2.

La bataille de l’égalité


À son point de départ, la révolte des gilets jaunes vise l’injustice fiscale et l’arbitraire étatique. En ce sens, son moteur originel est au cœur des combats émancipateurs de toujours : l’exigence d’égalité. De son ouverture aux causes communes d’une égalité pour toutes et tous, sans distinction de condition, d’origine, de croyance, d’apparence, de sexe ou de genre, dépendra son avenir politique.

Devant l’inconnu, la première responsabilité du journalisme est, avant de juger, de donner à entendre pour chercher à comprendre. C’est ce que Mediapart s’est efforcé de faire dès le début du surgissement des gilets jaunes en prenant le temps d’aller y voir, au plus près du terrain, rencontrant une diversité de motivations, de générations et de milieux, montrant l’implication inédite des retraités et la forte présence des femmes1. En ne se limitant pas à la seule chronique des incidents racistes, antimigrants ou antijournalistes, qui ont émaillé et partiellement discrédité la mobilisation, nos reportages ont ainsi mis en évidence l’authentique conscience politique qui traversait cette révolte spontanée : d’une part, la perception aiguë de l’injustice sociale ; d’autre part, l’exigence forte d’une démocratie radicale.

La question fiscale a servi de révélateur social. Tout un peuple a compris que le pouvoir sorti des urnes en 2017 assumait sans vergogne une politique au bénéfice d’intérêts économiques socialement ultraminoritaires. La froideur des chiffres s’est soudain muée en chaleur des indignations.

Symbole des débuts du quinquennat, la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), remplacé par un impôt sur la (seule) fortune immobilière (IFI), a sorti de son assiette de calcul les actifs financiers et les valeurs mobilières. Parallèlement, un prélèvement forfaitaire unique sur les revenus financiers faisait gagner des dizaines de milliers d’euros aux plus fortunés. Plafonné à partir de 2018 à 30 %, presque moitié moins qu’auparavant, il permet, selon les calculs de l’Observatoire des inégalités2, un gain qui va « de 1 700 euros l’an pour un ménage qui perçoit 50 000 euros de revenus financiers à 96 000 euros pour 400 000 euros de revenus et beaucoup plus pour les revenus encore supérieurs ».

L’effet d’aubaine n’a pas échappé au capitalisme financier dont la spéculation est le ressort : en plein mouvement des gilets jaunes, on apprenait qu’en 2018, les groupes du CAC 40 ont versé 57,8 milliards d’euros à leurs actionnaires, soit la moitié de leurs profits ! Des sommes d’un montant record qui ne se retrouvent guère dans le financement de l’économie, contrairement à ce qu’assurait le discours aussi lénifiant qu’illusoire du gouvernement. Bref, les actionnaires gagnent à tous les coups : ils touchent bien plus de dividendes et ils payent beaucoup moins d’impôts. Quant aux grandes sociétés du CAC 40, leur taux moyen d’imposition n’est que de 14 %.

Symboliquement, ces milliards versés aux actionnaires du CAC 40 retrouvent leur niveau exceptionnel de 2007, juste avant la crise financière de 2008. Devant ce constat d’un retour aux errements qui ont précédé une décennie de crise financière mondiale, comment ne pas penser à la remarque de l’historien Adam Tooze selon laquelle « il existe une similitude frappante entre les questions que nous posons à propos de 1914 et de 20083 » ? Comment ne pas avoir la même interrogation sur l’aveuglement de dirigeants somnambules qui, hier comme aujourd’hui, peuvent entraîner l’Europe dans l’abîme4 ?

Car, selon l’implacable démonstration de Tooze, la crise financière américano-européenne, où, « sans aucun débat public, démocratique », les États sont intervenus « pour soutenir des oligopoles privés », s’est accompagnée d’un tour de passe-passe idéologique redoutable du néolibéralisme et des néoconservateurs : faire croire que cette crise était imputable aux dépenses publiques et aux dérives budgétaires des États alors qu’elle est née d’un dérèglement de la sphère financière et du secteur privé ! Et c’est ainsi que l’Europe s’est discréditée elle-même, dans un semblant de suicide collectif dont la crise grecque fut emblématique – cette punition disciplinaire d’un membre rebelle de la zone euro –, ouvrant une voie royale aux illibéraux en tous genres, d’Orban en Hongrie à Salvini en Italie, tandis que Russie et Chine forçaient leur avantage géopolitique.

