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Les origines des Templiers

La nouvelle chevalerie

Le christianisme repose sur un idéal pacifiste et des voix continuent de s’élever avec vigueur au sein de l’Église contre l’usage de la violence en toutes circonstances. Mais, au lieu de poursuivre l’idéal utopique d’une abolition totale de la violence, la papauté passe une grande partie du xie siècle à essayer de la contrôler et de la canaliser, en tentant par exemple de limiter la guerre féodale grâce à la promotion d’un ensemble de règles appelé la Trêve de Dieu. La décision du pape Urbain II de lancer la première croisade repose en partie sur une volonté d’externaliser à dessein cette violence en la réorientant contre la menace musulmane.

L’usage de la force contre un ennemi dangereux et au service du Christ a déjà été justifié au ve siècle par un personnage, et non des moindres, saint Augustin, qui, dans La Cité de Dieu, décrit la nécessité de repousser l’invasion barbare païenne d’Italie. De même, les chrétiens voient dans la première croisade une guerre juste. Mais la première croisade a beau avoir répandu la notion de guerre au nom de Dieu, ce qui est nouveau et exceptionnel, c’est que la nécessité de protéger les pèlerins se rendant à Jérusalem a donné naissance à un corps de chevaliers armés qui sont également moines.

Le royaume de Jérusalem

Le 17 juillet 1099, deux jours après la reconquête de Jérusalem, les barons croisés se réunissent pour choisir un chef, démarche allant à l’encontre des souhaits des Tafurs, qui attendent à tout moment le Second Avènement et ne veulent aucun gouvernement. Parmi les barons, le candidat préféré aurait été Adhémar de Monteil, l’évêque du Puy, mais il est mort de maladie l’année précédente, à Antioche. À sa place, c’est le nom de Raymond de Toulouse qui est retenu. Son âge, sa richesse, son expérience et sa proximité avec Bohémond de Tarente et l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène rendent ce choix presque inévitable. Mais Raymond de Toulouse sait qu’il n’est pas aimé et ses propres soldats souhaitent rentrer chez eux. Il refuse donc, à contrecœur. Parmi les autres candidats, Bohémond de Tarente s’est déjà autoproclamé prince d’Antioche après avoir attaqué la ville. Tancrède est considéré comme un vulgaire appendice de son oncle et Robert de Normandie a fait savoir qu’il préférait rentrer en Europe. La couronne est donc proposée le 22 juillet à Godefroy de Bouillon, qui répond avec délicatesse qu’il ne portera aucune croix là où Jésus a porté une couronne d’épines et ne se permettra pas de porter le titre de roi dans la ville sainte du Christ, mais qu’il accepterait des pouvoirs sous le titre d’Advocatus Sancti Sepulchri, Avoué du Saint-Sépulcre.

Certains, et Godefroy de Bouillon en fait peut-être partie, souhaitent que Jérusalem devienne une théocratie sous l’autorité d’un patriarche nommé par le pape de Rome. Mais, dans l’année qui suit, Godefroy de Bouillon meurt et son frère lui succède,

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Carte de Jérusalem du temps des croisés.

n’ayant lui aucun scrupule à gouverner un royaume de Jérusalem laïc sous le titre de Baudouin Ier. Il utilise comme palais la mosquée al-Aqsa, censée se situer à l’endroit où était érigé le Temple de Salomon, tandis que le dôme du Rocher, qui occupe bien le lieu, devient une église chrétienne, le Templum Domini, le Temple du Seigneur, surmonté d’une croix, et sert de résidence au patriarche latin de Jérusalem.

L’Outremer et ses voisins musulmans

Les États croisés, collectivement appelés Outremer, forment une série de territoires contigus reliés à l’Europe par l’Asie Mineure byzantine et s’étendant au sud jusqu’à l’Égypte et la mer Rouge.

Le royaume de Jérusalem présente une superficie semblable à celle du royaume de David et Salomon, à savoir ce qui correspond aujourd’hui à l’État d’Israël, avec, en plus, la rive est du Jourdain, l’ouest de la Jordanie, le sud du Liban et le sud-ouest de la Syrie, dont le plateau du Golan.

Les États féodaux des croisés d’Antioche, d’Édesse et de Tripoli dépendent de Jérusalem. Bohémond a établi la principauté d’Antioche en 1098 alors que les croisés progressaient toujours vers Jérusalem, tandis que, la même année, Baudouin de Boulogne (futur Baudouin Ier de Jérusalem) a découpé à l’intérieur le comté d’Édesse. Raymond de Toulouse entame la conquête du nord du Liban et du littoral syrien en 1102, laquelle, une fois achevée par ses successeurs en 1109, aboutit à la fondation du comté de Tripoli.

Les soldats et souverains de l’Outremer sont européens, majoritairement d’origine française, tandis que les commerçants sont surtout italiens. Pendant les premières décennies, nombre de ces Francs, conquérants, commerçants, colons et pèlerins se mêlent aux autochtones, adoptent leurs coutumes et codes vestimentaires, se montrent tolérants envers les musulmans et se marient avec les chrétiens du cru.

Foucher de Chartres, chroniqueur de la première croisade et mort à Jérusalem en 1127, est alors un observateur privilégié : « Nous qui étions occidentaux, nous sommes devenus orientaux ; celui qui était romain ou franc est devenu galiléen ou palestinien, l’habitant de Chartres ou de Reims, tyrien ou antiochien. Nous avons oublié les lieux de notre origine ; plusieurs d’entre nous les ignorent, ou même n’en ont jamais entendu parler. Un tel possède ici des maisons en propre et des domestiques comme par droit d’héritage, tel autre a épousé une femme non parmi ses compatriotes, mais syrienne, arménienne, parfois même une Sarrasine baptisée. Le colon est maintenant devenu presque un indigène ; qui était étranger s’assimile à l’habitant. »9

Les divisions existant dans le monde islamique, pas seulement la rivalité entre les Fatimides d’Égypte et le califat de Bagdad pris par les Seldjoukides turcs, mais les divisions entre les Seldjoukides, se traduisent par la fragmentation du Moyen-Orient en nombreux émirats musulmans. Les États croisés se fondent dans cette mosaïque et, du point de vue musulman, ils ne perturbent pas plus qu’un autre émirat. Les Francs se battent contre les musulmans mais font également des alliances avec eux. Les luttes, d’une ampleur modeste, ne sont pas plus importantes que celles des siècles récents entre musulmans. Le fait que les chrétiens soient impliqués n’a pas une grande importance dans une région où une grande partie des chrétiens a toujours constitué un élément parmi d’autres. L’Outremer est plutôt une source d’échanges fructueux de biens et d’idées entre l’Europe latine et l’Orient musulman.

Les croisés et Byzance

Avec l’aide des croisés, l’empereur Alexis Ier Comnène a réintégré l’Asie Mineure au sein de l’Empire byzantin. Il pense que, si les Occidentaux se calment, il récupérera également la Syrie. Mais Antioche, prise aux Byzantins par les Seldjoukides en 1085, est revendiquée par Bohémond de Tarente. Ce dernier est normand et les Normands ont depuis longtemps des visées sur Constantinople, souhaitant l’ajouter à leur collection de conquêtes en Angleterre, dans le sud de l’Italie et en Sicile. Le reste des croisés ne souhaite pas non plus partager leurs conquêtes en Syrie et Palestine.

Là-dessous se trouve la fracture religieuse, politique et économique de longue date entre l’Europe occidentale et l’Empire romain oriental. Cela contrarie énormément Alexis Ier Comnène et empêche la formation d’un front chrétien uni contre les musulmans, comme il en existe un en Occident pour s’opposer à l’occupation arabe de l’Espagne. Comme mentionné précédemment, les croisés sont arrivés au Moyen-Orient à une époque où les musulmans sont profondément divisés, et pas seulement les sunnites et les chiites. Les Arabes subissent la domination des Turcs, qui viennent d’arriver, lesquels sont également de plus en plus en désaccord entre eux. Mais, si cette situation vient à changer, les États croisés se retrouveront seuls, dépendants de leur contrôle de la mer, de leurs canaux d’approvisionnement occidentaux et des défenses qu’ils mettront en place contre une puissance musulmane unie.

Peur et massacres sur les routes

Nombre des participants à la première croisade sont revenus chez eux une fois la croisade terminée et quelques-uns des pèlerins les ayant suivis ont choisi de s’installer en Terre sainte. En raison d’une immigration franque insuffisante, les États croisés manqueront toujours de combattants. Le roi de Jérusalem, le prince d’Antioche et les comtes d’Édesse et de Tripoli ne peuvent disposer en tout que de 2 000 chevaliers. Les villes sont sécurisées, mais les voyageurs restent vulnérables sur les routes, s’exposant aux attaques-surprises de bandits et d’ennemis.

Saewulf de Canterbury, qui se rend en Terre sainte en 1102, décrit comment les groupes de pèlerins débarquant à Jaffa et empruntant la route de montagne menant à Jérusalem se font attaquer. Les pèlerins épuisés qui s’arrêtent en route ou les groupes dont la taille modeste les rend vulnérables sont des proies idéales pour les bandes de Bédouins nomades qui vivent dans le désert avoisinant. Les bandits n’hésitent pas à tuer pour s’emparer de l’argent cousu dans les vêtements des voyageurs. Les pèlerins laissent les cadavres de leurs compagnons le long de la route menant à Jérusalem, car il est trop dangereux de prendre le temps de procéder à un enterrement chrétien dans les règles.

Le danger provient non seulement des bandits, mais également des forces turques au nord et des Égyptiens au sud. Un Russe narrant son pèlerinage en 1106-1107 fait référence aux Égyptiens fatimides qui tiennent Ascalon, au sud de Jaffa, lorsqu’il décrit sa visite de l’église Saint-Georges, à Lydda, sur la route reliant Jaffa à Jérusalem : « L’endroit regorge de sources. Les voyageurs se reposent au bord de l’eau, mais dans un climat de terreur car il s’agit d’un lieu désert. À proximité se trouve la ville d’Ascalon d’où les Sarrasins sortent volontiers pour venir tuer les voyageurs empruntant ces routes. »

Le voyage de ce Russe en Galilée, qui l’a amené près de la ville de Baisan, n’est pas moins dangereux : « Sept rivières partent de cette ville. De grands roseaux poussent le long de ces rivières et la ville est bordée de nombreux palmiers formant une forêt dense. L’endroit est terrible et difficile d’accès car de féroces Sarrasins païens vivent là, n’hésitant pas à attaquer les voyageurs au niveau des gués. » Une attaque particulièrement épouvantable se déroule à Pâques 1019. Un groupe de 700 pèlerins non armés, constitué d’hommes et de femmes, est parti de Jérusalem en direction du Jourdain. Aux dires d’un chroniqueur allemand, ils voyageaient « dans la joie, le cœur léger » quand des Égyptiens sont sortis d’Ascalon pour les attaquer. 300 pèlerins ont péri et 60 ont été capturés pour servir d’esclaves.

Les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon

L’ordre des Templiers naît de ces conditions d’insécurité sur les routes et des meurtres, des viols, de l’esclavagisme et des vols dont sont victimes les pèlerins non armés. Ce n’est que peu de temps auparavant qu’un groupe de neuf chevaliers français, dont en particulier Hugues de Payns, chevalier de Champagne qui a combattu lors de la première croisade, et Geoffroy de Saint-Omer, en Picardie, propose au patriarche de Jérusalem, Gormond de Picquigny, et au roi Baudouin II, qui a succédé à son cousin en 1118, de former, afin de sauver leurs âmes, une communauté laïque, voire de se retirer dans un monastère pour adopter une vie méditative. Mais Baudouin II, sensible à l’urgence des dangers auxquels sont confrontés les voyageurs dans son royaume, parvient à persuader Hugues de Payns et ses compagnons de sauver leur âme en protégeant les pèlerins sur les routes ou, comme l’a dit un chroniqueur, de faire vœu de pauvreté, chasteté et obédience, mais également de « défendre les pèlerins contre les bandits et violeurs ». Le massacre de Pâques sur la route menant au Jourdain a pour effet de mettre en avant le point de vue du roi et, à Noël 1119, de Payns et ses compagnons prononcent leurs vœux devant le patriarche en l’église du Saint-Sépulcre, se surnommant les Pauperes commilitones Christi, les Pauvres Chevaliers du Christ.

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Hugues de Payns, fondateur et premier maître des chevaliers templiers.

Le roi et le patriarche ont probablement vu en la création d’une garde permanente pour les voyageurs une mesure complémentaire à la contribution des Hospitaliers qui prennent soin des pèlerins à leur arrivée à Jérusalem. En 600 déjà, le pape Grégoire le Grand a commandé la construction d’un hôpital à Jérusalem pour soigner les pèlerins et, deux cents ans plus tard, Charlemagne, empereur du Saint-Empire romain, l’a agrandi pour le doter d’une auberge et d’une bibliothèque. Mais, en 1005, il a été détruit lors des violentes persécutions antichrétiennes du calife fatimide Hakim. En 1170, des marchands d’Amalfi obtiennent des Fatimides l’autorisation de reconstruire l’hôpital, dirigé par des moines bénédictins et dédié à saint Jean l’Aumônier, charitable patriarche d’Alexandrie du viie siècle. Mais, après la première croisade, l’hôpital est déchargé de l’autorité des Bénédictins et crée son propre ordre, les Hospitaliers de Saint-Jean, reconnu par le pape en 1113 et placé sous la seule juridiction de ce dernier.

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Dans cette illustration du xiiie siècle, le roi Baudouin II de Jérusalem octroie la mosquée al-Aqsa du Mont du Temple aux Pauvres Chevaliers du Christ, représentés par Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer. Ils seront ensuite connus sous le nom de Templiers.

L’acceptation officielle de ce nouvel ordre intervient en janvier 1120, à Naplouse, lorsque les neuf membres des Pauvres Chevaliers du Christ sont officiellement présentés à une assemblée de dirigeants laïcs et spirituels d’Outremer. Cette année-là, ils attirent l’attention d’un puissant visiteur en Outremer, Foulque, comte d’Anjou, qui, de retour chez lui, leur accorde un revenu annuel, mesure vite adoptée par d’autre nobles français, ce qui s’ajoute à l’allocation qu’ils reçoivent déjà des chanoines de l’église du Saint-Sépulcre. Le revenu global n’en demeure pas moins modeste. Pris individuellement, les Pauvres Chevaliers sont réellement pauvres et ne s’habillent que des vêtements qu’on leur donne. Ils ne possèdent donc pas d’uniforme distinctif (le blason en forme de croix rouge sur la tunique blanche n’apparaîtra que plus tard). Leur sceau fait allusion à cette fraternité dans la pauvreté en représentant deux chevaliers, peut-être Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer, chevauchant un même cheval.

Ils reçoivent également un autre don. Après la conquête de Jérusalem en 1099, le roi a fait de la mosquée al-Aqsa son palais. Mais, maintenant qu’il s’est fait construire un nouveau palais à l’ouest, il cède l’ancienne mosquée aux Pauvres Chevaliers, dans laquelle ils installent leur quartier général. Ils y résident, y stockent des armes, des vêtements et de la nourriture et ils transforment en écurie une grande cave souterraine située dans le coin sud-est du Mont du Temple. On croyait que ces caves étaient les Écuries de Salomon et que la mosquée al-Aqsa était connue sous le nom de mosquée du Templum Solomonis parce qu’elle était censée avoir été bâtie sur le site du Temple de Salomon. Les chevaliers ont très vite repris cette association dans leur nom : Pauperes Commilitones Christi Templique Solomonici, les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon ou, en un mot, les Templiers.

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Le sceau des Templiers est destiné à symboliser la fraternité dans la pauvreté à travers l’image de deux chevaliers sur un même cheval.

Plongée dans les secrets

Des ouvrages tels que Da Vinci Code et L’Énigme sacrée défendent la thèse selon laquelle l’ordre des Templiers n’a pas été créé pour protéger les pèlerins ou défendre la Terre sainte, mais pour entreprendre des fouilles secrètes sous le Mont du Temple. Cette thèse spécule sur les vides et les incertitudes dans les archives historiques, transformant les éléments inconnus en mystères, voire en complots. Pourquoi n’y avait-il que neuf Templiers ? Parce qu’ils avaient un secret à garder. Dans ces conditions, moins il y avait d’individus au courant, mieux cela valait. Pourquoi en savons-nous si peu sur les activités militaires des Templiers dans les premières années de leur existence ? Parce qu’ils creusaient sous le Mont du Temple. Pourquoi les Templiers sont-ils devenus si puissants ? Parce qu’ils ont découvert un immense trésor ou un secret explosif sous le Mont du Temple, dont ils se sont servi pour faire chanter l’Église. Pourquoi les Templiers ont-ils été anéantis ? Parce qu’ils en savaient trop.

Il existe en effet beaucoup de cavités, citernes, chambres et tunnels sous le Mont du Temple, dont certains sont très vieux et remontent même avant l’époque de Salomon et d’autres datent des années où les Templiers étaient présents. Au fil des siècles, les pèlerins et voyageurs ont consigné leurs propres explorations et découvertes et, à l’époque moderne, le Mont du Temple a été étudié par des archéologues. La dernière partie de ce livre, intitulée « Lieux », vous en dira plus.

 

La mission des Templiers en Occident

À l’automne 1127, Baudouin II envoie des émissaires en Occident afin de résoudre des problèmes fondamentaux auxquels fait face le royaume de Jérusalem, à savoir sa faiblesse militaire et son manque d’héritiers masculins. Baudouin II a quatre filles mais aucun fils. Pour assurer sa succession, lui et ses barons ont décidé d’offrir la main de Mélisende, sa fille aînée, à Foulque V, comte d’Anjou. En l’occurrence, la mission d’approche de Foulque V est un succès total. Le comte est d’accord pour retourner en Outremer et épouser Mélisende, garantissant ainsi la succession et renforçant les liens du royaume avec l’Occident.

Baudouin II envoie également au même moment Hugues de Payns, maître des Templiers, en Occident, par la mer, avec pour mission de solliciter des dons et d’enrôler des recrues. Le roi a préparé le terrain à Hugues de Payns en écrivant à Bernard, abbé du monastère cistercien de Clairvaux, pour lui expliquer que les Templiers recherchent la reconnaissance de leur Ordre par le pape. Il espère obtenir de l’argent pour financer la bataille contre les ennemis de la foi, lesquels menacent l’existence même du royaume de Jérusalem. Baudouin connaît bien l’homme. Bernard de Clairvaux a déjà écrit au pape pour s’opposer à la proposition d’un autre abbé qui souhaite diriger une mission de Cisterciens en Orient, en disant que la Terre sainte a plutôt besoin de « chevaliers combattants et non de moines chanteurs qui gémissent ».

Bernard de Clairvaux, sanctifié vingt ans après sa mort, était l’un des personnages les plus charismatiques et influents de l’Église médiévale. Jeune homme versatile et passionné, issu d’une famille d’aristocrates, il a sciemment choisi l’ordre cistercien, connu pour son austérité. En 1113, il entre au monastère de Cîteaux. Trois ans plus tard, à l’âge de 26 ans, il fonde une nouvelle maison cistercienne et en devient l’abbé. Il le baptise monastère Clairvaux, qui signifie vallée de la lumière. Quand le pape Honorius II est élu en 1124, Bernard de Clairvaux est déjà considéré comme l’un des ecclésiastiques les plus remarquables de France. Il assiste à des assemblées ecclésiastiques importantes et les légats du pape sollicitent régulièrement son avis.

Il est significatif que Clairvaux ait été bâti sur une terre donnée à Bernard par Hugues, comte de Champagne, dont le vassal est Hugues de Payns, futur maître fondateur des Templiers. Lorsque Hugues de Payns part en bateau vers l’est en 1127, de Clairvaux est déjà bien informé sur l’Orient et sur ce qu’il est nécessaire là-bas. Le frère de sa mère est André de Montbard, l’un des neufs Templiers des débuts. Le premier protecteur de Bernard de Clairvaux, le comte de Champagne, s’est déjà rendu trois fois en pèlerinage en Terre sainte. La dernière fois, en 1125, il a renoncé lui aussi à ses biens matériels et rejoint les Templiers.

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Gravure sur bois du xvie siècle représentant Bernard de Clairvaux en train de prêcher depuis sa chaire.

Pratiquement dès l’arrivée d’Hugues de Payns en France, à l’automne 1127, les Templiers bénéficient de concessions, d’argent, de chevaux et d’armures. L’été suivant, le maître se rend en Angleterre, où il est reçu avec tous les honneurs par le roi Henri Ier. Ce dernier offre de l’or et de l’argent à l’Ordre. De Payns ouvre la première Maison du Temple à Londres, à l’extrémité nord de Chancery Lane, et il se voit offrir plusieurs autres sites dans tout le pays. Il bénéficie d’autres dons lorsqu’il va plus au nord, en Écosse. En septembre, Hugues de Payns retraverse la Manche pour être reçu par Geoffroy de Saint-Omer. Ensemble, ils récoltent d’autres concessions et trésors, tous donnés pour la défense de la Terre sainte et le salut de l’âme des donateurs.

La tournée d’Hugues de Payns atteint son apogée en janvier 1129 à Troyes, capitale des comtes de Champagne, quand Théobold, successeur d’Hugues de Champagne, accueille un rassemblement de responsables religieux qui se caractérise par la présence de Bernard de Clairvaux. Hugues s’adresse à l’assemblée et décrit la fondation de l’ordre du Temple, présentant leur règle, adaptée des préceptes suivis par les chanoines de l’église du Saint-Sépulcre. Cette règle stipule la présence aux offices en compagnie des chanoines, la prise de repas en commun, le port de vêtements d’une même couleur, une apparence simple et aucun contact avec les femmes. Dans la mesure où leurs devoirs les font sortir de l’église, ils peuvent remplacer leur présence aux offices par la récitation du Notre-Père. Ils bénéficient d’un cheval et de quelques serviteurs. Bien que l’Ordre soit sous la juridiction du patriarche de Jérusalem, ils obéissent individuellement au maître. Ce règlement constitue la base à partir de laquelle, après un examen minutieux et de nombreuses discussions de la part des ecclésiastiques réunis, Bernard de Clairvaux va établir la Règle primitive, constituée de 72 clauses.

La Règle primitive de Bernard de Clairvaux ordonne aux Templiers de renoncer à leurs volontés, de rester modestes en matière de questions matérielles et de ne pas avoir peur de se battre, mais d’être toujours prêt à mourir, à prendre le calice du salut et à accepter le repos éternel. Les chevaliers doivent s’habiller tout de blanc, pour signifier qu’ils ont abandonné la vie ténébreuse et sont entrés dans un état de chasteté éternelle. Ils doivent avoir les cheveux courts, mais tous porter la barbe car ils n’ont pas le droit de se raser. Ils ont l’interdiction de mal parler, de se mettre en colère et d’évoquer leurs conquêtes sexuelles passées. Les questions de propriété, les conversations informelles et les lettres et cadeaux offerts ou reçus doivent faire l’objet de l’approbation préalable du maître. La discipline est renforcée par un système de pénitences, parmi lesquelles l’expulsion, sentence prononcée dans les cas les plus extrêmes.

Les Templiers sont donc soumis comme des moines à des règles strictes, mais, en matière de conseils militaires, Bernard de Clairvaux se contente de quelques ordres pratiques. Il est cependant bien conscient qu’en créant « un nouveau type d’ordre dans les lieux saints », associant chevalerie et religion, les Templiers ont besoin de posséder des terres, des édifices, des serfs, de percevoir des dîmes et d’être habilités à bénéficier d’une protection légale contre ce que la Règle primitive appelle « les persécuteurs sans nombre de la Sainte Église ».

 

Les rituels journaliers des chevaliers templiers

Malgré leur réputation de guerriers, les chevaliers templiers sont avant tout des moines dont la vie monacale, comme le montre le descriptif suivant, est réglée sur les heures canoniales.

  • 4 h 00 Lever pour les Matines et s’occuper des chevaux, puis retour au lit.
  • 6 h 00 à midi Présence aux offices, Laudes (vers 6 heures), Tierce (vers 9 heures) et Sexte (vers midi). Entre ces offices, faire travailler et panser les chevaux.
  • Midi Déjeuner à base de viande cuite, dans un silence complet, pendant que le chapelain lit la Bible.
  • 15 h 00 Présence à la None, office de l’après-midi.
  • 18 h 00 Présence aux Vêpres, suivies du souper.
  • 21 h 00 Présence aux Complies, après lesquelles les chevaliers reçoivent un verre de vin et d’eau. Puis viennent les ordres pour le lendemain. Soins des chevaux.
  • Minuit Coucher dans le silence complet jusqu’à 4 heures

 

Les sauveurs de l’Orient et les défenseurs de la chrétienté

La ratification de l’ordre du Temple par le concile de Troyes est ensuite confirmée par le pape Honorius II. Ce succès est en grande partie dû à l’investissement de Bernard de Clairvaux, prestement sollicité par Hugues de Payns pour l’écriture d’une solide défense de l’ordre du Temple destinée à une large diffusion.

De Laude Novae Militiae est le nom du panégyrique de Bernard de Clairvaux, Éloge de la nouvelle chevalerie, dans lequel il désigne les Templiers comme les champions d’une lutte supérieure au cours de laquelle l’homicide, mal aux yeux des chrétiens, consiste à tuer la malice, à savoir le diable, acte jugé comme faisant le bien. La Terre sainte, écrit Bernard de Clairvaux, renferme la marque de la vie de Jésus - Bethléem, Nazareth, le Jourdain, le Mont du Temple et l’église du Saint-Sépulcre qui recouvre les lieux de la crucifixion, de l’enterrement et de la résurrection de Jésus. Les Templiers sont les protecteurs de ces lieux saints, voire servent de guide aux pèlerins. Mais, par leur proximité et familiarité quotidienne avec cette immersion dans la vie de Jésus, les Templiers ont aussi l’avantage et le devoir de rechercher la pure vérité et la signification spirituelle de ces lieux saints. Grâce à l’Éloge de la nouvelle chevalerie de Bernard de Clairvaux, les Templiers sont renforcés dans leur mission, cernant pleinement leur rôle, lequel va au-delà du maintien de l’ordre sur les routes du pèlerinage et consiste désormais à défendre la Terre sainte proprement dite.

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Des pèlerins escortés par les Templiers aperçoivent Jérusalem.

Après la mort d’Hugues de Payns en 1136, son successeur, Robert de Craon, deuxième maître, consolide les éléments obtenus à Troyes grâce à une série de bulles pontificales (du latin bullum, sceau, qui correspond à un décret officiel) bénéficiant aux Templiers. En 1139, le pape Innocent II publie Omne Datum Optimum, qui fait des Templiers un ordre indépendant et permanent au sein de l’Église catholique. Ils rendent des comptes au seul pape et deviennent les défenseurs de l’Église et les agresseurs des ennemis du Christ. Le maître doit être choisi parmi les chevaliers templiers libres de toute ingérence extérieure. Ils obtiennent également leur propre clergé, qui rend des comptes au maître, même si celui-ci n’est pas ordonné. L’Ordre est donc indépendant des évêques des diocèses d’Outremer et d’Occident. Ils ont le droit de disposer de leurs propres rhétorique et cimetières. Les Templiers sont exemptés de toute dîme, mais peuvent en collecter sur leurs domaines. Les butins récupérés lors de batailles contre les infidèles leur sont acquis de droit et les dons reçus sont placés sous la protection du Saint-Siège.

Ces privilèges ont ensuite été confirmés et étendus par deux autres bulles, Milites Templi, publiée par le pape Célestin II en 1144, et Militia Dei, par le pape Eugène III en 1145. Avec Omne Datum Optimum, elles mettent les Templiers à l’abri des reproches et constituent les fondations de leurs richesses et succès futurs. C’est également sous Eugène III que les Templiers obtiennent le droit de porter le célèbre habit de tissu blanc orné d’une croix rouge, qui signifie qu’ils sont prêts à souffrir le martyre en défendant la Terre sainte.

Malgré le soutien massif dont les Templiers bénéficient en Occident, il est surprenant qu’ils aient laissé si peu de traces de leurs activités en Outremer pendant les trois premières décennies qui ont suivi la création de l’Ordre en 1119. Cela contraste avec l’importance flagrante qu’ils ont acquise dans la péninsule Ibérique.

En Espagne, le roi Alphonse Ier d’Aragon a repris de grands territoires aux musulmans et est attiré par le recours aux ordres militaires pour les conserver. Lorsqu’il meurt, sans enfants, en 1134, il lègue l’intégralité de son royaume, à parts égales, aux Templiers, aux Hospitaliers et à l’église du Saint-Sépulcre. Bien que son testament soit contesté et ajusté, un accord est conclu avec les Templiers en 1143, qui leur accorde dix grands châteaux en Aragon, un dixième des recettes royales et un cinquième des terres qui seront conquises à l’avenir au détriment des musulmans. Les Templiers deviennent donc une force d’envergure de la Reconquista contre les forces de l’islam ; les Templiers sont arrivés les premiers dans la péninsule Ibérique, suivis, vers 1150, par les Hospitaliers.

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Une histoire française de l’Ordre du xviiie siècle décrit les Templiers en tenue de combat et de prière.

Les souverains chrétiens de la péninsule Ibérique peuvent mobiliser des troupes de chrétiens du cru plus conséquentes que leurs homologues d’Outremer, où la population a été convertie à l’islam ou chassée par les musulmans. Les Templiers y jouent donc un rôle militaire moins important qu’au Moyen-Orient. Leur principale mission est de construire des châteaux le long des frontières pour empêcher les incursions musulmanes. La défense d’Aragon et de la Catalogne incombe donc largement aux Templiers et Hospitaliers, mais, dans le centre de la Péninsule, les rois de Castille et León s’appuient sur des ordres militaires du pays fondés pour la plupart pendant le troisième quart du xiie siècle. Les Templiers n’en exercent pas moins une influence considérable sur ces ordres espagnols dont le mode de création est une imitation de leur propre Ordre. Les rois de Castille et León font également confiance aux Templiers pour leur capacité à imposer leur suzeraineté sur de vastes étendues de terres sous-peuplées récupérées lors de la Reconquista.

Les Templiers jouent un rôle similaire dans l’ouest de la péninsule Ibérique, région au sein de laquelle une nouvelle nation est en train d’émerger dans la lutte contre les musulmans. L’engagement des Templiers dans la croisade contre l’islam en font des alliés idéaux. Sans grever les ressources portugaises existantes, on leur octroie des terres par anticipation. Par conséquent, lorsque les frontières s’agrandissent au détriment des musulmans, pendant les années 1130 et 1140, les Templiers obtiennent leur part des terres récemment reconquises et prennent en charge les châteaux frontaliers.

Cependant, en Outremer, où les troupes chrétiennes locales sont moins fournies qu’en Ibérie, ce qui veut dire que les ordres militaires ont peut-être joué un rôle plus prépondérant dans la lutte, des sources médiévales rapportent qu’ils n’ont participé qu’à trois engagements militaires entre 1119 et l’arrivée de la deuxième croisade, en 1148. Ils sont du siège avorté de Damas en 1129, prennent part à une campagne destinée à défendre un avant-poste du comté de Tripoli qui se solde par une défaite en 1137, et ils se font battre lors d’une escarmouche à Hébron en 1139. Les Templiers prennent la responsabilité de surveiller les cols menant à Antioche depuis l’Asie Mineure par les monts Amanus, où ils récupèrent l’administration du château de Baghras, vers 1136. Sinon, les archives qui existent encore ne disent rien des premières décennies passées par les Templiers en Orient, même si ce mystère s’explique probablement plus par la perte et la destruction des sources que par un manque d’activité réelle. Selon le chroniqueur Richard de Poitiers, moine de Cluny qui écrit en 1153, une partie de l’opinion occidentale est convaincue que les Francs auraient perdu depuis longtemps Jérusalem sans le concours des Templiers.

 

L’historique des origines des Templiers

Les chevaliers templiers deviendront l’une des organisations militaires et financières les plus riches et puissantes du Moyen Âge, même s’il demeure des vides dans les récits historiques sur leur origine, ainsi que des contradictions. Quand l’ordre du Temple a-t-il été fondé ? Combien étaient-ils ? Que dit-on de leur ascension fulgurante ? Une partie de la difficulté de trouver les réponses à ces questions tient à la nature des sources proprement dites.

Le premier chroniqueur de l’histoire des Templiers est Guillaume, archevêque de Tyr. Né vers 1130 dans une famille française ou italienne installée à Jérusalem, il étudie le latin et probablement le grec et l’arabe avant de poursuivre ses études entre 1146 et 1165 environ, en France et en Italie. Une fois de retour en Outremer, il écrit, entre autres, une histoire du Moyen-Orient en 23 volumes, à partir de la conquête de Jérusalem par Omar. Il commence cette Historia Rerum in Partibus Transmarinis Gestarum, ou Histoire d’Outremer (titre français), vers 1175. À sa mort, vers 1186, l’ouvrage n’est pas achevé. La majeure partie de cette œuvre concerne la première croisade et des événements historiques ultérieurs au sein du royaume de Jérusalem, événements auxquels Guillaume de Tyr n’est pas totalement étranger. En effet, il a été impliqué dans les plus hautes affaires du royaume et de l’Église. En tant qu’archevêque et prétendant à la charge de patriarche de Jérusalem, il est naturellement jaloux de toute réduction de l’autorité ecclésiastique et accepte donc mal l’indépendance des Templiers et leur accession à la richesse et au pouvoir.

Deux autres chroniqueurs parmi les plus anciens sont Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, mort en 1199, et Gautier Map, archidiacre d’Oxford, qui décède vers 1209. Michel le Syrien a des lacunes sur les questions étrangères à sa propre expérience et à son époque, tandis que Gautier Map préfère une bonne histoire à une solide enquête historique. En outre, ses préjugés à l’encontre des Templiers sont essentiels car il est radicalement opposé à la notion d’ordre de moines combattants. Malgré ses a priori sur les Templiers, Guillaume de Tyr est considéré comme le chroniqueur le plus fiable des trois. Il a passé au crible, avec diligence, les sources à sa disposition pour glaner des faits sur les événements survenus avant son époque et a mis un point d’honneur à interroger les témoins directs encore en vie.

Guillaume de Tyr n’a cependant commencé à écrire son histoire que vers la moitié des années 1170, soit cinquante-cinq ans après la fondation de l’ordre du Temple, et il n’existe aucune source antérieure. Les chroniqueurs de la première croisade, comme Foucher de Chartres, Baudry de Dol, Robert le Moine et Guibert de Nogent, ont tous terminé leurs travaux dans la décennie ayant suivi la reconquête de Jérusalem de 1099 et bien avant la création de l’ordre du Temple, en 1119 - ou en 1118 ? Selon Guillaume de Tyr, c’est plutôt 1118, mais il avait la réputation de manquer de précision sur les dates, tout en faisant preuve de méticulosité dans d’autres domaines. Dans l’ensemble, les experts fixent la naissance de l’ordre du Temple à 1119. Quelle que soit l’année exacte de sa création, personne n’a semble-t-il rédigé un récit direct de la cérémonie de fondation de l’ordre du Temple au sein de l’église du Saint-Sépulcre, le jour de Noël. À l’époque, elle n’a pas été considérée comme un événement important.

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Page manuscrite de la chronique de Guillaume de Tyr qui décrit Baudouin Ier de Jérusalem recevant une délégation arménienne.

Nous ne connaissons même pas le nombre précis de membres fondateurs. Guillaume de Tyr dit qu’ils étaient neuf et cite Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer comme les deux plus importants. D’autres sources mentionnent également Archambaud de Saint-Aignan, Payen de Montdidier, André de Montbard, Geoffrey Bissot, un chevalier du nom de Rossal ou peut-être Roland, un autre chevalier dont le nom est Gondemar et deux autres dont le nom n’a pas été retrouvé. En outre, Guillaume de Tyr soutient que même au moment du concile de Troyes, en 1129, il n’y avait toujours que neuf chevaliers templiers. Mais pourquoi neuf hommes ont-ils attiré autant l’attention du concile et du pape et pourquoi Bernard de Clairvaux aurait-il consenti autant d’efforts pour louer leur valeur et promouvoir leur réputation ? Dans ce cas précis, Michel le Syrien semble en effet être plus fiable quand il dit que trente chevaliers ont créé l’ordre du Temple. Et, une décennie plus tard, ils étaient sans doute beaucoup plus nombreux.

Si nous devons à Guillaume de Tyr l’hypothèse selon laquelle les Templiers n’étaient qu’au nombre de neuf jusqu’en 1129, il revendique également l’état de pauvreté et de simplicité de l’Ordre dans les premières décennies de son existence. Les Templiers se sont certainement penchés sur leur passé avec ce même idéal, de sorte qu’en 1167, alors qu’ils étaient très riches, ils ont adopté ce sceau montrant deux chevaliers sur un même cheval. Cette représentation provenait peut-être aussi de leur fondateur cistercien ascète d’Occident, Bernard de Clairvaux. Aussi humble que soit la vie des chevaliers sur le plan individuel, l’Ordre en tant que tel n’a jamais été indigent, même au départ quand il recevait un revenu de la part des chanoines de l’église du Saint-Sépulcre ainsi que des dons conséquents de puissants barons français.

Mais le fait, pour Guillaume de Tyr, de décrire des Templiers aussi pauvres, humbles et peu nombreux les premières années a ensuite été bien pratique pour les égratigner dans son histoire critique. Dans les années 1170, selon Guillaume de Tyr, « Avec peine, pourrait-on trouver, d’un côté ou de l’autre de la mer, une terre de chrétiens où cet ordre n’ait aujourd’hui ni maisons, ni frères, ni grandes rentes »10. Cela contraste avec la précédente simplicité des Templiers, laissant entendre qu’ils se sont trahis d’une manière ou d’une autre. Mais il semble plutôt qu’il se plaigne de ce que le soutien dont ils jouissent en Occident les rend indépendants de tout pouvoir en Outremer, et plus particulièrement de celui de l’Église représenté par Guillaume, archevêque de Tyr et patriarche de Jérusalem en puissance :

« Au commencement, ils se conduisirent sagement, avec beaucoup d’humilité, comme des gens qui avaient quitté le monde pour Dieu. Mais ensuite, quand affluèrent les richesses, pour commencer, ils s’émancipèrent du patriarche de Jérusalem. Ils obtinrent du pape que celui-ci n’eût aucun pouvoir sur eux, alors qu’au début, c’est lui qui les avait établis et fondés avec les biens même de son église. Ils se mirent à prendre, aux autres religieux et aux églises qui leur avaient donné tant de belles aumônes, les dîmes, les prémices et autres rentes qu’elles avaient possédées jusqu’alors. Ils nuisirent à leurs voisins, et leur firent des procès de maintes façons, comme ils font encore. »11

Cela marque le début des critiques à l’encontre des Templiers formulées par certains dont les intérêts se trouvent contrariés. Certains les appellent les sauveurs de l’Orient et les défenseurs de la chrétienté, tandis que d’autres trouvent qu’ils « nuisent » et les accusent d’être arrogants, avides, secrets et coupables d’escroquerie. Leur destruction est écrite. Quand il n’y aura plus d’Orient à sauver, les Templiers seront voués à la disparition.