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Layla ne l’avait pas rappelée la veille au soir, comme convenu. Hélène avait pourtant essayé de la joindre plusieurs fois et lui avait laissé des messages en lui demandant de la recontacter. En vain. « Je ne suis pas une gamine », lui avait-elle rétorqué lors de leur dernière discussion. Cossowitz avait dû la faire vibrer avec « son gros objectif ». Hélène sourit malgré elle et se dit qu’avec la nuit qu’elle avait dû passer, Layla avait peut-être changé d’avis sur leur déplacement en Suisse. Pourtant, ça ne lui ressemble pas, ce silence, lui chuchota une petite voix, entre deux gorgées de café.

Il était déjà temps de prendre la route, si elle voulait arriver à l’heure au rendez-vous en Suisse. Mais d’abord, il lui fallait trouver le téléphone de Cossowitz ou son adresse. Un photographe professionnel devait avoir son site Internet. Hélène tapa sur son smartphone « Thierry Cossowitz photographe contact » et obtint les occurrences correspondant à sa recherche avec un numéro de fixe, un portrait de lui qu’elle téléchargea et, cerise sur le gâteau, un 07 qu’elle composa aussitôt.

À la voix qu’elle entendit, celle d’un homme âgé, elle crut s’être trompée et allait raccrocher, quand son interlocuteur se présenta sous le bon nom.

— Bonjour ! Excusez-moi de vous déranger, mais je m’inquiète au sujet d’une amie, Layla Bennani, qui avait une séance photo dans votre studio, hier en fin d’après-midi. Elle devait me rappeler à son retour, or je n’ai pas eu de nouvelles. À quelle heure la séance s’est-elle terminée ?

— Ah… mais… elle n’est pas venue. Je me suis dit qu’elle avait eu un empêchement, les gens ne préviennent pas toujours, vous savez. Ou bien qu’elle y avait renoncé, comme c’est le cas parfois. Ça peut faire peur, de s’exposer face à un objectif.

À cette dernière évocation, Hélène se mordit la joue pour ne pas glousser malgré les circonstances et son angoisse croissante. Si Layla avait manqué ce shooting dont elle semblait se réjouir et ignorait son portable, il lui était peut-être arrivé quelque chose. Elle aurait voulu poser davantage de questions à Cossowitz, mais préférait rester discrète pour l’instant. Si Layla ne réapparaissait pas, il serait potentiellement une piste à creuser. En attendant, Hélène monta dans sa voiture et fonça chez son amie.

Arrivée devant l’immeuble, elle reconnut aussitôt le Duster beige de Layla et fut envahie d’un mauvais pressentiment. Elle se gara et, sans réponse de celle-ci, sonna au hasard chez des voisins.

— C’est pour une livraison, la personne n’est pas là, merci, dit-elle dans l’interphone, contente de son astuce.

Aussitôt, elle perçut un grésillement. Ça fonctionnait à tous les coups. En revanche, une fois devant la porte de l’appartement, Hélène sonna, frappa, sans succès. Où es-tu passée, bordel… L’hypothèse d’une nuit torride dans les bras du beau photographe s’étant écroulée, restait celle d’une urgence familiale avant d’envisager le pire. Elle n’avait pas d’autre solution que d’appeler chez les Bennani où ce fut la mère de Layla qui décrocha. Hélène n’avait pas entendu cette voix si familière depuis des lustres.

— Bonjour Latifa, c’est Hélène Gorce. Je suis confuse de vous téléphoner si tôt, mais je cherche Layla. Nous avions rendez-vous ce matin. Elle ne serait pas chez vous, par hasard ?

— Non, elle n’est pas là, s’affola Latifa. Elle m’avait dit qu’elle ne viendrait sans doute pas dîner à la maison hier soir, alors j’ai pensé qu’elle avait une obligation. Tu es passée chez elle ?

— Oui, j’y suis. Il y a sa voiture, mais personne ne répond.

— Oh mon Dieu, pourvu qu’elle ne se soit pas sentie mal… Elle est très stressée ces derniers temps…

— Je vais m’en assurer et je vous tiens au courant dès que j’ai des nouvelles. N’hésitez pas à me contacter aussi si elle vous fait signe. Au revoir, Latifa.

