Ne laissons pas une technocratie managériale désincarnée, dont ne veulent ni les actionnaires, ni les dirigeants, ni les salariés, assécher toute créativité dans l’entreprise.
Il est des chiffres qui claquent comme des évidences, et pourtant…
Le pourcentage de salariés démotivés a atteint, en France, en 2013, près de 40 %. Seuls 20 % de nos compatriotes considèrent que leur travail est un plaisir, quand 62 % estiment qu’il est contrainte, routine ou, au mieux, une « sécurité »2.
Par ailleurs, 63 % des salariés français éprouvent du stress au travail (sondage OpinionWay, octobre 2012). Une étude de l’INRS évalue le coût social du stress dans notre pays entre 2 et 3 milliards d’euros par an. Quant au BIT (Bureau International du Travail), il estime que l’absentéisme, le turnover et la « perte de qualité » liés au stress représentent 3 à 4 % du PIB des pays industrialisés.
Gérard Mermet, dans son livre Réinventer la France (Éditions de L’Archipel, 2014), souligne que « la France est l’un des pays les plus déprimés au monde ». Le baromètre mondial du bonheur (WIN/Gallup, décembre 2012) place la France à l’avant-dernière position parmi cinquante-quatre pays en matière de perspectives économiques. En outre, 90 % des Français considèrent que leur pays est en déclin économique.
Dans le même temps, la contestation sociale gronde dans le pays et, donc, dans nos entreprises, nourrie par une crise qui s’enkyste, la perception de l’impuissance de l’État, la peur de la précarité et la perte de sens. Un sondage de l’institut Polling Vox réalisé pour 20 Minutes et publié en janvier 2014 fait apparaître que 86 % des sondés estiment que « la France connaîtra un mouvement de contestation sociale généralisé en 2014 ».
Dans ce contexte délétère, le rôle du manager n’a jamais été aussi critique. Sa priorité devrait être de développer la motivation, la compréhension, l’adhésion des équipes, et, ainsi, l’envie et le bonheur au travail et la performance collective. Or la confusion fréquemment commise par nombre de managers entre la carte (à grand renfort de reportings, graphiques et autres présentations PowerPoint) et le territoire, c’est-à-dire la réalité humaine de l’entreprise, relègue au second plan la démarche managériale.
Certaines « vérités » désarmantes continuent à être affirmées par les tenants d’un management inadapté à notre temps. La liste serait trop longue à égrener, mais qui n’a pas entendu soutenir, par exemple, que l’affect n’avait pas sa place au travail – comment penser cela quand l’entreprise est, par essence, un collectif humain, lequel est profondément perturbé par une crise qui dure et affecte ses repères ? – ou que le seul exercice de l’autorité dispensait de l’écoute et de la recherche d’une compréhension mutuelle ? Qui n’a pas observé que plus la crise s’aggrave, plus forte est la tendance à un management désincarné et mécaniste ?
On croyait l’organisation scientifique du travail prônée par Taylor reléguée dans le cabinet des curiosités RH au profit d’un management plus participatif. Mais la crise est passée par là. Et, alors que la recherche de sens n’a jamais été aussi forte, compte tenu, notamment, de l’effondrement des convictions politiques, morales ou encore religieuses et du développement d’une société où la solidarité cède le pas à l’individualisme et à l’immédiat, l’entreprise, qui le pourrait et le devrait, considère trop souvent aujourd’hui n’être responsable ni de la quête de sens, ni du besoin de reconnaissance et moins encore du bonheur des salariés. Le lien social s’y réduit alors au seul contrat de travail.
Pourtant, l’impact du manager sur la motivation des salariés, leur bonheur au travail et donc sur l’efficacité collective est d’une singulière évidence.
J’ai souvent raconté à des étudiants de troisième cycle en ressources humaines cette parabole bien connue qui aide à le comprendre. La scène se passe au Moyen Âge. Un promeneur longe un chemin au bord duquel travaillent trois hommes. Chacun fait très exactement le même geste, celui de poser une pierre au-dessus d’une autre. Le premier semble éprouver une grande tristesse et travaille avec une infinie lenteur, le deuxième est plus allant et, le troisième, comme transporté par un élan.
Le passant demande alors à chacun des trois hommes ce qu’il fait. Le premier lui répond qu’on lui demande de poser une pierre sur une autre ; le deuxième, qu’il a pour rôle de poser une pierre sur une autre pour bâtir un mur ; et le troisième explique que sa mission consiste à poser une pierre sur une autre pour édifier la façade d’une future cathédrale. S’impose alors comme une évidence à notre promeneur que celui qui sait ce qu’il fait, à qui on a expliqué son rôle et, au-delà, le dessein d’ensemble auquel il contribue, est porté par une énergie, une envie, une motivation qui le poussent à avancer, à aller toujours plus loin tout en étant protégé de l’ennui et du doute.
Bien des années plus tard, en 2014, le lointain descendant de ce promeneur déambule dans les couloirs d’une entreprise. Celle-ci investit, tente d’innover, cherche à se différencier, mais rien n’y fait, ses performances demeurent mauvaises. Les salariés paraissent comme statufiés autant que stressés ; aucun ne sait dire quelle est la stratégie de l’entreprise, en quoi il y contribue ni même ce qui est attendu de lui. Notre promeneur comprend aussi que, plutôt qu’expliquer à un salarié comment s’améliorer, s’il a mal fait, on préfère le remplacer, comme on change le bœuf fatigué d’avoir tiré le soc.
Réveillons-nous ! Ne laissons pas le potentiel bâtisseur de cathédrale se transformer en poseur de pierres et la cathédrale n’être jamais achevée. Ne laissons pas une technocratie managériale asphyxiante ruiner les efforts des salariés autant que des actionnaires. Ne laissons pas les salariés de nos entreprises errer dans un univers dépourvu de sens, de lisibilité, simplement parce que certains managers n’ont pas compris qu’expliquer la stratégie et le moyen de la mettre en œuvre, valoriser le rôle de chacun dans ce dessein est tout aussi indispensable que d’investir dans l’outil de production. Interdisons à quiconque de penser qu’être un manager hautain et inaccessible vaut mieux qu’être humain, encourager, féliciter, aider, aimer.
Changer le cours des choses, de cette lente mais certaine dégradation du climat interne dans l’entreprise serait devenu impossible, tant l’urgence imposée par la gravité de la crise serait incompatible avec de nouvelles pratiques managériales.
Non ! Ne tenons pas pour vraie cette vision erronée autant qu’asséchante de l’entreprise. Il est grand temps de repenser, redéfinir, revaloriser, aussi, le rôle du management, sa mission, ses devoirs dans l’entreprise, autour de quelques idées simples.
Le salarié de l’entreprise est, en France, aujourd’hui, victime d’une double peine, assailli d’une double angoisse. La situation particulièrement dégradée du pays (chômage, dette publique, (dé)croissance, perte de pouvoir d’achat, stagflation) le préoccupe avec une intensité jamais connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En outre, la mondialisation est majoritairement perçue comme une menace, les taux de participation aux élections nationales montrent clairement que le citoyen ne se considère pas comme acteur mais, au mieux, comme spectateur d’une réalité sur laquelle il estime n’avoir aucune prise. Cette passivité est un facteur de démotivation et de stress. Dans le même temps, dans l’entreprise, certains managers n’assument plus leur mission ; celle, fondamentale, d’expliquer, de faire adhérer, de motiver en donnant du sens et de susciter ainsi l’envie, la créativité et le désir d’agir.
Pourtant, chacun doit être traité en adulte responsable, capable de comprendre les réalités et de prendre sa part des efforts à accomplir. La demande de sens ne doit pas être perçue par le manager comme une contrainte ou une remise en cause de son autorité mais, tout au contraire, comme la démonstration d’une formidable envie – souvent sous-estimée – d’agir. Or on n’agit bien que si l’on comprend ce qui est attendu de soi. De passif, on devient acteur, de désengagé on devient impliqué, et l’angoisse cède le pas à l’action.
Expliquer, donner à comprendre, partager, être transparent sur la stratégie et les difficultés auxquelles l’entreprise peut être confrontée sont autant de devoirs fondamentaux du manager.
Les enquêtes portant sur la motivation des salariés montrent que la capacité de l’entreprise à être « inclusive », c’est-à-dire à agréger une vaste diversité de compétences, de profils et de parcours de vie est un facteur de créativité et de fierté d’appartenance des collaborateurs.
Le refus de la différence, la discrimination, quelle qu’en soit la forme, sont perçus, de manière quasi unanime, comme d’inacceptables déviances.
Mais, dans un contexte de crise, réapparaît chez certains managers une très regrettable tendance à ne prendre aucun risque en ne recrutant plus ni ne promouvant des talents différents, singuliers, originaux. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point la question de la promotion des diversités et de la lutte contre les discriminations qui occupait une place centrale dans le discours politique et managérial au début des années 2000 est désormais reléguée au rang d’antienne ânonnée sans réelle conviction dans les liturgies managériales.
Or, sur des marchés de plus en plus disputés, la capacité d’innover, de créer, de comprendre aussi la diversité des attentes des consommateurs est un gage de réussite. Pour y parvenir, nul doute que la pluralité des compétences, des profils et des parcours de vie est indispensable à l’entreprise. Elle est aussi un gage d’adaptabilité à des environnements sans cesse changeants.
La capacité d’une entreprise à être « inclusive », c’est-à-dire à agréger en son sein le plus grand nombre possible de différences et à lutter efficacement contre les discriminations liées à l’âge, au sexe, à l’origine, au handicap, à l’apparence physique, à l’orientation sexuelle, aux convictions religieuses et, plus généralement, aux parcours de vie, renforce le « sens » au travail. Travailler dans une entreprise qui agit en faveur de la lutte contre les discriminations et se montre solidaire est un motif de fierté et de motivation pour ses collaborateurs.
Le citoyen, hier consommateur passif, victime consentante d’un marketing triomphant créant son désir et son besoin d’achat, s’est progressivement mué en consomacteur. La consommation dite collaborative s’est développée principalement grâce à Internet et les multiples sites par lesquels des communautés de consommateurs se créent, jugent les produits et services, partagent leurs avis et, parfois même, contournent les offres classiques comme le montre le succès des sites Airbnb ou OuiCar.
L’entreprise s’est emparée de ce phénomène, utilisant la capacité et l’envie créatrices de ses clients en leur demandant de participer à l’élaboration de ses produits, en les associant au développement de son offre. On ne compte plus les exemples de « communautés » de clients appelées à tester et à améliorer les produits avant leur commercialisation.
Singulièrement, dans le même temps, le « management participatif » qui, pourtant, devrait s’inscrire dans un mouvement naturel de l’entreprise vers plus d’implication de ses parties prenantes, cède le pas à la faveur d’un management directif et technocratique prétendument imposé par la nécessité de tenir la bride courte en temps de crise.
C’est une triple erreur.
D’abord parce ce mouvement est contraire à la volonté du citoyen de « reprendre la main » quand, au plan national, tout semble lui échapper. C’est par les actions concrètes du quotidien, par la capacité à influer sur son environnement, son travail, que se renforce la confiance en soi. La place laissée à l’initiative individuelle est un puissant levier de motivation.
Aussi parce que la « génération Y » qui constitue, par essence, l’avenir de nos entreprises, n’accepte pas d’être passive, soumise à une autorité managériale qu’elle considère, par principe, discutable. Pour cette génération, née à une époque où, par le biais d’Internet, tout se discute, aucune vérité n’est tenue pour telle qui n’ait été préalablement remise en cause, vérifiée, décortiquée. Elle veut également être actrice du fonctionnement de l’entreprise, participer à la décision, être mise en situation d’apporter sa vision, ses méthodes, bref, sa propre pierre à l’édifice.
Enfin, parce que l’autonomie est une source majeure de performance et de bien-être professionnel. De nombreuses études, citées dans le présent ouvrage, montrent combien la capacité à agir sur son environnement, à avoir un impact sur le fonctionnement de son entreprise est générateur de confiance en soi et de satisfaction en permettant le développement d’un réel sentiment d’utilité individuelle et donc de performance collective. Agir et non subir est une aspiration naturelle profondément créatrice de valeur tant individuelle que collective. L’époque des « temps modernes » magnifiquement campée par Charlie Chaplin dans son film de 1936, est définitivement révolue ; chaque manager doit s’en convaincre.
Tout manager devrait se répéter chaque jour que le bonheur des uns fait le bonheur des autres et que développer le plaisir au travail des collaborateurs est le plus sûr moyen d’assurer la réussite de l’entreprise… et inversement.
Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de démontrer scientifiquement que le stress subi par un collaborateur est destructeur de sa motivation. Or, sans motivation individuelle, il n’y a pas d’efficacité collective, pas de succès possible de l’entreprise, pas de capacité de celle-ci à faire face au gros temps. Cette idée-force doit être reliée au fait qu’à l’opposé du stress est le plaisir que, pourtant, seuls 20 % des Français estiment éprouver dans leur travail !
S’impose donc l’idée selon laquelle, pour assurer la réussite de l’entreprise, il n’y a pas d’autre voie possible, sur le plan managérial, que de favoriser le développement du sentiment de plaisir et donc de bonheur des collaborateurs.
Mais l’entreprise a-t-elle aujourd’hui les moyens de créer un cadre favorable au développement du sentiment de plaisir au travail ?
Cette question n’est-elle pas iconoclaste en temps de crise ?
Le bonheur professionnel n’est-il pas un éden romantique que seuls quelques DRH parfumés à l’eau de rose auraient encore l’audace d’appeler de leurs vœux ?
Amis managers et DRH, vous pouvez changer le cours des choses.
Vous pouvez, malgré une situation économique morose, contribuer directement à l’efficacité de votre entreprise par chacun de vos actes managériaux. La recette tient dans l’exercice bienveillant de la responsabilité managériale. Cette démarche, telle que nous la définissons avec le docteur Philippe Rodet, s’appuie sur cinq principes clés :
— Favorisez l’initiative et la créativité en donnant à chacun une place dans le dispositif d’ensemble de l’entreprise en ne craignant ni le débat ni la remise en cause.
— Développez la reconnaissance du travail accompli en osant féliciter et remercier. Dire « merci », c’est donner envie d’aller plus loin.
— Soyez les garants d’un management juste. Être juste, ce n’est pas tancer celui qui s’est trompé, mais c’est l’aider à comprendre l’erreur pour s’améliorer et, surtout, encourager l’effort. Être juste, ce n’est pas non plus dire oui à tout, ce n’est pas s’interdire d’être ferme lorsque cela est nécessaire. Finalement, être juste, c’est traiter son collaborateur comme on aimerait l’être soi-même, de manière respectueuse et riche de sens.
— Soyez transparent. Expliquer la stratégie, les difficultés comme les succès, ce n’est pas se départir de son pouvoir. Tout au contraire, c’est donner du sens en faisant appel à la raison et à la capacité à comprendre, donc donner envie d’agir.
— Encouragez l’« aimer-faire » autant que le savoir-faire. Il convient, bien sûr, de disposer de collaborateurs compétents pour les missions qui leur sont confiées, mais aussi de susciter l’envie, le plaisir de faire, qui sont indissociables de l’efficacité, en laissant une part à l’initiative individuelle, à l’action originale, aux idées différentes.
Agir ainsi, c’est se comporter en honnête homme, garant de la nécessaire synthèse entre réussite collective et bonheur individuel et conscient du lien indissoluble qui les unit.
« Donnez-moi un point d’appui et un levier, je soulèverai le monde », disait Archimède. Nous avons et l’un, le point d’appui d’un management revisité, et l’autre, le puissant levier de la bienveillance, à portée de la main. Dans l’entreprise d’aujourd’hui, pourtant en prise à tant de vents contraires, la bienveillance managériale peut changer le cours des choses. N’en doutons pas.
Le livre du docteur Philippe Rodet nous invite à repenser nos actes, pour nous-mêmes, pour nos proches et pour nos collaborateurs, en desserrant les mâchoires du stress, subi ou provoqué, au profit d’une démarche qui favorise le bien-être et le vivre ensemble. Il ouvre une voie nouvelle. Empruntons-la !
Yves Desjacques
DRH du groupe Casino