Quand tous ces cadeaux fiscaux au grand capital et aux grandes entreprises ne contribuaient qu’à accroître la réalité de l’inégalité et le sentiment d’injustice, cette politique désastreuse se traduisait de plus par un recul des solidarités, notamment celles dont les motivations sont financièrement intéressées. L’une des conséquences de la suppression de l’ISF fut la désertion par les plus fortunés des fonds de soutien aux PME, qui leur permettaient auparavant de défiscaliser les revenus investis. De même, les plus riches n’ayant désormais guère besoin d’avoir recours aux incitations fiscales permettant d’aider les causes d’intérêt public, ils ont aussi déserté les dons aux associations : selon France Générosités, la baisse des contributions a été d’au minimum 10 % en 2018.

Ce peuple, qu’en haut l’on voudrait inculte, immature et complotiste, a parfaitement compris ce qui se passait : un détournement de la richesse, un rapt de la valeur, un hold-up sur le bien commun dont l’augmentation de la CSG, frappant les pensions de retraite, fut le symbole. Car s’il est un ruissellement véritable, c’est celui qui coule de génération en génération, les parents et grands-parents issus des trente glorieuses aidant enfants et petits-enfants moins bien lotis, voire précaires, des trente piteuses.

Dès lors, nul besoin d’investigation compliquée pour révéler la vérité de ce pouvoir : l’inégalité. Emmanuel Macron a sciemment appauvri l’État au bénéfice des ultrariches, tout en faisant peser sur les revenus du plus grand nombre les conséquences d’une politique de classe qui ruine triplement les solidarités : en affaiblissant les services publics de tous, en allégeant les impôts d’une minorité et en augmentant ceux de tous les autres.

Le 2 août 2018, avant même que survienne la révolte des « gilets jaunes » contre la taxe carbone, le ministère des Comptes publics publiait la situation du budget de l’État à fin juin 2018, soit à la moitié de l’année5. Il en ressortait déjà qu’à périmètre constant, les recettes fiscales avaient reculé de 2,4 % par rapport au premier semestre 2017, baisse qui, en volume, est en réalité de 4,5 % si l’on tient compte de l’inflation, soit un trou énorme de 14 milliards d’euros sur l’année. Or ce recul est dû, et seulement dû, à l’injustice fiscale de la politique gouvernementale : tandis que les taxes qui pèsent sur le plus grand nombre ont continué d’augmenter, la chute des recettes fiscales vient des cadeaux faits aux entreprises et aux fortunés. À périmètre constant, entre le premier semestre 2017 et le premier semestre 2018, leur recul est de 10,5 % pour l’impôt sur les sociétés et de carrément 39 % pour l’impôt de solidarité sur la fortune (remplacé par un impôt sur la fortune immobilière), les droits de succession et l’imposition du capital !

« Le patrimoine est en France beaucoup plus inégalement réparti que les revenus », soulignait l’Insee courant 20186. Or ce sont précisément les patrimoines que la politique fiscale a cherché à protéger et à augmenter. Entre 1998 et 2015, le patrimoine brut des 10 % les moins bien dotés, principalement constitué de livrets d’épargne peu risqués, a reculé de 31 %, alors que celui des 1 % les plus riches en patrimoine a progressé de 113 %. Résultat : en 2015, le patrimoine net dont disposaient le 1 % de la population le mieux doté était supérieur à 1,8 million d’euros, tandis que celui des 10 % les moins bien dotés restait inférieur à 3 000 euros. Loin d’inverser la tendance, le choix assumé par cette présidence est de l’accentuer.

Les gilets jaunes ne se sont pas révoltés contre l’impôt mais contre son injuste répartition. La meilleure preuve en est qu’ils demandent des services publics dotés et accessibles, défendent à leur tour ce qui fait tenir ensemble une société – des écoles, des hôpitaux, des commissariats, des transports, etc. Comme tout un chacun, ils savent que ces services publics sont financés par l’impôt, cette « contribution commune indispensable » dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 rappelait déjà, en son article 13, qu’« elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Ce qui n’est plus supportable, c’est qu’elle soit, tout au contraire, inégalement répartie. Ce qui n’est pas admissible, c’est que le peuple acquitte de plus en plus d’impôts, alors même que l’État réduit les services qu’il lui rend, à cause de l’ampleur considérable des cadeaux fiscaux consentis aux grandes entreprises et aux très riches.

« Le passé dévore l’avenir », écrit l’économiste Thomas Piketty en conclusion de son maître ouvrage, Le Capital au XXIe siècle7. Mettant en évidence la contradiction fondamentale du capitalisme, celle « d’une économie de marché et de propriété privée laissée à elle-même » par des États asservis aux intérêts financiers, il en résume « la principale force déstabilisatrice » par une équation fort simple : « L’inégalité r > g », r étant le taux de rendement privé du capital, supérieur à g le taux de croissance du revenu et de la production. « Les patrimoines issus du passé, explique-t-il, se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des salaires. Cette inégalité exprime une contradiction logique fondamentale. L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir. »

Or, selon une étude d’un économiste de la Banque de France diffusée en décembre 20188, la part du patrimoine hérité est passée de 35 % à 55 % entre 1970 et 2010, retrouvant ainsi son niveau de 1940. Dans les conclusions de ses recherches, Thomas Piketty était encore plus alarmant, estimant que, sur l’ensemble des revenus reçus sur toute une vie, la part des successions serait redevenue équivalente à celle des années 1850-1860, au plus fort de la société de rente de notre histoire nationale, quand la poigne du Second Empire bonapartiste protégeait l’enrichissement accéléré de la bourgeoisie.

Cet engrenage est une véritable bombe à retardement tant, avec l’accroissement exponentiel de l’inégale répartition des richesses, il produit un monde littéralement insoutenable et invivable, avec une toute petite minorité avide et fragile posée au-dessus d’une grande masse dépossédée et reléguée. Nul hasard si la précédente somme de l’économiste sur les hauts revenus en France9 mettait en évidence un retour tendanciel au niveau d’inégalités de la fin du XIXe siècle, accompagnée de ce sobre constat : « L’expérience du XXe siècle suggère que des sociétés trop évidemment inégales sont intrinsèquement instables. »

S’ils n’ont pas forcément lu Thomas Piketty, les gilets jaunes ont d’instinct compris que tout cela n’augurait rien de bon, donnant ainsi raison à cette fulgurance de Walter Benjamin dans les notes préparatoires à ses thèses « Sur le concept d’histoire » : « Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence10. » Oui, tirer le signal d’alarme dans l’espoir d’arrêter ce train d’enfer, avant qu’il ne soit, vraiment, trop tard.

D’année en année, l’ONG Oxfam documente à l’échelle du monde l’immense gouffre qui se creuse entre une infime minorité de possédants et le plus grand nombre. Son dernier rapport11 souligne qu’en 2018 les milliardaires ont vu leur fortune augmenter de 12 % tandis que la richesse de la moitié la plus pauvre de la population mondiale, soit 3,8 milliards de personnes, chutait de 11 %. Les vingt-six milliardaires les plus riches détiennent ainsi autant d’argent que cette moitié de l’humanité. La France, ajoute Oxfam, « n’échappe pas aux réalités des inégalités, du boom des milliardaires, de la sous-taxation des riches et de l’évasion fiscale. En 2018, les 5 % des Français les plus riches ont capté 40 % de la richesse nationale. Les 1 % en détenaient 20,6 %. Après les États-Unis, la France est le pays qui a connu la plus forte progression de millionnaires en 2018 ».

