Le national-socialisme fut un poison, au sens propre du terme. Il a laissé au monde un legs toxique, un venin qui nous affecte encore aujourd’hui et n’est pas près de disparaître. Les nazis se sont donné des airs de père-la-vertu en menant en grande pompe une politique antidrogue aussi drastique que punitive, avec des soubassements idéologiques. Pourtant, c’est bien sous Hitler qu’une substance particulièrement addictive, insidieuse et puissante est devenue un produit grand public. Cette pilule a fait une carrière parfaitement légale sous le nom de pervitine à travers tout le Reich allemand, puis dans les pays d’Europe occupés. La « drogue du peuple » était tout à fait acceptée et disponible dans n’importe quelle pharmacie. Elle ne fut délivrée sur ordonnance qu’à partir de 1939 avant d’être finalement soumise à la législation sur l’opium en 1941.
Sa composante, la méthamphétamine, est aujourd’hui sinon interdite, du moins strictement contrôlée partout dans le monde1. Elle figure pourtant parmi les stupéfiants les plus appréciés de nos contemporains : près de cent millions d’adeptes et des effectifs à la hausse. Rarement pure, elle est fabriquée par des apprentis chimistes dans des laboratoires secrets. Les médias l’ont baptisée « crystal meth » car elle jouit sous sa forme cristalline d’une popularité dépassant toutes les espérances, y compris en Allemagne qui compte toujours plus de nouveaux consommateurs. Celle qu’on appelle aussi la « drogue de l’horreur » se consomme fréquemment à hautes doses, le plus souvent par voie nasale. Ce remontant procure un dangereux coup de fouet et trouve son plein emploi dans les fêtes, mais aussi au travail, dans les bureaux, les universités ou les chambres parlementaires. Il accroît le rendement, chasse le sommeil, coupe la faim, rend euphorique, mais il est aussi – surtout aujourd’hui sous sa forme enrichie2 – une drogue néfaste, potentiellement très destructrice et rapidement addictive. Personne ou presque, pourtant, n’a eu vent de sa montée sous le IIIe Reich.
Vingt et unième siècle, sur la trace du passé. Un ciel d’été parfaitement dégagé surplombe la zone industrielle qui s’étire jusqu’aux rangées de maisonnettes récemment construites – ou clonées. Je prends le S-Bahn direction sud-est, vers la périphérie de Berlin. Pour trouver ce qui reste des usines Temmler d’où sortait autrefois la pervitine, il faut descendre à la station Adlershof, « le parc technologique le plus moderne d’Allemagne » comme on l’appelle aujourd’hui. Je m’écarte de ce campus et me faufile à travers un no man’s land urbain, je passe entre des bâtiments industriels délabrés, pénètre un désert de briques effritées et d’acier rouillé.
C’est ici qu’en 1933 se sont installées les usines Temmler. Un an plus tard, Albert Mendel, le copropriétaire juif de la firme Chemise Fabrique Tempelhof, fut spolié. Temmler reprit ses parts et l’entreprise connut une rapide expansion. C’était la belle époque de l’industrie chimique allemande en général – du moins, tant qu’elle était aryenne – et pour sa branche pharmaceutique en particulier, qui connut une véritable explosion. On cherchait inlassablement de nouvelles substances censées soulager l’homme des tourments de la modernité et le distraire de ses affres. Nombre d’expériences ont été menées dans ces laboratoires, où furent posés les jalons pharmacologiques qui balisent encore notre quotidien.
L’usine Temmler est entre-temps tombée en ruine. Rien ne rappelle plus désormais la prospérité d’antan, quand des millions de doses de pervitine sortaient des presses chaque semaine. Le terrain est aujourd’hui inutilisé, foncièrement mort. Je traverse un parking désert ; je dois ensuite couper à travers une petite forêt qui a poussé à la diable avant d’escalader un mur orné de tessons de bouteilles interdisant l’accès aux intrus. Entre fougères et taillis se dresse une vieille maison de bois, premier local de l’entreprise : « la petite cabane des sorcières » de son fondateur Theodor Temmler. Derrière un épais buisson d’aulnes, un bâtiment en briques, lui aussi à l’abandon. Je me glisse à l’intérieur. Un long couloir sombre, des murs et des plafonds envahis par la moisissure et, tout au bout, une porte entrouverte à la peinture écaillée. Derrière, la lumière du jour filtre à travers ce qui fut autrefois deux fenêtres industrielles serties de plomb et qui ont volé en éclats. Dehors, la végétation a tout envahi. Dedans règne le vide. Dans un coin de la pièce, un nid déserté. Du carrelage blanc, cassé par endroits, s’étend jusqu’au plafond percé de gaines d’aération.
Devant nous se trouve l’ancien laboratoire du Dr Fritz Hauschild, chef du département pharmacologique des usines Temmler de 1937 à 1941, qui s’était lancé à la recherche d’un nouveau type de médicament : un « productivisant ». Ce fut le premier fourneau à drogues du IIIe Reich. C’est ici que les chimistes, armés de creusets en porcelaine, de condensateurs et de réfrigérants, concoctèrent un produit d’une pureté irréprochable. C’est ici qu’on entendait les clapets des évaporateurs bombés relâchant des gaz rougeâtres en un sifflement, pendant que crépitaient des émulsions et que des mains gantées de blanc ajustaient les percolateurs. C’est ici que fut produite une méthamphétamine dont la qualité dépassait celle fabriquée par Walter White – le héros de la série Breaking Bad qui a hissé la « crystal meth » au rang de symbole de notre époque.
Breaking bad signifie littéralement « dérailler, changer brutalement d’attitude et faire quelque chose de mal ». Sans doute ce titre pourrait-il aussi convenir à la période 1933-1945.
« Une dépendance volontaire est le plus bel état. »
Johann Wolgang von GOETHE.
Pour comprendre l’importance de cette drogue et d’autres stupéfiants sous le IIIe Reich, il nous faut rebrousser chemin. Au même titre que l’économie est inséparable du progrès technique, l’histoire du développement des sociétés modernes est indissociable de celle des drogues, de leur fabrication et de leur diffusion. Prenons un point de départ : 1805, l’époque du classicisme de Weimar, date à laquelle Goethe écrit son Faust, donnant ainsi son expression littéraire à une thèse qui lie drogue et existence humaine : j’altère mon cerveau, donc je suis. Au même moment, dans la légèrement moins charmante ville de Paderborn en Westphalie, le commis de pharmacie Friedrich Wilhelm Sertürner entreprend des expériences sur le pavot somnifère dont l’épaisse résine – l’opium – possède des vertus anesthésiantes sans pareilles. Goethe voulait explorer, à travers la poésie et le théâtre, ce qui lie le monde dans ce qu’il a de plus intime ; Sertürner, en revanche, s’attaquait à un problème ancestral plus concret mais qui affecte tout autant l’espèce humaine : la douleur.
Le problème qui se pose à ce génial chimiste de vingt et un ans est le suivant : la concentration de l’élément actif contenu dans le pavot varie fortement selon les conditions de croissance de la plante. Tantôt sa sève est peu efficace, tantôt l’on risque le surdosage et un empoisonnement bien involontaires. Sertürner va expérimenter lui-même le produit. Et il va faire une découverte sensationnelle : il parvient à isoler la morphine, principal alcaloïde de l’opium et sorte de Méphistophélès de la pharmacologie, capable de métamorphoser la douleur en bien-être. Ce n’est pas seulement là un tournant pharmaceutique, mais bien un des événements majeurs du début du XIXe siècle, si ce n’est de l’histoire de l’humanité. La douleur, cette compagne acariâtre, peut désormais être amadouée graduellement, voire complètement éliminée. Partout en Europe, il ne faut que quelques années aux apothicaires, qui jusqu’alors fabriquaient leurs remèdes en fonction des ingrédients disponibles dans leurs jardins ou chez les herboristes, pour transformer leurs échoppes en véritables manufactures où s’établissent bientôt des normes pharmaceutiques. L’opium ne recèle pas seulement le moyen d’adoucir les affres de la vie, il porte aussi en lui la promesse d’un marché juteux3.
À Darmstadt, Emanuel Merck, propriétaire de la pharmacie Engel, s’illustre comme l’un des pionniers dans ce nouveau domaine. En 1827, il se lance dans la production d’alcaloïdes. Ainsi naissent les entreprises Merck, encore prospères de nos jours – et, avec elles, l’industrie pharmaceutique allemande. Lorsque la seringue est inventée au milieu du siècle, plus rien ne peut stopper la morphine dans son avancée triomphale. L’analgésique est administré en masse aux soldats, que ce soit pendant la guerre de Sécession américaine en 1861-1865 ou durant le conflit franco-allemand de 1870. Le fix d’opium est désormais monnaie courante4 et joue un rôle crucial, en bien comme en mal. On peut certes dompter la souffrance, même chez les blessés graves, mais cela permet aussi de mener des guerres de plus grande envergure : les hommes auparavant déclarés inaptes au combat pour une longue période sont désormais vite sur pied et, selon les cas, peuvent repartir en première ligne.
Avec la morphine, l’anesthésie et l’analgésie se généralisent, aussi bien dans les rangs de l’armée que chez les civils. Cette panacée s’impose à l’ensemble de la société et à travers toute la planète, du prolétariat à l’aristocratie, de l’Europe aux Amériques en passant par l’Asie. Aux États-Unis, de la côte Est à la côte Ouest, on trouve désormais en vente libre dans les drugstores deux substances en particulier : les sirops opiacés aux vertus apaisantes et les boissons à base de cocaïne (telles que le vin Mariani et le Coca-Cola à leurs débuts5) qui sont utilisées contre la déprime, pour une euphorie festive et en anesthésie locale. Ce n’est toutefois qu’un début. L’industrie naissante cherche bien vite à se diversifier pour générer plus de profits. Le 10 août 1897, Felix Hoffmann, chimiste employé par les entreprises Bayer, synthétise à partir de l’élément actif de l’écorce de saule l’acide acétylsalicylique qui va conquérir le monde sous le nom d’aspirine. Onze jours plus tard, le même Hoffmann découvre une autre substance, elle aussi promise à la célébrité mondiale : la diacétylmorphine, un dérivé de la morphine et toute première drogue de synthèse. Elle est vendue sous le nom d’héroïne et va rapidement se tailler un chemin vers le succès. « L’héroïne est un beau négoce », déclarent fièrement les dirigeants de Bayer qui commercialisent la drogue en tant que remède contre les maux de tête et les malaises, voire comme sirop contre la toux à l’usage des enfants. On peut même en donner aux nourrissons souffrant de choliques ou de troubles du sommeil6.