Elle coupa sans laisser à la mère de Layla le temps de réagir. L’heure tournait. En l’absence de gardien, il n’y avait plus qu’une chose à faire, tenter d’ouvrir elle-même l’appartement de Layla. Elle redescendit à sa voiture, se munit d’une vieille radiographie qui traînait toujours dans le coffre sur les conseils d’un copain serrurier, rentra dans l’immeuble dont elle avait bloqué la porte d’entrée par précaution et remonta au cinquième. Elle glissa la radio dans la fente, entre le chambranle et la serrure et, après un mouvement souple, entendit un petit clic.

— Layla ? C’est Hélène ! Layla ! Tu es là ? appela-t-elle en vain tout en pénétrant chez son amie.

Rapidement, elle fit le tour de l’appartement. Vide. Le lit était défait, ce qui ne constituait pas une preuve en soi que Layla y avait bien dormi cette nuit. Vu les affaires qui traînaient un peu partout, elle n’était pas une maniaque du rangement. En revanche, aucun reste de petit déjeuner sur la table de la cuisine et la cafetière semblait ne pas avoir servi tout récemment. Mais, là encore, il s’agissait d’indices trop légers. Elle sortit son smartphone et composa le numéro de Layla, dans l’hypothèse où elle aurait oublié son portable. L’inspection de ce dernier permettrait de remonter son emploi du temps et de retrouver d’éventuels échanges avec un correspondant, expliquant cette absence. Mais seul le silence lui répondit.

Hélène sortit et claqua la porte derrière elle, le visage tendu. Une idée furtive lui traversa l’esprit en même temps qu’une bouffée d’espoir, qui s’évapora aussitôt. En effet, même si Layla était simplement partie courir, rien ne l’aurait empêchée de l’appeler hier soir comme convenu. De retour à la voiture, elle hésita une seconde. Si elle sollicitait Delgado et que Layla l’apprenait, elle serait en rogne. Pourtant, elle n’avait plus le choix… Elle contacta donc leur collègue et lui fit part de l’absence inexpliquée de Layla ainsi que de son inquiétude grandissante.

— Tu le connais, ce Thierry Cossowitz ? lui demanda le flic d’un ton bourru, dans lequel perçait clairement une pointe de jalousie.

— Layla m’en a seulement parlé. C’est le fils de la psychiatre d’Esther.

— Et comment Layla est entrée en contact avec lui ?

— Trop long à t’expliquer. Je dois filer, là, j’ai pris ma journée pour des examens médicaux. En tout cas, Cossowitz, avec qui elle avait rendez-vous, est le seul lien qui pourrait nous mener à elle si elle ne se manifestait pas rapidement. Même si, d’après lui, elle lui a posé un lapin.

— Je vais aller à son studio, le cuisiner un peu.

— Attends quand même, il avait l’air vraiment déçu.

— OK, mais je trouve ça bizarre.

— Je sais, moi aussi. En plus, Esther le fréquentait et, apparemment, avait eu une courte liaison avec lui avant Romain.

— Esther, qui a disparu aussi. Deux flics de la PJ qui se volatilisent et un dénominateur commun, ce Cossowitz. C’est louche.

— On est d’accord. À propos d’Esther, tu as du nouveau sur les analyses complémentaires des échantillons du corps du box 7 ?

— Pas encore, mais ça ne saurait tarder. La section scientifique d’Écully est sur le coup. Tout le monde voudrait que ce ne soit pas elle, raison pour laquelle, d’ailleurs, ils ont relancé une expertise. À partir des dents, cette fois. On a contacté le dentiste d’Azoulay et il a transmis des radios.

— Pourquoi ne pas avoir commencé par ça ?

— Les voies de la PTS6 sont impénétrables.

Comme bien d’autres… se dit Hélène après avoir raccroché. Elle avait le sentiment d’abandonner Layla, mais ce que son confrère suisse avait à lui communiquer semblait capital pour l’enquête. Et puis, elle le savait, Delgado ne lâcherait pas le morceau. Elle prit donc la route avec déjà un peu de retard.

 

Fabien Schmidt l’attendait en terrasse d’un café au bord du Léman, à l’extérieur de Nyon, et loin des locaux de la PJF. Ce rendez-vous entre police française et police suisse devait rester discret.

