De mémoire policière, jamais depuis les événements de Mai-Juin 68 un mouvement social n’a donné lieu à un tel déploiement répressif et à une répression si vigoureuse. Cette violence d’État, dont les excès ont été largement documentés puisque l’on a dénombré pas loin de deux mille blessés parmi les manifestants, dont au moins une centaine de blessés graves, a été présentée comme une riposte légitime, au nom de l’ordre républicain, aux violences de gilets jaunes. Violence étatique contre violence sociale. Violence d’en haut contre violence d’en bas. Mais il y eut aussi une troisième violence, qui accompagna et encouragea la première, dont le déchaînement fut singulier.
Ce fut comme une grande peur des possédants. Sur des plateaux télévisuels qui sont nos modernes cafés du commerce, dans des éditoriaux aux allures martiales ou dans des discours officiels sans aménité aucune, on entendit un appel au bâton et au silence. Les gilets jaunes méritaient qu’on les mate et qu’on les fasse taire. Au point qu’un supposé philosophe et ancien ministre de l’Éducation, Luc Ferry, lança cette adresse aux policiers : « Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois ! » Le contexte de cette sortie ne laisse guère de doute sur les intentions belliqueuses de son auteur qui ajoutait : « On a la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies. » Lesquelles saloperies étaient ainsi résumées : « Ces espèces de salopards d’extrême droite et extrême gauche ou des quartiers qui viennent taper des policiers… »
L’allusion aux « quartiers » n’est pas indifférente. Elle vise ce monde indistinct assigné de longue date par les élites dirigeantes à une dangerosité foncière : les quartiers populaires comme l’on aurait dit, dans un contexte colonial, les tribus indigènes. Les gilets jaunes attirés par les sirènes racistes de l’extrême droite devraient se rendre compte que, dès lors, ils prennent le risque de se battre contre eux-mêmes, faisant le jeu de leurs adversaires qui les assimilent à la même menace sociale que les jeunesses des banlieues. Car la violence sociale qui s’est libérée à propos des gilets jaunes, renvoyés à une foule menaçante, horde inculte et masse haineuse, laide et méchante, déclassée et primitive, vulgaire et grossière, rappelait terriblement celle qui avait accompagné en 2005 les émeutes des quartiers populaires ayant suivi le drame de Clichy-sous-Bois et le déni de justice qui accompagna la mort des jeunes Zyed et Bouna.
Les discours sont ici des actes, tant ils les précèdent, les cautionnent et, pour finir, les autorisent. D’un philosophe à l’autre, les propos de Luc Ferry rappelaient férocement ceux d’Alain Finkielkraut, s’alarmant en 2005 de ces « barbares » qui campaient à nos portes, menaçant de leurs désordres non seulement les biens matériels mais ce bien incommensurable, la civilisation1. Or c’est en 2005 que, pour la première fois, fut exhumé l’état d’urgence inventé pendant la guerre d’Algérie, dont les dispositions depuis n’ont cessé de se banaliser. Après avoir été ressorti lors des attentats de 2015, ce dispositif d’exception a fini par être totalement admis dans l’ordinaire policier, au point d’intégrer le droit commun en 2017, au début de la présidence d’Emmanuel Macron. De même, c’est depuis les révoltes populaires de 2005 que, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, la doctrine du maintien de l’ordre a profondément évolué, de plus en plus offensive face à une expression sociale qu’il faudrait affronter plutôt que réguler.
Racailles ou barbares, ce sont les mêmes classes dangereuses qu’ont donc vues les regards affolés des classes dirigeantes. Dans un contexte semblable d’inégalités creusées, de capitalisme vorace et de mondialisation brutale, on retrouvait soudain l’écho dix-neuviémiste du livre décisif de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses2. Il décrit avec minutie cette construction bienséante et bien-pensante des classes populaires comme un peuple menaçant, une altérité radicale au monde bourgeois, un territoire dangereux qu’il fallait soumettre, dominer et civiliser. « Barbares », « sauvages », « nomades », etc. Faisant l’inventaire des qualificatifs choisis pour mettre à l’écart des gens civilisés, telle une race primitive, les classes populaires, Louis Chevalier ajoute : « Ces mots communément employés et qui reviennent avec une telle insistance en ces écrits expriment le caractère véritablement racial des antagonismes sociaux à Paris au cours de ces années. C’est en termes de races que les groupes sociaux se considèrent, se jugent et s’affrontent. »
Construction d’un Autre radicalement extérieur et différent, le préjugé social fonctionne avec des ressorts semblables à ceux du préjugé racial. Arme idéologique, sa diffusion politique, intellectuelle et médiatique, amène à tenir à distance une population qui aurait de bonnes raisons de se révolter, à la considérer définitivement comme étrangère afin de ne pas se laisser émouvoir par ses humeurs, à ne jamais faire l’effort de la comprendre pour mieux continuer à la dominer, bref, à la méconnaître pour pouvoir la juger d’en haut et de loin et, ainsi, décider sans états d’âme de son sort.
Dans cette atmosphère inédite où les causes de l’égalité portées par les gilets jaunes, avec leur auto-organisation méfiante de toute représentation politique et de ses récupérations partisanes, n’étaient pas sans évoquer l’improvisation brouillonne et virulente de la Commune de Paris de 1871, il était frappant d’entendre aussi l’écho de l’opprobre quasiment unanime dont, en son temps, elle fit l’objet dans les milieux intellectuels.
La répression impitoyable et massive des communards par les troupes versaillaises, ses tribunaux expéditifs, ses pelotons d’exécution et ses fosses communes, fut précédée d’une « véritable panique des “honnêtes gens” menacés par ces “barbares” », raconte Paul Lidsky dans Les Écrivains contre la Commune3. S’attachant aux gens de lettres, écrivains pour l’essentiel qui faisaient aussi métier de journalistes, il rappelle qu’à l’exception de l’engagement de Jules Vallès et de Gustave Courbet, des sympathies de Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et Villiers de L’Isle-Adam, ou de la neutralité bienveillante de Victor Hugo, tous les écrivains notables de l’époque prirent ouvertement position contre la Commune, y compris des personnalités emblématiques par la suite des combats républicains, tels Émile Zola ou Anatole France. Son inventaire aux allures de sottisier ne fait pas rire tant les phrases qu’il a collationnées furent aussi des appels au meurtre.
« Un accès d’envie furieuse et d’épilepsie sociale », dénonce Maxime Du Camp qui ajoute : « C’est l’envie qui est derrière toutes ces revendications bégayées par des paresseux auxquels leur outil fait honte, et qui en haine du travail préfèrent les chances du combat à la sécurité du travail quotidien. Ce vice original est le moteur des âmes basses et des intelligences douteuses. » « Ce n’est même plus la barbarie qui nous menace, ce n’est même plus la sauvagerie qui nous envahit, c’est la bestialité pure et simple », renchérit Ernest Feydeau.
Même George Sand, la socialiste de 1848, fait chorus, évoquant une « crise de vomissements » et des « saturnales de la folie » tout en s’acharnant à distinguer les communards des républicains. Dans les jours qui suivent la Semaine sanglante, Émile Zola, dans Le Sémaphore de Marseille, applaudit sans réserve la répression, avec cette épitaphe au peuple de Paris : « Le bain de sang qu’il vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en grandeur. » Quant au jeune républicain Anatole France, il exprime dans sa correspondance une détestation sociale de cette populace révoltée que pourrait envier la droite réactionnaire : un « comité des assassins », une bande de « fripouillards », un « gouvernement du crime et de la démence ».
L’affolement manifeste du pouvoir face au caractère inclassable de la révolte des gilets jaunes rejoint cet effroi de toujours des classes dominantes face au mouvement autonome des classes populaires. N’ayant plus leurs repères habituels, dépourvues de relais organisationnels, privées d’interlocuteurs connus, elles sont face à un inconnu redoutable qui leur échappe radicalement et sur lequel elles n’ont aucune prise. D’où cet appel pathétique aux corps intermédiaires, syndicats notamment, à leur responsabilité, sinon à leur complicité, lancé en plein mouvement par une présidence qui, jusque-là, n’avait cessé de les ignorer, voire de les humilier. D’où aussi cet empressement soudain auprès des maires, conviés à être les partenaires privilégiés d’Emmanuel Macron pour un « grand débat national » aux allures de tournée électorale alors même que leurs doléances et leurs alertes n’avaient guère été prises en compte.