Les affaires vont donc bon train, et pas seulement chez Bayer. Plusieurs sites importants pour l’industrie pharmaceutique vont rapidement se développer le long du Rhin. Les conditions structurelles s’y prêtent : certes, le morcellement des villes de l’Empire germanique limite le capital bancaire et la prise de risque financier, mais l’industrie chimique n’a justement pas besoin de gros investissements dans la mesure où, comparée à l’industrie lourde traditionnelle, elle exige peu d’équipements et de matières premières. En outre, des mises de fonds modestes promettent d’importantes marges de profit. Ici, ce sont surtout les intuitions et le savoir-faire du personnel qui font la différence. Or, l’Allemagne est riche en capital humain et peut recourir à un potentiel quasiment inépuisable d’ingénieurs et de chimistes que pourvoie ce qui est encore le meilleur système éducatif au monde. Le réseau des universités et des écoles polytechniques d’alors passe pour exemplaire : sciences et économie travaillent main dans la main. La recherche tourne à plein régime, une ribambelle de brevets est déposée en peu de temps. Avant même la fin du XIXe siècle, l’Allemagne est devenue l’usine chimique du monde et le « made in Germany » une garantie de qualité – y compris pour la drogue.
La Première Guerre mondiale n’y change rien. La France et l’Angleterre peuvent encore se procurer, via leurs colonies, plantes médicinales et stimulants naturels comme le café, le thé, la vanille ou le poivre. L’Allemagne en revanche a perdu ses territoires d’outre-mer (au demeurant beaucoup plus modestes) avec la signature du traité de Versailles et se voit obligée de trouver des expédients, autrement dit de produire artificiellement ses remontants : la défaite a infligé de profondes blessures, causé de nombreuses souffrances aussi bien physiques que morales. Par-delà les Alpes jusqu’à la mer Baltique, la drogue prend de plus en plus d’importance au sein d’un peuple désenchanté. Et le savoir-faire nécessaire à sa production ne manque pas, lui.
Les jalons de l’industrie pharmaceutique moderne sont d’ores et déjà posés. En un bref laps de temps, de nombreuses substances que nous connaissons encore aujourd’hui sont développées et brevetées. Les entreprises allemandes bâtissent ainsi un leadership mondial. Elles ne fournissent pas seulement la plupart des médicaments, elles produisent aussi la majeure partie des composants chimiques nécessaires à leur élaboration un peu partout dans le monde. Une nouvelle économie voit le jour, prenant sa source dans une pharmakon valley située entre Oderursel et l’Odenwald. Du jour au lendemain, d’obscures officines deviennent d’influentes entreprises. En 1925, de grosses usines chimiques s’associent pour fonder l’un des plus puissants konzerns au monde, IG Farben, dont le siège est situé à Francfort-sur-le-Main. Les opiacés restent une spécialité allemande. En 1926, le pays est dans le peloton de tête des États producteurs de morphine tout en étant le plus gros exportateur mondial d’héroïne avec 98 % de sa production vendus à l’étranger7. De 1925 à 1930, quatre-vingt-onze tonnes de morphine sont produites, soit 40 % de la production mondiale8. C’est seulement sous condition et contrainte par les traités de Versailles que l’Allemagne se résout en 1925 à signer l’accord de la Société des Nations régulant le commerce de l’opium. Il ne sera ratifié à Berlin qu’en 1929. En 1928, l’industrie raffine encore près de deux cents tonnes d’opium9.
Les Allemands mènent aussi le bal dans une autre gamme de produits : les entreprises Merck, Boehringer et Knoll contrôlent 80 % du marché mondial de la cocaïne. La marchandise de Merck, notamment, est réputée d’excellente qualité, à tel point que des faussaires chinois imitent à des millions d’exemplaires les étiquettes de la marque de Darmstadt10. Hambourg sert de porte d’entrée vers toute l’Europe pour la cocaïne brute. Chaque année, ce sont plusieurs tonnes qui arrivent dans le port en toute légalité. Ainsi, le Pérou exporte vers l’Allemagne la quasi-totalité de sa production annuelle, soit plus de cinq tonnes à raffiner. L’influent lobby Fachgruppe Opium und Kokain, qui fédère les fabricants de drogues allemands, s’emploie inlassablement à resserrer les liens entre le gouvernement et l’industrie chimique. Deux cartels, consistant chacun en une kyrielle d’entreprises, se partagent contractuellement le marché très lucratif du « globe terrestre dans son ensemble11 » : la « convention de la cocaïne » et la « convention des opiacés ». Dans les deux cas, Merck joue le rôle de leader12. La jeune République de Weimar baigne dans les substances psychotropes et les produits grisants, livre de la drogue aux quatre coins du monde et se hisse au rang de dealer mondial.
Cette expansion économique et commerciale est en phase avec l’esprit du temps. Les paradis artificiels sont en vogue sous la République de Weimar. Plutôt se bercer d’illusions que de se confronter à une réalité beaucoup moins rose : le phénomène caractérise la première démocratie allemande d’un point de vue aussi bien culturel que politique. On refuse de reconnaître les causes de la défaite de 1918, on occulte la responsabilité de la société impériale, de ses élites et du nationalisme allemand dans ce fiasco. La légende du « coup de poignard » fait florès : le soldat allemand a été vaincu simplement parce qu’il aurait été trahi par-derrière, dans son propre pays, à gauche surtout13.
Cette propension à la fuite débouche assez fréquemment sur de la haine ou de la débauche. Berlin a la réputation d’être « Babylone la putain », et pas seulement dans le roman Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin. On dit qu’elle recèle les plus misérables bas-fonds, qui cherchent leur salut dans les pires excès que l’on puisse imaginer – dont la drogue évidemment. « La vie nocturne de Berlin, ah mes enfants, le monde n’a encore rien vu de pareil ! Autrefois, nous avons eu une jolie armée ; à présent, nous avons de jolies perversions14 ! » écrit Klaus Mann. La ville où coule la Spree devient synonyme d’immoralité. En automne 1923, à la suite d’un gonflement de la masse monétaire visant à régulariser la dette de l’État, la monnaie allemande plonge et périclite à tel point que un dollar vaut 4,2 milliards de marks. Avec elle, ce sont toutes les valeurs morales qui sont entraînées dans la chute.
Tout semble tourbillonner dans des vapeurs toxiques. Anita Berber, actrice, danseuse et icône de cette époque, déguste dès le petit déjeuner des pétales de rose blanche trempés dans un cocktail d’éther et de chloroforme : wake and bake, dirait-on aujourd’hui. Dans les cinémas, les films sur la cocaïne et la morphine font recette ; à chaque coin de rue, toutes sortes de drogues sont disponibles sans ordonnance ; à Berlin, 40 % des médecins seraient déjà morphinomanes15. Dans la capitale, les commerçants chinois, venus de l’ancien comptoir colonial Kiautschou, tiennent désormais des fumeries d’opium. Des boîtes illégales ouvrent dans les arrière-boutiques. Des rabatteurs distribuent des tracts à la gare berlinoise d’Anhalter Bahnhof, racolant pour des fêtes clandestines ou des « soirées de beauté ». De gros clubs comme le célèbre Haus Vaterland à Potsdamer Platz, des bals comme le Resi dans la Blumenstraße – connu pour sa promiscuité licencieuse – ou des pince-fesses plus modestes comme le Kakadu-Bar et le Weiße Maus où l’on distribue des masques à l’entrée pour garantir l’anonymat sont autant d’adresses qui rameutent les fêtards en masse. Des pays voisins et des États-Unis débarque une sorte de narco-tourisme avant la lettre, avide de drogues et de fêtes – puisqu’à Berlin tout est moins cher et plus excitant.
Une fois la guerre perdue, tout est permis : la métropole devient la ville des nouvelles expériences. Dans la rue, des affiches à la typographie expressionniste mettent en garde : « Berlin, arrête-toi, réfléchis, tu danses avec la mort. » La police n’arrive plus à suivre. Les troubles à l’ordre public sont d’abord sporadiques, avant de devenir chroniques. Cette culture hédoniste comble tant bien que mal un vide, ainsi que le chante un air populaire de cette époque :
Autrefois, c’était avec l’alcool
Que nous faisions bonne chère
Jusqu’à pas d’heure, des parties folles ;
Mais désormais, ça coûte trop cher.
Alors nous, les Berlinois, nous prîmes
Un peu de coke et de morphine,
Contre vents et tempêtes :
Quelques piquouzes et de la sniffette ! […]
Au restaurant, le serveur aimable
Apporte de la coke à table,
Alors, pour deux bonnes heures,
Vous vivrez dans un monde meilleur ;
La morphine œuvre sous la peau
De manière prompte jusqu’au cerveau,
Allumons l’esprit de la fête :
Quelques piquouzes et de la sniffette !
Ces remontants sont défendus
Par des lois qui viennent d’au-dessus,
Mais qu’importe ce qu’ils défendent,
On en trouvera en contrebande.
On se paye une extase facile,
Et si comme un volatile
L’ennemi nous plume et nous rackette :
Quelques piquouzes et de la sniffette !
Et on se pique comme des fous,
Et on sniffe jusqu’à la mort,
Mais mon Dieu, qu’est-ce que ça me fout,
Quand je vois l’monde, coquin de sort !
La maison de fous aujourd’hui,
C’est l’Europe et le Paradis,
On peut y foncer bille en tête
Par des piquouzes et de la sniffette16 !
En 1928, pour la seule ville de Berlin, ce ne sont pas moins de soixante-treize kilos de cocaïne et de morphine qui s’écoulent dans les pharmacies. La drogue n’est pas vendue sous le manteau mais sur ordonnance et le plus légalement du monde17. Celui qui en a les moyens achète de la cocaïne, l’arme fatale pour jouir du moment : « Reste donc ! tu me plais tant ! » disait un Faust damné à l’instant présent. La coke se répand partout et finit par symboliser l’époque dissolue que fut la République de Weimar. Toutefois, ce « poison dégénéré » est aussi très mal vu, et ce autant par les communistes que par les nazis qui se disputent le pouvoir dans la rue. Les réquisitoires contre une époque trop licencieuse se multiplient. Les nationalistes vitupèrent cette « corruption des mœurs » et le camp conservateur n’est pas en reste non plus. Cela vaut aussi pour ceux qui s’enorgueillissent de voir Berlin se hisser au rang de capitale mondiale. La bourgeoisie notamment, dont le statut social a été écorné durant les années 1920, manifeste son inquiétude en décriant cette culture de masse et des plaisirs, stigmates de la décadence occidentale.
