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Le procès

Une mécanique très bien huilée

Les Templiers tombent des nues quand des officiers de Philippe le Bel viennent les chercher au petit matin de ce vendredi 13 octobre 1307. Environ 2 000 individus sont arrêtés simultanément dans toute la France, des chevaliers aux plus humbles serviteurs et travailleurs agricoles. Ils n’opposent aucune résistance. La plupart des Templiers ne sont pas armés et bon nombre ont la cinquantaine, voire plus, et, à l’exception de la Maison du Temple de Paris, leurs maisons ne sont pas fortifiées. Les arrestations sont effectuées au nom de l’Inquisition et les Templiers sont tous amenés à Paris pour être incarcérés dans leur propre quartier général.

L’efficacité de l’opération est probablement due aux précédentes attaques lancées par le roi Philippe le Bel contre des banquiers italiens résidant en France en 1291 et contre des juifs en 1306. À chaque fois, leur arrestation était assortie d’une expulsion du pays et d’une saisie de leur propriété et argent. Certains Templiers, 24 apparemment, parviennent à s’échapper, mais seulement un d’importance, Gérard de Villiers, maître de France. Plusieurs sont appréhendés par la suite, bien qu’ayant changé de vêtements et s’étant rasé la barbe. D’autres se sont terrés dans la campagne, l’un d’eux est attrapé dans les rues de Paris où il vivait comme un mendiant, tandis qu’un autre fuit en Angleterre, où il sera capturé plus tard. L’époque médiévale est sans pitié pour les fugitifs et il est très peu probable que beaucoup aient pu survivre longtemps.

Accusations et diffamation

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À leur procès, les Templiers sont accusés de profaner l’image du Christ sur la Croix.

Les Templiers sont accusés d’hérésie. À leur entrée dans l’Ordre, les initiés devaient renier le Christ, cracher sur la croix et donner des baisers obscènes sur le corps de leur récepteur. Ils étaient également obligés d’avoir des relations sexuelles avec d’autres membres de l’Ordre si on leur demandait. Ils portaient une petite ceinture qui avait été consacrée en touchant une étrange idole ressemblant à une tête humaine avec une longue barbe qui s’appelait Baphomet (probablement du vieux français pour Mahomet).

L’arrestation et l’inculpation des Templiers sont inhabituelles en ce sens que, bien qu’autorisée par l’inquisiteur papal de France, l’opération est menée non pas par l’Église mais par le roi. À l’époque, la procédure normale pour les cas d’hérésie consiste pour l’Église à se livrer aux arrestations et à juger les hérétiques selon la loi religieuse. Les accusés sont ensuite confiés aux autorités laïques si le verdict du tribunal est un châtiment. Et pourtant, voici un ordre militaire qui a exclusivement juré fidélité il y a près de deux cents ans à la papauté, laquelle l’a totalement protégé. Et soudain, ses frères sont traduits en justice par un pouvoir laïc. Cette seule situation a dû faire un choc aux Templiers arrêtés.

Philippe le Bel a pu arrêter et inculper les Templiers grâce à une faille juridique remontant à l’époque des Cathares et de leurs procès, près de quatre-vingts ans plus tôt. La propagation de l’hérésie cathare prenait de telles proportions qu’en 1230, le pape Honoré III avait accordé des pouvoirs extraordinaires à l’inquisiteur de France, l’autorisant même à frapper les ordres exemptés, les Templiers, les Hospitaliers et les Cisterciens de saint Bernard, en cas de soupçons d’hérésie. Après l’éradication de l’hérésie cathare, ces pouvoirs extraordinaires sont tombés aux oubliettes au sein de la papauté, mais n’ont jamais été abrogés. Les Templiers, en temps normal intouchables, sont donc sous le coup de l’accusation d’hérésie, découverte effectuée par les avocats zélés de Philippe le Bel qui, en son nom, font des ravages.

L’hérésie est la seule inculpation pouvant tenir et le roi ne s’en prive pas. Les avocats royaux recueillent des informations sur la vie au sein de l’ordre du Temple dans le but de choisir et d’extrapoler du contexte les éléments pouvant être présentés comme des crimes contre la religion. Ces arguments sont ensuite mis en forme de façon à donner l’impression qu’il s’agit d’un credo hérétique cohérent. Les avocats présentent ensuite cette preuve à l’inquisiteur français, le franciscain Guillaume de Paris, qui est de connivence avec le roi et dénonce ces Templiers hérétiques.

Les accusations portées contre les Templiers font également en sorte d’exploiter une certaine hostilité résiduelle envers l’Ordre après la chute de Saint-Jean-d’Acre et la perte de la Terre sainte en 1291. Le simple chef d’accusation d’hérésie a pour effet immédiat de salir la réputation de l’ordre du Temple. On ne perd pas de temps à organiser une campagne de propagande contre les Templiers : le ministre du roi Guillaume de Nogaret annonce l’hérésie devant une foule nombreuse à Paris et, sur ordre de l’inquisiteur, le frère Guillaume de Paris, les Franciscains diffusent la nouvelle dans leurs sermons.

 

Les chefs d’inculpation contre les Templiers

Les charges retenues contre les Templiers lors de leur arrestation le 13 février 1307 peuvent être résumées ainsi :

  • Les Templiers organisent leurs cérémonies d’admission et réunions du chapitre en secret et de nuit.

