Des âmes en peine
Inattendue, la chute de Saint-Jean-d’Acre est perçue comme un véritable choc en Occident. On reproche aux habitants d’Outremer d’avoir péché, aux responsables de la chrétienté européenne leur incapacité à fournir une aide d’envergure et opportune. On en veut également aux États marchands italiens qui ont commercé avec les Mamelouks d’Égypte, tout comme aux ordres militaires, tels que les Templiers et les Hospitaliers. Personne n’est épargné.
Mais ce sont les Templiers qui sont les plus touchés par cette perte. La défense de la Terre sainte et la protection des pèlerins étaient leur raison d’être. Pour les Hospitaliers, la priorité était la philosophie de l’entreprise caritative. Ils n’ont jamais abandonné leurs fonctions originales, consistant à prendre soin des malades. Par contre, les Templiers sont un ordre de chevalerie, avec pour rôle de combattre les infidèles et à ce titre de prendre part aux croisades et de gérer les finances des papes et des rois. Chassés de Terre sainte, les Templiers se retrouvent désormais dans une impasse.
Bien entendu, le rêve de récupérer la Terre sainte n’a pas complètement disparu, sûrement pas dans l’esprit de Jacques de Molay, qui devient le nouveau maître de l’ordre du Temple en 1293. Il a passé plus de trente ans dans l’Ordre, dont la majeure partie en Outremer et, à ses yeux, l’Ordre doit prendre la tête d’une nouvelle croisade. La chute de Saint-Jean-d’Acre ne semble pas constituer une fin irrémédiable, mais plutôt un intermède et pourquoi pas une reconquête. Les Templiers ont installé leur nouveau quartier général à Chypre et détiennent toujours la minuscule île de Rouad (Arwad), située à moins de 4 kilomètres de la côte syrienne, en face de Tortose, et depuis laquelle Jacques de Molay envisage de lancer la contre-attaque contre les Mamelouks.
L’intronisation de Jacques de Molay comme maître de l’ordre du Temple, représentée par le peintre du xixe siècle François-Marius Granet.
En attendant, le continent oriental est l’objet de nombreuses insurrections locales contre le règne mamelouk, brutal et répressif. Déjà en 1291, pendant que le sultan al-Ashraf Khalil est occupé à combattre les croisés à Saint-Jean-d’Acre et en d’autres endroits de la côte, les musulmans chiites vivant dans le nord de la vallée de la Bekaa ainsi que dans les montagnes au nord-est de Beyrouth se sont alliés aux Druzes à l’occasion d’un soulèvement contre les Mamelouks sunnites, qui ne sera totalement réprimé qu’en 1308.
En Palestine, en Syrie et au Liban, les dénominations chrétiennes ont survécu, mais les effectifs ont grandement diminué. Les musulmans persiflent les autochtones chrétiens, disant que l’incapacité du Christ à les sauver de l’attaque des Mamelouks prouve que ce n’est qu’un humain. De nombreux chrétiens d’Orient sont si démoralisés qu’ils se convertissent à l’islam. La situation est particulièrement difficile pour les maronites, condamnés pour hérésie par l’Église au viie siècle car ils ne croyaient pas en la nature unique du Christ (monophysisme) mais en la volonté unique du Christ (monothélisme). Cependant, en 1182, les croisés ont contribué à leur rapprochement avec l’Église catholique de Rome. On dit que plus de 50 000 maronites sont morts en combattant aux côtés des croisés aux xiie et xiiie siècles afin de défendre l’Outremer contre les musulmans. Lorsque les croisés partent pour Chypre, certains maronites les accompagnent, mais ceux qui restent ne rompent pas leurs liens avec Rome malgré la persécution opérée à leur encontre par le djihad des Mamelouks. Ils s’enfuient dans les montagnes du nord du Liban, à une époque où les surnoms de Franjieh, qui veut dire Franc, et Salibi, qui signifie croisé, sont monnaie courante.
Les Mongols ne sont pas non plus partis. Depuis leur défaite face aux Mamelouks, en 1260, ils se sont montrés intéressés par une alliance avec les chrétiens d’Occident. La conversion de deux émissaires mongols au concile de Lyon de 1274 fait naître l’espoir que les Mongols pourraient se convertir en masse au christianisme. À deux reprises, en 1281 et 1299, les Mongols progressent dans le nord de la Syrie. Lorsqu’en 1300 on apprend d’Occident qu’une nouvelle croisade s’annonce, les Mongols proposent aux chrétiens la Terre sainte si ces derniers les aident à vaincre les Mamelouks.