Autrement plus féroce est la campagne des nationaux-socialistes contre cette quête du salut chimique qui se déroule alors sous Weimar. Leur répugnance éhontée du système parlementaire, leur mépris de la démocratie elle-même, leur rejet d’une société urbaine et cosmopolite nourrissent les discours de comptoir qui leur tiennent lieu de credo contre la prétendue déshérence de cette république « enjuivée » qu’ils abhorrent.
Les nazis ont déjà une recette toute prête pour soigner le peuple. Ils lui promettent un prompt rétablissement idéologique. À leurs yeux, une seule ivresse possible : la brune. En effet, les nazis aussi veulent planer. Ils rêvent de transcendance. Le monde fantasmé des nazis, auquel les Allemands se laisseront bientôt prendre, se fonde dès ses origines sur le pouvoir mobilisateur de l’ivresse. Hitler le professe déjà dans Mein Kampf : il faut forcer le cours de l’histoire mondiale quand on se trouve dans un état d’enthousiasme, voire d’hystérie. Les nazis séduisent par des discours populistes, mais aussi par des retraites aux flambeaux, des nuées de drapeaux, des manifestations grisantes et des harangues qui tendent à l’extase collective. À cela s’ajoute, durant ce que les nazis ont appelé la période de lutte [1920-1933], l’« ivresse de la violence » ressentie par les SA et souvent attisée par l’abus d’alcool18. On coupe court à la Realpolitik et ses tractations mesquines : une sorte de griserie sociale doit remplacer cette petite politique19. Si l’on peut désigner en des termes psychohistoriques la République de Weimar comme une société du refoulement, alors ses prétendus opposants, les nazis, en sont paradoxalement le fer de lance. Ils ont les stupéfiants en horreur car ils veulent faire eux-mêmes l’effet d’une drogue.
« … tandis que le Führer abstinent gardait le silence20… »
Günter GRASS.
Sous la République de Weimar, déjà, le cénacle d’Hitler est parvenu à imposer une image du Führer comme celle d’un travailleur acharné, vouant toute son existence au service de « son » peuple. Une figure de chef inébranlable, inégalable et seul face à une tâche herculéenne : résoudre les problèmes et les antagonismes de la société allemande tout en effaçant les séquelles de la défaite. Un partisan d’Hitler rapporte en 1930 : « C’est un génie fait corps. Et ce corps, il le mortifie à un point qui nous ferait gémir ! Il ne fume pas, il ne boit pas, il ne mange presque que de la verdure, il ne s’approche pas des femmes21. » Hitler ne s’autorise pas même un café. Après la guerre, il aurait jeté son dernier paquet de cigarettes dans le Danube près de Linz. Depuis, aucun poison n’aurait souillé son corps.
« Nous, les abstinents, avons – pour le dire rapidement – une dette particulière à l’egard du Führer. Il suffit de penser à l’exemple que son mode de vie et son attitude vis-à-vis des drogues peuvent fournir à chacun22 », lit-on dans la brochure d’une ligue d’abstinence. Le Chancelier : un homme parfaitement sain, dit-on, réfractaire à tous les plaisirs terrestres, dépourvu de vie privée. Une existence soi-disant empreinte de renoncement et de sacrifice permanents. Un modèle pour une vie pure à tous égards. Le mythe d’Hitler l’ascète, l’ennemi des drogues qui fait fi de ses propres besoins, est une composante essentielle de l’idéologie nationale-socialiste, constamment mise en scène par la propagande. Une légende voit le jour et s’ancre dans l’opinion publique mais aussi chez des esprits autrement plus critiques. C’est ce mythe, encore vivace aujourd’hui, qu’il nous faut déconstruire.
Dans la foulée de leur prise de pouvoir du 30 janvier 1933, les nazis vont rapidement asphyxier la culture du plaisir que la République avait exaltée, avec toute son ouverture d’esprit et ses ambivalences. Les drogues deviennent taboues car elles procurent des illusions autres que le national-socialisme. Les « séduisants poisons »23 n’ont plus lieu d’être dans ce régime où seul le Führer doit séduire. Le combat contre la drogue que mènent les nouveaux dirigeants passe moins par un durcissement de la loi sur les opiacés – qui reprend tout bonnement celle de la période weimarienne24 – que par une série de décrets au service de l’« hygiène raciale », leitmotiv des nationaux-socialistes. Le terme de drogue, qui signifiait auparavant et de manière beaucoup plus neutre « bouts de plante séchés25 », se voit désormais attribuer une connotation négative. Sa consommation est stigmatisée et sévèrement réprimée par les services spécialisés que la police criminelle ne tarde pas à mettre en place.
Cette nouvelle orientation se fait sentir dès novembre 1933 lorsqu’un Reichstag désormais soumis vote une loi autorisant le placement de force dans un centre fermé de tout toxicomane pour une durée pouvant aller jusqu’à deux ans. L’incarcération peut être prolongée sur simple décision du juge et pour un temps indéfini26. D’autres mesures prévoient que les médecins qui s’adonnent à la drogue soient interdits d’exercice pour une durée allant jusqu’à cinq ans. En outre, le secret médical n’a plus cours en ce qui concerne le fichage des consommateurs. Le dirigeant de l’ordre des médecins à Berlin décrète que tous ses membres doivent établir une « signalisation de drogue » dès qu’un de leurs patients se voit administrer des stupéfiants pendant plus de trois semaines. En effet, « les troubles à l’ordre public sont presque toujours causés par l’abus prolongé d’alcaloïdes27 ». Une fois cette signalisation transmise, deux experts examinent l’individu. S’ils le considèrent comme héréditairement « en règle », il part en désintoxication forcée. Alors qu’on privilégiait encore la manière douce et un sevrage progressif sous la République de Weimar, on ne cherche plus désormais – par souci de dissuasion – à épargner au drogué la douleur du manque28. Si le résultat de l’examen est négatif en revanche, un tribunal peut décider d’un internement pour une durée indéterminée. Et les consommateurs d’atterrir bientôt dans des camps de concentration29.
Ill. 1 La fiche signalétique du Centre du Reich pour la lutte contre les infractions aux stupéfiants pouvait décider de la vie ou de la mort du consommateur. Source : Bundesarchiv Berlin.
En outre, tout Allemand est prié de « communiquer ses observations quant à une éventuelle toxicomanie d’un(e) de ses parents ou connaissances afin de pouvoir y remédier immédiatement30 ». Un fichier est créé, qui doit permettre un recensement complet des consommateurs. De fait, les nazis instrumentalisent très tôt la lutte antidrogue pour bâtir un État de délateurs. La dictature entend imposer ce qu’elle nomme une « gouvernance sanitaire » (Gesundheitsführung) dans les moindres recoins du territoire : un « groupe de travail pour la lutte contre la drogue » existe dans chaque district du Reich. Des médecins, des pharmaciens, des représentants d’assurance maladie y prennent part mais aussi la justice, l’armée, la police et le Secours populaire national-socialiste (Nationalsozialistische Volkswohlfahrt) – autant de mains tissant une toile antidrogue sans faille et dont les fils remontent jusqu’à la section II de la Commission du Reich pour la santé du peuple. Un « devoir de bonne santé » est désormais exigé, allant de pair avec « l’endiguement de tous les ravages corporels, spirituels et sociaux qui peuvent advenir par l’abus d’alcool, de tabac et de toute autre toxine allogène ». La publicité pour les cigarettes est fortement réduite et l’interdiction des drogues doit « colmater les dernières brèches de notre idéal de vie mondial qui subsistent encore dans notre peuple31 ».
En automne 1935, la « loi de santé conjugale » interdit le mariage à toute personne souffrant de « troubles de l’esprit ». Les toxicomanes relèvent automatiquement de cette catégorie et sont marqués au fer rouge en tant des « personnalités psychopathes » sans aucun espoir de guérison. Cette interdiction de se marier doit préserver « le partenaire de toute contamination » et les enfants « d’un penchant toxicomane héréditaire ». En effet, l’on recenserait « un nombre plus élevé d’anomalies psychiques chez les descendants de toxicomanes32 ». La « loi de lutte contre les maladies héréditaires chez les enfants » charrie son brutal corollaire, à savoir la stérilisation forcée : « Pour des raisons d’hygiène raciale, il nous faut veiller à mettre les toxicomanes les plus dépendants hors d’état de se reproduire33. »
Le pire est encore à venir. Derrière le concept d’euthanasie galvaudé par la propagande se cache le meurtre pur et simple des « malades mentaux criminels », dont certains consommateurs de drogue, assassinés dès les premières années de guerre. Si l’on ne peut avancer de chiffres exacts34, il est en revanche certain que la note portée sur la fiche signalétique scelle le destin de l’individu : un signe plus (+) est synonyme d’injection létale ou de chambre à gaz, un moins (–) signifie qu’on lui accorde un nouveau sursis. Quand les bourreaux optent pour une surdose mortelle de morphine, le produit est parfois fourni par l’Office central du Reich pour la lutte contre les infractions aux stupéfiants, à l’origine un service de la police berlinoise qui s’est imposé en 1936 sur tout le territoire comme le fer de lance en matière de lutte contre la drogue. On dit qu’un « enivrant sentiment d’élévation35 » aurait régné parmi les médecins chargés de la sélection des toxicomanes. En tout cas, la politique antidrogue fut mise au service de l’exclusion, de l’oppression, voire de l’anéantissement des minorités et des marginaux.
