Toute politique de l’opprimé est une politique de l’événement. C’est pourquoi les révoltes et les révolutions sont rarement à l’heure. Leur inattendu se glisse dans un entre-deux temporel où se chevauchent passé, présent, futur. Écart où peut aussi survenir la tragédie. Trop tôt, trop tard, on ne le sait par avance. Seule la suite, donc la lutte, le dira.
À l’inverse, la politique des classes dominantes se veut une histoire sans événements. Le réel y est intangible. Immobile, répétitif, sans alternative, sans autre possible. Ce n’est pas affaire d’idéologie mais d’intérêt bien compris. Qu’il ait le visage de Trump, de Macron, de Poutine ou de Xi Jinping, le conservatisme au pouvoir – le conservatisme chargé de conserver des intérêts socialement minoritaires – est un réalisme qui ne supporte pas l’imagination et l’invention politiques.
Comme l’a montré Emmanuel Terray1, ce réalisme a peu à voir avec la réalité, vivante et mouvante. Non, c’est un réel qui s’impose comme une contrainte, qui nous résiste et nous domine. Un réel qui barre la perspective, bouche les issues, ferme l’horizon. Un réel qui clôt le débat. Si cette « pensée de droite », qui peut aussi bien s’emparer de pouvoirs de gauche, « est d’abord un réalisme », écrit le philosophe, c’est parce qu’elle « accorde un privilège à l’existant et tend à s’incliner devant “la force des choses”, la puissance du fait acquis ». « Il n’y a pas d’alternative » est son mantra, congédiant le rêve, l’espérance, l’utopie. C’est une pensée de l’acquiescement à l’existant, une « pensée du oui », résume Terray, qui « n’accepte le réel que sous condition de l’ordre ».
Dès lors, sauf à se résigner et à se soumettre, on ne peut que souhaiter l’avènement d’un non qui brise cette immobilité et ouvre des possibles. À l’instar d’un chaos à la fois destructeur et créateur, il fait toujours désordre. Bouscule des habitudes de pensée, dérange des conforts de situation, oblige à des remises en cause. Ainsi en va-t-il pour les gauches, dans leur diversité, face à l’inédit des gilets jaunes. Quand le pouvoir fait de l’extrême droite son meilleur allié, pariant sur son action antisémite, xénophobe et raciste pour ruiner les exigences démocratiques et sociales du mouvement, la responsabilité des gauches en est d’autant plus grande afin d’éviter ce face-à-face mortifère.
À force de divisions et de précautions, le risque est grand, hélas, qu’elles manquent ce rendez-vous, laissant le pouvoir macronien et la droite lepeniste à leur face-à-face. Face aux gilets jaunes, l’attitude des principales organisations concernées a balancé entre attentisme et suivisme. Attentisme de ceux qui, plutôt que d’aller affronter l’extrême droite sur le terrain, se tiennent à distance prudente d’un mouvement qu’ils ne maîtrisent ni ne contrôlent. Suivisme de ceux qui, plutôt que d’assumer une claire et ferme pédagogie antifasciste, relativisent avec complaisance des dérives qui ne devraient souffrir aucune excuse. Alors même que nombre de militants, syndicaux ou politiques, ont spontanément pris leur part dans le soulèvement des gilets jaunes, l’embarras et la confusion semblent largement partagés au sommet de leurs organisations.
Si cette situation perdure, l’extrême droite sera la grande gagnante de cette crise, confortant sa place d’unique challenger d’un pouvoir qui, en 2017, se fit élire au nom de son rejet. Cette éventualité sera d’autant plus probable que les gauches continuent de s’enferrer dans des divisions partisanes incompréhensibles, tant l’heure est historique et décisive, pour toutes celles et tous ceux qui se réclament d’un idéal démocratique, social et écologique. La question n’est pas tant celle des élections à venir, où chacune des forces issues de la gauche semble déterminée à faire la course dans un couloir séparé. Non, elle est plus concrètement et plus urgemment celle de ce qui se passe et se joue sur le terrain, aux ronds-points et ailleurs.