À part les reflets argentés sur ses tempes et sur sa barbe de quelques jours, autrefois d’un blond très clair, il n’a pas changé, constata Hélène qui le reconnut tout de suite, même de loin, malgré sa tenue civile.

— Je suis content de te voir, lâcha-t-il alors que son sourire s’étirait jusqu’à ses yeux d’un bleu polaire assorti à son sweat à capuche.

— J’espère que ce n’est pas juste pour ça que tu m’as fait venir, répliqua Hélène en lui retournant son sourire.

— J’aurais préféré. Qu’est-ce que tu veux boire ?

— Au point où j’en suis avec la caféine, je vais continuer avec un espresso. Alors, dis-moi, pourquoi tu m’as fait poser une journée et avaler tous ces kilomètres ?

— Notre enquête nous a amenés à faire des recoupements avec d’autres disparitions recensées depuis un an dans la région. Sept femmes au total. Dont Patricia Kessner.

— Y a-t-il un point commun entre elles ? La même tranche d’âge ? Le même milieu professionnel ? Des liens de parenté ?

— A priori, non. Entre trente et quarante ans. Des milieux professionnels différents : banque, commerce, agence de pub, etc. L’une d’entre elles a bossé dans un centre pour enfants atteints de maladies rares.

— Quel est le nom de ce centre ?

— Athenata. Hélène tressaillit.

— À quel poste ? demanda-t-elle.

— Aide-soignante.

— Depuis que tu m’as transmis l’avis de disparition concernant Esther, je travaille en off pour essayer de retracer son itinéraire avec l’aide d’une collègue, Layla Bennani. Elle a découvert que Thanatea, la société pour laquelle Esther lui a dit avoir été embauchée en tant que « préposée au café », est précisément l’anagramme d’Athenata. Et comme, selon sa psy, Esther subit un état de stress post-traumatique susceptible de générer des bouffées délirantes, voire des états dissociatifs, on a tout de suite pensé que Thanatea n’existait que dans sa tête.

— Non, Thanatea est bien réelle, confirma Schmidt. C’est une sorte d’annexe d’Athenata, qui se veut très discrète. C’est en réalité un mouroir où ils pratiquent le suicide assisté. Pour les adultes, mais aussi pour les enfants d’Athenata, avec le consentement des parents.

— Ce doit être terrible de prendre une telle décision…

— Je ne sais pas ce qui est pire, laisser vivre dans des souffrances physiques et morales un gosse, condamné à mort quoi qu’il en soit, ou bien abréger cette torture. Toujours est-il que Thanatea est implantée sur une île au milieu du Léman, qui n’est pas cartographiée et pour cause. C’est très confidentiel et vu les tarifs appliqués par cette… structure, ça s’adresse plutôt aux grosses fortunes. D’autre part, personne ne peut y avoir accès, à part les employés et les candidats au suicide accompagné. Je ne crois pas que les proches puissent s’y rendre. Tu parles de délire pour Esther, mais le vrai délire, c’est ce qu’ils sont capables de faire sur les gosses décédés, à la demande de certaines familles…

Hélène redoutait d’entendre la suite.

— Ils ont deux thanatopracteurs sur place. Je ne sais pas comment, mais de façon tout à fait légale, et pour des sommes frisant parfois les cent mille euros, ils redonnent aux jeunes défunts leur éclat d’avant et plus encore, à tel point que les parents en oublient la maladie qui les a emportés.

Sa consœur écoutait, abasourdie. Finalement, Esther n’avait pas imaginé Thanatea et n’était pas en pleine paranoïa quand elle avait évoqué l’atmosphère étrange qui y régnait.

— Mais il y a quelque chose qui va t’intéresser encore plus, ajouta-t-il. On a retrouvé la femme des vidéos de surveillance, celle qui errait dans les rues de Morges, et qui serait susceptible d’être ton amie. Elle ressemble assez à la photo, sauf qu’elle n’a aucun papier d’identité sur elle ni aucun signe distinctif, à part une entaille à la joue gauche et un médaillon sur lequel est gravé un prénom, Antonia. Elle affirme que c’est le sien et qu’elle s’appelle Antonia Levens.

 

6. Police technique et scientifique.