Cette avidité disqualifie des classes dirigeantes qui ont fait le choix de se sauver en abandonnant le monde à son sort. Un choix aussi rentable à court terme qu’il est illusoire sur la longue durée. Accentué par la prise de conscience du compte à rebours écologique, leur sauve-qui-peut est un chacun pour soi, dans l’abandon de tous les fardeaux de la solidarité. Décidant de nommer « élites obscurcissantes » ces élites « offshore » de la mondialisation, Bruno Latour les a fort bien décrites : « Ces gens ont compris que, s’ils voulaient survivre à leur aise, il ne fallait plus faire semblant, même en rêve, de partager la terre avec le reste du monde12. » Dès lors, la politique qui défend leurs intérêts n’est qu’un immense mensonge, et c’est pourquoi, Latour toujours, cet « abandon d’un monde commun entraîne un certain désordre dans la confiance due aux faits ». Car, poursuit-il, « avant d’accuser le “peuple” de ne plus croire en rien, que l’on mesure d’abord l’effet de cette formidable trahison sur son niveau de confiance : il a été abandonné en rase campagne13 ».

Dès lors, la question démocratique est indissociable de l’exigence d’égalité, tant elle conditionne la possibilité de redevenir maître de nos destins individuels et collectifs, désormais inextricables. Logiquement, l’autre lucidité politique portée par la révolte des gilets jaunes concerne donc le déni de démocratie. C’est ce qui en fait un soulèvement totalement inédit, débordant les catégories sociales, les appartenances partisanes et les sensibilités idéologiques. Ce qui l’unit, par-delà son hétérogénéité et ses divisions, est une question politique totalement nouvelle à cette échelle et potentiellement hégémonique tant elle déborde les clivages habituels : la remise en cause du pouvoir présidentiel. L’usage égalitaire des réseaux sociaux, le refus des récupérations politiciennes, la volonté de filmer les rencontres avec les autorités, l’élaboration collective de cahiers de doléances, l’invention spontanée de nouveaux modes d’action, la tenue d’assemblées citoyennes : autant de symboles d’une exigence démocratique nouvelle, quelles que soient les tensions ou les contradictions qui la traversent. Soudain, le peuple s’empare de la question institutionnelle qui, dès lors, prend vie et corps au-delà des programmes politiques et des colloques savants. Par l’évocation de référendums, l’exigence de concertation, la demande de délibération, les gilets jaunes disent que la démocratie ne se réduit pas au droit de vote. Et qu’une démocratie où le peuple souverain perd tout pouvoir une fois qu’il a voté, congédié du débat politique et invité à faire silence, n’en est plus une.

Quand l’information en continu et les commentateurs haut perchés ne voulaient voir des gilets jaunes que ce qui les minorisait – les violences dans les beaux quartiers parisiens – ou les discréditait – la présence en leur sein d’activistes fascistes14 –, il suffisait de prendre le temps de les écouter pour entendre parler de tout autre chose, loin des haines et des peurs. Très tôt, le mouvement se fit porteur d’exigences démocratiques précises et claires, jusqu’alors confinées dans des cénacles de spécialistes et délaissées par la politique professionnelle, comme le rapporta Mediapart dès début décembre 2018 : suppression du Sénat, chambre non représentative issue d’un scrutin de notables ; mise en place d’un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale mettant fin au verrouillage d’une majorité présidentielle et obligeant à des coalitions gouvernementales ; destitution du président pour non-respect du mandat délivré par les électeurs, rendue aujourd’hui impossible par la Constitution qui n’entrevoit qu’une procédure complexe « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » ; référendum d’initiative citoyenne, alors qu’un référendum ne peut aujourd’hui avoir lieu sans l’approbation préalable du chef de l’État ou des parlementaires ; mise en place d’une Assemblée citoyenne qui pourrait remplacer le Sénat ou d’« assemblées populaires » partout, à l’échelon municipal ou départemental ou régional, avec des critères de représentation sociologique ; tirage au sort de citoyennes et citoyens pour des missions de représentation définies ; renforcement des pouvoirs et compétences des maires ; référendums locaux ; procédure de vote alternative, dite « vote préférentiel », qui ouvre et complexifie un jeu électoral que ferme et appauvrit le scrutin majoritaire à un ou à deux tours ; etc.15.