À l’image de la convergence écologique et sociale réussie, le 8 décembre 2018, en pleine révolte des gilets jaunes, lors de la marche pour le climat, autour du slogan « Fin du monde, fin du mois, c’est pour nous le même combat », les gauches auraient bien fait d’inventer localement leurs propres carrefours afin de réunir leurs forces pour participer au mouvement en cours tout en respectant son autonomie. Elles ont autant à apprendre de lui, tant il rappelle aux partis de gauche la perte de leur assise populaire et leur isolement dans un confort institutionnel, qu’à y contribuer en accompagnant son inventivité démocratique et sa radicalité sociale. Elles ont surtout à y réapprendre le goût de cette confrontation avec le pouvoir établi sans laquelle aucun changement décisif n’adviendra, faute de rapport de forces favorable et de dynamique sociale suffisante.
Les coups à prendre, face à un mouvement indocile aux récupérations, sont de peu de poids devant le risque qu’il soit gangrené par le désespoir et le ressentiment. Est-il imaginable qu’aux drapeaux bleu, blanc, rouge, dont le symbole peut aussi bien signifier un retour de mémoire républicaine bienvenu qu’un repli malheureux sur un pré carré identitaire, s’ajoutent d’autres couleurs tricolores, mariant gilets jaunes, gilets verts et gilets rouges ?
Il faut en tout cas le souhaiter tant, entre urgence climatique, régression démocratique et injustice sociale, la montre tourne, en France comme ailleurs dans le monde. Il n’est pas indifférent que la crise des gilets jaunes ait été précédée de la démission du gouvernement de l’écologiste Nicolas Hulot, annoncée le 28 août 2018, puis accompagnée par le succès massif de la pétition citoyenne déjà évoquée, « L’affaire du siècle », en soutien de la poursuite en justice de l’État français « pour qu’il respecte ses engagements climatiques et protège nos vies, nos territoires et nos droits ».
Le départ de l’emblématique ministre de la Transition écologique et solidaire a résonné comme le cri d’alarme d’un homme de bonne volonté, libre de tout préjugé partisan, face à la crise de civilisation qui menace de submerger notre espèce et de ruiner le tout-vivant du monde. « On s’évertue à entretenir un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques » : parmi les explications données par Nicolas Hulot lors de l’annonce radiophonique de son départ du gouvernement, cette phrase calme et posée fut en même temps le réquisitoire le plus impitoyable contre la politique imposée à la hussarde par Emmanuel Macron depuis son élection. Ce pouvoir « probusiness », ainsi que le vantait, sans aucun état d’âme, la ministre du Travail Muriel Pénicaud lors de discussions budgétaires, a tourné le dos à l’intérêt général et au souci du commun.
Énumérant avec émotion toutes ses batailles perdues face aux divers lobbies des intérêts privés, voraces et égoïstes, au point de confier le vertige qui l’a saisi de devenir à son tour « cynique » – « Je me suis surpris à des moments à abaisser mon seuil d’exigence » –, Nicolas Hulot ne montre pas seulement que le discours écologique n’est, dans la communication macronienne, qu’un supplément d’âme que démentent les choix réels en faveur d’un capitalisme « offshore », avide de rentabilité immédiate et aveugle aux solidarités collectives. Il souligne surtout que des politiques économiques ultralibérales, qui creusent les inégalités, défont les droits sociaux et promeuvent la compétition à outrance, sont incompatibles avec le défi écologique que doit relever l’humanité.
Vous êtes le vieux monde, disait en somme Nicolas Hulot à Emmanuel Macron et à la petite troupe qui l’accompagne, alors même que l’urgence en réclame radicalement un nouveau, à l’opposé de ce que vous incarnez : obsession de la croissance, de l’accumulation, de la consommation ; défense de la concurrence, du chacun pour soi, de l’enrichissement égoïste ; attaque contre tout ce qui fait tenir ensemble une société, cette exigence « solidaire » qu’il avait imposée à l’enseigne de son ministère ; indifférence aux devoirs impératifs qu’impose le destin commun d’une humanité partagée face aux migrations provoquées par les désordres du monde ; refus de donner droit – voire d’entendre au point de réprimer leur expression – aux revendications portées par toutes celles et tous ceux qui, sur le terrain, inventent les alternatives de demain, par des exigences indissociablement démocratiques, sociales et écologiques…
Cette démission ministérielle fut un heureux et salutaire retour à la case départ, celle de l’Appel des solidarités qui fut le seul engagement de Nicolas Hulot lors de la campagne présidentielle de 2017, résolument du côté du bouillonnement de la société civile. Le chamboule-tout que les circonstances ont offert à Emmanuel Macron, cet « en marche » mouvementiste devenu un « en force » autoritaire depuis qu’il est au pouvoir, avait éclipsé cette dynamique portée par plus de quatre-vingts associations, parmi lesquelles la Fondation Nicolas-Hulot (devenue depuis Fondation pour la Nature et l’Homme), à l’initiative d’Emmaüs et de son président Thierry Kuhn. « Nous sommes le monde de demain » : relire cet Appel des solidarités, c’est prendre la mesure du gouffre qui s’est creusé entre cette attente de bonne volonté, sans préjugés ni a priori, et la brutale réalité de la présidence Macron, son cynisme économique et son amoralisme politique.
La rupture de Nicolas Hulot, qui a tiré la seule conséquence logique de l’impasse dans laquelle il était depuis le premier jour de son pari gouvernemental solitaire, rendait soudain ces mots plus actuels que jamais, tel un appel à la mobilisation générale de la société pour inventer collectivement l’alternative qui nous manque : « Nous continuerons à lutter, sans concession, contre un modèle qui produit de l’exclusion et qui détruit la planète. Nous continuerons à combattre toute forme de résignation et de repli sur soi. Nous continuerons à opposer l’entraide à la compétition et à la concurrence de tou·te·s contre tou·te·s. Nous continuerons à défendre la justice sociale, l’accès universel et sans condition aux droits fondamentaux, la solidarité avec les générations futures. Nous continuerons à militer pour la liberté d’aller et venir, de créer, d’innover, d’imaginer d’autres possibles. […] Nous sommes les artisans d’une nouvelle forme de radicalité. Une radicalité humaniste et fraternelle. Ensemble, nous décrétons l’état d’urgence sociale, écologique et solidaire. Ensemble, nous sommes déjà le monde de demain. »
Comment ne pas entendre, dans la clameur plurielle des gilets jaunes, l’écho de cet appel à inventer, par la lutte et dans l’action, de nouvelles radicalités ? Tout est lié, l’écologie, le social, la démocratie, disait déjà l’aveu d’échec de Nicolas Hulot. Croire qu’une politique sociale étroitement nationale se suffit à elle-même, dans l’indifférence au monde et aux autres, c’est faire le lit de la xénophobie et du racisme comme l’illustre dramatiquement, en Italie, l’alliance sur cette base du Mouvement cinq étoiles et des héritiers du fascisme mussolinien. Croire que moins de démocratie aide à relever les défis colossaux qui s’imposent à notre humanité commune, c’est ouvrir la voie à des régimes autoritaires aussi désastreux pour leurs propres peuples que pour la paix du monde. Croire qu’une politique résolument écologique peut s’imposer et s’épanouir sous des pouvoirs menant des politiques sociales injustes et des politiques économiques prédatrices, c’est accroître les désordres et les dangers que l’on veut conjurer.
Dès lors, au spectacle des échecs, des impuissances et des rivalités qui caractérisent des gauches désunies et dispersées, affaiblies et divisées, comment ne pas avoir le sentiment qu’elles n’ont pas pris la mesure de la gravité de l’époque ? Comme si, alors que l’humanité serait enfermée dans une pièce dont les quatre murs se rapprocheraient d’elle à grande vitesse, elles continuaient à se disputer sur la répartition du mobilier ! Alors même que seules des mobilisations de la société, populaires et unitaires, peuvent conjurer une catastrophe dont nous connaissons par avance les contours : des pouvoirs autoritaires, au service d’intérêts économiques socialement minoritaires, entraînant leurs peuples dans des guerres identitaires tout en détruisant le tout-vivant du monde.
Telle est la convocation que nous a adressée le surgissement des gilets jaunes. Rencontrer l’événement. Risquer l’inattendu. Parier sur l’improbable. Pour les opprimés, condamnés à soulever des dominations qui se voudraient immuables, la politique, rappelait Daniel Bensaïd, n’est « ni une science de l’administration ni une technologie des institutions, mais un art des conjonctures propices et de la décision2 ». Elle est forcément une politique intempestive dont la raison stratégique, ajoutait Jacques Derrida, est « ce courage d’une pensée qui sait qu’il n’y a de justesse et de justice, et de responsabilité qu’à s’exposer à tous les risques, au-delà de la certitude et de la bonne conscience3 ».
Face aux gilets jaunes, ce pari ne pouvait que faire hésiter des gauches encore orphelines du XXe siècle, avec ses partis structurés et ses militants disciplinés, ses cultures organisationnelles et ses repères idéologiques. Alors même que la nouveauté des gilets jaunes, dans la dimension plébéienne de leur révolte, rétive aux avant-gardes et aux délégations de pouvoir, faisait régner une brusque discordance des temps, une résonance du XIXe siècle des sociétés secrètes républicaines dans le XXIe siècle des réseaux sociaux numériques. La méfiance envers toute représentation en fut l’exemple le plus flagrant, rappelant furieusement cet Appel aux électeurs lancé en mars 1871 par la Commune de Paris : « Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre vie, souffrant des mêmes mots. Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables. »
Une idée est ici en action, avec sa puissance évocatrice et sa force subversive : l’égalité. Elle lie indissolublement exigence citoyenne et revendication sociale autour du « n’importe qui » de la démocratie. En se promenant dans les premiers tomes du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, fondé par Jean Maitron4, ceux qui tout particulièrement visitent le XIXe siècle, on retrouve la jeunesse et la vitalité de cet idéal. Sa force mobilisatrice, surtout, qui provoqua, face à l’énergie ainsi libérée, cette grande peur des possédants dont les massacres des Journées de juin 1848 et de la Semaine sanglante de mai 1871 furent l’expression. Car la « République démocratique et sociale » n’y est pas une formule creuse, mais un projet politique rationnel qui porte l’exigence d’une réelle souveraineté populaire. Non plus d’un peuple passif, mais d’un peuple actif. D’un peuple souverain qui ne délègue pas ses pouvoirs mais revendique de les assumer lui-même.
Il nous revient donc de sauver cette promesse délaissée que l’historienne Michèle Riot-Sarcey a nommée avec bonheur « le réel de l’utopie5 ». Étudiant les utopistes des années 1830-1840, puis 1848 comme « révolution oubliée »6 et, enfin, la liberté comme fleuve souterrain du XIXe siècle7, ses travaux montrent combien cet héritage nous convoque deux siècles plus tard, enjambant les déceptions et les tragédies du XXe. Face aux contemporaines stratégies du choc, financières et sécuritaires, qui mettent à nu des démocraties confisquées, d’apparence électorale et de réalité oligarchique, nous redécouvrons la puissance évocatrice des exigences élémentaires : celles d’une démocratie réelle, d’une liberté véritable, d’une égalité neuve, d’une fraternité inédite. Cette « modernité créatrice » qu’il nous revient d’exhumer et de libérer face à une « modernité dévastatrice8 ».
Le XIXe siècle fut le théâtre de cette provisoire défaite, que la catastrophe du XXe a amplifiée, où la promesse initiale de souveraineté populaire s’est effacée au profit d’un gouvernement dit représentatif qui est en fait celui des seuls hommes qui, par leur naissance, leur fortune ou leur éducation, revendiquent le pouvoir de gouverner les autres. « Ainsi, commente Riot-Sarcey, la pratique de la souveraineté, dont l’idée est ancrée dans l’acte révolutionnaire, s’est-elle transformée au cours des deux derniers siècles en s’adaptant aux nécessités du pouvoir, aux dépens de ses bénéficiaires supposés : les déshérités de la part du peuple oubliée. » Dès lors, « le sens du souverain a perdu la force de l’idée populaire qui le soutenait en se logeant dans une représentation à distance du réel. De plus en plus à distance ! »9.
Nous y sommes, au spectacle d’un vieux monde politique qui se meurt sous nos yeux tandis que le nouveau tarde à naître. Autoritaires sans autorité, ses porte-parole ont les accents de François Guizot, l’homme d’État de la Restauration, dénonçant la « démocratie sociale » un an après la chute de la royauté en février 1848 : « C’est le chaos de nos idées et de nos mœurs politiques, ce chaos caché tantôt sous le mot démocratie, tantôt sous le mot égalité, tantôt sous le mot peuple, qui lui ouvre toutes les portes et abat, devant elle, tous les remparts de la société. On dit que la démocratie est tout ; les hommes de la République sociale répondent : “La démocratie c’est nous10”. »
On comprend que cela effraie les tenants du vieux monde qui s’en sont crus définitivement propriétaires. Ces provisoires vainqueurs dont Victor Cousin, philosophe libéral et contemporain de Guizot, défendait avec entêtement le fait accompli : « Le vaincu est toujours celui qui doit l’être », professait-il en 1828, tandis que « le vainqueur non seulement sert la civilisation, mais il est meilleur, plus moral, et c’est pour cela qu’il est vainqueur »11. La fin de l’Histoire, son ordre immuable et son temps arrêté, ces illusions des dominants, arc-boutés sur leurs positions acquises, ne datent donc pas d’hier. Et le branle du monde est toujours là, incessant, pour les rappeler à la réalité.
En nous requérant sans prévenir, les gilets jaunes ont ainsi confirmé cette intuition de Walter Benjamin dans ses thèses Sur le concept d’histoire, cet appel à sauver le présent à la lueur d’un passé qui brillerait telle une lumière à l’instant du péril : « À chaque époque, il faut tenter de refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de la neutraliser. » À l’image des ronds-points occupés, bloquant ou ralentissant la circulation, le propre des soulèvements populaires, c’est d’interrompre le temps. Ce n’est plus ce présent sans futur qui se veut éternité de la domination, de ses injustices et de ses oppressions. Dès lors les temps se mêlent. Un passé plein d’à présent surgit, celui d’anciennes révoltes plongeant au plus lointain de l’imaginaire républicain. Comme si, soudain, dans cette rupture où passé, présent et futur s’entremêlent de nouveau, une conversation reprenait qui avait été trop longtemps interrompue.
En 2016, deux ans avant les gilets jaunes, les Nuit debout qui ont surgi au cœur des villes françaises dans le sillage des mobilisations contre le dynamitage réactionnaire du code du travail, avaient commencé par inventer un nouveau calendrier. Démarrant le 31 mars, premier soir de rassemblement sur la place de la République à Paris, cette éphéméride n’envisageait les jours qu’en prolongation de la lutte, de sa durée gagnée et de ses convergences accumulées. Un interminable mois de mars se dressait ainsi comme une barricade de temps sauvé et libéré, face à la machinerie horlogère du pouvoir, ses décisions imposées d’en haut, ses passages en force oligarchiques, son agenda autoritaire et inégalitaire.
Or, dans ses thèses, Walter Benjamin soulignait combien tout réel bouleversement démocratique et social de l’ordre existant suppose un autre imaginaire du temps. « La grande Révolution introduisit un nouveau calendrier, écrit-il dans la quinzième. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c’est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de remémoration12. » Ne comptant pas le temps comme les horloges, les calendriers sont en quelque sorte « des monuments d’une conscience de l’histoire ». Et Benjamin de rappeler qu’en juillet 1830, durant les Trois Glorieuses, ce premier soulèvement de l’espérance républicaine démocratique et sociale, on vit des insurgés parisiens tirer sur des horloges murales. Comme si cette conscience du passé faisait soudain valoir son droit.
En opposant le calendrier à l’horloge, l’invention de l’un à la répétition de l’autre, Walter Benjamin pourfend une histoire écrite par avance, ne laissant pas de place à l’imprévisible de l’événement. Le temps mécanique, quantitatif et immuable, de l’horloge ou de la montre, c’est celui de la domination, un temps d’immédiateté, sans mémoire ni histoire, temps d’un présent monstre où l’oubli du passé congédie le possible du futur. Avec l’inattendu de la révolte surgit la tentative d’arrêter ce temps vide et d’ouvrir la voie à un autre temps, celui de la pensée, de la parole et de l’action. Un temps nouveau, porteur d’une espérance improbable qui puisse conjurer le probable de la catastrophe.
Les révoltes d’en bas contre l’ordre d’en haut, ces éruptions volcaniques qui font parfois advenir des révolutions, seraient donc comme une tentative d’arrêter le temps quantitatif de la catastrophe par le surgissement d’un temps qualitatif. Délivrant le matérialisme historique des illusions du progrès – lequel, par-delà ses bienfaits apparents, inégalement répartis, est indissociable des catastrophes qui l’accompagnent –, Benjamin, tel un voyant qui aurait anticipé nos temps de crises accélérées et multiformes (économique, sociale, écologique, démocratique, spirituelle, etc.), nous invitait à tirer le signal d’alarme. Afin que nous puissions arrêter ce train fou où le présent court à l’abîme : « Que les choses continuent à “aller ainsi”, voilà la catastrophe13. »
Parier sur ce geste salvateur, c’est convier une autre temporalité, un temps d’invention contre la fatalité. Le temps, aussi, de reconstruire des cadres d’espérance et de réarmer des possibles. C’est pourquoi, aussi minoritaires et velléitaires qu’ils aient pu sembler, les rassemblements des Nuit debout avaient déjà indiqué une piste prometteuse : sauver le présent de la catastrophe en conviant le passé des vaincus. Par leurs procédures inédites, d’échanges et de partages, ce fut l’ébauche d’un refus du temps qui nous emprisonne, nous étouffe et nous paralyse : le « présentisme », selon le néologisme forgé par l’historien François Hartog14, ce présent monstre où la peur congédie l’espoir. Un temps sans futur ni passé, saisi par l’éphémère de la marchandise, où aujourd’hui ne cesse d’effacer hier avant d’être à son tour oublié demain. Le temps sans avenir de tous ceux que l’horreur économique voudrait interdire de projets, chômeurs, précaires, intérimaires, etc., variables humaines des ajustements financiers. Le temps sans hiérarchie de l’information en continu, immédiate et superficielle, sans mémoire ni morale. Le temps sans issue de la terreur dont la médiatisation instantanée nous saisit et nous paralyse, tels des lapins pris dans les phares.
Ce temps d’insignifiance et d’inconscience n’est aucunement inéluctable : il ne s’impose à nous que dans la mesure où nous acceptons de le subir. Aussi nous faut-il chercher des forces pour briser son carcan, en ouvrant des brèches, en créant des discordances et des dissonances, en nous glissant dans toutes sortes d’anfractuosités prometteuses. Et, ainsi, face au probable de la catastrophe, se décider à parier sur l’improbable de l’événement. Sauf à renoncer, nous n’avons guère d’autre choix que de saisir cette mince chance « qu’une porte peut s’entrouvrir qui semblait à jamais fermée15 », selon l’image de la philosophe Françoise Proust qui poursuivait ainsi : « Collecter les chances manquées, tous ces moments où l’humanité ne se présenta pas à l’heure et manqua l’occasion de justesse, tous les gestes qui sauvèrent une situation in extremis, ce n’est pas faire preuve de nostalgie et montre de conservatisme, c’est affirmer l’éternel retour des risques comme des chances et la vertu de la main heureuse. »
Ce pari-là est pascalien : tout comme Pascal faisait, sans certitude, le pari de croire que Dieu existe, nous ne savons pas si ce moment adviendra, mais nous faisons le pari de croire au possible de son existence. Dès lors, la véritable victoire des vaincus, ce serait de ne jamais se prendre pour des vainqueurs. De ne jamais immobiliser l’espérance qu’ils ont portée. En somme, de ne jamais se résoudre à la laisser en repos. Communiste de Résistance, devenu militant du Parti pendant la Seconde Guerre mondiale, puis auteur pionnier, avec Autocritique16, d’une réflexion sur les mécanismes de soumission partisane, Edgar Morin n’a cessé de confronter sa famille, la gauche, aux pièges d’une « religion de salut terrestre17 ». Dans une réflexion ouverte à l’événement, au mouvement du monde et au vent des idées, il s’est efforcé de l’en sauver par une lucidité nouvelle qui préserve la foi de la loi et préfère le peuple maudit au peuple élu. Être résolument et définitivement « avec les minoritaires, les vaincus et les exclus », résume-t-il.
Choix confirmé par son analyse compréhensive des gilets jaunes, ce mouvement dont la couleur « a rendu visibles les invisibles » : « Quelles que soient les scories que comporte le mouvement, quels que soient les parasitages dégradants, voyons que, dans le soudain redressement des courbés, dans la vocifération des ignorés, dans l’exaspération des derniers de cordée, il y a la revendication d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être reconnus comme des êtres humains à part entière18. »
Camper de ce côté-là de la barricade, c’est affronter de façon récurrente un monde qui se croit supérieur parce qu’il ne croit plus à rien. Un monde sans espérance qui est pourtant soumis à des dieux de pacotille et d’illusion, aliéné aux fétiches marchands, possédé par les choses matérielles, habité par les cultes consommateurs, d’avidité et de gaspillage. C’est ce « monde moderne » contre lequel se dressait le libertaire chrétien Charles Péguy, dans la fidélité aux combats dreyfusards de sa jeunesse, alors même qu’il se laissait entraîner dans sa catastrophe guerrière, où il perdit la vie, le 5 septembre 1914.
Relire sa colère de 1910, dans « Notre jeunesse19 », c’est découvrir un portrait presque intact de notre monde d’aujourd’hui : « Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. » Oui, le monde de ceux qui ne croient à rien…
À ces cyniques de l’immédiat et de l’instantané, que l’amour du profit et le désir du pouvoir aveuglent sur leur condition humaine, éphémère passage sur la planète Terre, Albert Camus avait répondu définitivement au sortir du pari de la Résistance. C’était lors d’une conférence prononcée en 1946 à New York, dans les murs de l’université de Columbia20, là même où fut créée la première école de journalisme. « Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance, expliquait l’écrivain-journaliste, fondateur du quotidien Combat. Alors, il n’y a ni bien ni mal, et Hitler n’a eu tort, ni raison. » Dès lors, « celui qui a raison, c’est celui qui réussit, et il a raison pendant le temps qu’il réussit ».
À cette philosophie des vainqueurs, toujours satisfaite de l’humiliation des vaincus, Albert Camus opposait la sagesse modeste des travailleurs – et les journalistes sont, pour la plupart, des travailleurs de l’information. « Tenir sa place et bien faire son métier », répondait-il humblement dans la même conférence, afin de faire émerger un monde qui cessera « d’être celui de policiers, de soldats et de l’argent pour devenir celui de l’homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi ».