L’exercice du pouvoir face à l’adversité
La défaite lors de la bataille de Hattin et la perte de Jérusalem n’ont pas entaché la cause des croisés. En effet, la notion de croisade s’est développée sur fond de désastre et a bénéficié d’un nouvel enthousiasme. Après la capture des ports chrétiens et de Jérusalem en 1187, Saladin se tourne vers le nord de la Syrie où, pendant sa campagne de 1188, il prend d’assaut les châteaux les uns après les autres et s’empare de la ville de Lattaquié. Mais il se dérobe face aux châteaux clés des Hospitaliers de Margat et Krak des Chevaliers et à la ville fortifiée des Templiers de Tortose et leur château de Safita. L’Outremer compte plus que jamais sur les châteaux et les ordres militaires à leur tête, et le pouvoir de ces derniers s’accroît. C’est à cette période du xiie siècle, après que les chrétiens ont pratiquement tout perdu en Terre sainte au profit de Saladin, que le pouvoir des Templiers atteint son apogée.
L’Occident est choqué face à la perte de Jérusalem et réagit en lançant la troisième croisade en 1190. Par une remarquable série de victoires, Philippe II de France et Richard Ier d’Angleterre, surnommé « Cœur de Lion », reconquièrent Saint-Jean-d’Acre en juillet 1191, puis Richard Ier s’empare de Jaffa et d’Ascalon après avoir battu Saladin à Arsouf en septembre 1191, bataille au cours de laquelle les ordres militaires ont joué un rôle crucial. Richard Cœur de Lion a en vue Jérusalem, mais les maîtres hospitaliers et templiers lui disent que, même s’il parvient à prendre la ville, il ne pourra la défendre sans contrôler également l’arrière-pays, surtout une fois que son armée aura quitté l’Outremer. Richard Ier suit alors leur conseil et parvient à un accord avec Saladin. Les Francs démoliront les remparts d’Ascalon et Saladin reconnaîtra les positions chrétiennes sur le littoral. Chrétiens et musulmans pourront librement circuler sur le territoire des deux camps et les pèlerins chrétiens auront le droit de se rendre à Jérusalem et dans les autres lieux saints.
Le nombre et le nom des États croisés demeurent inchangés, mais leur superficie a diminué. On compte le royaume de Jérusalem, dont la capitale est cependant Saint-Jean-d’Acre et où les Templiers ont installé leur nouveau quartier général. Au nord, se trouve le comté de Tripoli. Mais les musulmans ont gardé pendant quelque temps le contrôle de la côte syrienne autour de Lattaquié. La principauté d’Antioche, plus au nord, n’est donc plus limitrophe des autres États croisés. Néanmoins, la troisième croisade, au cours de laquelle Richard Cœur de Lion s’appuie beaucoup sur les Templiers, a sauvé la Terre sainte et grandement contribué à remettre en selle les Francs. Accompagné d’une escorte de Templiers, Richard Ier quitte la Terre sainte en 1192 et Saladin meurt l’année suivante. La paix est conclue en Outremer et son futur immédiat semble assuré.
Richard Cœur de Lion et les Templiers Le maître templier Gérard de Ridefort, capturé par Saladin puis relâché en 1187, est salué une dernière fois par un chevalier anglais anonyme dans son journal perdu, l’Itinerarium Regis Ricardi. Cette chronique consigne la mort de Gérard de Ridefort en 1189, lors d’une tentative avortée de reconquête de Saint-Jean-d’Acre. Elle dit que le maître est devenu un martyr, « ce qu’il a mérité dans de nombreuses guerres ». Le journal perdu a très bien pu être écrit par un templier au service de Richard Ier d’Angleterre pendant la troisième croisade. En tout cas, la nouvelle croisade a certainement scellé l’étroite collaboration entre les Templiers et le roi anglais. ![]() C’est un Richard Cœur de Lion triomphant qui quitte la Terre sainte. Avec les Templiers, ses alliés, il inflige une défaite cuisante à Saladin à Arsouf et redore le blason des croisés en Outremer. Robert de Sablé devient maître de l’ordre du Temple en 1191, presque à coup sûr grâce à l’influence du souverain anglais, dont il a été le vassal. Sur le chemin menant à la Terre sainte, Richard Cœur de Lion s’arrête pour prendre Chypre aux Byzantins. Mais, comme il manque de moyens pour contrôler l’île, il la vend aux Templiers, transaction sans doute due aux liens étroits que l’Ordre a déjà tissés avec le souverain anglais. L’avenir des Templiers aurait sans doute été différent s’ils avaient consacré plus de ressources à cette île, mais ils ne placent que 20 chevaliers sur Chypre et 100 hommes en armes. Cela s’avère insuffisant pour la sécuriser et ils redonnent donc l’île à Richard Cœur de Lion. S’ils avaient possédé leur territoire, les Templiers auraient anticipé l’avènement des chevaliers hospitaliers, qui fondent leur propre État indépendant sur l’île de Rhodes en 1309. Le sort des Templiers reste donc lié à la Terre sainte et, quand celle-ci est tombée, la chute de l’ordre du Temple n’a ensuite pas tardé. En attendant, les Templiers ont une valeur inestimable pour Richard Cœur de Lion, surtout lors de sa grande victoire sur Saladin à la bataille d’Arsouf, le 7 septembre 1191, au cours de laquelle il peut compter sur leur sérieux et leur discipline. Alors que Richard Ier part vers le sud sur le littoral depuis Saint-Jean-d’Acre, son armée est alors vulnérable sur ses flancs aux attaques de la cavalerie turque de Saladin. Et c’est grâce aux Templiers et aux Hospitaliers que les Turcs sont battus et que la colonne chrétienne reste soudée. Cela ressemble beaucoup à ce que les Templiers ont accompli pour Louis VII lors de sa traversée de l’Asie Mineure pendant la deuxième croisade. Sur le champ de bataille proprement dit, Richard Ier place les Templiers en première ligne de son armée, tandis que les Hospitaliers ferment la marche. Richard Ier a pour objectif de résister pendant que les forces de Saladin s’épuisent à attaquer. Et c’est ainsi que cela se déroule. Dans un premier temps déferlent des vagues de fantassins noirs et bédouins légèrement armés, suivies de cavaliers turcs qui font virevolter leurs cimeterres et haches. Les chevaliers tiennent toujours bon, Richard Cœur de Lion attendant que les musulmans montrent les premiers signes de fléchissement. Les Templiers résistent à toutes les attaques. Les Hospitaliers sont les premiers à rompre les rangs. Excédés par les assauts successifs, ils foncent vers l’ennemi et toute l’armée leur emboîte le pas. Le secrétaire de Saladin, Imad al-Din, qui observe la bataille depuis une colline avoisinante, a le souffle coupé à la vue de la cavalerie de Richard Cœur de Lion fendant l’air, le roi, au centre de l’action, restaurant l’ordre et dirigeant la bataille. Arsouf est une victoire moralement exceptionnelle pour les Francs et une véritable humiliation publique pour Saladin, petite revanche suite au massacre des Templiers après la bataille de Hattin. Cette victoire a en partie ressuscité le royaume de Jérusalem. |
Après la mort de Saladin, son empire s’effondre. Des factions rivales de sa dynastie, les Ayyubides (Ayyub étant le nom du père de Saladin), règnent au Caire et à Damas, mais le restant de l’empire est perdu. Des escarmouches occasionnelles se produisent entre l’Outremer et les pouvoirs musulmans, mais, dans l’ensemble, les relations sont apaisées par des trêves successives, tandis qu’en Occident l’enthousiasme pour les croisades contre l’Orient musulman décline momentanément. La quatrième croisade, lancée contre l’Égypte dans le but de reconquérir Jérusalem, est détournée par les Vénitiens, qui approvisionnent les navires et mettent le cap vers Constantinople, mise à sac en 1204. Les chrétiens latins reprennent le pouvoir aux empereurs chrétiens orthodoxes jusqu’à ce que les Byzantins reconquièrent la ville en 1261. Comme mentionné précédemment, la France et la papauté ont un œil sur l’ennemi intérieur quand ils lancent la croisade contre les Albigeois en 1209. Aucune de ces croisades n’améliore la position de l’Outremer.