Impatient de prendre l’initiative de la reconquête de la Terre sainte, Jacques de Molay se rend de Chypre en Occident pour « vendre » le rôle d’avant-garde des Templiers lors d’une nouvelle croisade. Il reçoit les encouragements du pape Boniface VIII à Rome et du roi Édouard Ier à Londres. Il bénéficie également d’une assistance matérielle, car le pape et le roi facilitent la levée de fonds des Templiers en Europe afin de reconstituer leurs forces après les terribles pertes récentes enregistrées à Saint-Jean-d’Acre et ailleurs en Outremer. Des denrées alimentaires et de l’argent sont acheminés depuis les ports européens vers Chypre. On procède également à l’achat de galères à Venise, car une partie de la flotte de guerre des Templiers devra lancer des attaques contre les côtes syriennes et égyptiennes.
Les Mongols, avec à leur tête Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s’emparent de Bagdad et détruisent la ville en 1258. Ils exécutent le calife abbasside. Pendant un moment, l’Occident a considéré les Mongols comme des alliés potentiels contre l’islam.
En 1300, l’Europe se projette avec enthousiasme vers cette nouvelle expédition en Orient. L’atmosphère rappelle l’époque où le pape Urbain II avait prêché la première croisade. Les Mongols se sont enfoncés profondément en Syrie l’année précédente et les Mamelouks se sont retirés. Il court une rumeur selon laquelle Jérusalem serait tombée aux mains des Mongols. S’agissant du 1 300e anniversaire de la naissance du Christ, le pape déclare 1300 année de jubilée et promet à tous ceux qui se rendent à la basilique Saint Pierre de Rome la rémission de leurs péchés. 200 000 pèlerins répondent à l’appel et sont accueillis par un pape Boniface VIII triomphant, assis sur le trône de Constantin le Grand et tenant les symboles du pouvoir temporel, à savoir l’épée, le sceptre et la couronne. Il hurle à la foule : « Je suis César ! » Dans la lutte bien connue entre l’Église et les revendications laïques des rois, il ne fait aucun doute que le pape proclame la supériorité universelle de l’Église sur les monarques occidentaux et fête la victoire à venir sur les infidèles orientaux.
À l’été 1300, les Templiers, en compagnie des Hospitaliers et du roi de Chypre, lancent une série d’attaques de reconnaissance sur Alexandrie, Rosetta, Saint-Jean-d’Acre, Tortose et Maraclée. Il s’agit des préliminaires d’une opération conjointe avec les Mongols, suivis en novembre du débarquement sur l’île de Rouad, en face de Tortose, d’une force de 600 chevaliers constituée de Templiers, d’Hospitaliers et d’hommes du roi Guy de Lusignan, en provenance de Chypre. Cette île de Rouad, avec Athlit, a été le dernier bastion abandonné par les Templiers en 1291. Elle sert de base de départ pour d’autres attaques contre Tortose, dans l’attente de l’arrivée des Mongols. Mais, en raison de la menace que font peser les Mamelouks, les croisés abandonnent Chypre et, lorsque les Mongols arrivent enfin, en février 1301, il est trop tard.
Néanmoins, plus tard cette année-là, les Templiers reviennent à Rouad et installent cette fois-ci une force conséquente sur l’île, dont ils renforcent les défenses. Dans l’optique d’un assaut massif en Syrie, ils y rassemblent 120 chevaliers, 500 archers et 400 aides, soit presque la moitié du contingent de chevaliers templiers et auxiliaires affecté à la défense de Jérusalem au xiie siècle. Ils attendent peut-être le retour des Mongols, mais se retrouvent isolés sur leur minuscule île, qui doit faire face à une flotte de 16 navires mamelouks en 1302. Un siège prolongé et des attaques répétées finissent par venir à bout des Templiers affamés qui capitulent, à condition de bénéficier d’un sauf-conduit. Mais les Mamelouks ne respectent pas leur promesse et les Templiers sont massacrés ou vendus comme esclaves.
L’île de Rouad, en face de la Syrie, fut la dernière redoute des Templiers en Outremer. On voit leur château légèrement à gauche du centre de l’illustration.
Malgré ce revers en Orient, le pape Boniface VIII ne déroge pas à sa volonté de maintenir la suprématie pontificale en Occident, la renforçant même, en 1303, par l’émission d’une bulle, Unam Sanctam. Celle-ci affirme qu’il n’existe qu’une seule Église catholique sainte et que, pour obtenir le salut, il est nécessaire de se soumettre au pape sur les plans aussi bien spirituel que matériel. Cette bulle est une réponse à diverses offenses commises contre l’autorité de l’Église par le roi de France Philippe IV, dit Philippe le Bel, toujours en quête d’argent pour financer l’expansion de son royaume et faire la guerre à la Flandre et à l’Angleterre et qui, pour ce faire, taxe le clergé. Pour Philippe le Bel, cela revient à lever des fonds pour une croisade, car il gouverne avec une mission divine en tête. En 1297, il a obtenu la sainteté pour son grand-père, le roi Louis IX, chef de la septième croisade, et il est convaincu que la France est le royaume de Dieu. En réalité, le conflit oppose l’Église universaliste au nouveau phénomène nationaliste revendiqué par le roi de France, les deux camps affirmant que Dieu est de leur côté. Le pape a beau être le vicaire de Dieu, Philippe le Bel est, aux dires de ses admirateurs, « plus qu’un homme, le plus chrétien des rois de France ».
Voyant que Philippe le Bel ne montre aucun signe de repentance et ne se plie pas à sa volonté, le pape Boniface VIII prépare une bulle d’excommunication contre lui et son ministre, Guillaume de Nogaret. Mais, avant qu’elle ait pu être publiée, une troupe de soldats français emmenée par Guillaume de Nogaret en personne fait irruption dans le palais d’été du pape à Agnani, sur les hauteurs, dans la partie sud-est de Rome, afin de ramener Boniface VIII en France comme prisonnier et de le faire comparaître pour hérésie, sodomie et meurtre de son prédécesseur. Boniface VIII, qui n’est gardé que par une poignée de Templiers et d’Hospitaliers, met au défi ses geôliers de le tuer, leur disant : « Voici mon cou, voici ma tête. ». Mais Boniface VIII est né à Agnani et les citoyens de la ville se rallient à lui. Ses ravisseurs ont à peine le temps de le gifler et de le passer à tabac que la foule vole à son secours et chasse les Français. Cependant, c’est un homme brisé et, avec sa mort à Rome, un mois plus tard, s’envolent avec lui les velléités de pouvoir universel sur les affaires spirituelles et matérielles de la part de l’Église catholique. Une ère nouvelle est née, celle d’États-nations européens dirigés par des responsables laïcs animés d’intentions laïques, quelles que soient leurs convictions religieuses.
Après la mort de Boniface VIII, le collège des cardinaux élit un nouveau pape, qui meurt cependant dans l’année. Après de longues délibérations et en raison de la pression établie par Philippe le Bel, le collège désigne un Français qui accède au trône pontifical en 1305 et prend le nom de Clément V. Il ne mettra jamais les pieds à Rome, ni même en Italie, pendant toute la durée de sa papauté. Il passe par Lyon et Poitiers jusqu’à ce qu’il s’installe en mars 1309 en Avignon, région techniquement située à l’époque en dehors de la juridiction des rois de France. Clément V noyaute ensuite le collège des cardinaux en y plaçant des Français. Sans surprise, les six papes suivants résideront en Avignon et seront tous français.
Clément V n’est pas pour autant le fantoche de Philippe le Bel. Le nouveau pape a compris que, pour assouvir ses ambitions pontificales, il ne s’agira pas, contrairement à Boniface VIII et son Unam Sanctam, d’essayer de soumettre le roi, mais plutôt de soigner les relations avec lui afin de s’assurer sa coopération. Le pape a pour ambition prioritaire de mettre sur pied une nouvelle croisade, mais il lui faut pour cela obtenir la collaboration et le commandement du roi de France. L’entreprise présente cependant des difficultés, notamment parce que, suite à la chute de Rouad, les Mongols se sont convertis en masse à l’islam et non au christianisme comme on l’avait espéré.
L’autre obstacle est le roi lui-même. Clément V parvient à le persuader de prendre la croix à la fin décembre 1305. Il fait en sorte que Philippe le Bel ne soit pas distrait par les conflits locaux en négociant une paix entre le roi français et le roi Édouard Ier d’Angleterre. Il verse également 10 pour cent des revenus de l’Église en France dans les coffres du roi afin de financer la nouvelle croisade. Mais, dans l’esprit du roi de France, le succès de la croisade passe par la fusion des deux ordres militaires, les Templiers et les Hospitaliers. En outre, Philippe le Bel doit prendre les rênes du nouvel ordre, ce dernier devenant alors l’instrument de la France. Les propagandistes de Philippe le Bel insistent également pour que son commandement soit transmis à l’un de ses fils, qui doit également lui succéder comme roi de Jérusalem.
Là encore, l’hypocrisie est largement de mise dans ces projets français. La reconquête de la Terre sainte n’est pas vraiment une priorité pour Philippe le Bel. Son ambition est plutôt de s’emparer de l’Empire byzantin chrétien et de prendre place sur l’ancien trône impérial de Constantinople.