Rien n’est pire du point de vue d’un pouvoir établi qu’une colère sociale brute, sans apprêt ni précaution. Observateur lucide, Tocqueville l’avait déjà noté à propos des Journées de juin 1848 dont la répression signifia le tournant conservateur d’une IIe République devenue rempart de l’ordre social. Ce qui distingua cette insurrection provoquée par la fermeture des Ateliers nationaux, écrit-il, « c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique mais un combat de classe4. »
Tous ces rappels d’un lointain passé valent mise en garde pour aujourd’hui. Cette diabolisation d’un peuple que l’on ignore ou que l’on méprise n’augure rien de bon pour la paix civile. C’est une posture de guerre de classe, sous couvert d’ordre républicain. Jouant sur la perdition du mouvement, renvoyé dans les bras de l’extrême droite comme on l’offrirait en sacrifice, le pouvoir s’est saisi du moindre incident raciste pour le discréditer, ajoutant à la morgue de classe la disqualification morale : non seulement ce peuple ne comprend ni n’entend rien, mais en plus il est politiquement affreux, voire monstrueux. Grossissant l’éphémère au détriment de l’enquête, faisant écran à la réalité autrement complexe et diverse des gilets jaunes, plus proche des causes communes de l’émancipation que de la chasse au bouc émissaire, l’information en continu fut ici une arme d’aveuglement massif, ne donnant à voir que ce qui conforte craintes et préjugés.
C’est ainsi qu’a pu se déployer, sans émotion générale ni protestation d’ampleur, un maintien de l’ordre de plus en plus militarisé, accoutumance à un climat de guerre civile où l’État se dresse contre la société. Véhicules blindés déployés par la gendarmerie, fusils d’assaut distribués à des CRS, usage quasi systématique de lanceurs de balles de défense hors des règlements d’usage, envoi de grenades explosives dans la foule manifestante, etc. : en d’autres temps, ce basculement, qui s’est accompagné de nombreux excès des forces de l’ordre, commettant des violences illégitimes, aurait suscité une indignation générale. Or, cette fois-ci, il n’en a rien été dans l’instant, comme si l’alibi d’une « foule haineuse » suffisait à légitimer cette dérive dangereuse pour les droits et les libertés5.
S’il est incontestable que la présidence précédente avait laissé faire une répression récurrente du droit de manifestation et de protestation, dont la mort du jeune Rémi Fraisse à Sivens fut en 2014 la tragédie emblématique, il n’en est pas moins indiscutable que la révolte des gilets jaunes a donné lieu à une répression sans précédent depuis les événements de Mai-Juin 68. Au point que l’on vit le Premier ministre Édouard Philippe ressortir une loi de 1970, abolie depuis, à l’occasion de l’annonce, le 7 janvier 2019, d’une énième aggravation de l’arsenal sécuritaire français. Cette nouvelle loi anticasseurs s’accompagne de dispositions sanctionnant pénalement la non-déclaration de manifestations, étendant la responsabilité civile des casseurs, transformant en délit le fait de porter une cagoule et, surtout, ciblant des manifestants supposés violents, ce qui laisse augurer un fichage systématique des militants opposés de façon active à la politique du pouvoir de façon à les empêcher de manifester et les interpeller préventivement, à l’instar de ce qui se fait pour les hooligans du football.
Sans un mot de distance, sinon de condamnation, à propos des violences policières, ce choix répressif tournait radicalement le dos aux exigences démocratiques portées par les gilets jaunes, invitées au même moment à se laisser dissoudre par la moulinette d’un « grand débat national » sous le vigilant contrôle du pouvoir. Il démentait les paroles lénifiantes d’Emmanuel Macron, au soir du 31 décembre 2018 lors de ses vœux prononcés debout depuis le palais de l’Élysée. Le président de la République faisait alors mine de comprendre cette colère qui a éclaté en 2018, une colère qui, disait-il, « venait de loin », une colère qui, « quels que soient ses excès et ses débordements », exprimait le désir de « bâtir un avenir meilleur ». Quatre jours plus tard, le 4 janvier 2019, lors du compte rendu du premier Conseil des ministres de l’année, brutal changement de cap : à mille lieues de cette posture compréhensive, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, annonçait ce qui allait suivre le 7 par la voix du Premier ministre, en dénonçant dans les gilets jaunes un mouvement « d’agitateurs qui veulent l’insurrection et, au fond, renverser le gouvernement ».
Le choix était donc fait avant même les manifestations du lendemain 5 janvier. Prenant prétexte d’actes de violence aucunement majoritaires, qui plus est uniquement imputés aux manifestants, et ignorant superbement l’évidente reprise du mouvement des gilets jaunes, le gouvernement commençait l’année en durcissant son cours sécuritaire tout en revendiquant avec fierté 5 600 gardes à vue et 1 000 condamnations de manifestants – des chiffres témoignant de l’ampleur inédite de la répression.
Aussi discutables puissent-elles être, les violences des gilets jaunes répondaient en vérité à la violence d’un pouvoir qui ne voulait rien entendre. Visant explicitement ceux qui « remettent en cause les institutions », le Premier ministre donnait la clé de cet entêtement : ce qui alarme cette présidence, c’est que la question politique qui est au ressort de ce mouvement, au-delà de ses causes initiales – vie chère, pouvoir d’achat, injustice fiscale –, la remet en question directement. Celle, répétons-le, de l’épuisement du système présidentiel, ce pouvoir personnel qui confisque la République, la dévitalise et la paralyse, cette monarchie élective qui, à force d’abus de pouvoir, finit par discréditer la démocratie française auprès du peuple souverain.
À cette aune, les réflexions aussi pertinentes qu’éphémères de Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du Numérique et, à ce titre, averti des espérances démocratiques nées de l’actuelle révolution technologique, sur les gilets jaunes comme « chance pour la France », ne furent que des paroles en l’air. « Le mouvement des gilets jaunes, écrivait-il dans Le Monde le 1er janvier 2019, apporte la preuve qu’il est aujourd’hui possible de s’organiser spontanément sans aucun intermédiaire. Je suis convaincu qu’il peut représenter une chance pour la France. […] Ce que pointent les gilets jaunes, c’est l’impérieuse nécessité d’une plus grande justice sociale et fiscale ainsi que le besoin irrépressible de participer plus activement au fonctionnement de notre démocratie. […] Dans leur immense majorité, les gilets jaunes que j’ai rencontrés ou qui participent au débat sur les réseaux sociaux ne sont ni violents, ni séditieux, ni anti-écologie, ni racistes, ni antisémites, ni homophobes. »
Loin d’une hauteur démocratique qui se soucierait à la fois de la paix républicaine et des libertés citoyennes, le pouvoir fit donc le choix délibéré d’une diabolisation du mouvement social en cours, caricaturé en bande factieuse d’extrême droite, et d’une fuite en avant dans sa répression policière, dont les excès ne sont jamais condamnés. Le choix de l’affrontement, en somme. D’une répression accrue entraînant la radicalisation. C’est ce que montra son attitude sur la question des violences. Tout historien des mouvements sociaux pourrait utilement rappeler à ces gouvernants, prompts à s’émouvoir unilatéralement des seules violences de gilets jaunes, que la violence populaire est en écho aux violences étatiques, cette défense brutale d’un ordre politique, social et économique que ses bénéficiaires ont décrété immuable.
De la Révolution française à Mai 68, en passant par juillet 1830, février et juin 1848, les grèves de 1936 ou les insurrections de la Libération, nos Républiques, nos libertés, nos droits, nos institutions ont toujours été affirmés, finalement conquis ou progressivement étendus par ces révoltes tumultueuses dont les transgressions, les audaces et les outrances permirent d’inventer de nouveaux horizons démocratiques et sociaux.
On trouve même chez Machiavel une défense dialectique de cette violence transformatrice, et pas seulement destructrice. « Les bons exemples naissent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, et les bonnes lois de ces tumultes que beaucoup condamnent inconsidérément », écrit l’auteur du Prince qui insiste : « Je dis que ceux qui condamnent les tumultes entre les nobles et la plèbe me semblent blâmer ce qui fut la cause première du maintien de la liberté de Rome et accorder plus d’importance aux rumeurs et aux cris que ces tumultes faisaient naître qu’aux bons effets qu’ils engendraient6. »
On objectera, en invoquant les belles figures du Mahatma Gandhi ou de Martin Luther King ou, encore, en soulignant la calme détermination des marches organisées au nom des femmes gilets jaunes, que des changements pacifiques sont préférables, tant une violence aveugle peut se transformer en spirale destructrice des idéaux qui l’animaient. Mais cette précaution n’exclut pas la lucidité sur la disproportion du rapport de forces entre un État en place et ceux qui le contestent ni, surtout, sur cet aveuglement social qui ne veut voir et ne dénonce qu’une violence, celle d’en bas, celle du peuple, de la foule, de la plèbe – quel qu’en soit le visage, plus ou moins amène.
Profondément pacifiste, un évêque catholique brésilien, Hélder Câmara, auteur d’un essai qui fit date en Amérique latine, Spirale de la violence, sut parfaitement résumer cette bien-pensance destinée à immobiliser le présent en fermant la porte du futur. « Il y a trois sortes de violences, écrivait-il. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième, qui la tue7. »
Face à sa contestation dans la rue, tout pouvoir sera enclin à affirmer que la seule violence légitime est celle de l’État et de ses forces de police. Mais cette revendication d’un monopole étatique de la violence n’est défendable qu’à condition qu’elle soit accompagnée d’une défense intraitable de l’État de droit, c’est-à-dire de droits individuels et collectifs, notamment la liberté d’expression et le droit de manifestation, opposables par le citoyens à l’État qui les bafoue, les piétine ou les réprime. De ce point de vue, la pédagogie de ce pouvoir fut totalement déséquilibrée, assumant une radicalisation sans précédent du maintien de l’ordre sans, jamais, l’accompagner d’un seul mot pour en condamner les excès, sans une seule consigne pour la refréner, sans une seule précaution pour la modérer.
Ignorant les propos provocateurs de Benjamin Griveaux à l’égard des gilets jaunes qui en ont fait l’une de leurs cibles, le président Emmanuel Macron se précipita pour s’émouvoir de l’intrusion violente ayant contraint, le 5 janvier 2019, le porte-parole du gouvernement à quitter précipitamment son secrétariat d’État, alors qu’il n’y eut que frayeur individuelle et dégâts matériels. En revanche, il n’a rien dit, son ministre de l’Intérieur encore moins, son Premier ministre pas plus, de l’accumulation sidérante de blessés sérieux du côté des manifestants, causés par des manquements graves aux règles déontologiques du maintien de l’ordre.
Ils n’ont d’ailleurs rien dit non plus des lycéens adolescents humiliés par dizaines, début décembre 2018, à Mantes-la-Jolie, forcés à rester plusieurs heures agenouillés bras sur la tête comme on le ferait sous un régime autoritaire. Et ils n’ont rien dit également de ce commandant de police de Toulon, promu le 1er janvier dans l’ordre de la Légion d’honneur, qui se permit de frapper, à plusieurs reprises et avec une rage manifeste, des personnes sans défense, déjà à sa merci, en violation de toute déontologie policière, sans parler même de règles de droit. Que le procureur de la République de Toulon ait pu cautionner ce comportement – avant d’être contredit par le préfet du Var qui ouvrit une enquête – en dit long sur les conséquences au sein de l’appareil étatique de ce laxisme gouvernemental, diffusant une culture répressive sans frein ni retenue.