Pendant la cérémonie d’admission, les initiés doivent renier le Christ,

  • cracher, uriner sur la croix ou des images du Christ, ou les piétiner,
  • échanger des baisers avec celui qui les reçoit sur la bouche, le nombril, le bas du dos et parfois les fesses ou le pénis et
  • accepter de se soumettre à des pratiques homosexuelles conformément aux pratiques de l’Ordre, au sein duquel la sodomie est institutionnalisée.
  • Les frères ne croient pas dans les sacrements et les prêtres templiers ne pratiquent pas la consécration de l’hostie.
  • Les frères vénèrent une idole sous la forme d’une tête ou d’un chat appelé Baphomet.
  • Bien que non ordonnés par l’Église, les membres de haut rang de l’Ordre, dont le maître, absolvent les frères de leurs péchés.
  • Les Templiers n’ont pas fait la charité comme il était entendu, ni pratiqué l’hospitalité.

 

Les motivations du roi

Il est fort possible que Philippe le Bel et son gouvernement croient vraiment aux accusations d’hérésie prononcées contre les Templiers, car les raisons de les soupçonner ne manquent pas. Nous vivons une époque où les gens pensent que le diable essaie en permanence de répandre la corruption dans toute la société chrétienne. En attaquant les points faibles de la structure sociale, le diable souhaite provoquer l’effondrement de l’ensemble de la société. Les fidèles doivent donc se montrer vigilants, démasquer le mal et mettre très vite fin à la corruption avant que ne succombe vraiment la société. Philippe le Bel s’est arrogé le rôle du roi sacré régnant sur un pays saint. Si l’ordre du Temple a des relents d’hérésie, le roi et ses partisans peuvent facilement considérer cela comme un danger à éradiquer sur-le-champ. Il n’existe aucune preuve que les Templiers aient représenté une menace physique pour le roi et cela semble plutôt improbable. Ils n’étaient de mèche avec aucune faction et une grande partie n’était pas armée. Cependant, la protection papale et l’immunité laïque dont ils bénéficiaient ont très bien pu passer pour une offense à la souveraineté absolue visée par Philippe le Bel. Il y avait d’ailleurs déjà eu des heurts en matière de souveraineté entre le roi et le pape Boniface VIII.

Mais la principale motivation immédiate de Philippe le Bel est son désir, et même son besoin, de mettre la main sur les richesses des Templiers. Il a déjà spolié les banquiers italiens et les juifs, dévalorisé la monnaie, et ses exactions au détriment du clergé sont à l’origine de son premier conflit avec Boniface VIII. Ses guerres contre l’Angleterre et la Flandre lui ont coûté énormément d’argent et celles menées par son père ont généré une énorme dette dont il doit s’acquitter. Les Templiers représentent une cible tentante car, contrairement aux Hospitaliers, dont la richesse n’est que foncière, ils disposent de beaucoup de liquidités de par leurs activités bancaires, trésor dont le roi peut s’emparer facilement et rapidement. En les accusant d’hérésie, Philippe le Bel transforme les Templiers en opposants répréhensibles à la religion, à l’instar des juifs, contre lesquels la persécution se justifie parfaitement.

De nombreux observateurs étrangers, surtout ceux du nord de l’Italie, région où l’on comprend le mieux le pouvoir de l’argent dans cette Europe du xive siècle, sont convaincus que Philippe le Bel a avant tout attaqué l’ordre du Temple pour avoir la mainmise sur ses espèces et métaux précieux. Dante critique les actes du roi dans Le Purgatoire, deuxième livre de La Divine Comédie, écrite tout de suite après l’arrestation des Templiers :

Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel

qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’au Temple,

sans jugement, la nef de sa cupidité.

Espions, tortures et confessions

L’ordre de procéder aux arrestations est donné le 14 septembre 1307 et appliqué un mois plus tard, le 13 octobre, mais les préparatifs remontent à plusieurs années en arrière. Les espions du gouvernement français ont infiltré les Templiers afin de découvrir le mode de fonctionnement de l’Ordre et rassembler les éléments destinés à les calomnier. C’est Guillaume de Nogaret qui se trouve derrière cette sinistre machination. En 1303, il a pris part à la tentative de renversement du pape Boniface VIII, complot qui lui a valu d’être excommunié. La famille de Guillaume de Nogaret a été persécutée car son grand-père était cathare. Mais, grâce à son intelligence et à son cynisme, il est parvenu à faire son chemin au sein de la cour de Philippe le Bel. Il est anobli en 1299 et devient le garde des Sceaux et le bras droit du roi. Ces faits sont peut-être à l’origine de son mépris pour la papauté et son ambition sans limite de faire de la France la première puissance du monde.

Nombre des individus arrêtés sont des hommes ordinaires et non des chevaliers templiers endurcis par les batailles. Il s’agit de laboureurs, d’artisans et de serviteurs qui contribuaient au bon fonctionnement de l’Ordre. Ils succombent donc rapidement à la torture, voire à la menace de torture. En revanche, les chevaliers étaient bien préparés au pire en Outremer car, à l’époque, ils risquaient d’être capturés, jetés dans un cachot musulman, torturés ou exécutés s’ils n’abjuraient pas leur religion. Et pourtant, ils parlent presque tous rapidement. Il faut dire que les tortures s’avèrent parfois des plus sauvages : un grand nombre meurent au cours de la « procédure ecclésiastique », qui consiste non pas à briser les os ou à faire couler le sang, mais à être à l’isolement, au pain et à l’eau, à être écartelé jusqu’à ce que les articulations cèdent, à être suspendu à une poutre par une corde, les poings liés dans le dos, à avoir les plantes de pied enduites de graisse puis placées devant un feu. Un prêtre templier est si gravement brûlé que ses os se sont détachés de ses pieds. Un autre accusé dit qu’il aurait été prêt à « tuer Dieu » pour mettre fin au supplice.