En mai 1307, le pape Clément V reçoit les maîtres templiers et hospitaliers à sa cour de France, rencontre au cours de laquelle ces derniers exposent leurs points de vue sur le projet de croisade et l’unification des ordres. Il n’existe aucune trace des commentaires du maître des Hospitaliers Foulques de Villaret sur la fusion des ordres, mais il semble qu’il y ait été opposé car, dans l’organisation qu’il propose, les Hospitaliers et les Templiers doivent intervenir de manière indépendante. De Villaret est en faveur d’une première petite expédition en Orient, stratégie que les Hospitaliers mettent en place en juin de cette année-là en s’emparant de l’île de Rhodes, possession byzantine. Cette opération leur offre un État indépendant particulièrement bien fortifié. Selon Foulques de Villaret, il doit s’ensuivre une grande croisade après la mise en place des avant-postes.
Clément V, représenté par la fresque d’Andrea Bonaiuto, Le Triomphe de saint Thomas d’Aquin, à Santa Maria Novella, Florence.
Mais, après l’échec de Rouad connu par les Templiers, Jacques de Molay s’oppose à une expédition modeste et souhaite une croisade totale. Cela suppose de faire appel aux rois d’Angleterre, de Germanie, de Sicile, d’Espagne et de France pour lever une armée de 12 000 à 15 000 chevaliers et 5 000 fantassins. Cette force exceptionnelle doit être rassemblée en secret et transportée sur des navires vénitiens, génois et d’autres régions d’Italie, à destination de Chypre, d’où ils se lanceront à l’assaut des côtes de la Palestine. Le plan de Jacques de Molay repose sur une évaluation sérieuse et réaliste des problèmes militaires posés par une croisade destinée à reprendre la Terre sainte. Mais il sait que le peuple a un avis divergent, souhaitant la rhétorique de la croisade sans l’engagement. Son plan défie en outre les intentions hypocrites de Philippe le Bel.
Concernant la fusion des deux ordres, Jacques de Molay est également réticent. Il admet qu’elle présente certains avantages, notamment celui d’un renforcement, mais il souligne également que la question a déjà été soulevée et rejetée. Il dit que la concurrence entre les Templiers et les Hospitaliers rend les deux ordres plus efficaces, car chacun se donne pour ambition de l’emporter sur l’autre. Ils se trouvent en outre complémentaires, mettant chacun un accent qui leur est propre sur la charité, le transport maritime des hommes et des provisions, la protection des pèlerins et des croisés, ainsi que la guerre contre les infidèles.
Malheureusement, les Templiers n’ont aucun espoir d’être de la croisade totale envisagée par Jacques de Molay. Les Hospitaliers ont montré une prise de conscience plus fine de la situation en choisissant l’option minimaliste, capable de garantir leur survie grâce à la création d’un État sur l’île de Rhodes. Les Templiers sont de nouveau dans une impasse et désormais de plus en plus souvent victimes d’attaques pour leur inaction apparente.
Rostand Bérenguier, poète marseillais de l’époque, écrit : « Les Templiers gaspillent l’argent destiné à la reconquête du Saint-Sépulcre pour faire bonne figure dans le monde. Ils trompent les gens avec leur insigne inactivité et offensent Dieu. Dans la mesure où, avec les Hospitaliers, ils laissent depuis si longtemps aux faux Turcs la possession de Jérusalem et de Saint-Jean-d’Acre, où ils s’enfuient plus vite que le saint faucon, il est vraiment dommage, à mes yeux, que nous ne nous débarrassions pas d’eux nous-mêmes et pour de bon. »
Après son entrevue avec le pape, Jacques de Molay se rend à Paris où, le 12 octobre 1307, son apparente intimité avec la famille royale est évidente puisqu’on le voit marcher dans une procession à l’occasion des funérailles de la sœur de Philippe le Bel, Catherine de Courtenay, tenant l’un des draps mortuaires. D’autres responsables des Templiers, habituellement basés à Chypre, sont également à Paris ce jour-là. Cependant, le lendemain à l’aube, soit le vendredi 13 octobre, Jacques de Molay est arrêté par les hommes du roi sous les ordres de Guillaume de Nogaret.
L’ordre d’arrestation, publié par Philippe le Bel, des chefs des Templiers à Paris et dans tous les temples de France a été diffusé en secret le mois précédent. Daté du 14 septembre, il commence ainsi : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose assurément horrible à penser, terrible à entendre, un crime détestable, un forfait exécrable, un acte abominable, une infamie affreuse, une chose tout à fait inhumaine, bien plus, étrangère à toute humanité… »24