Revenant à l’objectif de reconquête de Jérusalem, la papauté lance en 1217 la cinquième croisade, la stratégie adoptée consistant cependant à attaquer l’Égypte. Dès le départ, les Templiers sont partie prenante de cette croisade. Le trésorier de Paris des Templiers supervise les dons destinés à financer l’expédition. Les forces dirigées par André II de Hongrie et Léopold, duc d’Autriche, sont rejointes par des hommes de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, dont font partie des Templiers, des Hospitaliers et des chevaliers teutoniques. Ces derniers appartiennent à un nouvel ordre militaire fondé, selon les mêmes principes que l’ordre du Temple, par des Germains ayant participé à la troisième croisade.
Sans meneur d’envergure à la tête de cette force mixte, la cinquième croisade est placée sous l’autorité du légat pontifical Pélage d’Albano, qui n’a aucune expérience militaire. Cependant, au début de l’année 1219, les croisés s’emparent du port de Damiette, sur le delta du Nil, en grande partie grâce aux Templiers, qui combattent non seulement admirablement à cheval, mais se montrent également des plus novateurs. Ils adaptent ainsi leurs matériel et tactiques prévus pour l’aridité d’Outremer à l’environnement aquatique du delta, où ils commandent des navires et construisent des pontons flottants afin de remporter la victoire.
La perte de Damiette perturbe tellement le sultan d’Égypte al-Kamil, neveu de Saladin, qu’il propose de l’échanger contre Jérusalem. Mais le maître de l’ordre du Temple rétorque qu’il est impossible de tenir Jérusalem sans les terres au-delà du Jourdain. Les croisés rejettent donc son offre et poursuivent leur campagne en Égypte. Pour l’heure, ils attendent l’arrivée à Damiette d’une autre armée, menée par le Saint Empereur romain Frédéric II. Bien qu’il se soit abstenu de paraître, le légat pontifical Pélage d’Albano insiste avec une certaine impatience pour que les croisés remontent le Nil vers Le Caire. Unie sous le commandement d’un chef expérimenté, la cinquième croisade aurait pu être un succès. Mais, à Mansourah, al-Kamil coupe l’arrière-garde des croisés, ouvre les vannes des canaux d’irrigation et force ainsi l’armée ennemie à se rendre en l’inondant. En 1221, Pélage d’Albano consent à abandonner Damiette, non pas en échange de Jérusalem, mais pour épargner la vie des croisés, lesquels évacuent immédiatement l’Égypte et font route vers Saint-Jean-d’Acre.
Frédéric II finit par arriver en Orient, mais seulement huit ans plus tard, époque où il est ouvertement à couteaux tirés avec l’Église. Couronné Saint Empereur romain à Francfort en 1212, Frédéric II est également roi de Germanie et de Sicile. Il préfère diriger les affaires depuis Palerme, où il a accédé à la cour sicilienne sous les influences normandes, byzantines, juives et arabes. Il a appris l’allemand, l’italien, le français, le latin, le grec et l’arabe et a étudié les mathématiques, la philosophie, l’histoire naturelle, la médecine et l’architecture. C’est également un poète particulièrement doué. Tout ceci lui a permis de développer une palette de talents très large, une culture exceptionnelle et un caractère plutôt singulier qui lui ont valu le titre de Stupor Mundi, Stupeur du monde. Mais cela a également fait naître la suspicion. Ainsi, une rumeur court selon laquelle Frédéric II ne croit pas en Dieu. On dit qu’il se moque de l’Immaculée Conception de Jésus et qu’il décrit Mahomet, Jésus et Moïse comme « les trois imposteurs ou escrocs du monde ».
Il s’agit peut-être d’une propagande noire orchestrée par la papauté de Rome, laquelle craint d’être encerclée et est également troublée par la revendication de l’autorité suprême de la part de Frédéric II. Ce dernier se vante de faire revivre l’Empire romain et la papauté réplique en disant que l’Église a une plus grande autorité envers Dieu.
Frédéric II a été couronné Saint Empereur romain et a fait le serment de prendre la croix à l’âge de 21 ans. Mais il s’est montré incapable de se rendre en Égypte pendant la cinquième croisade et a reporté à maintes reprises son départ pour l’Orient. Toutefois, en 1225, alors que Jean de Brienne, le roi âgé de Jérusalem, vient en Occident afin de trouver un mari pour sa fille de quatorze ans, Yolande, qu’il a faite reine de Saint-Jean-d’Acre, Frédéric saisit sa chance. Frédéric II l’épouse à Brindisi et ne tient pas sa promesse de conserver Jean de Brienne comme régent. Il affirme qu’en tant que mari de Yolande il a le droit de devenir roi, titre qui ferait de lui, s’imagine-t-il, le souverain suprême du monde chrétien.
En 1228, à l’âge de 36 ans, Frédéric II part finalement pour la Terre sainte, mais tombe malade en cours de route et se repose quelque temps en Italie avant de poursuivre son voyage. Le pape Grégoire IX, qui se méfie des intentions impériales de Frédéric II en Italie, l’excommunie immédiatement, sous prétexte qu’il s’agit d’une illustration supplémentaire de l’incapacité de l’empereur à respecter son serment de partir en croisade. Quand Frédéric II finit par arriver à Saint-Jean-d’Acre en septembre, le pape fait une nouvelle fois respecter son autorité, l’excommunie de nouveau, cette fois-ci pour avoir tenté de partir en croisade sans avoir obtenu l’absolution pontificale pour sa précédente excommunication. Frédéric II n’est pas du tout impressionné, contrairement aux barons et au clergé d’Outremer, ainsi qu’aux Templiers et Hospitaliers, qui doivent allégeance au pape. Seuls les chevaliers teutoniques bravent le courroux du pape et soutiennent leur compatriote.
Cependant, avant même de quitter la Sicile, Frédéric II a entamé des négociations secrètes sur les objectifs de cette sixième croisade. Il veut s’emparer de Jérusalem, ne serait-ce que parce que cela lui permettrait de se poser en meneur suprême en Occident. Al-Kamil est prêt à rendre service si Frédéric II l’aide à s’emparer de Damas. Le temps que Frédéric II arrive en Outremer, al-Kamil a changé d’avis. Déterminé à conquérir Jérusalem, Frédéric II feint de se tourner vers l’Égypte en déplaçant en novembre son armée de Saint-Jean-d’Acre vers Jaffa. Les Templiers et les Hospitaliers suivent un jour plus tard, ne souhaitant pas que l’on croie qu’ils font partie d’une croisade dirigée par un excommunié. Mais, lorsque Frédéric II place l’expédition sous l’autorité symbolique de ses généraux, les ordres abandonnent leurs scrupules et se joignent à la force principale. Cette marque d’unité ne dure cependant pas longtemps.
La progression de Frédéric II suffit à inquiéter al-Kamil et ce dernier abandonne le siège de Damas pour passer rapidement un accord avec lui : une trêve de dix ans et l’abandon de Jérusalem aux chrétiens. Il s’agit d’un résultat soudain et sensationnel, satisfaisant pour Frédéric II, mais qui scandalise le patriarche et les ordres militaires. Les remparts de Jérusalem ont été démolis pendant la cinquième croisade. Si on la leur concède, c’est avec l’intention qu’ils ne puissent pas défendre la ville. Aujourd’hui court encore l’idée selon laquelle une partie de l’accord consistait à laisser la ville non fortifiée, le seul lien avec la côte devant être une étroite langue de terre. En outre, les ordres n’ont pas le droit d’agrandir leurs châteaux de Margat et Krak des Chevaliers des Hospitaliers, de Tortose et de Chastel Blanc des Templiers. Vient ensuite la condition exaspérante (indispensable pour qu’al-Kamil sauve la face) selon laquelle le Mont du Temple doit demeurer sous contrôle musulman et les Templiers ont l’interdiction formelle de reprendre leur ancien quartier général au sein de la mosquée al-Aqsa.
Le 29 mars 1229, Frédéric II est couronné roi de Jérusalem en l’église du Saint-Sépulcre. Le patriarche a placé un interdit sur la ville, refusant toute cérémonie religieuse pendant que Frédéric II est présent dans Jérusalem. Par conséquent, sans prêtre pour le couronner et avec des Templiers et des Hospitaliers à distance, il ne lui reste plus qu’à coiffer lui-même la couronne de Jérusalem. S’autoproclamant vicaire de Dieu sur terre, titre généralement réservé au pape, Frédéric II prête serment en présence des chevaliers teutoniques, jurant de défendre le royaume, l’Église et son empire. Il effectue ensuite le tour de la ville et se rend sur le Mont du Temple. Il entre à l’intérieur du dôme du Rocher par une porte en bois en treillis, précise qu’on lui a dit de ne pas laisser entrer les moineaux. Déchargeant ses sentiments à l’égard de ses ennemis de la papauté, à qui il a redonné la ville sainte, Frédéric II dit alors : « Dieu vous a maintenant envoyé des cochons. »
Frédéric II ne reste que deux jours à Jérusalem. Il est parvenu à ses fins et a hâte de rentrer en Europe pour s’attacher à y étoffer son pouvoir. Mais il craint aussi que les Templiers n’attentent à sa vie pendant son séjour dans la ville. Des chroniqueurs de Sicile, de Damas et d’Angleterre font part de cette histoire reflétant l’intensité de la rancune et de la suspicion entre l’empereur et le pape, inimitié dans laquelle les Templiers sont désormais impliqués. Lorsque Frédéric II rentre en Sicile, il saisit la propriété des ordres militaires, libère leurs esclaves musulmans sans verser de compensation et emprisonne les frères templiers. Le pape l’excommunie une nouvelle fois et Frédéric II continue de l’ignorer. Cela présage ce qui peut se passer quand les Templiers se mettent en travers de la route d’un prince laïc.
En 1239, la trêve de dix ans a pris fin, mais l’Outremer n’est pas immédiatement menacée. Al-Kamil est mort depuis un an, l’Égypte est divisée par les factions, tandis que l’amertume entre les branches du Caire et de Damas de la famille ayyubide s’est accrue. Les Templiers demeurent cependant opposés au rapprochement entre l’Outremer et l’Égypte proposé par Frédéric II, et à juste titre : les émissaires des Templiers envoyés au Caire en 1243 sont retenus prisonniers pendant six mois et les Égyptiens ne rendent toujours pas Gaza, Hébron et Naplouse en vertu des accords de trêve.
Les Templiers voient en cette attitude du nouveau sultan égyptien al-Salih Ayyub une tactique pour gagner du temps afin de ravir Damas et de triompher d’autres souverains musulmans avant d’écraser l’Outremer. La politique de l’ordre du Temple consiste à favoriser Damas et elle a porté ses fruits : le royaume chrétien a obtenu après négociation toutes les terres à l’ouest du Jourdain, à l’exception d’Hébron et de Naplouse. Les Francs peuvent maintenant célébrer en toute liberté des offices chrétiens dans toutes les anciennes églises de Jérusalem, expulser les musulmans du Mont du Temple et retransformer en édifices chrétiens la mosquée al-Aqsa et le dôme du Rocher..
Quatre Mamelouks brandissant sabres et boucliers illustrent les talents de cavaliers médiévaux et une pratique militaire en vigueur en Syrie et en Égypte.
Lorsque la guerre éclate de nouveau entre Le Caire et Damas au printemps 1244, les Templiers persuadent les barons d’Outremer d’intervenir aux côtés du souverain de Damas Ismail. L’alliance est scellée par la visite à Saint-Jean-d’Acre d’al-Mansur Ibrahim, prince musulman d’Homs qui, au nom d’Ismail, offre aux Francs une partie de l’Égypte suite à la défaite d’al-Salih Ayyub. En raison de la poursuite des querelles intestines au Caire, al-Salih ne peut compter sur l’armée régulière, mais il a pris des mesures pour remédier à cela en achetant des Mamelouks en très grand nombre.
Ces esclaves militaires sont majoritairement des Turcs kiptchak des steppes du sud de la Russie. Achetés, entraînés et convertis à l’islam, ils deviennent les membres de la puissante armée privée d’al-Salih. En outre, ce dernier a acheté l’aide de Turcs khorezmiens, mercenaires féroces alors implantés à Édesse et déplacés de Transoxiane et de régions d’Iran et d’Afghanistan en raison de l’expansion des Mongols. En juin, les cavaliers khorezmiens, à hauteur de 12 000 hommes, progressent rapidement au sud et entrent en Syrie. Mais, dissuadés par les formidables remparts de Damas, ils mettent le cap sur la Galilée, s’emparent de Tibériade et enfoncent les piètres défenses de Jérusalem le 11 juillet. Ils y massacrent tous ceux ne parvenant pas à se réfugier dans la citadelle. Six semaines plus tard, les défenseurs émergent après qu’on leur a promis de pouvoir se rendre sur la côte en toute sécurité. La garnison et l’intégralité de la population chrétienne, soit 6 000 hommes, femmes et enfants, quittent la ville, mais sont terrassés par les épées khorezmiennes. Seules 300 personnes atteignent Jaffa. Pour faire bonne mesure, les Khorezmiens pillent l’église du Saint-Sépulcre, déterrent de leurs tombes les ossements des rois de Jérusalem, mettent le feu à l’endroit et brûlent toutes les autres églises de la ville. Ils mettent à sac les maisons et boutiques, puis abandonnent les décombres fumants de Jérusalem pour rejoindre l’armée mamelouke d’al-Salih à Gaza.
Les Mamelouks Les Mamelouks vus à travers le regard d’Ibn Khaldun, historien nord-africain du xive siècle : Par sa bienveillance, Dieu a sauvé la foi en la ranimant et en restaurant l’unité des musulmans dans l’univers égyptien, en préservant l’ordre et en défendant les remparts de l’islam. Il a accompli cette mission en envoyant aux musulmans, depuis cette nation turque et ses nombreuses tribus exceptionnelles, des souverains pour les défendre et des aides tout à fait fidèles de la maison de la guerre à la maison de l’islam en esclavage, qui renferme une bénédiction divine. L’esclavage leur permet d’apprendre la gloire et la bénédiction et les expose à la providence divine. Guéris par l’esclavage, ils entrent dans la religion musulmane avec la résolution absolue des vrais croyants, mais avec des vertus nomades préservées d’une nature dépréciée, purs de tout plaisir sale, sans être souillés par le mode de vie civilisé et armés d’une ardeur intacte de toute pollution luxueuse. Les marchands d’esclaves les amènent en Égypte en groupes, comme des gangas se rendant vers des lieux riches en points d’eau. Les acheteurs du gouvernement les alignent pour l’inspection et font une offre pour se les procurer… Les recrues se succèdent donc, génération après génération, et l’islam se réjouit des avantages qu’il en tire. Les branches du royaume fleurissent grâce à la fraîcheur de la jeunesse.
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Les forces franques éparpillées dans tous les châteaux d’Outremer se réunissent à Saint-Jean-d’Acre. La dernière fois qu’une armée chrétienne si nombreuse a été rassemblée remonte à la bataille de Hattin. On compte plus de 300 chevaliers templiers, au moins 300 chevaliers hospitaliers, quelques chevaliers teutoniques, 600 chevaliers laïcs, ainsi qu’un nombre proportionnel de sergents et fantassins. Il faut ajouter des forces légèrement armées encore plus nombreuses de leur allié damascène sous le commandement d’al-Mansur Ibrahim et un contingent de la cavalerie bédouine.
Le 17 octobre 1244, cette armée christo-musulmane s’arrête devant la plus modeste armée égyptienne avec son corps d’élite de Mamelouks et les Khorezmiens, en dehors de Gaza, sur une plaine sablonneuse, en un lieu appelé La Forbie. Les Francs et leurs alliés attaquent, mais les Égyptiens tiennent bon sous le commandement du général mamelouk Baybars. Et, pendant que les Francs sont cloués sur place, les Khorezmiens frappent le flanc des troupes d’al-Mansur Ibrahim. Les forces damascènes font demi-tour et s’enfuient. Les Francs poursuivent courageusement le combat, mais, au bout de quelques heures, leur armée est intégralement réduite à néant. 5 000 Francs au moins meurent dans la bataille, dont entre 260 et 300 Templiers, tandis que plus de 800 chrétiens sont capturés et vendus comme esclaves en Égypte, parmi lesquels le maître templier, que l’on ne reverra ensuite plus jamais. La catastrophe est comparable à celle de Hattin. Et quand Damas tombe aux mains d’al-Salih l’année suivante, c’est comme si le temps tirait à sa fin pour l’Outremer.
Mais la septième croisade vient au secours de l’Outremer. Elle est dirigée par le roi Louis IX, qui deviendra ensuite plus connu sous le nom de Saint Louis en raison de son combat incessant contre les ennemis de la vraie foi, à savoir les musulmans ou les Cathares ; c’est d’ailleurs pendant le règne de Louis IX que les Cathares seront finalement vaincus et mis sur le bûcher. À l’été 1249, il débarque avec son armée française sur le port de Damiette avec l’intention avouée de retourner le régime ayyubide du Caire. Al-Salih Ayyub souffre d’un cancer et, lorsqu’il s’éteint en novembre, sa femme Shagarat al-Durr dissimule son cadavre et préserve le moral ambiant en faisant semblant de transmettre les ordres du sultan à son armée d’esclaves mamelouks dirigée par Baybars.
En février 1250, les Francs avancent dans le delta vers Le Caire, cependant, à cause de l’impétuosité du frère du roi, le comte d’Artois, ils essuient de lourdes pertes à Mansourah. Ce dernier a poussé les chevaliers croisés à prendre la ville d’assaut. Mais ils se laissent piéger dans les rues étroites. À cette occasion, les seuls Templiers perdent 280 chevaliers montés, cuisant échec juste après La Forbie. C’est alors l’impasse et les croisés sont affaiblis par le scorbut et la peste. En avril, ils battent en retraite, mais sont capturés par les Mamelouks, en compagnie du roi Louis IX en personne, qui est libéré après le versement d’une énorme rançon, à laquelle les Templiers, banquiers et membres de la croisade ayant un galion au large des côtes, ont refusé de contribuer.
Cette même année, Shagarat al-Durr s’autoproclame sultane publiquement, se basant sur le fait qu’elle a donné à al-Salih un fils, même si ce dernier est mort avant son père. Le calife abbasside refuse de la reconnaître et elle épouse donc Aybek, l’un de ses guerriers esclaves mamelouks. Elle règne par son intermédiaire, puis l’assassine en 1257 lorsqu’elle le soupçonne de courtiser une autre femme. Achetée comme esclave par al-Salih, puis devenue l’une de ses concubines, Shagarat al-Durr finit par être sa femme, puis est la première et dernière femme à régner sur l’Égypte depuis Cléopâtre. Son courage et son ingéniosité lui ont permis de sauver l’Égypte de la septième croisade, mais elle s’avère la dernière de la lignée ayyubide. Les partisans d’Aybek la tuent et jettent son corps dénudé par-dessus les remparts de la citadelle du Caire, qui sera ensuite dévoré par les chiens. Les Mamelouks s’autoproclament les maîtres de l’Égypte, avec leur premier sultan Qutuz.
Toile du xve siècle représentant l’invasion de l’Égypte par Louis IX, qui se solde par un désastre en 1250 à Mansourah, les Templiers perdant à eux seuls 280 chevaliers.
Mais c’est le choc de l’invasion mongole du Moyen-Orient qui fait des Mamelouks le dernier rempart légitime de l’islam contre les infidèles d’Orient et d’Occident. En février 1258, les Mongols, emmenés par Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s’emparent de Bagdad, mettent à mort le calife abbasside, puis pillent et détruisent la ville. Ils prennent Alep en janvier 1260, puis c’est au tour de Damas de chuter en mars. Les Mongols semblent irrésistibles. Les Francs envoient de toute urgence des lettres en Occident pour implorer de l’aide. « Le monde va rapidement subir une terrible annihilation », dit un message transporté par un templier à Londres. Toutefois, ce sont les Mamelouks qui répondent à la menace. Cet été là, lorsque les ambassadeurs mongols arrivent au Caire pour exiger la soumission de l’Égypte, ils tombent sur un adversaire plus féroce qu’eux. Qutuz les fait exécuter sur-le-champ. Et, en septembre, après avoir bénéficié d’un corridor pour traverser les terres chrétiennes, une armée mamelouke, avec à sa tête Qutuz, inflige une sévère défaite aux Mongols lors de la bataille d’Aïn Jalout, au sud-est de Nazareth.
Mais, chez les Mamelouks jaloux, la victoire n’est pas un gage de succès et, un mois plus tard, Qutuz est assassiné par un groupe de compatriotes, parmi lesquels figure Baybars, le général d’al-Salih à La Forbie, qui devient ensuite sultan. Avec la Syrie et l’Égypte sous le joug de Baybars, l’Outremer se retrouve encerclé et les Francs confrontés à l’une des plus formidables machines de guerre au monde.
Abandonnés par Dieu Les chrétiens du Moyen Âge croient que le jugement de Dieu s’exprime à travers l’histoire et qu’il manifeste souvent sa volonté en décidant de l’issue d’une bataille. Comme l’a écrit saint Bernard de Clairvaux dans son panégyrique Éloge de la nouvelle chevalerie, un templier est un chevalier du Christ et « ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée ; il est le ministre de Dieu, et il l’a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal, et s’acquiert le titre de défenseur des chrétiens ». Une défaite lors d’une bataille peut signifier que les chrétiens paient le prix d’un péché. La confession, la prière et la pénitence lavent leur âme et les mènent à la victoire finale. Mais que doivent faire maintenant les chrétiens après ces défaites à répétition en Terre sainte ? Après que Baybars a capturé Césarée et Haïfa en 1265, un troubadour provençal du nom de Bonomel, peut-être un templier, chante que, dans cette situation, « Oui, bien est fou qui cherche querelle aux Turcs puisque Jésus-Christ lui-même ne leur refuse rien… Chaque jour ils l’emportent sur nous car Dieu, qui jadis veillait, maintenant dort, et Mahomet peut mettre en œuvre toute sa force, car il sait faire agir pour lui son sultan »22. Un autre poète provençal écrit que, parce que Dieu et Notre Dame souhaitent que les troupes chrétiennes soient tuées, il va devenir musulman. À mesure que s’enchaînent les défaites, il devient impossible d’attribuer les victoires musulmanes aux péchés de la plupart des chrétiens. Les ordres militaires, et surtout les Templiers, attirent de plus en plus les soupçons et le ressentiment d’un monde chrétien qui a perdu ses illusions. |
Lors d’une série de campagnes dévastatrices, Baybars s’empare de Césarée et d’Haïfa en 1265, du château templier de Saphet en 1266, de Jaffa et du château templier de Beaufort en 1268. Puis il frappe à Antioche, au nord, qu’il prend la même année, infligeant à ses habitants des violences meurtrières qui ont même choqué les chroniqueurs musulmans. Le château de Baghras, le premier que les Templiers se sont offert, dans les monts Amanus, se retrouve alors complètement isolé. Ils n’ont d’autre choix que de le quitter. Chastel Blanc des Templiers est abandonné en 1271, en même temps que le grand château des Hospitaliers Krak des Chevaliers. Baybars marche ensuite sur Montfort, entre Saint-Jean-d’Acre et le lac de Tibériade, cédé à son tour aux musulmans par sa garnison de chevaliers teutoniques.
Avec toutes ces grandes forteresses prises dans l’arrière-pays, les Francs se retrouvent cloués au niveau de leurs défenses côtières restantes, dont les sites vitaux de Saint-Jean-d’Acre et de Tripoli, villes toutes deux fortifiées, et la forteresse de Tortose, qui a résisté à Saladin, ainsi que le château d’Athlit, au sud d’Haïfa. Pendant ce temps, les Francs obtiennent un peu de répit lorsque le prince Édouard, futur Édouard Ier d’Angleterre, conduit une nouvelle croisade vers l’Orient et persuade Baybars, en 1272, de conclure une trêve de dix ans.
Saint-Jean-d’Acre, capitale du royaume de Jérusalem et quartier général des ordres militaires, est la ville la mieux défendue d’Outremer. Selon le Templier de Tyr, qui la connaît bien, « Le Temple était le lieu le plus fort de la ville, en grande partie situé sur le rivage, comme un château. À l’entrée se trouvait une tour haute et robuste, dont le mur faisait 28 pieds de haut. De chaque côté de la tour se trouvait une tour plus petite sur laquelle on voyait un lion passant doré, aussi grand qu’un bœuf… De l’autre côté, près de la rue de Pise, il y avait une autre tour et, près de celle-ci sur la rue Sainte-Anne, se trouvait un grand et noble palais, celui du maître… Il y avait une autre tour ancienne sur le rivage que Saladin avait construite cent ans auparavant, dans laquelle le Temple conservait son trésor. Elle était si proche de la mer que les vagues déferlaient contre elle. Dans le voisinage du Temple figuraient d’autres belles et nobles maisons, que je ne décrirai pas ici. »
Vue aérienne de Saint-Jean-d’Acre et des remparts entourant la ville.
En 1273, les Templiers élisent un nouveau maître, Guillaume de Beaujeu, homme de grande expérience en matière de combat en Orient et d’administration de l’ordre. L’une de ses premières missions est d’assister au concile de Lyon, convoqué par le pape en 1274 dans le but principal de lancer une nouvelle croisade. De Beaujeu s’élève à l’occasion contre la proposition d’envoyer 500 chevaliers et 2 000 fantassins en Terre sainte comme avant-garde d’une levée de masse comparable à celle de la première croisade. Il avance que des hordes d’enthousiastes indisciplinés ne répondront pas aux besoins de l’Outremer. Il faut plutôt une garnison permanente à renforcer de temps en temps par de petits contingents de soldats professionnels. Il plaide également en faveur d’un blocus économique de l’Égypte, pays d’influence des Mamelouks.
Un tel blocus s’avère cependant impossible à mettre en place tant que l’Outremer reste tributaire des navires des républiques maritimes italiennes, lesquels appartiennent à ces marines marchandes qui dégagent des bénéfices considérables dans leurs transactions avec l’Égypte. Les Vénitiens, par exemple, fournissent le métal et le bois dont Baybars a besoin pour ses armes et engins de siège. Les Génois l’approvisionnent même en esclaves mamelouks. Les chrétiens ont pour leur part plutôt besoin de prendre un ascendant naval dans l’est de la Méditerranée. Le conseil de Guillaume de Beaujeu est accepté et le concile ordonne aux Templiers et aux Hospitaliers de bâtir leur propre flotte de navires de guerre.
Guillaume de Beaujeu est arrivé à ses fins entre autres parce qu’il a reconnu la contribution déjà consentie par la monarchie française à la survie de l’Outremer. Le propre oncle de Guillaume de Beaujeu s’est battu avec Louis IX en Égypte et il est parent avec les Capétiens, la famille royale française, par l’intermédiaire de sa grand-mère paternelle. Les rois de France financent déjà une force permanente de chevaliers et d’arbalétriers à Saint-Jean-d’Acre, et l’ambitieux Charles d’Anjou, qui est roi de Sicile et frère cadet de Louis IX, participe à l’extension du pouvoir français dans toute la Méditerranée. Mais les plans de Guillaume de Beaujeu sont compromis en 1282 par un soulèvement populaire, connu sous le nom de Vêpres siciliennes, qui contraint Charles d’Anjou à quitter la Sicile pour Naples.
Le pape Martin IV, lui aussi français, lance alors une croisade contre les rebelles siciliens et leurs partisans, la Maison d’Aragon, en Espagne. Pire, il ordonne que les fonds détenus à la Maison du Temple de Paris et destinés à l’Outremer soient alloués à la Maison d’Anjou pour financer la guerre destinée à reprendre le contrôle de la Sicile. Dans toute l’Europe, les chrétiens, et particulièrement les Templiers, sont scandalisés. Quelques années plus tard, après la chute de Tripoli, un templier dit au successeur de Martin IV, le pape Nicolas IV : « Vous auriez pu secourir la Terre sainte grâce au pouvoir des rois et à la force des autres fidèles… mais vous avez préféré attaquer un roi chrétien et les Siciliens chrétiens, armant les rois contre un autre roi pour reprendre l’île de Sicile », autre exemple de la tendance grandissante à placer les intérêts laïcs au-dessus des idéaux religieux.
Les ambitions de Charles d’Anjou de bâtir un empire méditerranéen et d’associer son royaume de Sicile au royaume de Jérusalem ont quelque peu contenu celles de Baybars. Mais, en 1277, Baybars est mort et, après une brève lutte pour le pouvoir, le plus compétent des Mamelouks est élevé au rang de sultan. Il s’agit de Qala’un, brillant commandant de Baybars. Les Vêpres siciliennes, suivies de la mort de Charles d’Anjou en 1285, lèvent chez les Mamelouks les dernières hésitations à poursuivre la destruction des États chrétiens d’Orient.
Des avant-postes isolés La chute des châteaux croisés au profit des Mamelouks mérite quelques explications. Comment ces structures magnifiques, dont la construction a coûté si cher et a demandé tant d’efforts, faisant appel aux toutes dernières conceptions militaires de l’époque et défendues par des hommes d’un courage à toute épreuve, ont-elles si rapidement capitulé ou été capturées ? Les réponses sont multiples, car il s’agit d’une combinaison de facteurs. Le château templier de Beaufort, qui surplombe l’extrémité sud de la vallée de la Bekaa, au Liban, tombe en 1268 aux mains de Baybars, aidé par des ingénieurs militaires de tout premier plan. Ces derniers assemblent dans les 26 engins de siège, à savoir des béliers, des tours de siège, ainsi que des catapultes. Les cadres en bois et les pièces métalliques achetés à des marchands vénitiens arrivent par bateau dans les ports égyptiens. Dans ce cas précis, les Templiers ont été dépassés par la technologie. Mais, deux ans auparavant, Baybars s’est emparé du château templier de Saphet (Safed) à cause d’une trahison. ![]() Le château de Beaufort, avant-poste templier, occupe toujours une position stratégique puisqu’il surplombe le sud Liban et le nord d’Israël. Il a été occupé par l’OLP, le Hezbollah et les forces de défenses israéliennes. Saphet est le château du nord de la Galilée dont la reconstruction a coûté une fortune aux Templiers moins de trente ans plus tôt. Le jeu en vaut la chandelle car l’édifice leur permet de se protéger contre les attaques des bédouins et des Turcs qui franchissaient auparavant le Jourdain impunément. Les commerçants peuvent acheminer en toute sécurité leurs bêtes de somme et chariots entre Saint-Jean-d’Acre et la Galilée, les fermiers cultiver leurs terres sans danger et les pèlerins se rendre librement sur les sites associés à Jésus. Les sources musulmanes reconnaissent son efficacité en décrivant Saphet comme « une obstruction dans la gorge de la Syrie et un blocage dans la poitrine de l’islam », jusqu’à ce que Baybars provoque sa chute en 1266. Il y parvient non pas en lançant une attaque (stratégie qu’il a adoptée en vain à trois reprises cette année-là), mais en semant la zizanie entre la petite garnison de Templiers et le groupe, beaucoup plus étoffé, de serviteurs et soldats syriens chrétiens en poste à l’intérieur. Il promet la liberté de passage à ces derniers, dont un si grand nombre souhaite s’enfuir, que la défense du château est mise à l’épreuve. Les Templiers acceptent de négocier et un sauf-conduit est mis en place pour les chevaliers templiers et les locaux. Mais, lorsque les portes s’ouvrent, Baybars capture tous les enfants et les femmes pour les vendre comme esclaves et décapite tous les chevaliers et autres hommes. La volonté de la garnison de Templiers de Saphet de négocier illustre un autre facteur. Ce sentiment d’être isolés et pris en étau semble avoir joué un rôle crucial dans la chute, orchestrée par Baybars, de Chastel Blanc (Safita) et du Krak des Chevaliers des Hospitaliers, à deux mois d’intervalle, en 1271. Ces deux châteaux se trouvent dans le djebel Ansarieh, chaîne de montagnes située entre la mer et l’intérieur des terres. Mais ces deux édifices se sont retrouvés de plus en plus isolés face à la progression musulmane. Le maître templier de Tortose juge peut-être également préférable de concentrer ses forces sur la côte. Toujours est-il qu’il ordonne l’évacuation de Chastel Blanc. De même, le Krak des Chevaliers n’est pas pris mais abandonné. Les Hospitaliers ne trouvent plus suffisamment d’hommes pour peupler les rangs de la garnison. En raison de maigres renforts en chevaliers hospitaliers, l’attente se mue en un terrible enfermement. Après un mois de siège, Baybars envoie un faux message, prétendument envoyé par leur maître de Tripoli, les pressant de se rendre. Leurs défenses et provisions pourraient leur permettre de tenir pendant des années, mais ils ont peut-être l’impression que le Krak part à la dérive face à une marée musulmane irrésistible. Usés, abattus et découragés, les Hospitaliers acceptent le 8 avril 1271 l’offre de sauf-conduit jusqu’à la mer proposée par Baybars. Les possessions des Templiers le long de la côte tomberont également dans les vingt années qui suivent, marquant la fin d’une aventure de deux cents ans en Terre sainte. |
La trêve avec les Francs a permis aux Mamelouks de se concentrer sur la recrudescence de menaces mongoles, mais, avant qu’il ait fini de traiter ce danger et avant même la fin de la trêve, le sultan Qala’un reprend son agression contre les Francs. Les villes et châteaux côtiers commencent à subir le même sort que les défenses de l’intérieur des terres. En 1285, Qala’un s’empare du château des Hospitaliers de Margat, perché sur une saillie du djebel Ansarieh surplombant la mer. En 1287, il n’a aucune difficulté à prendre la ville portuaire de Lattaquié après que ses remparts ont été endommagés par un séisme.
Représentation du xixe siècle des Mamelouks enfonçant les défenses de Saint-Jean-d’Acre en 1291.
Mais, en 1286, au beau milieu de ces campagnes, les Francs célèbrent avec une extraordinaire insouciance la visite du roi Henri II de Chypre, venu prendre la tête du royaume de Jérusalem. Le Templier de Tyr relate les festivités de Saint-Jean-d’Acre : le roi « tient une fête d’une durée de quinze jours à l’auberge de l’hôpital de Saint-Jean. Et ce fut la plus splendide fête jamais vue depuis cent ans… Ils jouèrent les contes de la Table ronde et de la reine de Femenie, dans lesquels des chevaliers sont habillés en femmes et se livrent à des joutes. Ensuite, ceux qui devaient être en moines ont revêtu des habits de religieuses et ont jouté ensemble. »
Mais, derrière les remparts de Saint-Jean-d’Acre, les perspectives sont sombres. En 1289, Qala’un écrase Tripoli : « La population recula vers le port, d’où certains s’enfuirent par bateau », se souvient l’historien Abu al-Fida. « Concernant les autres, les hommes furent tous mis à mort et les femmes et enfants faits esclaves. Les musulmans amassèrent un énorme butin. Juste derrière le cap se trouvait une petite île dotée d’une église. Lorsque la ville fut prise, de nombreux Francs y trouvèrent refuge avec leurs familles. Mais les troupes musulmanes traversèrent à la nage afin de massacrer les hommes et de ramener femmes et enfants. Je suis moi-même allé sur l’île par bateau après le carnage, mais je n’ai pas pu rester tellement l’odeur des cadavres était forte. » Une fois le massacre et les pillages terminés, Qala’un rase littéralement la ville.
Faisant le serment de ne pas laisser un seul chrétien en vie dans la ville, Qala’un part du Caire à destination de Saint-Jean-d’Acre en novembre 1290, mais il tombe malade et meurt en chemin. Son fils al-Ashraf Khalil s’engage alors à poursuivre la guerre contre les Francs et, au début du printemps 1291, ses armées de Syrie et d’Égypte convergent vers Saint-Jean-d’Acre, équipées de plus d’une centaine d’engins de siège, dont diverses sortes de catapultes. Le 5 avril, le sultan al-Ashraf Khalil arrive en personne et le siège débute. Les Francs sont tout au plus en mesure de rassembler dans les 1 000 chevaliers et 14 000 fantassins. La population de Saint-Jean-d’Acre s’élève à 40 000 personnes et tous les hommes valides prennent place sur les remparts. Le 15 avril, Guillaume de Beaujeu, maître des Templiers, dirige une attaque nocturne contre une section des lignes musulmanes. L’effet de surprise leur permet de prendre l’avantage dans un premier temps, mais les chevaux des chrétiens s’emmêlent dans les cordages des tentes de l’ennemi et ils sont finalement repoussés. Grâce à une pluie de flèches et à un bombardement de pierres orchestré par les catapultes, les ingénieurs mamelouks parviennent à s’approcher des murs et à saper les défenses, faisant s’écrouler les tours les unes après les autres dans les semaines qui suivent.
Le 15 avril, après six semaines d’un pilonnage permanent, la Tour Neuve, point de défense crucial de la zone nord-est des remparts de la ville, est finalement prise par les Mamelouks. Guillaume de Beaujeu est grièvement blessé en essayant de repousser l’ennemi. Il est placé sur un bouclier et transporté vers la commanderie du Temple, mais il succombe. Il est alors enterré devant le maître-autel tandis que les combats épouvantables se poursuivent à l’extérieur. Les habitants de la ville se pressent alors sur les quais pour monter au hasard à bord d’un navire afin de fuir la ville condamnée. Des capitaines de la marine marchande se font ainsi des fortunes en extorquant de l’argent aux riches prêts à tout pour s’enfuir, à l’instar, pense-t-on, de Roger de Flor, capitaine d’une galère de l’ordre du Temple, Le Faucon, qui se servira de son argent pour devenir plus tard corsaire. Lorsque les Mamelouks déferlent dans les rues, ils tuent tous ceux qu’ils croisent, dont des femmes et des enfants. Ceux qui se cachent à l’intérieur des habitations sont faits prisonniers et vendus sur le marché des esclaves de Damas, où les femmes et les filles abondent et ne valent donc qu’une seule drachme.
La forteresse du Château de la Mer de Sidon, sur la côte du sud Liban. Les Templiers y ont amené le trésor de l’Ordre avant la chute de Saint-Jean-d’Acre, puis l’ont emporté à Chypre.
Dans la soirée du 18 mai, tout Saint-Jean-d’Acre est aux mains des Mamelouks, à l’exception de la forteresse des Templiers, située tout au bout de la ville, sur la mer. Les Templiers s’accrochent, dirigés par leur maréchal et accompagnés de civils cherchant un refuge, et ils sont toujours approvisionnés de Chypre par la mer. Le 25 mai, le maréchal des Templiers accepte de se rendre à condition que les personnes abritées dans la forteresse puissent sortir en toute sécurité de Saint-Jean-d’Acre. Mais, lorsque les musulmans entrent dans la forteresse, ils commencent à molester femmes et garçons, poussant les Templiers à reprendre les armes. Cette nuit-là, le commandeur des Templiers, Thibaud Gaudin, sort de la forteresse avec le trésor de l’Ordre et remonte la côte en bateau jusqu’au Château de Mer, situé derrière la côte, à Sidon. La forteresse des Templiers de Saint-Jean-d’Acre tombe trois jours pus tard et, sur l’ordre du sultan al-Ashraf Khalil, tous les survivants sont emmenés à l’extérieur des remparts pour y être décapités. La ville est ensuite dévastée jusqu’à ce que plus rien ne tienne debout. Quarante ans plus tard, un voyageur allemand se rend sur les lieux et ne tombe que sur quelques paysans vivant seuls au sein de ce qui était la splendide capitale de l’Outremer.
De Sidon, Thibaud Gaudin se dirige en bateau vers Chypre avec le trésor des Templiers. Son intention est de rapporter des renforts à Saint-Jean-d’Acre, mais il n’y reviendra jamais. Un message des Templiers arrive de Chypre priant les frères de Sidon d’abandonner leur château. Ils prennent la mer dans la nuit du 14 juillet. Chypre a longtemps été un royaume franc. Un siècle plus tôt, Richard Cœur de Lion l’a pris aux Byzantins, et après que les Templiers l’ont détenu pendant une brève période, Richard Cœur de Lion l’a revendu à Guy de Lusignan, ancien roi de Jérusalem, dont la dynastie devait régner sur Chypre pendant près de trois cents ans. Pendant ce temps-là, les Templiers et les Hospitaliers ont construit des châteaux sur Chypre. L’île devient maintenant un refuge pour les deux ordres militaires car les Francs sont chassés des côtes d’Outremer.
En Terre sainte, après la chute de Saint-Jean-d’Acre et de Sidon, seules Tortose et Athlit demeurent dans le giron chrétien. Il s’agit de deux bastions des Templiers, mais lorsque les Mamelouks se rassemblent pour donner le coup de grâce, les chevaliers partent discrètement pour Chypre depuis Tortose le 3 août 1291, puis onze jours plus tard depuis Athlit. « Cette fois-ci, écrit le Templier de Tyr, tout était perdu, les chrétiens ne détenaient plus une parcelle de terre en Syrie. » Lorsque les Templiers se retournent sur ce continent dont ils s’éloignent, la dévastation a déjà débuté. Pendant les mois suivant la chute de Tortose en 1291, les troupes mameloukes ravagent la plaine côtière. Les vergers sont abattus et les systèmes d’irrigation détruits, tandis que les chrétiens autochtones s’enfuient dans le djebel Ansarieh. Les seuls châteaux encore debout sont ceux très éloignés de la mer, et Margat, perché en haut de la montagne. Tout ce qui peut avoir de la valeur aux yeux des croisés est détruit au cas où ils tenteraient un nouveau débarquement.
Même quatre siècles après que les Francs ont été chassés de cette côte, la dévastation opérée par les Mamelouks est encore visible. En 1697, le voyageur anglais Henry Maundrell évoque « plusieurs vestiges de châteaux et de maisons qui témoignent qu’aussi négligé que puisse être ce pays-là aujourd’hui, il a été autrefois entre les mains d’un peuple qui en connaissait la valeur et avait pris soin de le fortifier »23.