« Le juif a essayé d’empoisonner l’esprit et l’âme de l’homme allemand par les moyens les plus raffinés qui soient, d’entraîner sa pensée sur une pente non allemande qui devait conduire à sa perte. […] La gouvernance sanitaire a aussi pour tâche d’extirper totalement du corps du peuple cette infection juive qui aurait pu causer une maladie et la mort de notre race. »
Depuis ses origines, la terminologie raciste du national-socialisme est empreinte d’images de poison ou d’infection, parsemée de topos toxiques. Les juifs sont comparés à des bacilles ou des éléments pathogènes ; ce sont des corps étrangers qui empoisonnent le Reich et rendent malade un organisme social auparavant sain. Il s’agit donc de les évacuer, voire de les éliminer. Hitler l’annonce clairement : « Il n’y a pour nous plus de compromis possible car ce serait participer à notre propre empoisonnement37. »
En fait, le poison se trouve dans cette langue qui a déshumanisé les juifs en prélude à leur extermination. Les lois de Nuremberg en 1935 ainsi que la création du passeport généalogique pour les Aryens témoignent d’une prétention à défendre la pureté du sang – prétendûment l’un des biens parmi les plus précieux et les plus fragiles que détient le peuple. Ainsi se crée une passerelle entre propagande antisémite et lutte contre la drogue. Ici, ce n’est pas la dose qui détermine le poison mais son degré d’étrangeté. Ainsi peut-on lire dans le livre Magische Gifte (« Poisons magiques »), qui passe souvent pour un ouvrage de référence à cette époque, une phrase clé bien peu scientifique : « Les stupéfiants les plus allogènes, les plus étrangers à la race produisent toujours les effets les plus néfastes38. » Juifs et drogues fusionnent en une entité toxique ou infectieuse qui menacerait l’Allemagne : « Depuis des décennies, notre peuple s’est laissé convaincre par le camp judéo-marxiste qui lui disait : “Ton corps t’appartient.” Cela signifiait qu’on pouvait consommer entre hommes ou en compagnie des deux sexes n’importe quelle quantité d’alcool, la santé dût-elle en pâtir. Cette conception judéo-marxiste s’oppose irrémédiablement à la vision germanico-allemande car nous sommes les dépositaires du patrimoine héréditaire de nos ancêtres et, de ce fait, notre corps appartient à notre clan et à notre peuple39. »
Erwin Kosmehl, Hauptsturmführer de la SS, commissaire de la police criminelle et à partir de 1941 chef de l’Office central de lutte contre les infractions aux stupéfiants, suit la même ligne quand il affirme que les « juifs occupent une place prééminente » dans le trafic de drogues international. Son travail consiste « à mettre hors d’état de nuire la criminalité internationale qui trouve souvent ses racines dans la juiverie40 ». Le bureau de politique raciale du Parti national-socialiste des travailleurs allemands, le NSDAP, affirme quant à lui que le juif, de par son caractère même, est toxicomane : l’intellectuel juif de la métropole privilégierait ainsi la cocaïne ou la morphine pour apaiser ses « nerfs constamment sous tension », pour se procurer un sentiment de paix intérieur et de sécurité. On colporte également que, parmi les médecins juifs, « la morphinomanie serait extraordinairement fréquente41 ».
Les nazis associent même leurs deux ennemis jurés, à savoir la drogue et le juif, dans un livre pour enfants intitulé « Le champignon vénéneux42 » – une propagande raciale largement diffusée à travers tout le Reich dans les écoles et les chambres des petits Allemands. L’histoire racontée y a valeur d’exemple, le message est sans équivoque : il faut retirer du panier les champignons vénéneux.
III. 2 Lutte antidrogue et antisémitisme dans un même panier – y compris dans les livres pour enfants. Source : illustration by Fipps.
Parce que les stratégies de sélection mises en œuvre dans la lutte antidrogue se font contre l’étranger perçu comme une menace, et ce afin d’ostraciser tout ce qui ne correspond pas à l’idéal social des nazis, elles prennent automatiquement une connotation antisémite sous le IIIe Reich. Celui qui consomme des stupéfiants est victime d’une « épidémie étrangère43 ». Les vendeurs de drogues sont présentés comme des personnages avides, sans scrupule, métèques. L’usage de stupéfiants serait « racialement inférieur » et la criminalité qui en découle l’une des plus grandes menaces qui pèsent sur la société.
Il est effrayant de constater à quel point ces notions peuvent encore nous sembler familières aujourd’hui. Alors que nous nous sommes débarrassés d’autres monstruosités lexicales héritées du nazisme, nous avons assimilé, corps et âme, la terminologie de cette lutte antidrogue. Il n’est certes plus question d’opposer les Allemands aux Juifs. Cependant, les méchants dealers sont désormais associés à d’autres milieux sociaux. Et la question éminemment politique de savoir si notre corps nous appartient en propre ou s’il relève d’un maillage sociojuridique où s’enchevêtrent intérêts sociétaux et stratégies sanitaires donne toujours lieu à de virulents débats.
JUIF : c’est ce qui a été gribouillé une nuit de 1933 sur la plaque d’un médecin de la Bayreuther Straße dans le quartier de Charlottenburg à Berlin. Le nom du spécialiste en dermatologie et maladies vénériennes est indéchiffrable le lendemain matin. Seuls ses horaires de consultation sont encore lisibles : « jours ouvrés 11 h-13 h et 17 h-19 h, samedi après-midi excepté ». Le Dr Theodor Morell réagit à ce vandalisme de manière aussi pitoyable que typique pour l’époque : il entre très vite au NSDAP afin de parer, à l’avenir, à toute nouvelle attaque de ce genre44. En effet, Morell n’est pas juif. Les SA ont soupçonné à tort cet homme chauve et obèse en raison de son teint basané.
Après que Morell est devenu membre du Parti, son cabinet médical marche mieux que jamais. Il s’agrandit et déménage bientôt pour les locaux prestigieux d’un immeuble de style « Gründerzeit » au coin du Kurfürstendamm et de la Fasanenstraße. Qui joue le jeu des nazis peut en tirer profit : voilà une leçon que Morell n’oubliera pas. Originaire de la Hesse, dans le centre-ouest de l’Allemagne, il ne s’intéresse alors pas du tout à la politique. La satisfaction de savoir qu’un de ses patients se sent mieux grâce à ses traitements, qu’il paye gentiment ses honoraires et qu’il revient bien vite suffit à combler son existence. Pour attirer la clientèle fortunée du quartier et avoir le cabinet le plus chic de tout l’Ouest berlinois, Morell s’est équipé d’appareils radiographiques haute fréquence, d’outils diathermiques, de bains hydroélectriques et d’instruments de radiothérapie – tout ceci d’abord payé grâce à la fortune personnelle d’Hanni Morell, son épouse. Bientôt, les célébrités de la capitale allemande commencent à défiler chez celui qui fut autrefois médecin de marine sous les tropiques. Qu’il s’agisse du boxeur Max Schmeling, de la compagne de Hans Albers ou de l’actrice Marianne Hoppe, d’aristocrates ou d’ambassadeurs, de célébrités sportives ou de grands pontes de l’économie, d’éminences scientifiques, d’hommes politiques ou de la moitié du monde du cinéma : tous vont chez le docteur Morell, spécialiste des traitements dernier cri ou plutôt – comme l’affirment les mauvaises langues – des maladies imaginaires.
Ce médecin à la mode, aussi roublard qu’égocentrique, fait figure de pionnier dans un domaine bien particulier : les vitamines. À cette époque, on sait encore peu de choses sur cet auxiliaire aussi précieux qu’invisible, que le corps ne peut produire de lui-même mais qui est absolument nécessaire au bon fonctionnement du métabolisme. Directement injectés dans le sang, les compléments vitaminés font des miracles chez les patients carencés. C’est justement la pierre angulaire de la stratégie de Morell pour fidéliser sa clientèle. Et si les vitamines ne suffisent pas, il ajoute au débotté un stimulant cardiovasculaire dans la seringue, peut-être même un peu de testostérone à des fins anabolisantes pour les hommes, voire un extrait de belladone pour les femmes qui leur procurera un regain d’énergie et un beau regard hypnotique. Qu’une actrice de théâtre un peu mélancolique vienne le trouver pour chasser le trac avant sa première à l’Admiralpalast et Morell n’hésite pas une seconde. Il se saisit d’une seringue et procède à l’injection avec une maîtrise réputée sans égale. On raconte même qu’il serait impossible de sentir la piqûre, et ce malgré la taille des aiguilles à cette époque.
Sa réputation franchit bientôt les portes de la ville et, un jour de printemps en 1936, son téléphone sonne – bien qu’il ait formellement défendu à son assistant de le déranger pendant ses heures de consultation. Il ne s’agit toutefois pas d’un appel comme les autres. C’est la « maison brune » au téléphone, la centrale du Parti : au bout du fil, un certain Schaub se présente comme l’aide de camp d’Hitler et lui fait savoir que Heinrich Hoffmann, le « reporter photographique du Reich pour le NSDAP », souffre d’un mal pour le moins embarrassant. Morell est un éminent spécialiste des maladies vénériennes mais il est aussi connu pour sa discrétion. Le Parti souhaiterait donc qu’il prenne l’affaire en charge. On ne veut pas consulter de docteur munichois de crainte que l’histoire ne s’ébruite. Le Führer lui-même a mis un avion à disposition du médecin à l’aérodrome de Gatow, ajoute Schaub dans cette conversation qui sera lourde de conséquences.
Morell ne peut refuser une telle invitation. Une fois arrivé à Munich, il loge aux frais de l’État dans le luxueux hôtel du Regina-Palast. Il soigne la pyélite diagnostiquée chez Hoffmann, que le photographe a contractée à la suite d’une gonorrhée – plus familièrement appelée chaude-pisse –, et sera invité avec sa femme à suivre la postcure de son patient reconnaissant à Venise.
De retour à Munich, les Hoffmann donnent un dîner dans leur villa du quartier résidentiel de Bogenhausen. Au menu, des spaghettis à la muscade accompagnés de sauce tomate et de salade, le plat de prédilection d’Adolf Hitler, également invité. Heinrich et lui sont en effet des intimes, notamment depuis que le photographe a contribué par ses clichés au culte du chef et à la montée du NSDAP. Hoffmann détient les droits d’images célèbres du dictateur et publie de nombreux albums intitulés « Hitler comme personne ne le connaît » ou « Un peuple honore son guide », dont les tirages atteignent des millions d’exemplaires. Enfin, il existe un autre lien, plus personnel, entre les deux hommes : Eva Braun, la compagne d’Hitler, a autrefois travaillé comme assistante chez Hoffmann. C’est lui qui, en 1929, l’a présentée au Führer dans son magasin de photographie à Munich.
Par Hoffmann, Hitler a entendu dire beaucoup de bien de Morell et de sa bonhomie. Avant le repas, il le remercie d’avoir guéri son vieux camarade et regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt. Si cela avait été le cas, Julius Schreck, son chauffeur personnel décédé d’une méningite un mois plus tôt, serait peut-être encore en vie. Morell accueille ces compliments d’un air gêné et ne pipe mot, ayant parfaitement conscience de faire tache dans le beau monde. Sa seule chance de reconnaissance est au bout de ses seringues. Ainsi tend-il l’oreille quand, au détour de la conversation, Hitler se plaint de problèmes gastriques qui le font souffrir depuis des années. Morell s’empresse d’évoquer un traitement certes inhabituel mais sans doute prometteur. Hitler le toise du regard – avant de l’inviter avec sa femme à son domicile privé de Berghof, dans l’Obersalzberg près de Berchtesgaden, afin de procéder à de plus amples consultations.
C’est dans ce lieu et quelques jours plus tard qu’Hitler avouera sans ambages à Morell la détérioration de son état de santé, laquelle serait due, selon lui, aux traitements administrés par ses anciens médecins qui n’auraient rien trouvé de mieux que de l’affamer. Dès qu’un repas un peu plus copieux est au menu – ce qui n’a après tout rien d’exceptionnel –, il souffre de ballonnements innommables et d’un eczéma sur les jambes qui le fait souffrir et le contraint à se déplacer avec des bandages et renoncer à porter des bottes.