À l’heure des réseaux sociaux, un journaliste spécialiste des questions de maintien de l’ordre, David Dufresne, a utilisé son compte Twitter pour documenter de façon minutieuse les excès du maintien de l’ordre8. Preuve qu’à l’ère du numérique, l’information est forcément participative, construite dans une alliance nouvelle entre professionnels et citoyens, son travail a fini par ébranler les médias dominants, littéralement obsédés par les violences des gilets jaunes mais longtemps indifférents aux violences policières. Le tableau qu’il en a dressé à la mi-janvier 2019 est terrifiant.
Rappelant que « la France utilise des armes proscrites ailleurs en Europe pour ce type d’interventions, considérées par certains fabricants comme des armes de guerre » – les lanceurs de balles de défense, les grenades GLI-F4, qui contiennent une petite dose de TNT et arrachent des mains – lesquelles provoquent « des mutilations en série, qui font le déshonneur du maintien de l’ordre à la française », il s’émeut d’un « déni politique et médiatique antirépublicain » : quand le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, explique « qu’il ne connaît “aucun policier qui ait attaqué un gilet jaune”, on est dans le mensonge d’État. Il y a bien des violences policières, elles sont gravissimes ».
« J’observe, poursuit-il, que les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements. C’est une doctrine qui va vers l’affrontement, et donc extrêmement dangereuse. Elle laissera des traces dans toute une génération. Tous ceux qui manifestent aujourd’hui se souviendront de cette répression policière, qui est terrifiante. »
De dérives en complaisances, de silences en encouragements, la France devient une exception européenne, avec un maintien de l’ordre plus offensif et violent, pratiqué par des forces de sécurité suréquipées et surarmées. C’est cette dangereuse spécificité française, en comparaison des autres polices européennes, notamment britannique et allemande, qui s’est donnée à voir face aux gilets jaunes dans une action répressive dont un sociologue de la police, Fabien Jobard, souligne à son tour l’« ampleur considérable » : « Les interventions policières ont entraîné en maintes occasions des dommages considérables : mains arrachées par les grenades, défigurations ou énucléations par des tirs de balles de défense, décès à Marseille : le bilan dépasse tout ce que l’on a pu connaître en métropole depuis Mai 68, lorsque le niveau de violence et l’armement des manifestants étaient autrement plus élevés, et le niveau de protection des policiers, au regard de ce qu’il est aujourd’hui, tout simplement ridicule. »
Or « en maintien de l’ordre, c’est le donneur d’ordres qui est en première ligne, c’est-à-dire le politique », insiste-t-il, remarquant combien cette « immixtion du politique dans la conduite des forces policières est une particularité française ». « Ce sont moins les policiers qui sont en cause ici, poursuit Fabien Jobard, que l’armement dont ils disposent et les ordres qu’on leur donne. On ne trouve pas en Europe, en tout cas ni en Allemagne ni en Grande-Bretagne, d’équipements tels que les grenades explosives et les lanceurs de balles de défense, qui sont des armes qui mutilent ou provoquent des blessures irréversibles. Engager ces armes face à des protestataires inexpérimentés, qui, pour beaucoup (on l’a vu lors des audiences de comparution immédiate), se trouvaient pour la première fois à Paris, amène une dynamique de radicalisation qui entraîne les deux camps dans une escalade très dangereuse : les uns sont convaincus qu’ils répondent à une violence excessive, donc illégitime, et les policiers, se voyant agressés, usent de tous les moyens à leur disposition. » Et d’ajouter pour finir cette alarme : « Seule l’arme à feu est restée inemployée9… »
Il y a cinquante ans, alors que le pouvoir gaullien tremblait de façon autrement sérieuse sur ses bases, le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, le 29 mai 1968, n’avait pas hésité à s’adresser à tous les policiers pour les mettre en garde contre les « excès dans l’emploi de la force ». « Passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu’il s’agit de repousser, les hommes d’ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise, écrivait-il. Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés. […] Dites-vous bien et répétez-le autour de vous : toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limites. »
Nulle autorité n’a tenu ce discours durant la révolte des gilets jaunes ! Comme si avait disparu cette haute fonction publique gardienne de l’État contre les excès partisans de ses provisoires occupants. Comme si elle avait renoncé, par servilité ou par crainte. Ou, pire, comme si elle s’était elle-même convertie à cet instinct de propriétaire qui caractérise nos gouvernants énarques, convaincus de savoir mieux que le peuple ce qui est bon pour lui, non sans servir aveuglément des intérêts économiques socialement minoritaires.
De ce point de vue, l’affaire Benalla, dans son événement initial (les violences volontaires du 1er mai) restera comme la scène picrocholine de cette dérive inquiétante : toute une chaîne administrative, de hauts fonctionnaires divers jusqu’au président de la République en personne, a fait preuve d’indulgence (selon le mot revendiqué par Emmanuel Macron), voire s’est montrée complice (en l’étouffant jusqu’aux révélations de la presse), vis-à-vis d’un comportement d’ordinaire réservé aux régimes autoritaires – un collaborateur du chef de l’État n’hésitant pas à prêter main-forte à la police pour frapper et arrêter des opposants.
Pas de quartier contre la populace, semble-t-on dire mezza voce au sommet de l’État, répétant l’erreur dramatique de gouvernements élus démocratiquement qui en viennent à prendre en grippe leur propre peuple. Loin de nous protéger ainsi de l’avènement de pouvoirs autoritaires, ils leur ouvrent la voie : d’une part, en banalisant la brutalisation des droits et des libertés fondamentales ; d’autre part, en méprisant toute expression populaire, dès lors renvoyée au ressentiment et à l’aigreur.
Une résonance historique lointaine éclaire cette méprise. Quand la IIe République vit le jour, après la longue parenthèse impériale puis monarchique, elle noya dans le sang l’espérance démocratique et sociale des journées de février 1848 par sa répression impitoyable des révoltes ouvrières de juin 1848. La suite fut, hélas, en décembre 1851, cette indifférence d’une large partie du peuple à l’assassinat de la République par le futur Napoléon III, alors président de la République élu. Le déni des aspirations démocratiques et sociales venues du peuple lui-même avait produit l’éclipse de la République, cet avènement du pouvoir d’un seul confisquant la volonté de tous. Tout le problème, aujourd’hui, c’est que la présidence Macron se comporte comme si elle était d’ores et déjà ce pouvoir confiscatoire.
Or s’il est bien un enjeu politique sur lequel l’évidente pluralité contradictoire des gilets jaunes ne saurait prêter à confusion, c’est le refus de ce verrouillage de la démocratie. Si les gilets jaunes crient « Macron démission », c’est parce que le président élu en 2017 symbolise la persistance du déni des élites dirigeantes face à cette urgence : réinventer une démocratie vivante, délibérative et participative, avec des contre-pouvoirs forts, une justice vraiment indépendante, un Parlement contrôlant l’exécutif, une presse réellement libre, etc. Si leur colère tourne ici ou là au vinaigre, c’est parce que cette exigence n’est à l’évidence pas entendue. Or c’est bien à force de la décevoir, sous toutes les présidences précédentes depuis l’alerte du face-à-face Chirac-Le Pen de 2002 et le référendum européen dont le vote fut trahi en 2005, que l’on fait la courte échelle à l’extrême droite, laquelle sera ravie, si d’aventure elle réussissait à obtenir le pouvoir, d’utiliser à son profit l’arsenal répressif démesuré et déréglé aujourd’hui en vigueur.
Parti d’une révolte contre la vie chère, le mouvement des gilets jaunes porte l’exigence confuse d’une respiration démocratique, d’un partage et d’un échange, en lieu et place de la verticalité présidentielle. Y répondre par un surcroît de répression, c’est prouver sa faiblesse et démontrer son irresponsabilité. Oui, leur irresponsabilité, car loin d’apaiser et de rassembler, c’est ainsi que l’on divise et que l’on aggrave. Un avertissement que les pacifiques activistes de « Partager c’est sympa », impliqués à la toute fin de l’année 2018 dans la vaste pétition écologique « L’affaire du siècle10 » pour obliger l’État à prendre ses responsabilités face au changement climatique, avaient fort bien énoncé, par la voix du vidéaste Vincent Verzat, quand ils ont joué les présidents d’un soir lors des vœux pour 2019 de Mediapart : « Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable. »