hui la mosquée al-Aqsa.

Jusque vers 800, on ne compte pratiquement aucune source islamique contemporaine. Jusqu’à cette date, l’histoire de l’islam semble avoir surtout été transmise oralement. Les savants musulmans commencent alors à recueillir et consigner les traditions, avec pour objectif de créer une base scripturale cohérente et de jeter les bases historiques de leur empire mondial sophistiqué.

L’écrit islamique le plus ancien date en fait de 692. Il s’agit de l’inscription du fondateur sur une mosaïque en or le long de l’arcade, à l’intérieur du dôme du Rocher, qui correspond à la sourate 4:171 du Coran, laquelle est un avertissement très clair destiné aux chrétiens : « Ô gens du Livre [chrétiens], n’exagérez pas dans votre religion, et ne dites d’Allah que la vérité. Le Messie Jésus, fils de Marie, n’est qu’un messager d’Allah, Sa parole qu’Il envoya à Marie, et un souffle [de vie] venant de Lui. Croyez donc en Allah et en Ses messagers. Et ne dites pas “Trois”. Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Allah n’est qu’un Dieu unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant. C’est à Lui qu’appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre et Allah suffit comme protecteur. »

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Le dôme du Rocher est situé à l’endroit où se trouvait le Temple de Salomon. Le tombeau musulman correspondrait à l’endroit où Mahomet est monté au ciel pour avoir un aperçu du paradis.

Selon la tradition, le Coran est composé de passages associés (ou révélés) à Mahomet à La Mecque et à Médine dans les premières décennies du viie siècle, qu’il a consignés par écrit vers 650. Il s’agit de l’élément central de l’islam à partir de l’époque de Mahomet. Mais, en 1972, une cache renfermant de très vieux Corans a été découverte dans la Grande Mosquée de Sanaa, au Yémen. Ces écrits semblent montrer que l’islam fluctuait déjà continuellement pendant la construction du dôme du Rocher. On estime que la cache de Sanaa remonte au début du viiie siècle. L’examen des manuscrits révèle qu’il existe deux versions du texte, superposées. Cela laisse penser que le Coran, et par conséquent l’islam proprement dit, a encore évolué pendant au moins un siècle après la mort de Mahomet.

Divers experts occidentaux, évoluant dans des institutions telles qu’Oxford, Princeton et la London’s School of Oriental and African Studies (SOAS), ont appliqué au Coran les approches employées pour étudier l’Ancien et le Nouveau Testament. Ils sont arrivés à la conclusion que le Coran, dans sa forme actuelle, a été compilé, sinon écrit, plusieurs décennies après l’époque de Mahomet, par des convertis à l’islam du Moyen-Orient. Ces derniers ont inséré des éléments du christianisme et du judaïsme. Le texte sacré définitif de l’islam ne date que de la fin du viiie siècle.

L’archéologie a étayé ce point de vue. Selon la tradition musulmane, Mahomet a modifié, dans les toutes premières années de l’islam, la direction vers laquelle on se positionne pour prier (de Jérusalem à La Mecque), après s’être brouillé avec les juifs au moment où il fondait sa communauté de croyants en Arabie. Mais les nouvelles preuves archéologiques montrent que, dans les mosquées construites au viiie siècle, les niches de prière sont orientées vers Jérusalem et non vers La Mecque.

Ces experts concluent que les éléments fournis par l’islam sur ses origines sont des interprétations de l’histoire d’inspiration religieuse et non des récits objectifs d’événements. Ils soulignent que l’histoire de l’islam de cette période, dont les récits de Mahomet et la formation du Coran, est en fait une projection des opinions qui se sont constituées lors de l’émergence de la culture et de la religion islamiques dans une atmosphère caractérisée par d’intenses débats entre différents groupes de monothéistes influencés par le judaïsme rabbinique et le christianisme hérétique.

 

Le voyage nocturne

Jérusalem est le troisième lieu saint de l’islam, après La Mecque et Médine. À l’origine, les musulmans se tournaient vers le Mont du Temple pour effectuer leurs prières. Le caractère saint de Jérusalem vient de son association aux prophètes de l’Ancien Testament, également faits prophètes de l’islam par Mahomet, et de Jésus, que Mahomet considérait également comme un prophète mais pas comme le fils de Dieu. Toutefois, aux yeux des musulmans, la nature sacrée de Jérusalem est confirmée par l’histoire du voyage nocturne que mentionne le Coran (17:1), dans laquelle l’ange Gabriel fait voyager Mahomet jusqu’au Mont du Temple, d’où il monte au ciel pour apercevoir le paradis.

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Le dôme du Rocher renferme l’inscription islamique la plus ancienne, qui met en garde les chrétiens contre l’erreur consistant à croire que Dieu a un fils : « Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Allah n’est qu’un Dieu unique. »

Dans le Coran, rien ne relie directement la mosquée « la plus lointaine » al-Aqsa au Mont du Temple. Il n’est pas non plus fait mention de Jérusalem : « Gloire et pureté à Celui qui, de nuit, fit voyager Son serviteur [Muhammad], de la Mosquée Al-Haram à la Mosquée Al-Aqsa dont nous avons béni l’alentour. » Pour les savants non musulmans et certains musulmans, le lien avec le Temple de Salomon est une interprétation postérieure, probablement réalisée plusieurs générations après la mort de Mahomet, certains affirmant que la mosquée « la plus lointaine » fait référence à Médine et que le voyage nocturne correspond à l’hijra de Mahomet vers cette ville. L’islam s’était déjà approprié les prophètes du judaïsme et du christianisme mais, à force de réinterpréter le Coran, il en est peut-être venu à s’approprier également leurs lieux sacrés.

Le dôme du Rocher illustre cette appropriation. Bâti sur le site du Temple de Salomon, décoré intérieurement et extérieurement avec des inscriptions réunissant toutes les références coraniques à Jésus et désignant l’endroit où Mahomet est monté au ciel pour avoir un aperçu du paradis qui attend tous les vrais croyants, cette triple association du dôme du Rocher confirme la montée de l’islam.

 

L’impérialisme islamique et les hérésies chrétiennes florissantes

Si l’empire musulman en pleine expansion est d’abord dirigé depuis Médine, en Arabie, c’est depuis Damas, en Syrie, que les califes de la dynastie umayyade tiennent les rênes, à partir de 661. Mais, après une violente passation de pouvoir à la dynastie abbasside, en 750, le califat est transféré à Bagdad, en Irak. Pendant tous ces changements, la politique arabe demeure cependant la même, à savoir obtenir un maximum de recettes des territoires conquis et des peuples assujettis. Fiers, indépendants et de tradition nomade, les occupants arabes sont peu disposés à devenir fermiers. La caste guerrière des Arabes musulmans vit de l’impôt sur la personne (jizyah) et de l’impôt foncier (kharaj), dont doivent s’acquitter les peuples conquis pour bénéficier d’une protection personnelle et de leur propriété et avoir le droit de pratiquer leur propre religion.

Dans la mesure où la jizyah ne peut concerner que les non-musulmans, la conversion à l’islam présente peu d’intérêt et la Syrie, la Palestine et l’Égypte sont donc restées en très grande majorité chrétiennes. Ainsi, pendant le premier siècle de règne musulman, la Syrie a offert cinq papes au monde. L’arabisation n’est pas non plus très rapide. Ce n’est que vers la fin du viie siècle que l’arabe remplace le grec comme langue officielle de l’administration au sein d’une Syrie araméenne et d’une Égypte copte.

Néanmoins, les conquérants musulmans imposent des restrictions à leurs sujets pour bien les maintenir en place. La construction de nouvelles églises et synagogues est interdite, tout comme de faire sonner les cloches des églises. Les fêtes religieuses et les expressions publiques de la foi sont réduites. En outre, chrétiens et juifs demeurent en marge de la communauté, avec interdiction de porter des armes, de témoigner contre des musulmans devant les tribunaux et d’épouser des femmes musulmanes. Juifs et chrétiens ont également pour obligation de se distinguer des musulmans sur le plan vestimentaire. Ils n’ont pas le droit de monter à cheval, seulement des ânes, et toute tentative de conversion de musulmans à leur religion est punie de la peine de mort, sanction à laquelle s’expose également tout musulman qui apostasie.

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Gravure sur bois d’Albrecht Dürer représentant le dragon à sept têtes de l’Apocalypse selon saint Jean dans le Nouveau Testament.

Si le triomphe de l’islam a été rendu possible par le conflit long et épuisant de l’Empire byzantin avec la Perse, les violentes disputes théologiques ayant déchiré pendant des siècles l’univers chrétien y sont également pour quelque chose. Il est donc logique, sinon ironique, que les conquêtes musulmanes aient eu notamment pour effet de protéger et préserver un large éventail d’hérésies chrétiennes. Pour les musulmans, ces controverses sont accessoires. L’islam est une foi parfaite issue de révélations. Quant aux chrétiens et aux juifs, tant qu’ils obéissent à l’autorité musulmane et paient leurs impôts, ils ont le droit de mener leurs affaires en accord avec leurs propres lois, coutumes et croyances.

L’hérésie chrétienne est en plein essor au Moyen-Orient sous l’autorité musulmane, ou plutôt ce que les autorités de Constantinople et les papes de Rome considèrent comme une hérésie. Mais, au Moyen-Orient, toutes les sectes chrétiennes sont traitées de la même façon. Ainsi, les chrétiens hétérodoxes et hérétiques ne sont désormais plus persécutés par des chrétiens rivaux ou l’État. Par exemple, au concile de Chalcédoine, en 451, une majorité décide que Jésus avait deux natures, humaine et divine, ajoutant qu’elles sont séparées et immuables, tout en étant indiscernables et inséparables. C’est à ce jour le point de vue de presque toutes les Églises chrétiennes, mais si l’Église syrienne (les jacobites) et l’Église égyptienne (les coptes) ne rejettent pas les deux natures, elles mettent l’accent sur l’unité de l’Incarnation. Voilà pourquoi les Syriens et les Égyptiens ont été qualifiés de monophysites (monophysis signifiant une seule nature, en grec) et ont été accusés de croyance hérétique en estimant que la nature humaine de Jésus a été entièrement absorbée par sa dimension divine.

Les propos des protagonistes de ces conflits à propos de la nature de Jésus-Christ sont déformés par des nuances linguistiques et culturelles, mais divisent à coup sûr au sein de l’Empire byzantin et favorisent l’arrivée de l’islam. Un membre de l’Église jacobite dit ainsi à propos de la conquête musulmane : « Le dieu de la vengeance nous a délivrés des mains des Romains par le biais des Arabes. Cela nous a ainsi sauvés de la cruauté et de la haine profonde que nous manifestent les Romains. »

 

Les hérétiques, l’Antéchrist et les Derniers Jours

Les Byzantins ont pendant longtemps considéré l’islam comme une sorte d’arianisme (hérésie chrétienne du ive siècle ayant ouvert la voie au courant consistant à affirmer que Jésus n’était pas fait de la même substance que Dieu et était même inférieur à ce dernier). Poussé à l’extrême, l’arianisme peut revenir à nier complètement la divinité de Jésus et à le considérer simplement comme un homme bon. Même un spécialiste de ces questions tel que Jean de Damas (vers 676-749), théologien chrétien syrien vivant complètement sous l’autorité musulmane et tenant le rôle de conseiller des califes umayyades, ne considère pas l’islam comme une nouvelle religion, mais comme un dérivé du christianisme orthodoxe similaire aux premières hérésies.

L’Europe occidentale du Moyen Âge perçoit elle aussi l’islam comme une variante de l’arianisme et considère cette religion comme une secte chrétienne aberrante de plus. Si, comme le pensent certains spécialistes modernes, l’islam évolue encore à l’époque, cette analyse de la situation se tient peut-être, à moins que les observateurs au sein de l’Empire byzantin mais aussi de l’Occident ne perçoivent l’islam que par le prisme de l’histoire chrétienne et soient alors incapables de le considérer comme une religion radicalement nouvelle. Il est intéressant de noter que, même à la fin du Moyen Âge, Dante (1265-1321), dans son Inferno (XXVIII, 31-36), a considéré Mahomet comme un hérétique et l’ait placé dans le neuvième cercle de l’enfer pour avoir été un « semeur de scandale et de schisme ».

Mais l’arrivée de l’islam figure aussi dans la littérature prophétique chrétienne, laquelle, après la Bible et les travaux des Pères de l’Église, est le corpus le plus influent à circuler en Europe pendant le Moyen Âge. Non conformes aux canons de l’Église, hétérodoxes et infiniment malléables aux préoccupations du moment, ces mélanges suivent un thème commun issu de l’Apocalypse du Nouveau Testament, à savoir le guerrier divin qui va venir sauver le monde. L’un des premiers candidats à ce rôle est l’empereur Constantin, qui a légalisé le christianisme et dont on attend qu’il soit à l’origine du Second Avènement du Christ. Prophétie après prophétie, ce rôle est passé d’un empereur ou roi à l’autre tandis que l’histoire prenait une dimension fantastique à travers l’évocation du triomphe final du christianisme.

L’Apocalypse du pseudo-Méthode est un exemple célèbre qui va traverser le Moyen Âge. Il est écrit au viie siècle, mais de façon à faire croire qu’il date du ive siècle pour prédire l’invasion musulmane du Moyen-Orient par l’évêque Méthode de Patara, martyrisé en 311 à Tyr, au Liban, pendant les persécutions romaines. Il raconte comment les Ismaélites, à savoir les Arabes, surgissent du désert et ravagent les terres du Nil à l’Euphrate. Les chrétiens sont punis de leurs péchés en étant assujettis pendant une période aux Ismaélites, lesquels tuent les prêtres chrétiens, désacralisent les lieux saints, s’emparent des terres des chrétiens et séduisent ou forcent ces derniers à adopter la vraie religion.

Mais c’est au moment où la cause semble entendue qu’un puissant empereur, censé être mort depuis longtemps, se soulève et bat les Ismaélites, dévaste et brûle leurs terres et se montre furieux contre les chrétiens ayant renié leur seigneur Jésus. Sous ce grand empereur débute alors un âge d’or, période de paix et de joie pendant laquelle le monde prospère comme jamais auparavant. Mais des peuplades redoutables, les Gog et Magog, qu’Alexandre le Grand a emprisonnées à l’extrême nord, s’évadent, sèment la terreur et détruisent tout, jusqu’à ce que Dieu dépêche un capitaine céleste qui les anéantit en un éclair. L’empereur se rend à Jérusalem, où il livre la chrétienté aux soins de Dieu en se rendant sur le Golgotha et en plaçant sa couronne sur la croix qui s’élance vers le ciel. Mais l’empereur meurt et l’Antéchrist apparaît, s’installant dans le temple de Jérusalem, où il instaure un règne de tribulations, trompant les gens avec ses miracles et persécutant ceux qu’il ne parvient pas à duper. Cependant, très vite, la croix réapparaît dans le ciel et Jésus-Christ revient en personne tuer l’Antéchrist avec le souffle de sa bouche et amener le Jugement dernier.

Au Moyen Âge, plus particulièrement pour les pauvres, les opprimés, les désorientés et les déséquilibrés, le formidable drame des Derniers Jours ne constitue pas le fantasme d’un avenir vague et éloigné, mais une prophétie infaillible qui peut se réaliser à tout moment. Tout le monde attend, tendu, l’arrivée du dernier empereur, suivie du règne de l’Antéchrist, car le chaos absolu est considéré comme le prélude au salut universel du Second Avènement.