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En matière de torture, tout était autorisé, sauf de verser du sang et de briser les os. L’un des Templiers torturés a dit qu’il aurait été prêt à « tuer Dieu » pour mettre fin au supplice.

Mais la torture physique n’est pas le seul moyen d’obtenir des confessions. L’un des pires problèmes pour les Templiers est le renversement de leur univers spirituel et social. Ils ont passé toute leur vie dans le vase clos d’un groupe militaire d’élite auquel ils devaient une loyauté absolue et on leur rappelait constamment que le restant de la société leur apportait tout son soutien. Mais ils sont maintenant vilipendés, traités d’hérétiques et ne bénéficient plus d’aucun soutien. Tout leur univers s’est écroulé et ils sont désormais à nu, perplexes et perdus. Il n’est donc pas surprenant que, dans ces conditions, le maître Jacques de Molay et Hugues de Pairaud, dont le rang de visiteur fait de lui le personnage de l’Ordre le plus élevé dans la chrétienté occidentale après Jacques de Molay, font tous deux partie de ceux, extrêmement nombreux, à être rapidement passés aux aveux. On n’est d’ailleurs pas certain que le maître ait été torturé.

Il faut ajouter que les confessions sont obtenues rapidement car les Templiers sont accusés de faits qui ont existé et qu’ils peuvent reconnaître, bien qu’ils aient été dénaturés et travestis par l’inquisiteur. C’est le fruit des informations recueillies par les espions du gouvernement.

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Jacques de Molay comparaît devant l’Inquisition de Paris.

Le 19 octobre 1307 débutent à la Maison du Temple de Paris les audiences de l’Inquisition. Les 25 et 26 octobre, Jacques de Molay est appelé à témoigner. Sa confession est consignée et envoyée au pape comme preuve de l’hérésie dont s’est rendu coupable l’Ordre. Moins de deux semaines après leur arrestation, l’honneur des Templiers est sali à jamais et la nouvelle de leur culpabilité se répand dans toute la chrétienté.

Les actes du pape

Le pape Clément V est abasourdi quand, le 14 octobre, un message apporté à sa cour de Poitiers lui apprend la nouvelle de l’arrestation des Templiers. Bien que la mesure ait été prise sous l’autorité symbolique de l’Inquisiteur de France, il ne fait aucun doute que les arrestations constituent une attaque de la papauté et de l’Église catholique de la part de la monarchie laïque de France. Il ne s’agit pas seulement des Templiers, car il en va aussi de la survie de la papauté. Le pape Clément V convoque donc immédiatement ses cardinaux à une réunion d’urgence de la Curie, qui débute le 16 octobre et qui dure trois jours.

Un autre pape à une autre époque aurait peut-être excommunié Philippe le Bel. Mais Clément V est doublement vulnérable après le coup de Philippe le Bel contre Boniface V en Italie et en tant que résident sur le sol français. Clément V publie donc une bulle, Ad Preclarus Sapientie, qui offre une porte de sortie à Philippe le Bel, car elle dit que le roi a agi de manière illégale et terni la réputation de son grand-père Saint Louis, mais qu’il a la possibilité de se rattraper de son imprudence en remettant les Templiers et leurs biens à l’Église. Pour ce faire, en novembre, le pape envoie à Paris deux cardinaux arrêter les hommes et confisquer les biens de l’ordre du Temple. Mais le roi s’est absenté et ses conseillers leur refusent l’accès aux Templiers et acceptent encore moins de les remettre à l’Église, avançant qu’une intervention pontificale est superflue car il s’agit d’individus avouant être hérétiques.

Lorsque les cardinaux rentrent à Poitiers et annoncent que la monarchie française refuse catégoriquement d’obéir à un ordre exprès du pape, la Curie plonge dans la crise. Selon un récit, dix cardinaux menacent de démissionner si le pape se révèle être un fantoche du roi de France. Clément V se retrouve dans l’obligation de remplacer les cardinaux, au risque de créer un schisme au sein de l’Église, ou d’excommunier Philippe le Bel et se retrouver victime d’un coup monté royal.

Cependant, le pape trouve une autre piste en faisant preuve d’une belle dextérité au vu des contraintes imposées par sa situation. Il fait son possible pour prendre en main les événements. Tout d’abord, il publie le 22 novembre 1307 une bulle, Pastoralis Praeeminentiae, demandant à tous les rois et princes de la chrétienté d’arrêter les Templiers sur leur sol et de confisquer leurs biens pour le compte de l’Église. Des procédures sont donc lancées contre les Templiers en Angleterre, en Ibérie, en Germanie, en Italie et à Chypre, mais au nom de l’Église. Le pape envoie ainsi un ultimatum implicite au roi Philippe le Bel, signifiant que ce qui est valable en Europe vaut aussi pour la France. Il loue le roi de France pour sa foi et son zèle religieux, mais signale sans ambiguïté que l’affaire contre les Templiers n’est pas du ressort du roi mais de celui de la papauté.

Concernant la crise née de la rebuffade dont se sont rendus coupables des représentants officiels du roi à l’encontre des deux cardinaux, le pape fait simplement comme si l’incident n’avait jamais existé. En décembre, il renvoie les deux cardinaux à Paris comme si de rien n’était. Mais ils emportent le pouvoir, accordé par le pape, d’excommunier Philippe le Bel sur-le-champ et de placer la France entière sous le coup d’un interdit si le roi persiste à refuser de livrer les Templiers. La démarche porte ses fruits car, le 24 décembre 1307, Philippe le Bel écrit au pape qu’il consent à les livrer.

Vers le 27 décembre 1307, les cardinaux rencontrent Jacques de Molay et d’autres responsables de l’ordre du Temple, qui reviennent sur tout ce qu’ils ont précédemment avoué. Selon une source, le maître dit qu’il a avoué sous la torture, insoutenable, montrant ses blessures. Mais il n’est pas certain que cette source soit digne de confiance. Néanmoins, cette rétractation est risquée car, selon les règles de l’Inquisition, les hérétiques relaps doivent être remis aux autorités laïques pour être brûlés. Le fait que le maître et les autres Templiers aient pris ce risque montre qu’ils étaient persuadés qu’une formidable injustice était sur le point d’être réparée. La rétractation de Jacques de Molay marque assurément un tournant dans le procès.

L’impasse entre le pape et le roi

Si l’Église a obtenu un bref accès aux personnages principaux de l’ordre du Temple, Philippe le Bel n’a encore pas transféré à l’Église le contrôle du moindre templier. En février 1308, le pape Clément V suspend l’inquisiteur Guillaume de Paris et toute l’Inquisition de France. En guise de réponse, les représentants officiels du roi tentent de forcer le pape à rouvrir le procès en mobilisant l’opinion théologique et publique française. L’acteur principal de cette mesure est Guillaume de Nogaret. Il orchestre une campagne de diffamation et d’intimidation physique contre le pape. On menace Clément V de l’obligation de témoigner et également de s’en prendre à sa famille. Mais le pape tient bon contre le roi et, pour régler leurs différends, ils se rencontrent en mai et juin à Poitiers. Ils conviennent que le pape devra mettre en place deux types d’enquête, une commission pontificale pour examiner l’institution de l’ordre du Temple et une série de conciles provinciaux supervisés par l’évêque du diocèse concerné, afin de mener des investigations sur la culpabilité ou l’innocence des Templiers sur le plan individuel. Pour sa part, Philippe le Bel consent à livrer à l’Église un certain nombre de Templiers afin qu’ils puissent être interrogés par le pape.

Philippe le Bel choisit 72 Templiers parmi ceux qui sont prisonniers à Paris et les envoie à Poitiers, dans des chariots, enchaînés les uns aux autres et sous escorte militaire. La plupart sont des renégats ou, au mieux, des sergents sélectionnés pour faire mauvaise impression au pape. Il envoie également le maître et quatre autres officiers supérieurs de l’ordre du Temple. Cependant, lorsque le convoi arrive au château royal de Chinon, les 72 poursuivent leur route jusqu’à Poitiers mais les chefs sont retenus, le roi donnant comme prétexte qu’ils sont trop malades pour continuer le voyage. C’est d’évidence un mensonge, car Chinon n’est pas très éloigné de Poitiers. Le roi craint probablement qu’en interrogeant les responsables des Templiers, le pape ne découvre qu’ils ne sont pas coupables d’hérésie et leur accorde l’absolution.

Le pape entend l’étrange témoignage des Templiers

Le pape ignore les manigances de Philippe le Bel vis-à-vis des responsables de l’ordre du Temple détenus à Chinon. Au lieu de se lancer dans une confrontation destructrice avec le roi, Clément V continue de sonder les Templiers qu’on lui a envoyés. Du 28 juin au 1er juillet 1308, les 72 Templiers sont entendus à Poitiers par une commission spéciale de cardinaux et par le pape en personne. Le 2 juillet, Clément V accorde l’absolution aux Templiers s’étant confessés et ayant demandé le pardon à l’Église. S’ils avaient été jugés coupables, le pape ne leur aurait jamais pardonné. Mais, d’un autre côté, s’ils avaient été déclarés innocents, il les aurait acquittés sans exiger de faire preuve de repentir.

Clément V a statué que les Templiers ne sont pas des hérétiques. Un récit de l’enquête est conservé sous la forme de notes marginales prises à l’époque. Endommagées et égarées dans les archives du Vatican, ces notes n’ont été que récemment retrouvées, déchiffrées et publiées. Connues sous le nom de Parchemin de Chinon, elles montrent comment le pape a cerné la vraie nature des étranges pratiques des Templiers.

Les Templiers assistent à la messe, reçoivent la sainte communion, se confessent et accomplissent leurs obligations liturgiques. Mais ils avouent également au pape que, lors de la cérémonie d’admission, ils renient le Christ et crachent sur la croix, tout en affirmant avec insistance qu’ils le font sans le penser et qu’ils se confessent à un prêtre dès que possible pour demander à être absous. Le pape trouve ces rituels d’intronisation trop confus pour être pris au sérieux. À un moment, le novice crache sur la croix, mais l’embrasse ensuite en signe d’adoration, puis il renie la divinité du Christ en disant « Je renie Dieu ». Ce n’est pas un vrai reniement. Si les Templiers sont des hérétiques, ce sont les adeptes les plus incohérents et les moins convaincants de l’histoire des hérésies. L’ordre du Temple se laisse aller à des pratiques spéciales et a besoin d’être réformé, mais c’est tout, pense le pape.

En fait, Clément V a déjà eu vent de ces pratiques bizarres grâce à Jacques de Molay en personne quand ils se sont rencontrés à Poitiers en mai 1307, soit cinq mois avant les arrestations. Selon le pape, le maître lui a fait part de « nombreuses choses étranges et incroyables » qui lui ont causé « une grande amertume, une grande anxiété et un grand trouble de cœur ». Le maître craignait que ces cérémonies d’initiation, ayant cours depuis au moins un siècle, n’échappent à tout contrôle. Le pape a alors accepté de mener une enquête pour éradiquer ces pratiques avant qu’un scandale n’éclate. En août 1307, Clément V écrit également au roi Philippe le Bel pour lui faire part de ces histoires, lui disant : « Nous ne pouvions nous décider à croire ce qui nous était dit, tant cela nous paraissait incroyable et impossible. » Mais les espions infiltrés dans l’ordre du Temple ont mis au courant le roi depuis longtemps de ces pratiques, lui fournissant les informations qu’il a manipulées avec cynisme pour un résultat dévastateur.

Aux yeux de Clément V, ces étranges pratiques des Templiers ne sont qu’un rituel d’admission, une coutume répandue, avec quelques variantes, dans chaque groupe militaire d’élite depuis les débuts de l’Antiquité. C’est un rite de passage secret faisant suite à la cérémonie officielle, une épreuve obligatoire à laquelle doivent se soumettre tous les nouveaux frères templiers, une tradition bizarre (modus ordinis nostri) destinée à montrer à l’initié la violence que les Templiers sont susceptibles de subir de la part de leurs ravisseurs musulmans et montrer qu’ils seront contraints de renier le Christ et de cracher sur la croix. Ce rite très réaliste a pour but de renforcer l’âme des recrues. Vient ensuite un autre test consistant pour le novice à embrasser le bas du dos, le nombril et enfin la bouche du maître qui le reçoit, l’objectif étant de lui enseigner qu’il doit une obéissance absolue à ses supérieurs en toutes circonstances. Cela semble avoir été la véritable forme originale de ce rituel, mais les maîtres locaux ont procédé à des modifications et, avec le temps, ce rituel secret est devenu vulgaire et parfois même violent.

Les Templiers ne sont pas des hérétiques, mais ils ne sont pas non plus innocents, car ils ont renié la divinité du Christ, même s’ils faisaient semblant. L’apostasie peut être pardonnée mais les pécheurs doivent se repentir et se soumettre à une sévère pénitence. C’est ainsi que Clément V a traité les 72 Templiers qu’il a interrogés à Poitiers. Toutefois, il ne peut procéder de la même façon avec les responsables sans les entendre. Bien qu’il ait rédigé une convocation officielle pour la comparution de Jacques de Molay et des autres Templiers de premier plan, le roi oppose son veto en répétant à l’envi qu’ils sont malades.

Le mystère de Chinon

À l’été 1308, le pape absout Jacques de Molay et les autres chefs Templiers détenus à Chinon. Apparemment, il n’existait aucun compte-rendu de cette audience et, jusque récemment, on se demandait si cet événement avait bien eu lieu. Mais, en 2001, on a trouvé dans les archives du Vatican le parchemin de Chinon, ensuite publié en 2007. Il montre sans équivoque que, malgré la détention du chef des Templiers par le roi, une audience a été organisée au sein du château royal de Chinon.

Cette opération démarre le 14 août 1308 avec le départ de trois cardinaux de la cour de Poitiers pour une destination inconnue. Il s’agit d’Étienne de Suisy, de Landolfo Brancacci et de Bérenger Frédol, ce dernier, neveu du pape, étant l’un des meilleurs canonistes de son époque. Ils forment ainsi une commission apostolique secrète chargée d’enquêter sous l’autorité de Clément V. Deux ou trois jours plus tard, les cardinaux arrivent à Chinon où, en dehors du geôlier royal, sont présents deux importants représentants royaux, seulement identifiés par leurs initiales dans les archives françaises. Mais on pense qu’il s’agit de Guillaume de Nogaret et d’un juriste agissant en son nom, Guillaume de Plaisians.

On ignore si des négociations secrètes se sont tenues entre les deux parties à Chinon. Il semble s’être passé ensuite des choses au nez et à la barbe des représentants du roi, sans qu’ils le soupçonnent. Selon le parchemin de Chinon, aucun représentant officiel royal n’assiste aux audiences tenues à Chinon du 17 au 20 août. Celles-ci se déroulent rapidement et dans le secret absolu afin d’éviter l’intervention des représentants officiels du roi. En dehors des trois cardinaux et des Templiers interrogés figurent une poignée de témoins, ecclésiastiques et gens ordinaires, aucun d’eux n’étant proches du roi Philippe le Bel. C’est en fait le procès pontifical des Templiers, entièrement du ressort de l’Église.

Pendant les trois premiers jours du procès, les trois cardinaux interrogent Raimbaud de Caron, maître de Chypre, Geoffroy de Charnay, maître de Normandie, Geoffroy de Gonneville, maître du Poitou et d’Aquitaine, et Hugues de Pairaud, visiteur de France. Le dernier jour, à savoir le 20 août, ils entendent le témoignage du maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay. Les détails varient en fonction des témoignages, mais son audition consiste en une reformulation des pratiques précédemment mentionnées par les 72 Templiers à Poitiers.

Lorsque les cardinaux lui font leur rapport, le pape Clément V accepte l’explication de Jacques de Molay et des autres responsables de l’ordre du Temple selon laquelle les accusations de sodomie et de blasphème sont imputables à une incompréhension des rituels internes de la chevalerie, ces derniers ayant pour origine la lutte contre les musulmans en Outremer. Le reniement du Christ, les crachats sur la croix et les baisers sur le derrière d’autres hommes sont destinés à reproduire le genre d’humiliation et de torture qu’un chevalier est susceptible de vivre s’il est capturé par l’ennemi. On leur demande d’insulter leur religion « en parole seulement et non pas dans l’esprit ».

Notant que les Templiers ont imploré son pardon, le pape écrit : « Nous décrétons par le présent acte qu’ils sont absous par l’Église et peuvent de nouveau recevoir les sacrements chrétiens. » Concernant Jacques de Molay, le pape consigne après la séance ce qu’il a dit : « Après cela, nous avons décidé d’accorder la miséricorde de l’absolution pour ces actes au frère Jacques de Molay, maître dudit ordre ; dans la forme et la manière décrite plus haut, il a dénoncé en notre présence l’hérésie susmentionnée et toute autre hérésie, et a juré en personne sur les Saints Évangiles du Seigneur, et a humblement demandé la miséricorde de l’absolution. Il est donc réintégré dans l’unité de l’Église et de nouveau admis à la communion des fidèles et aux sacrements de l’Église. »

À ce stade, Clément V tente toujours de sauver l’ordre du Temple, avec pour objectif de le réformer, puis probablement de l’associer aux Hospitaliers. Mais il n’a pas rendu publique son absolution, car le scandale des Templiers déchaîne les passions. Il tient à éviter toute confrontation avec Philippe le Bel et un schisme au sein de l’Église.

Le parchemin de Chinon

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Le parchemin de Chinon renferme le verdict du pape, selon lequel les Templiers ne sont pas coupables d’hérésie. Mais il a été égaré dans les archives secrètes du Vatican pour ne réapparaître qu’en 2001.

Tout ce qui a été écrit sur le procès (et les croyances) des Templiers est devenu redondant depuis la découverte du parchemin de Chinon. Des circonstances incertaines et inexpliquées entourant la chute de l’ordre du Temple ont fait naître tout un éventail de théories sur son activité et ses motivations, échafaudées par les participants au procès. Au fil des siècles, les historiens ont tendu à préciser que les Templiers n’étaient pas des hérétiques mais étaient coupables de quelque chose, mais de quoi ? Les historiens considèrent également le pape Clément V comme une créature faible sous l’influence de Philippe le Bel, avec lequel il a comploté pour détruire l’ordre du Temple et s’emparer de sa fortune.

La découverte du parchemin de Chinon offre un nouvel éclairage sur ces mystères et idées fausses. Ce document est le récit d’époque du témoignage de Jacques de Molay et d’autres figures de proue de l’ordre du Temple lors d’une audition papale secrète qui s’est tenue au château royal de Chinon du 17 au 20 août 1308. Il révèle que le pape n’a constaté aucun acte d’hérésie de la part de l’ordre du Temple et qu’il a accordé l’absolution à ses responsables. Concrètement, il s’est battu avec détermination pour protéger les Templiers du roi de France. Mais, erreur fatale, le pape retarde l’annonce publique de cette absolution en raison du climat extrêmement passionné de l’époque. Philippe le Bel a donc pu exécuter Jacques de Molay et les autres responsables de l’ordre du Temple avant la publication du verdict du pape.

Par la suite, le parchemin de Chinon a été mal référencé et rangé dans le labyrinthe de dossiers des archives secrètes, jusqu’à ce que Barbara Frale, chercheuse italienne de l’École de paléontologie du Vatican, mette la main dessus et prenne conscience de son importance. Elle déchiffra son écriture inextricable et codée, puis publia ses conclusions dans le Journal of Medieval History, en 2004. En 2007, le Vatican, indubitablement désireux d’éviter d’autres complots suite aux retombées des machinations imaginaires présentées dans le roman à succès de Dan Brown, Da Vinci Code, publia un fac-similé du parchemin.

 

L’audition menée par le pape

L’audition par le pape de Jacques de Molay au château de Chinon, le 20 août 1308, selon la transcription du parchemin de Chinon :

Puis le vingtième jour du mois, en notre présence et celle des notaires et des mêmes témoins, le frère chevalier Jacques de Molay, maître de l’ordre des Templiers, a comparu en personne après avoir prêté serment comme indiqué ci-dessus. Grâce à un interrogatoire effectué avec diligence, il a déclaré avoir été reçu comme un frère de ladite ordonnance il y a quarante-deux années environ par le beau-frère chevalier Hubert de Perraud, à l’époque Visiteur de France et du Poitou, à Beaune, diocèse d’Autun, dans la chapelle de la commanderie locale des Templiers.

Concernant son initiation dans l’Ordre, il a dit qu’après lui avoir donné le manteau, le récepteur lui montra la croix et lui dit qu’il devait dénoncer le Dieu qu’elle représentait et cracher dessus. Il s’est exécuté, même s’il n’a pas craché directement dessus mais près d’elle, selon ses dires. Il dit aussi que cette dénonciation a été effectuée en parole seulement et non pas dans l’esprit. Diligemment interrogé sur le péché de sodomie, l’idole vénérée et la pratique de baisers illicites, il a déclaré ne rien en savoir.

Interrogé pour savoir s’il avait confessé ces choses à cause d’une demande, d’une récompense, de la gratitude, d’une faveur, de la peur, de la haine ou de la persuasion d’un tiers, ou par crainte d’être torturé, il répondit par la négative. Lorsqu’on lui demanda s’il avait été soumis à la question ou à la torture suite à son arrestation, il répondit par la négative.

Après cela, nous avons décidé d’absoudre pour ces actes le frère Jacques de Molay, maître dudit ordre ; comme décrit plus haut, il a dénoncé, en notre présence, l’hérésie susmentionnée et toute autre hérésie, et a juré en personne sur les Saints Évangiles du Seigneur, puis a humblement demandé la miséricorde de l’absolution. Il est donc réintégré dans l’unité de l’Église et de nouveau admis à la communion des fidèles et aux sacrements de l’Église.

 

Le ralliement des Templiers

En mars 1309, la cour papale s’installe en Avignon, ville qui ne fait pas partie à l’époque du royaume de France et présente aussi l’avantage de permettre au pape, le cas échéant, de fuir rapidement en passant la frontière italienne. En novembre 1309, la commission pontificale débute ses séances au sein de l’ordre du Temple. Il s’agit de l’enquête que Clément V a convenu de mettre en place suite à son entrevue avec Philippe le Bel à Poitiers l’année précédente.

Lentement, les Templiers accusés se rallient et, au lieu de se confesser, commencent à organiser leur défense. Début mai 1310, près de 600 Templiers défendent leur Ordre et reviennent sur les précédentes confessions. Contrairement aux Cathares, qui étaient d’authentiques hérétiques et dont les croyances leur ont valu la mort, aucun templier n’est disposé à s’inscrire en martyr pour les hérésies que les membres de l’Ordre sont censés défendre férocement depuis si longtemps, tout simplement parce qu’il n’existe aucune hérésie, mais seulement une interprétation nocive de leurs pratiques formulée par un roi malveillant.

Profondément inquiet de cette confiance grandissante chez les Templiers, Philippe le Bel prend des mesures draconiennes et fait rouvrir l’enquête épiscopale de l’archevêque de Sens, désigné par ses soins, sur certains Templiers. Obéissant à son roi, l’archevêque trouve 54 Templiers hérétiques coupables de relaps et les remet aux autorités laïques. Le 12 mai 1310, dans un champ en périphérie de Paris, les 54 Templiers périssent sur le bûcher. Mais, même après ces exécutions, les Templiers restants ne sont pas pour autant effrayés ni totalement démoralisés, bien que cette intimidation ait porté ses fruits, car ils sont nombreux à se taire ou à renouveler leur confession.

La suppression de l’ordre du Temple

Depuis 1308, le pape Clément V a l’intention d’organiser un concile œcuménique à Vienne, en Rhône-Alpes, portant sur trois grands thèmes : l’ordre du Temple, la Terre sainte et la réforme de l’Église. Programmé à l’origine en octobre 1310, ce concile a été repoussé d’un an, car la lutte entre le pape et le roi de France à propos des Templiers s’éternise. À l’été 1311, Clément V rassemble des informations sur les Templiers, grâce à des investigations menées dans toute la France et à l’étranger, données qu’il peut présenter au concile. Il découvre que les confessions de poids des Templiers n’ont été obtenues qu’en France et dans les régions sous occupation ou influence française, à savoir des endroits où les autorités françaises et leurs collaborateurs se livraient à d’horribles tortures ou déformaient sciemment les témoignages pour transformer les irrégularités tolérées en véritable hérésie. Clément V commence à avoir hâte d’en finir avec la question de l’ordre du Temple avant que les controverses associées ne sèment encore plus le trouble au sein de l’Église.

Clément V possède des conseillers chevronnés affirmant qu’il n’y a pas de temps à perdre en discussions ou argumentaires de défense et qu’il doit se servir de ses pouvoirs exécutifs pour abolir sur-le-champ l’ordre du Temple. On dit que les Templiers ont « déjà provoqué chez les incrédules et infidèles un dégoût pour le christianisme et ont ébranlé la foi de certains des fidèles ». Il ajoute que l’éradication de l’ordre du Temple doit intervenir sans plus tarder au cas où « l’étincelle capricieuse de cette erreur produirait des flammes susceptibles de mettre le feu au monde entier ». Mais, vers la fin octobre, il se produit un événement dramatique qui contribue grandement à contrer les arguments de ceux qui s’inscrivent en faveur d’une abolition rapide de l’ordre du Temple : 7 Templiers se présentent au concile pour défendre l’Ordre. Le pape réagit promptement en les faisant enfermer.

Mais ce n’est pas un sujet sur lequel l’immense majorité du clergé assistant au concile est prête à fermer les yeux. De retour chez lui, Henry Ffykeis, Anglais assistant au concile, écrit à l’évêque de Norwich, le 27 décembre 1311 : « Concernant le sujet de l’ordre du Temple, il existe un débat nourri sur la possibilité juridique qu’ils soient admis du côté de la défense. La majorité des prélats, l’intégralité en fait, à l’exception de 5 ou 6 du concile du roi de France, les soutiennent. À cause de cela, le pape est radicalement contre les prélats et le roi de France encore plus, entrant dans une rage folle. » Philippe le Bel ne tarde pas à appliquer son habituelle technique d’intimidation en apparaissant en divers endroits en amont de Vienne, donnant au pape le sentiment particulièrement éprouvant qu’il va lui tomber dessus. Le 2 mars 1312, le roi envoie un ultimatum à peine voilé au pape, lui rappelant les crimes et hérésies des Templiers : « Votre Sainteté sait que l’enquête a révélé un tel nombre d’hérésies et de forfaits à la charge des Templiers que l’ordre doit être aboli. Pour ce motif et aussi par l’effet d’un saint zèle pour la foi orthodoxe, nous demandons instamment et humblement son abolition. »25 Au cas où Clément V n’aurait pas compris le message, le roi, ses frères, ses fils et une force armée considérable arrivent à Vienne le 20 mars.

Le 3 avril, après avoir réduit les membres du concile au silence en les menaçant d’excommunication, et avec le roi de France à ses côtés, le pape rend sa décision publique, déjà consignée par écrit douze jours auparavant sous la forme d’une bulle, Vox in Excelso, datée du 22 mars 1312. Bien qu’il ne soit pas condamné, l’ordre du Temple est interdit car il est trop diffamé pour poursuivre ses activités. Dans ces circonstances, c’est probablement ce que Clément V a de mieux à faire. Une autre bulle, Ad Providam, datée du 2 mai, attribue aux chevaliers hospitaliers les biens de l’ordre du Temple. Peu de temps après, Philippe le Bel soutire une énorme somme d’argent aux Hospitaliers en raison des frais occasionnés par le procès des Templiers.

Jacques de Molay sur le bûcher

L’Église s’est désormais débarrassée des Templiers. Conformément aux pratiques de l’Église, une fois le sort d’un accusé scellé, il est remis aux autorités laïques qui exécutent la sanction. Dans ce cas précis, presque tous les Templiers sont aux mains de la royauté depuis le début et le transfert des personnes ne s’impose donc pas. Le traitement réservé par les autorités royales aux frères templiers diffère d’un individu à l’autre. Ceux qui se sont confessés reçoivent une pénitence, qui consiste parfois à une lourde peine d’emprisonnement. D’autres, qui n’ont rien avoué ou sont des individus sans importance, sont envoyés dans des monastères pour le restant de leurs jours.

Les chefs templiers, dont le maître, doivent attendre le 18 mars 1314 pour que l’on statue sur leur cas. Ils espéraient peut-être que l’affaire soit réglée bien avant, à Chinon, lorsqu’ils ont reçu l’absolution du pape, et ils s’attendent certainement à ce qu’il en soit par conséquent de même maintenant. Mais les auditions de Chinon demeurent toujours secrètes et Hugues de Pairaud, Geoffroy de Gonneville, Geoffroy de Charnay et Jacques de Molay sont amenés à Paris devant une petite commission de cardinaux et d’ecclésiastiques français pour recevoir leur jugement. Dans cette commission figure l’archevêque de Sens, qui a volontiers fait brûler 54 Templiers en mai 1310 au nom du roi.

La sentence est rendue. Sur la base de leurs premières confessions, déformées par la couronne, les quatre hommes sont condamnés à une très sévère sanction perpétuelle, à savoir croupir affamés en prison jusqu’à ce qu’ils succombent à une mort lente. Hugues de Pairaud et Geoffroy de Gonneville acceptent leur sort en silence. « Mais voilà, écrit un chroniqueur de l’époque, alors que les cardinaux estiment avoir conclu l’affaire, deux des accusés, le maître de l’Ordre et le maître de Normandie, se défendant avec obstination contre le cardinal ayant fait le sermon et contre l’archevêque de Sens, reviennent sur tout ce qu’ils ont confessé. »

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La fin de l’ordre du Temple intervient le 18 mars 1314, lorsque le dernier maître, Jacques de Molay, est emmené sur l’île des Javiaux, sur la Seine, à l’est de la cathédrale Notre-Dame. Il est ensuite mis sur le bûcher et brûlé.

Jacques de Molay a 70 ans. Lui et Geoffroy de Charnay, maître de Normandie, ont passé les sept dernières années dans les cachots du roi. Pendant six de ces années, ils ont espéré que l’absolution du pape prononcée en leur faveur leur permettrait d’être libérés de ce cauchemar et de vivre de nouveau à l’air libre parmi ceux aimés par l’Église et le Christ. Mais, en plein climat de trahison et de désespoir, ils refusent le calvaire de la prison à perpétuité. En clamant haut et fort leur innocence et en affirmant que l’ordre du Temple était pur et saint, Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay se dirigent vers Dieu.

Le roi ordonne immédiatement qu’ils soient condamnés comme relaps et, le soir même, aux Vêpres, ils sont emmenés sur l’île des Javiaux, située sur la Seine, à l’est de Notre-Dame, pour être mis sur le bûcher. Le chroniqueur décrit leurs derniers instants. « On les vit si résolus à subir le supplice du feu, avec une telle volonté qu’ils soulevèrent l’admiration chez tous ceux qui assistèrent à leur mort. »26 Les derniers des Templiers ont affronté la mort avec courage, dans la plus pure tradition de l’Ordre.