Morell pense tout de suite reconnaître la cause du mal qui frappe Hitler. Il diagnostique un dérangement de la flore bactérienne comme étant à l’origine de ses indigestions et recommande la prise de Mutaflor, une préparation élaborée par son ami le professeur Alfred Nißle, spécialiste en bactériologie à Fribourg. Ce médicament se compose de souches bactériennes découvertes en 1917 et issues de la flore intestinale d’un sous-officier qui, contrairement à beaucoup de ses frères d’armes, a survécu à la guerre des Balkans sans connaître de problèmes intestinaux. Les bactéries se consomment, vivantes, sous forme de capsules45. Elles colonisent les intestins, se multiplient et finissent par remplacer toutes les autres souches susceptibles de provoquer des troubles gastriques. Cette thérapie, qui est bel et bien efficace, apparaît tout à fait convaincante à Hitler, pour qui le fonctionnement interne du corps semble relever, lui aussi, d’un combat pour l’espace vital. Dans un élan d’enthousiasme, il promet à Morell de lui offrir une maison si le traitement réussit et nomme le gros docteur son médecin personnel.
Quand il annonce à sa femme sa nouvelle affectation, Hanni réagit assez froidement. Sans doute pressent-elle déjà qu’elle ne verrait plus que très rarement son mari. En effet, entre Hitler et son médecin personnel va bientôt se nouer une relation tout à fait particulière.
« Il est à lui seul l’inexplicable, le secret et le mythe de notre peuple46. »
Joseph GOEBBELS.
Le dictateur a toujours refusé que des médecins ne procèdent à un examen complet pour trouver la cause de ses maux. Il n’a jamais pu faire confiance à un spécialiste qui en aurait su plus que lui-même sur sa propre personne. Le bon vieux docteur Morell, en revanche, lui semble d’emblée plus rassurant : il n’a aucunement l’intention de le disséquer pour trouver les causes secrètes de quelques pathologies. Une seringue lui suffit. Elle remplace un examen rigoureux. Le chef de l’État veut absolument être en état de fonctionner et exige d’être débarrassé sur-le-champ de tout souci de santé ? Morell n’hésite pas plus que s’il avait affaire à une actrice du Metropol-Theater et lui administre une piqûre de vitamines ou une solution glucosée à 20 % des laboratoires Merck. Éradication immédiate des symptômes : telle est la devise du Dr Morell que son nouveau client – le « Patient A », comme il l’appelle – commence à apprécier, tout comme la riche bohème berlinoise avant lui.
Hitler est emballé par la rapidité avec laquelle son état s’améliore – souvent alors même que l’aiguille est encore plantée dans son bras. Un argument de son médecin a fini de le convaincre : les multiples devoirs du Führer sont si importants et sa dépense d’énergie par conséquent si élevée qu’on ne peut se permettre d’attendre qu’un cachet veuille bien passer à travers un appareil digestif – encombré, qui plus est – et que ses composants soient libérés dans le sang. Hitler le comprend : « Morell veut me faire aujourd’hui encore une grosse injection d’iode ainsi qu’une piqûre de vitamines, de calcium, et encore une pour le cœur et pour le foie. Son expérience de la médecine dans les tropiques lui a appris que les médicaments doivent être injectés dans les veines47. »
Ce souverain particulièrement affairé craint sans cesse que sa capacité d’action ne soit entravée et qu’il ne puisse mener à bien toutes ses tâches. À l’en croire, personne ne serait en mesure d’assumer ses fonctions. De ce fait, les traitements peu orthodoxes du Dr Morell prennent rapidement de l’ampleur à partir de 1937. Il n’est pas rare qu’il fasse plusieurs injections quotidiennes. Hitler s’habitue aux piqûres à répétition ainsi qu’à ces mystérieuses substances qui coulent dans ses veines pour soi-disant le revigorer. S’ensuit à chaque fois une brève sensation de bien-être. Les fines aiguilles d’acier inoxydable qui lui transpercent la peau et provoquent un « illico-rétablissement » s’accordent bien à son caractère : la situation exige de lui une fraîcheur intellectuelle, une vivacité physique, une force d’initiative et de décision permanentes. Les obstacles nerveux ou psychiques doivent pouvoir être mis en veille comme si l’on appuyait sur un interrupteur. Hitler doit rester frais à chaque instant.
Bientôt le médecin ne pourra plus quitter son patient d’une semelle. Les craintes de Hanni Morell se vérifient : son mari n’a plus le temps de s’occuper de sa clientèle berlinoise. On engage un remplaçant pour le cabinet du Kufürstendamm et Morell affirmera plus tard, entre fierté et résignation, être la seule personne à avoir vu Hitler au moins tous les deux jours depuis 1936.
Désormais, le Chancelier s’autorise une « piqûre de force » avant chaque discours important pour être en pleine possession de ses moyens. Afin de parer aux refroidissements qui pourraient empêcher ses apparitions publiques, on lui administre de manière prophylactique des vitamines par intraveineuse. Pour pouvoir lever le bras le plus longtemps possible quand il fait le « salut allemand », Hitler fait des exercices de musculation mais gave aussi son corps de vitamines et de glucose. Le sucre injecté dans les veines assure au cerveau un regain d’énergie au bout d’une vingtaine de secondes, tandis que les solutions multivitaminées permettent à Hitler de parader devant ses troupes et la foule dans le mince uniforme des SA, sans montrer le moindre signe de défaillance physique même par grand froid. Et quand il s’enroue brusquement en 1938 avant un discours à Innsbruck, Morell règle tout de suite le problème par une injection.
Ses troubles intestinaux semblent s’estomper. La maison promise échoit ainsi au médecin – une demeure voisine de celle de Goebbels, sur la très classieuse île de Schwanenwerder au bord de la rivière berlinoise de l’Havel… pour la somme de 338 000 reichsmarks. Hitler leur accorde cependant un prêt sans intérêts de 200 000 RM qui seront ensuite comptabilisés comme frais de consultation. La nouvelle maison ne comporte pas que des avantages pour le médecin qui fait désormais partie du grand monde : il lui faut engager du personnel de maison et un jardinier ; ses frais fixes augmentent d’un coup alors qu’il ne gagne pas forcément plus. Mais il ne peut plus faire machine arrière. Il aime trop son nouveau mode de vie, à proximité immédiate du pouvoir.
Hitler aussi s’est plus qu’habitué à la présence du médecin. Il balaye sèchement les critiques à l’encontre de cet obèse que beaucoup, dans l’entourage âprement disputé du Führer, trouvent repoussant : Morell n’est pas ici pour faire joli mais pour le garder en bonne santé. Par le biais de son administration, il nomme même l’ancien docteur à la mode professeur de médecine et lui offre ainsi un vernis d’honorabilité sans qu’il ait besoin de soutenir sa thèse d’habilitation.
Les premières années du traitement de Morell constituent une période des plus favorables pour un Hitler fringant, en bonne santé, débarrassé de ses problèmes intestinaux et constamment dopé de vitamines. L’adhésion du peuple est toujours plus forte, ce qui tient surtout à la croissance économique et à une politique autarcique : elle doit garantir un certain niveau de vie mais aussi assurer, plus tard, les capacités militaires de l’Allemagne. Les plans de conquête sont déjà dans les tuyaux.
La Première Guerre mondiale a montré que le pays ne disposait pas suffisamment de matières premières naturelles pour alimenter une industrie de guerre performante. Il faut donc en produire artificiellement : le carburant fabriqué à base de charbon ainsi que la Buna (le caoutchouc synthétique) sont au centre des recherches d’IG Farben, qui gagne en puissance sous le IIIe Reich et confirme son rôle d’acteur économique mondial48. Son conseil de surveillance se qualifie lui-même de « conseiller des dieux ». Sous l’égide de Göring, l’économie suit désormais des plans quadriennaux visant à rendre le Reich autosuffisant pour toute matière que l’Allemagne peut produire elle-même. Cela concerne aussi les stupéfiants : en effet, si la lutte antidrogue des nazis fait significativement baisser la consommation de cocaïne et de morphine, on pousse au développement des stimulants artificiels. L’industrie pharmaceutique connaît un nouvel essor. À Darmstadt chez Merck, chez Bayer en Rhénanie ou encore chez Boehringer à Ingelheim, le personnel et les salaires augmentent.
Temmler aussi montre des signes de bonne santé. Le Dr Fritz Hauschild49, chef du département chimie, a eu vent d’une substance nommée Benzédrine, une amphétamine pas encore interdite comme produit dopant et qui aurait fortement influencé les résultats des sportifs allemands durant les jeux Olympiques de Munich en 1936. Temmler met alors toutes ses ressources à l’œuvre pour développer une substance qui permettrait d’accroître la productivité, répondant à une idéologie parfaitement dans l’air du temps. Hauschild a alors recours aux travaux de chercheurs japonais qui avaient déjà réussi à synthétiser en 1887 une molécule extrêmement psychostimulante nommée N-methylamphétamine, puis à la cristalliser sous une forme purifiée en 191950. Ce tonique est fabriqué à partir de l’éphédrine, une substance naturelle qui dilate les bronches, stimule le cœur et coupe l’appétit. Depuis longtemps connues des médecines traditionnelles européennes, américaines et asiatiques – sous les noms de raisin de mer ou de grande uvette par exemple –, ces plantes entrent notamment dans la composition de boissons revigorantes comme le « thé des mormons ».
Hauschild perfectionne le produit et, à l’automne 1937, découvre un nouveau procédé pour synthétiser la méthamphétamine51. Peu après, le 31 octobre 1937, les usines Temmler déposent à Berlin le brevet de leur propre version de ce psychotrope, première méthylamphétamine allemande qui surclasse largement en puissance la Benzédrine américaine. Nom commercial : la pervitine52.
Pour ce qui est de sa structure moléculaire, cette substance révolutionnaire est comparable à l’adrénaline et peut, du fait de cette similarité, traverser la barrière dite hémato-encéphalique du cerveau. Contrairement à l’adrénaline cependant, la méthamphétamine ne provoque pas de brusque augmentation de la tension artérielle. Son effet est moins brutal et dure plus longtemps. La drogue agit d’une part en stimulant les cellules du cerveau qui produisent les neurotransmetteurs que sont la dopamine et la noradrénaline et, d’autre part, en se nichant dans les fentes synaptiques. Les cellules cérébrales entrent ainsi en communication intense. Commence une sorte de feu d’artifice neuronal, comme si un fusil-mitrailleur tirait sans arrêt des rafales d’idées. Tout à coup, le consommateur se sent parfaitement réveillé et a l’impression d’un regain d’énergie. Ses sens sont affûtés, il a le sentiment d’être plus vivant, électrisé jusqu’au bout des doigts. La confiance en soi s’en trouve accrue, on croit penser en accéléré, s’ensuit une impression d’euphorie, de légèreté et de fraîcheur. L’organisme est en état d’alerte, mobilisant toutes les ressources disponibles comme pour faire face à un danger immédiat. C’est un coup de fouet artificiel.
Néanmoins, la méthamphétamine ne se contente pas de répandre des neurotransmetteurs dans les fentes synaptiques ; elle les empêche également de reprendre une activité normale. L’effet dure ainsi très longtemps, souvent plus de douze heures, les cellules nerveuses sont particulièrement sollicitées et peuvent, à haute dose, être endommagées puisque leur approvisionnement en énergie est affecté par la drogue. Les neurones entrent en surchauffe, le cerveau ne cesse de jacasser, comme une radio qu’on ne peut plus éteindre. Les cellules nerveuses abdiquent et meurent irrémédiablement. Apparaissent des troubles du langage et de la concentration, voire une dégradation complète des fonctions cérébrales telles que la mémoire, les sentiments ou encore le système de récompense. Si le consommateur ne reprend pas de ce stimulant une fois les effets dissipés, une impression de manque indique que les réservoirs hormonaux sont vides. Ils mettront plusieurs semaines à se reconstituer et, entre-temps, le corps aura moins de neurotransmetteurs à sa disposition : apathie, dépression, tristesse et des troubles cognitifs peuvent en découler.
Si ces effets secondaires sont désormais bien connus, les usines Temmler n’en faisaient alors pas grand cas. La firme renifle surtout le coup commercial et charge Mathes & Sohn, une des agences les plus réputées de Berlin, de réaliser une campagne publicitaire d’une ampleur inédite, sur le modèle de Coca-Cola dont la limonade brune rencontre un énorme succès sous le IIIe Reich.
Dans les premières semaines de 1938, la pervitine va se frayer un chemin vers le succès. À Berlin apparaissent des affiches sur les colonnes Morris et les tramways, dans les omnibus, les stations de métro et les trains de banlieue. Elles sont minimalistes : un simple tube orange et bleu, un nom de produit et ses indications d’emploi – dépression, problèmes de tension, manque d’énergie : pervitine. Dans le même temps, tous les praticiens de la ville reçoivent une lettre signée Temmler. Si ce produit vous a séduit, pourquoi ne pas le recommander autour de vous ? À titre gracieux, sont jointes des pilules de trois milligrammes ainsi qu’une enveloppe de retour préaffranchie : « Très cher Docteur ! Vos expériences, bonnes ou moins bonnes, avec la pervitine nous sont très précieuses pour délimiter au mieux les domaines d’indications thérapeutiques. Nous vous serions donc très reconnaissants de nous faire part de vos observations sur cette carte53. » Un peu de produit pour la phase de test. C’est le vieux truc du dealer : la première dose est gratuite.
Les représentants des usines Temmler écument les gros cabinets médicaux, les CHU et les hôpitaux de tout le pays ; ils tiennent des exposés et distribuent la nouvelle drogue qui donne confiance en soi, tonifie et promet de vous réveiller. Dans la présentation commerciale, on peut lire que « le retour de la joie de vivre chez les personnes résignées est l’un des plus précieux bienfaits que ce nouveau médicament dispense aux malades ». Même « la frigidité féminine peut être soignée par les comprimés de pervitine. Le traitement est des plus simples : tous les jours quatre demi-comprimés, bien avant l’heure du coucher, et ce dix jours par mois pendant trois mois. On peut ainsi obtenir de bons résultats grâce à un renforcement de la libido et de la vigueur sexuelle de la femme54 ». La notice explique en outre que le médicament peut compenser les états de manque en cas d’arrêt de l’alcool, de la cocaïne et même des opiacés. Autrement dit : une sorte de contrepoison qui doit remplacer toutes les drogues, surtout quand elles sont illégales. Consommer cette substance n’est en effet pas sanctionné. La méthamphétamine est alors considérée comme une sorte de remède universel.
On assigne même au médicament un rôle stabilisateur pour le système en place : « Nous vivons après tout dans une époque en flux tendu, qui exige un haut rendement et impose de grands devoirs comme jamais auparavant », écrit le médecin-chef d’un hôpital. Les comprimés élaborés en conditions de laboratoire sont purs et de qualité stable ; ils doivent aider à enrayer les baisses de régime et permettre d’intégrer au monde du travail « les simulateurs, les tire-au-flanc, les râleurs et les grincheux55 ». Felix Haffner, pharmacologue à Tübingen, voit même dans la prescription de pervitine un « précepte des plus impérieux » dès lors qu’il s’agit d’un « enjeu crucial pour la communauté » : une sorte d’« injonction chimique »56.
Ill. 3 Panneau publicitaire pour remède universel. Source : Landesarchiv Berlin.
Toutefois, point n’est besoin d’ordonner aux Allemands de prendre ce médicament euphorisant. La soif de substances psychotropes était déjà bien présente. La consommation n’a pas été imposée, comme on pourrait s’y attendre pour une dictature, de haut en bas mais s’est faite du bas vers le haut57. Ce que l’on appelle alors la « revitamine » fait l’effet d’une bombe, se répand comme une traînée de poudre et se vend comme des petits pains. En consommer devient bientôt aussi naturel que de prendre une tasse de café : « La pervitine est devenue un véritable phénomène de société, raconte un psychologue, on la trouve dans les cercles les plus larges. Les étudiants en prennent pour supporter la fatigue des examens, les opératrices téléphoniques et les infirmières pour tenir le coup durant leurs services de nuit, les travailleurs intellectuels et ceux avec des tâches physiques particulièrement exigeantes pour atteindre un niveau de rendement élevé58. »
Qu’il s’agisse de secrétaires voulant taper plus vite à la machine, d’acteurs se rafraîchissant les idées avant une représentation, d’écrivains utilisant la méthamphétamine pour passer des nuits blanches à leur bureau ou de travailleurs à la chaîne dans les usines qui augmentent leur production : la pervitine se répand dans toutes les couches sociales. Les déménageurs déplacent plus de meubles, les pompiers éteignent les incendies plus rapidement, les coiffeurs coupent les cheveux plus vite, les gardiens de nuit ne s’endorment plus, les conducteurs de train font leur travail sans rechigner, les chauffeurs routiers foncent sans faire de pause sur la nouvelle autoroute qui a été construite en un temps record. La sieste d’après-déjeuner est unanimement supprimée. Les docteurs en prennent pour se soigner eux-mêmes, les hommes d’affaires pour se ragaillardir entre deux rendez-vous. Les membres du Parti en croquent aussi, tout comme les SS59. Le stress décline, l’appétit sexuel augmente, la motivation est artificiellement gonflée.
Un médecin écrit ainsi : « En faisant des essais sur moi-même, j’ai constaté une agréable recrudescence d’énergie, physique et mentale, ce qui m’a incité depuis six mois environ à recommander la pervitine à mes collègues, aux travailleurs manuels et intellectuels, notamment quand ils sont soumis à des périodes de stress particulièrement longues, mais aussi aux orateurs, aux chanteurs (pour le trac) et aux candidats à des examens. Une dame en prend volontiers (env. 2 x 2 comprimés) avant d’apparaître en société ; une autre avec de bons résultats quand elle a une journée de travail particulièrement fatigante (jusqu’à 3 x 2 comprimés)60. »
La pervitine devient un symptôme de la société productiviste qui se développe alors. Des pralinés aux amphétamines font même leur apparition sur le marché. Chaque chocolat ne contient pas moins de quatorze milligrammes – soit presque cinq fois plus qu’un comprimé de pervitine. « Les pralines Hildebrand sont toujours un plaisir », annonce le slogan de cette friandise explosive – Mother’s little helper chanteraient les Rolling Stones. On recommande d’en manger trois à neuf tout en précisant que, contrairement à la caféine, ces chocolats sont sans danger61. Le travail de la femme au foyer se fait en un tour de main et ces bonbons extraordinaires font même fondre les kilos en trop puisque la pervitine, nouveau secret minceur, est aussi un coupe-faim.
Le Dr Fritz Hauschild prend une part active à cette campagne en publiant un article dans le prestigieux hebdomadaire médical Klinische Wochenschrift. Ici, comme dans un second texte qui paraîtra trois mois plus tard sous la rubrique « Nouvelles spécialités62 », il se fait l’écho des effets extrêmement stimulants de la pervitine, du gain d’énergie, de confiance en soi et de détermination que dispense ce produit. Les associations d’idées se font plus rapidement, les travaux physiques s’accomplissent plus facilement. Ses diverses applications possibles en médecine interne et générale, en chirurgie ou en psychiatrie semblent lui assurer un vaste domaine d’indications thérapeutiques tout en soulevant des questions scientifiques inédites.
Et en effet, un peu partout en Allemagne, les universitaires ne tardent pas à se saisir de ces nouvelles problématiques. Dans une première étude, le professeur Schoen de la polyclinique de Leipzig fait état d’« une stimulation psychique pouvant durer des heures, la disparition de la fatigue et du sommeil, remplacés par l’activité, l’euphorie et la volubilité63 ». La pervitine devient rapidement en vogue chez les chercheurs – sans doute aussi parce qu’on se réjouit dans un premier temps de pouvoir en consommer. Il est alors de bon ton d’expérimenter soi-même le produit : « Qu’il nous soit tout d’abord permis de faire part de notre expérience personnelle après la prise répétée de 3 à 5 comprimés (soit 9 à 15 mg)64 – expérience à partir de laquelle nous nous intéressons ensuite aux effets psychiques de la pervitine65. » De nouvelles qualités sont constamment mises au jour tandis que l’on parle peu des éventuels effets secondaires. Les professeurs Lemmel et Hartwig de l’université de Königsberg font état d’une capacité de concentration accrue et prêchent ainsi : « En ces temps riches en événements, en conflits et en expansions, l’un des devoirs les plus importants du médecin est de maintenir la productivité individuelle et, si possible, de l’accroître66. » Deux chercheurs de Tübingen spécialisés dans l’étude du cerveau prétendent avoir démontré une accélération du processus cognitif ainsi qu’une hausse générale d’énergie, tandis que l’indécision, les scrupules de toutes sortes et les dépressions semblent amoindris. Un test d’intelligence présente des résultats sensiblement en hausse. Un certain professeur Püllen de Munich fournit des données tirées de « plusieurs centaines de cas » qui confirment ces dires. Il évoque une stimulation complète du télencéphale ainsi que de la circulation sanguine et du système nerveux autonome. Par ailleurs, il a constaté « une diminution claire du sentiment de peur après l’absorption, en une seule prise, d’une forte dose de 20 mg67 ». Rien d’étonnant donc à ce que la firme Temmler ravitaille par la poste des médecins si enthousiastes et les tienne régulièrement au courant des dernières innovations en la matière.
Ill. 4 Plus de joie dans les foyers : la praline à l’amphétamine.
La pervitine est à l’unisson avec l’Allemagne nazie. En effet, quand le produit se met à conquérir le marché, tout dans l’esprit du temps porte à croire que le pays sort enfin de sa dépression généralisée. C’est du moins l’impression qu’ont les Allemands qui profitent économiquement de la dictature nazie, et, plus généralement, du redressement économique et militaire. Au moment de la prise de pouvoir par les nazis, le pays compte 6 millions de chômeurs et ne dispose que de 100 000 soldats mal équipés. En 1936, malgré une crise économique mondiale qui perdure, le plein emploi est quasiment atteint et la Wehrmacht passe pour l’une des armées les plus puissantes d’Europe68. À l’extérieur, les victoires s’accumulent également, qu’il s’agisse de la remilitarisation de la Rhénanie, de l’annexion de l’Autriche ou du « rapatriement des Sudètes dans le Reich ». Les puissances occidentales ne sanctionnent pas ces violations du traité de Versailles mais font au contraire toujours plus de concessions dans l’espoir d’éviter une nouvelle guerre européenne. Cependant, Hitler ne se laisse pas amadouer par ces succès diplomatiques. « À l’instar d’un morphinomane qui ne peut plus se passer de sa drogue, il ne pouvait plus s’empêcher de planifier de nouvelles prises de pouvoir, de nouveaux coups par surprise, des ordres d’invasion secrets et des entrées triomphales », écrit l’historien Golo Mann pour dépeindre le petit empereur de Braunau69. Les Alliés se trompent : Hitler n’est jamais satisfait. Les bornes seront sans cesse dépassées à tous les niveaux – surtout quand il s’agit de bornes frontalières. On passe du Reich allemand au Grand Reich allemand, jusqu’au projet d’un Reich germanico-mondial : toujours augmenter les doses est dans l’ordre des choses chez les nazis. La soif inextinguible de nouveaux territoires en est un exemple de premier ordre. Des slogans comme « Retour au Reich » (Heim ins Reich) ou « Peuple sans espace » (Volk ohne Raum) résument parfaitement cette avidité.
Le Dr Morell met directement la main à la pâte dans le démantèlement de la Tchécoslovaquie. Dans la nuit du 15 mars 1939, Emil Hácha, président à la santé fragile, séjourne à Berlin dans la nouvelle Chancellerie pour une visite d’État plus ou moins forcée. Il refuse toutefois de signer le document que les Allemands lui présentent – de facto une reddition de ses troupes à la Wehrmacht –, puis il tombe en syncope et n’est dès lors plus en état de participer aux discussions. Hitler convoque Morell en urgence. Le médecin accourt avec seringues et bagages pour administrer un tel remontant au président évanoui que celui-ci revient pour ainsi dire d’entre les morts en l’espace de quelques secondes. Il signe le papier qui scelle provisoirement la fin de son pays. Dès le lendemain matin, les troupes d’Hitler entrent sans coup férir dans Prague. Dans les années qui vont suivre, Hácha, désormais à la tête du « protectorat de Bohême-Moravie », demeurera l’un des fidèles clients du Dr Morell. La pharmacologie est simplement la continuation de la politique par d’autres moyens.
Dans cette première moitié de l’année 1939 – c’est-à-dire les derniers mois de paix –, la popularité d’Hitler atteint son paroxysme. « Que n’a pas accompli cet homme ? » est une phrase qui revient souvent à cette période. Beaucoup de ses congénères veulent aussi faire montre de leur productivité. C’est une époque où les efforts semblent à nouveau payer. Une époque de devoirs envers la société : il faut prendre part et il faut réussir – ne serait-ce que pour ne pas éveiller la suspicion. La reprise engendre en même temps la crainte de ne pas pouvoir tenir le rythme. La division et la standardisation accrues du travail confrontent l’individu, simple rouage dans la machine, à de nouvelles exigences. Pour se mettre en train, toute aide est la bienvenue – y compris les adjuvants chimiques.
La pervitine permet ainsi à l’individu de prendre part à l’enthousiasme collectif et à la vague d’« autoguérison » nationale qui submergent prétendument le peuple allemand. Cette substance aux effets redoutables se mue en une denrée alimentaire que son fabricant n’entend pas circonscrire au seul domaine médical. « Allemagne, réveille-toi ! » criaient les nazis. La pervitine se charge désormais de la garder éveillée. Échauffé par un cocktail mortel de propagande et de médicaments, le peuple sombre de plus en plus dans un état de dépendance.
L’utopie d’une harmonie sociale, d’une communauté soudée par ses convictions : voici une image dont la propagande nazie se fait volontiers le chantre et qui se révèle largement trompeuse. En réalité, les intérêts économiques individuels se concurrencent dans la société productiviste moderne. La méthamphétamine comble les fissures qui apparaissent bientôt dans ce beau tableau et la logique de dopage se répand dans les moindres recoins du IIIe Reich. La pervitine permet à l’individu de fonctionner sous la dictature. C’est du national-socialisme en gélules.
Notes
1. Il existe encore certains médicaments à base de méthamphétamine et délivrés sur ordonnance, comme par exemple aux États-Unis le Desoxyn, utilisé contre les troubles déficitaires de l’attention. Néanmoins, la méthamphétamine est en général bien plus fréquement soumise à la réglementation sur les stupéfiants qu’à une simple prescription médicale. Elle continue toutefois de circuler car elle entre dans le processus de fabrication de certains médicaments. En Europe, il n’existe aucun produit pharmaceutique à base de méthamphétamine, mais seulement de ses génériques comme le méthylphénidate ou la dextroamphétamine.
2. La méthamphétamine est une molécule psychotrope qui, sous sa forme pure, est beaucoup moins nocive que la « crystal meth » fabriquée dans des laboratoires clandestins et coupée à l’essence, l’acide de batterie ou le liquide antigel.
3. Les précurseurs de ce commerce demeurent les monastères chrétiens qui, dès le Moyen Âge, fabriquèrent et exportèrent des médicaments en grandes quantités. À Venise notamment (où s’ouvrit le premier café d’Europe en 1647), la production de préparations chimiques et pharmaceutiques s’est développée depuis le XIVe siècle.
4. Friedrich DANSAUER et Adolf RIETH, Über Morphinismus bei Kriegsbeschädigten, Berlin, R. Hobbing, 1931.
5. C’est en 1882 que le pharmacien américain Pemberton eut l’idée de combiner caféine et cocaïne afin de proposer un julep rafraîchissant nommé Coca-Cola qui, jusqu’en 1903, aurait contenu apparemment près de 250 mg de cocaïne par litre. Voir Wilhelm FLEISCHHACKER, « Fluch und Segen des Cocain », Österreichische Apotheker-Zeitung, no 26, 2006.
6. Voir Marco EVERS, « Viel Spaß mit Heroin », Der Spiegel, no 26, 2000, p. 184 sqq.
7. Voir W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 47.
8. Michael de RIDDER, Heroin : vom Arzneimittel zur Droge, Francfort/Main, Campus Verlag, 2000, p. 128.
9. Voir W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 26 sqq. et p. 205.
10. BArch-Berlin R 1501, dossiers relatifs au commerce d’opium et de morphine, vol. 8, feuillet 502, 15/09/1922.
11. Cité in Tilmann HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik aus dem Geist der Rassenhygiene : deutsche Drogenpolitik von 1933 bis 1972, thèse de doctorat, université de Mannheim, 2006, p. 32.
12. Archives du ministère des Affaires étrangères, AA/R 43309, note du 10/03/1935 de Breifelf (adjoint à l’opium au ministère), cité in id.
13. Même des historiens considérés comme progressistes ont sciemment faussé l’édition des dossiers officiels concernant les prémices de la guerre. Voir Hans MOMMSEN, Aufstieg und Untergang der Republik von Weimar 1918-1933, Berlin, Ullstein, 2000, p. 105.
14. Klaus MANN, Le Tournant, trad. par Nicole Roche, Arles, Actes Sud, 2008, p. 169.
15. W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 175.
16. Fritz von OSTINI, « Neues Berliner Kommerslied », aussi intitulée « Wir schnupfen und wir spritzen », publiée dans Jugend, no 52, 1919.
17. Kurt POHLISCH, « Die Verbreitung des chronischen Opiatmissbrauchs in Deutschland », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. 79, 1931, p. 193-202, tableau II.
18. Il faut ici rappeler que le NSDAP a été créé le 24 février 1920 dans un bar à bière munichois, la Müncher Höfbräuhaus. L’alcool va jouer très tôt un rôle prépondérant dans les rituels virils du Parti et des SA. Il faudrait toutefois consacrer une étude à part entière à cette question qui, par manque de place, ne pourra être qu’esquissée dans le présent ouvrage.
19. De fait, le NSDAP ne vote aucun programme au sens traditionnel du terme et ne cache jamais son aspect irrationnel. Ses structures restent chaotiques jusqu’à la fin. Voir H. MOMMSEN, Aufstieg und Untergang der Republik von Weimar, op. cit., p. 398.
20. Günter GRASS, Le Tambour, trad. de l’allemand par Jean Amsler, Paris, Seuil, 1997, p. 193.
21. Georg STRASSER cité in Dieter WELLERSHOFF, Der Ernstfall : Innenansichten des Krieges, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 2006, p. 57.
22. W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 210.
23. Ibid., p. 364.
24. Archives fédérales : BArch-Berlin R 1501/126497, f. 214, 216, 220.
25. Étymologiquement, le terme vient du néerlandais droog qui signifie « sec ». Durant l’époque coloniale, on l’employait pour désigner les denrées séchées en provenance d’outre-mer comme les épices ou le thé. En Allemagne, l’ensemble des ingrédients (séchés) aux vertus thérapeutiques comme les plantes, les champignons, les animaux, les minéraux, etc. étaient désignés comme des drogues avant que ce terme ne renvoie à tout remède ou médicament – de là provient également le terme droguerie par exemple.
26. . « Le placement peut durer aussi longtemps que son but l’exige. », cité in T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 191. Voir aussi Reichsstrafgesetzbuch [RstGB], §42 b et c : « Unterbringung von straffäligen Süchtigen in Heil- und Pflege- oder Entziehungsanstalten ». Cette législation resta en vigueur jusqu’au 1er octobre 1953.
27. Reichärtzeordnung du 13 décembre 1935. Voir également W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 171 et 214, ainsi que Walter Martin FRAEB, Untergang der bürgerlich-rechtlichen Persönlichkeit im Rauschgiftmißbrauch, Berlin, Neuland-Verlag, 1937.
28. T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitikop. cit., p. 179.
29. Ibid., p. 273.
30. Cité in W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 380.
31. Ibid., p. 186 et 491.
32. Waldemar FREIENSTEIN, « Die gesetzlichen Grundlagen der Rauschgiftbekämpfung », Der öffentliche Gesundheitsdienst, vol. A, 1936-1937, p. 207-218. Voir aussi T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 139.
33. Gabriel ERNST, « Rauschgiftfrage und Rassenhygiene », Der öffentliche Gesundheitsdienst, partie B, vol. 4, p. 245-253, cité in T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 138. Voir aussi W. PIEPER, Nazis on Speed, p. 213 sq.
34. Voir Ludwig GEIGER, Die Morphin- und Kokainwelle nach dem Ersten Weltkrieg in Deutschland und ihre Vergleichbarkeit mit der heutigen Drogenwelle, thèse de l’université de médecine de Munich, 1975, p. 49 sqq. Voir également Rainer SCHEER, « Die nach Paragraph 42 RStGB verurteilten Menschen in Hadamar », in Dorothee ROER et Dieter HENKEK (dir.), Psychiatrie im Faschismus. Die Anstalt Hadamar 1933-1945, Bonn, Pyschiatrie-Verlag, 1986, p. 237-255, ici p. 247. Le cas du dentiste Hermann Wirsting est à cet égard exemplaire : placé de force en cure de désintoxication le 15 avril 1940 dans un centre de soins à Waldheim dans la Saxe, il est conduit le lendemain en transport médical dans un centre de mise à mort. Voir T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 262, ainsi que Henry FRIEDLANDER, Les Origines de la Shoah : de l’euthanasie à la Solution finale, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauza, Paris, Calmann-Levy, 2015, p. 207.
35. Ernst KLEE, Das Personenlexikon zum Dritten Reich – Wer war was vor und nach 1945, Francfort/Main, S. Fischer, 2003, p. 449.
36. BArch-Berlin NS 20/140/8, Ärzteblatt für Niedersachsen, no 5, année 1939, p. 79 sq. (Bruns, Erich). Voir T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 278.
37. Rudolph BINION, Hitler et l’Allemagne, trad. de l’américain par G. Pommier, Paris, Points hors ligne, 1944, p. 78.
38. Viktor REKO, Magische Gifte : Rausch und Betäubungsmittel der neuen Welt, Stuttgart, Enke, 1938. Dès la préface fascisante de Reko (p. IX), on peut lire cette phrase particulièrement éloquente : « Dans ces douze chapitres, est décrit un certain nombre de denrées stupéfiantes qui, à l’instar de la coca il y a quelques années, proviennent des races inférieures et menacent de trouver leur chemin jusqu’aux peuples civilisés. »
39. Günther HECHT, « Alkohol und Rassenpolitik », Bekämpfung der Alkohol- und Tabakgefahren : Bericht der 2. Reichstagung Volksgesundheit und Genußgifte Hauptamt für Volksgesundheit der NSDAP und Reichsstelle gegen den Alkohol- und Tabakmissbrauch, Berlin-Dahlem, 1939.
40. Erwin KOSMEHL, « Der sicherheitspolizeiliche Einsatz bei der Bekämpfung der Betäubungsmittelsucht », in Gerhart FEUERSTEIN, Suchtgiftbekämpfung. Ziele und Wege, Berlin, Neuland-Verlagsgesellschaft, 1944, p. 33-42, ici p. 34.
41. K. POHLISCH, « Die Verbreitung des chronischen Opiatmissbrauchs in Deutschland », loc cit., p. 72.
42. Ernst HIEMER, Der Giftpilz. Ein Stürmerbuch für Jung und Alt, Nuremberg, Der Stürmer, 1938.
43. Cité in W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 364 sqq.
44. Les médecins sont en effet surreprésentés dans le NSDAP : 45 % d’entre eux sont membres du Parti. Voir Robert Jay LIFTON, Les Médecins nazis : le meurtre médical et la psychologie du génocide, trad. de l’américain par Bernard Pouget, Paris, R. Laffont, 1989, p. 52.
45. Ce médicament est toujours disponible sur ordonnance dans le commerce où l’on vante son « principe actif unique et naturel, la souche E. coli Nissle 1917 ». Il est employé contre les inflammations intestinales chroniques et remboursé par l’assurance maladie.
46. Joseph GOEBBELS, Das Reich – Deutsche Wochenzeitung, 31 décembre 1944, éditorial, p. 1 sq.
47. Erwin GIESING, « Bericht über meine Behandlung bei Hitler », Wiesbaden, 12 juin 1945, in Hitler as Seen by his Doctors, Headquarters United States Forces European Theater Military Intelligence Service Center : OI – Consolidated Interrogation Report (CIR), National Archives de College Park, Maryland.
48. . « Aujourd’hui comme en 1914, la situation politique et économique de l’Allemagne – comparable à une forteresse assiégée par le reste du monde – semble exiger une prise de décision rapide pour faire la guerre en anéantissant l’ennemi d’un coup, et ce dès le début des hostilités », déclare son président, Carl Brauch, anticipant ainsi le concept de Blitzkrieg. Eichholtz Dietrich, Geschichte der deutschen Kriegswirtschaft, vol. 1, 1969, Berlin, Akademie Verlag, p. 59.
49. Après la guerre, Hauschild est devenu l’un des plus importants médecins sportifs de la RDA et, à partir des années 1950 dans son institut de l’université de Leipzig, fut à l’origine du programme de dopage qui transforma la République démocratique en géant sportif. L’inventeur de la pervitine se vit remettre en 1957 le prix national de la RDA.
50. Elle fut commercialisée au Japon sous le nom Philopon/Hiropon et consommée par les kamikazes durant la guerre.
51. On procède par une bromation de propiophénone, un sous-produit de l’industrie chimique, que l’on traite ensuite avec de la méthylamine et que l’on réduit avec de l’éphédrine à partir de laquelle la méthamphétamine est produite par réduction chimique avec du phosphore et de l’iodure d’hydrogène. Voir Hans Paul KAUFMANN, Médicaments de synthèse, trad. de l’allemand par François Winternitz, Paris, Masson, 1957, p. 200 sqq.
52. Bureau des brevets du Reich, 1938 : brevet no 767.186, classe 12q, groupe 3, intitulé « procédé de production des amines ». Un comprimé contenait trois milligrammes de substance active.
53. Archives régionales de Berlin, A Rep. 250–02–09/N°. 218, imprimé publicitaire sans date. Voir aussi T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 225.
54. Cité in W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 118 sq. Ce sont ainsi six milligrammes qui sont consommés au cours de la journée – une dose à laquelle le corps s’habitue vite. Au bout de quelques jours, les effets du produit se font moins ressentir que lors des premières prises. Cette accoutumance incite à augmenter les doses afin de retrouver les agréables sensations du début. La consommation s’emballe, l’arrêt du médicament ne se fait plus sans difficulté, le patient devient dépendant.
55. C. PÜLLEN, « Bedeutung des Pervitins (1-Phenyl- 2-methylamino- propan) für die Chirurgie », Chirurg, vol. 11, no 13, 1939, p. 485-492, ici p. 490 et 492. Voir aussi W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 119.
56. F. HAFFNER, « Zur Pharmakologie und Praxis der Stimulantien », Klinische Wochenschrift, vol. 17, no 38, 1938, p. 1311. Voir également W. PIEPER, Nazis on speed, op. cit., p. 119.
57. Stephen SNELDERS et Pieters TOINE, « Speed in the Third Reich : methamphetamine (Pervitin) use and a drug history from below », Social History of Medicine, no 24, novembre 2011, p. 686-699.
58. Aujourd’hui encore, la méthamphétamine est particulièrement appréciée par cette catégorie professionnelle. Voir aussi Müller-Bonn HERMANN, « Pervitin, ein neues Analepticum », Medizinische Welt, no 39, 1939, p. 1315-1317. Cité in T. HOLZER, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 230 et W. PIEPER, Nazis on Speed, op. cit., p. 115.
59. Voir W. SEIFERT, « Wirkungen des 1-Phenyl- 2-methylamino- propan (Pervitin) am Menschen », Deutsche Medizinische Wochenschrift, vol. 65, no 23, 1939, p. 914 sq.
60. Erich NEUMANN, « Bemerkungen über Pervitin », Münchener Medizinische Wochenschrift, no 33, 1939, p. 1266.
61. Fritz EICHHOLTZ, « Die zentralen Stimulantien der Adrenalin-EphedrinGruppe », Deutsche Medizinische Wochenschrift, 1941, p. 1355-1358.Voir aussi Reichsgesundheitsblatt, vol. 15, no 296, 1940. À la demande de l’office de la Santé du Reich, la production de ces pralines cesse. La firme Hildebrand a également commercialisé les chocolats caféinés « Scho-Ka-Kola » qui existent encore aujourd’hui.
62. Fritz HAUSCHILD, « Über eine wirksame Substanz », Klinische Wochenschrift, vol. 17, no 48, 1938, p. 1257-1258.
63. Rudolf SCHOEN, « Pharmakologie und spezielle Therapie des Kreislaufkollapses », Verhandlungen der Deutschen Gesellschaft für Kreislaufforschung, 1938, p. 80-112, ici p. 98, cité in T. Holzer, Die Geburt der Drogenpolitik, op. cit., p. 219.
64. Cette quantité correspond plus ou moins à celle d’une prise de crystal meth aujourd’hui.
65. Otto GRAF, « Über den Einfluss von Pervitin auf einige psychische und psychomotorische Funktionen », Arbeitsphysiologie, vol. 10, no 6, 1939, p. 692-705, ici p. 695.
66. Gerhard LEMMEL et Jürgen HARTWIG, « Untersuchungen über die Wirkung von Pervitin und Benzedrin auf psychischem Gebiet », Deutsches Archiv für Klinische Medizin, vol. 185, no 5 et 6, 1940, p. 626 sqq.
67. C. PÜLLEN, « Erfahrungen mit Pervitin », Münchener Medizinische Wochenschrift, vol. 86, no 26, 1939, p. 1001-1004.
68. Sebastian HAFFNER, Un certain Adolf Hitler, trad. de l’allemand par Ole Hansen-Løve et Sylvie Courtine, Paris, Grasset, 1979.
69. Golo MANN, Deutsche Geschichte des 19. und 20. Jahrhunderts, Francfort/Main, S. Fischer, 1958, p. 177.