« Ou bien la politique ouvre toutes grandes les portes, ou bien celles-ci ne tarderont pas à être enfoncées par des citoyens en colère qui, tout en scandant des slogans comme “No taxation without participation !” [Pas d’impôts sans participation !], réduiront en miettes le mobilier de la démocratie, décrocheront le lustre du pouvoir et l’emporteront dans la rue16 » : les gilets jaunes donnent réalité à cette prophétie de David Van Reybrouck, en 2014. Plaidoyer pour le tirage au sort, Contre les élections était un cri d’alarme sur la désaffection civique de démocraties confisquées par la représentation, l’élection de quelques-uns, voire d’un seul, se faisant au détriment de la participation de tous. « Pour l’instant, concluait-il, le calme semble régner, mais c’est le calme avant la tempête. C’est le calme de 1850, quand la mèche de la question ouvrière fumait, mais n’avait pas encore mis le feu aux poudres. C’est le calme qui précède une longue période de forte instabilité. À l’époque, la grande question c’était le droit de vote ; aujourd’hui, c’est le droit d’expression. Mais, au fond, c’est le même combat : c’est le combat pour sortir de la curatelle politique, pour la participation démocratique. Nous devons décoloniser la démocratie. Nous devons démocratiser la démocratie17. »

Ce système fatigué, sinon épuisé, dont, en France, la clé de voute est l’élection présidentielle, entremêle injustices sociales et injustices démocratiques. Les recherches récentes de l’économiste Julia Cagé ont démontré que le financement de la vie politique française favorise les préférences politiques des plus riches18. « La démocratie c’est à qui paie gagne », écrit-elle, n’hésitant pas à affirmer que la France tend à devenir une « ploutocratie », soit un gouvernement des plus riches par les plus riches dont la présidence Macron serait, en quelque sorte, l’achèvement.

Le système de financement public des partis politiques se révèle une subvention, par le jeu des réductions d’impôts, des choix partisans des plus fortunés, largement surreprésentés parmi la très faible minorité de Français – moins de 300 000 – qui contribuent financièrement chaque année aux partis politiques. « La croissance des inégalités économiques ne fait qu’alimenter celle des inégalités politiques, commente Julia Cagé ; et plus grandes sont les inégalités politiques, plus nombreuses sont les politiques mises en œuvre qui conduiront à leur tour à une augmentation encore plus forte des inégalités économiques19. »

Du terrain fiscal – la question sociale – au débat politique – la question démocratique –, le mouvement des gilets jaunes renouvelle ainsi l’exigence d’égalité qui a toujours été le ressort des combats émancipateurs. Le 10 décembre 2018, on fêtait l’adoption à Paris, il y a soixante-dix ans, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’affirmation préalable que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » se traduit en exigences démocratiques et sociales déclinées en trente articles. Ce droit d’avoir des droits, de les défendre, de les revendiquer et de les inventer, ouvre en grand les possibles politiques, déplaçant des montagnes de conservatisme, bousculant des siècles de préjugés, renversant des dominations qui se croyaient inébranlables. Car c’est un énoncé sans frontières qui se dresse face à tous les tenants des inégalités naturelles : sans distinction d’origine, de condition, d’apparence, de croyance, de sexe ou de genre, nous sommes égaux en droits et en dignité. À l’instar de ce peuple anonyme, sans représentants désignés ni porte-parole reconnus, qui a surgi aux ronds-points, la démocratie est le régime du « n’importe qui ». Du moins la démocratie dans sa promesse radicale des origines, avec l’égalité pour moteur, avant qu’elle ne soit devenue le monopole de la représentation et de ses professionnels de la politique.

« Les révolutions démocratiques modernes ont été inséparables d’une mise en avant de l’égalité comme principe organisateur des sociétés20 », rappelait en 2011 Pierre Rosanvallon dans un entretien à Mediapart. Sept ans plus tard, le surgissement des gilets jaunes est cet appel à une réinvention de la démocratie, laquelle ne saurait se limiter au droit de vote. « L’égalité politique n’est qu’une des variables de l’égalité du rapport social, poursuivait l’historien, faisant le lien entre celle-ci et l’injustice sociale. On peut estimer que, quand il y a des différences de rémunération de 1 à 5 ou de 1 à 10, on peut continuer à vivre côte à côte, et partager des choses en commun. Quand la différence est de 1 à 1 000, on ne partage plus rien. »

Où l’on retrouve les intuitions de Michel Foucault, intensément attentif aux marges plébéiennes, minoritaires et obscures, où s’inventent des ruptures inimaginables pour qui prétendait, jusqu’à leur survenue, parler ou penser au nom du peuple. Leur confusion apparente est un bouillonnement où tâtonne l’improbable avant d’advenir réellement ou de disparaître momentanément. « Je ne suis pas d’accord avec qui dirait : “Inutile de vous soulever, ce sera toujours la même chose”, expliquait Foucault en 1979. On ne fait pas la loi à qui risque sa vie devant un pouvoir. A-t-on raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte. On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle21. »

Selon sa traduction politique, ce « n’importe qui » démocratique est au cœur de l’avenir du mouvement des gilets jaunes. Et de la crainte qu’il enfante un « n’importe quoi ». La sympathie active que lui déclare l’extrême droite entend l’entraîner vers une égalité trahie, celle où ne sont concédés des droits qu’à celles et ceux qui nous ressemblent, dans l’entre-soi des identités closes et fermées, repliées sur elles-mêmes, excluant les autres dans la diversité des préjugés – xénophobes, racistes, sexistes, homophobes, etc. Toute complaisance vis-à-vis des tentatives de l’extrême droite d’annexer et de dévoyer le mouvement annonce la ruine de ses exigences démocratiques et sociales initiales.

La chasse aux boucs émissaires – le juif, l’Arabe, le musulman, l’étranger, le migrant, le réfugié, l’exilé, l’homosexuel, bref, l’autre, différent ou dissident – n’a jamais fait le bonheur du peuple mais toujours son désespoir22. Elle ouvre la voie à des forces autoritaires utilisant le poison identitaire pour défendre la perpétuation des injustices sociales et des inégalités économiques. Depuis son émergence idéologique à la fin du XIXe siècle, au cœur de nos modernités industrielles et technologiques, le racisme est l’arme récurrente des dominations en péril pour tuer la revendication sociale et l’espérance démocratique23. On ne le répétera jamais assez : parti de l’inégalité naturelle, tenant des hiérarchies entre humanités, origines, conditions, cultures, religions, sexes et genres, l’extrême droite est l’ennemi véritable de la colère des ronds-points. Car elle est l’adversaire définitif de leur demande radicale d’égalité face à l’injustice fiscale et contre la dépossession politique.

Mais cette mise en garde ne vaut pas approbation de cette hypocrite bonne conscience qui prend prétexte du soutien ou de la présence de l’extrême droite dans le mouvement des gilets jaunes pour le discréditer et le disqualifier. Car si elle est installée à demeure électorale en France, depuis le premier succès d’ampleur du Front national aux élections européennes de 1984 – soit il y a trente-cinq ans ! –, c’est parce que des pompiers pyromanes n’ont cessé de lui ouvrir la voie. Loin de la repousser fermement, en faisant renaître une République vraiment démocratique et authentiquement sociale, ceux qui brandissent aujourd’hui sa menace tel un sauf-conduit ou un talisman pour se sauver politiquement et électoralement sont les mêmes qui ont porté crédit à ses obsessions sécuritaires et identitaires.

« Comme on fait son lit, on se couche », dit un proverbe, façon de souligner qu’inévitablement, on subit les conséquences de ses propres actes. En 2007, Nicolas Sarkozy s’est empressé de légitimer les obsessions identitaires de l’extrême droite, instituant un ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration, dont le premier titulaire fut un transfuge socialiste. En 2012, François Hollande, élu grâce à la dynamique de rejet d’une présidence de brutalisation et de stigmatisation, non seulement n’en a rien fait mais a choisi de prendre le même chemin de régression et d’aveuglement avec la promotion de Manuel Valls, incarnation d’une fuite en avant – une perdition à vrai dire – autoritaire, identitaire et inégalitaire. Tous ces professionnels d’une politique hors-sol et entre soi, enfermée dans une bulle étatique et économique, n’ont rien voulu voir des attentes profondes du pays, faites de refondation démocratique et d’urgence sociale.

À l’arrogance de ces pompiers pyromanes s’ajoute l’inconscience des apprentis sorciers, plus habités par eux-mêmes que par la gravité du moment. Le premier d’entre eux est Emmanuel Macron qui, en charge du défi républicain puisque élu contre Marine Le Pen, s’est comporté en propriétaire de voix qui se sont portées sur son nom par raison plutôt que par conviction. Refusant de comprendre que ce scrutin le dépassait, brouillant ses plans et ébranlant ses certitudes, il a lui-même couru à la catastrophe qu’il nous demande aujourd’hui de conjurer.

Il y court d’ailleurs toujours avec le prétendu « grand débat national » qu’il a lancé en début d’année 2019 pour tenter de sortir à son avantage de la crise des gilets jaunes. Dans la continuité d’une politique d’inhospitalité envers les migrants et de répression de ceux qui leur portent secours24, il a inscrit l’immigration à l’ordre du jour des débats, n’hésitant pas à reprendre la proposition de l’extrême droite de fixer des quotas annuels de migrants, pourtant fermement rejetée jusqu’ici par sa propre majorité. Idée d’autant plus irresponsable que cette question n’est aucunement au centre des débats des gilets jaunes eux-mêmes comme Mediapart a pu le constater en épluchant un échantillon significatif de cahiers de doléances dans la Meuse et en Meurthe-et-Moselle25.

Le 22 décembre 2018, les gilets jaunes de Caen se sont retrouvés pour tenir leur assemblée générale à l’abri d’un immense squat de migrants, ouvert pendant la lutte des cheminots du printemps précédent. Toutes leurs autres demandes de salle ayant été refusées, ils n’avaient plus que ce choix, ainsi explicité d’entrée par l’un d’eux : « L’État ne permet pas nos assemblées générales, alors ce sont les migrants qui nous accueillent ici. » Commentaire du compte rendu diffusé par certains des participants et organisateurs, tenants de la « convergence des luttes » : « Ce retournement est accueilli sous les bravos et les quelques fachos ronchonnent de se voir mis à l’amende26. »

On ne saurait mieux dire que c’est dans la lutte, par la lutte, avec la lutte, que l’on fait reculer l’extrême droite et non pas en portant secours aux pouvoirs qui lui ont fait la courte échelle. Contre une force politique qui libère l’inégalité naturelle, les hiérarchies et les discriminations, en désignant des boucs émissaires, il n’y a d’autre barrage que les causes communes de l’égalité. Les faire vivre, leur donner corps, les illustrer concrètement. Montrer qu’on ne se libère pas de l’oppression par l’oppression. Rappeler, sans relâche, que, de même qu’un peuple qui en opprimait un autre ne pouvait être libre, un peuple qui n’est pas au rendez-vous des solidarités élémentaires avec l’humanité qui frappe à sa porte ne saura plus les défendre pour lui-même.

« Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. » Loin d’un idéal abstrait, il s’agit bien ici de politique concrète : on trouve cette recommandation dans la deuxième Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celle de 1793, inscrite en préambule de la première Constitution de la République française, celle de l’An I. C’est à l’article 6 qui définit la liberté comme « pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ».

La référence n’est pas anodine. Rappelant que « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme », cette même Déclaration énonce en effet le droit que font aujourd’hui revivre les gilets jaunes, celui de changer la règle et la donne du jeu politique : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »