13

Hélène

Hélène ouvrit les yeux. Elle se dit qu’elle devait être éveillée, mais n’en était pas certaine. Elle avait l’impression de sortir d’un épais brouillard, qui aurait persisté autour d’elle, lui imposant sa pesanteur, remplissant ses poumons, obscurcissant sa vision, ses pensées, son esprit. Elle demeura immobile et attendit. Lentement, progressivement, le brouillard commença à se dissiper, et elle s’aperçut qu’elle était en train de contempler une sorte de motif. Des lignes bleues et jaunes entrelacées. Un plafond, comprit-elle. Son plafond. Elle se trouvait dans sa propre chambre.

Elle reprenait conscience de son corps, maintenant. Sa gorge était douloureuse, sa tête lui faisait mal et sa peau collait aux draps parce qu’elle était couverte de sueur. Elle était certaine de ne pas se trouver dans un rêve – tout lui paraissait trop réel. Cependant, même la réalité lui paraissait être devenue une notion confuse, depuis quelque temps. Elle avait l’impression de passer d’un rêve à l’autre depuis… elle n’en avait aucune idée. Cela aurait pu être des heures, ou des années. Elle était incapable de se rappeler quand elle s’était sentie complètement éveillée pour la dernière fois.

Pourtant, cela lui revint. Elle se souvint du sang et de la douleur. La douleur avait été si intense, et avait duré si longtemps. Et le sang, il y en avait eu plus qu’elle n’en avait jamais vu. Elle n’avait pas rêvé ; cela était resté dans sa mémoire, elle le revoyait lorsqu’elle fermait les yeux. C’était un souvenir viscéral.

Elle se rappelait avoir pensé qu’elle allait mourir, ici, dans ce lit. Elle se souvenait l’avoir souhaité, s’abandonnant aux dieux, se sentant partir… Et pourtant, elle était là. Vivante, si elle en croyait ce qu’elle voyait autour d’elle. L’endroit ne ressemblait en rien aux champs Élysées21. C’est alors que, malgré son extrême épuisement, le traumatisme causé par le souvenir de la douleur, et la surprise de se voir encore en vie, Hélène se mit à rire – un rire qui évoquait plutôt une respiration sifflante et se termina par un toussotement. Hélène perçut à cet instant un mouvement à sa gauche et le visage d’Alkippe se matérialisa au-dessus d’elle. Celui-ci lui apparut comme le plus doux des visages qu’elle ait jamais vus, et elle eut un faible sourire.

— Maîtresse Hélène, vous êtes réveillée !

Hélène voulut lui répondre, mais sa gorge était trop sèche. Le visage d’Alkippe disparut et la servante revint avec une coupe remplie d’eau. La jeune femme releva légèrement la tête et avala l’eau à grands traits comme s’il s’agissait d’un nectar, laissant déborder et couler le long de son cou en filets glacés ce qu’elle ne parvint à avaler.

— Attention à ne pas vous étrangler, maîtresse, compatit la timide voix d’Alkippe. Vous deviez avoir soif, cela fait si longtemps que vous êtes allongée ici. Votre mère a pris soin de vous autant que possible, vous donnant à boire lorsque vous parveniez à avaler, et un peu de miel, également. Mais la fièvre était si élevée que nous avons eu peur qu’elle vous emporte…

La coupe était vide, maintenant, et Hélène laissa retomber sa tête en arrière. Elle semblait épuisée par ce minuscule effort. Elle soupira et demeura silencieuse un moment, fermant les yeux pour récupérer. Lorsqu’elle se sentit mieux, elle se redressa en position assise.

— Que s’est-il passé Alkippe ? Depuis combien de temps suis-je ici ? Tout me semble si confus…

— Cela fait presque une semaine que vous êtes allongée ici, maîtresse, répondit la servante. Cela a été difficile. Je parle de l’accouchement. J’ai vu des enfants naître, auparavant, maîtresse – j’ai même aidé ma mère lorsque mes frères sont nés – mais le vôtre ne s’est pas passé comme il fallait. Il a duré trop longtemps, des heures et des heures. Nous avions l’impression que l’enfant n’allait jamais arriver.

— Oui, je me rappelle, articula lentement Hélène, même si elle se souvenait essentiellement de la douleur.

Une douleur qui ne s’arrêtait jamais, lui avait-il semblé. Et le vague souvenir de personnes qui se pressaient autour d’elle, et de leurs expressions. La peur. L’inquiétude. La pitié.

— Le bébé n’a pas survécu ! s’écria Hélène, prenant brusquement conscience de son environnement.

L’enfant n’était pas présent dans la pièce. Elle ne le voyait ni ne l’entendait. Sa grossesse n’avait pas dû aboutir. Ses yeux s’emplirent de larmes à cette pensée.

— Non, non, maîtresse ! L’enfant est en vie ! Ne pleurez pas, la contredit Alkippe, en posant une main rassurante sur l’avant-bras d’Hélène.

Hélène faillit reculer au contact de cette main et il lui fallut une seconde pour en comprendre la raison. Elle s’attendait à ce que le contact soit plus douloureux.

— L’enfant est en vie ? demanda-t-elle, luttant pour prendre conscience de cette nouvelle réalité.

— Oui, maîtresse. C’est une petite fille, et elle est en bonne santé, répondit Alkippe en souriant. Les dieux ont accompli un miracle pour qu’elle survive à une telle naissance. Nous devrions faire des offrandes de remerciement à Eileithyia.

— Oui, il s’agit d’un miracle, répéta Hélène sans conviction.

Elle ne pensait pas que celui-ci était dû à Eileithyia, cependant. Elle avait l’impression que son corps avait été déchiré en deux, comme si son âme s’était rendue au royaume d’Hadès puis en était revenue. Où se trouvait Eileithyia alors ? Où se trouvaient les dieux, lorsqu’elle priait pour que la douleur et l’hémorragie cessent ? Elle avait une fille, oui, et elle savait qu’elle devait en être reconnaissante, mais pourquoi le prix à payer avait-il été si élevé ? Pourquoi les dieux exigeaient-ils tant d’elle, et s’attendaient-ils ensuite à ce qu’elle les remercie ?

— Maîtresse ? Comment vous sentez-vous ? reprit la voix d’Alkippe, ramenant Hélène au présent.

— Oui, je vais bien. Je suis simplement fatiguée, répondit-elle.

Mais une pensée lui traversa soudain l’esprit. Si l’enfant était en vie, pourquoi n’était-il pas ici, avec elle, comme cela aurait dû être le cas ?

— Où est ma fille ? demanda-t-elle, en parcourant la pièce des yeux.

— Elle est avec la nourrice, répondit Alkippe. Vous étiez si épuisée après l’accouchement, et puis vous avez eu de la fièvre… Nous avons dû trouver quelqu’un pour la nourrir, maîtresse…

— Oh, je comprends…

— Mais elle va revenir auprès de vous, dès que vous vous sentirez assez forte. Un enfant a besoin de sa mère ! s’exclama la servante avec un sourire rassurant.

Hélène parvint à lui sourire faiblement, mais ses joues lui semblaient de plomb.

— Je suis épuisée, Alkippe, puis-je me reposer maintenant ?

— Bien sûr, maîtresse, répondit la servante. Je vais sortir et prévenir que vous êtes réveillée et que vous allez bien. Je vous laisse, mais il y a un garde près de la porte, au cas où vous auriez besoin de quelque chose.

Hélène sourit avec gratitude. Son amie comprenait que ce dont elle avait avant tout envie était d’être seule. De ne pas avoir à penser, à parler, ou à se remémorer quelque chose. Elle était peut-être réveillée, mais pour ce qui était de se sentir bien… son corps lui semblait ne plus avoir de force, et elle avait l’esprit embrumé. Et il y avait la douleur, également, en arrière-plan. Elle n’aurait pu dire si celle-ci était réelle ou s’il ne s’agissait que d’un effet de sa mémoire, mais cela était tout aussi désagréable.

Alkippe était à peine partie qu’il y eut un bruit à la porte. Hélène ouvrit les yeux et vit son époux pénétrer dans sa chambre.

Son regard croisa le sien, mais elle détourna rapidement les yeux. Elle ramena les couvertures instinctivement autour d’elle. Elle ne souhaitait pas le voir maintenant, ni qu’il la voie. Le moment était mal choisi. Elle se sentait trop fragile, trop épuisée, trop affreuse. Elle savait qu’il ne devait pas comprendre ce qu’elle venait de traverser. Aucun homme ne le pouvait. Et à cet instant, alors qu’il venait d’apparaître soudainement, elle comprit qu’une partie d’elle le tenait pour responsable de sa souffrance.

Il s’approcha du lit et tendit la main pour lui effleurer l’épaule. Elle tressaillit.

— Je suis là, mon épouse. Le garde t’a entendue parler et m’a prévenu. Je suis venu aussitôt. J’étais inquiet.

Hélène continua de détourner le regard. Elle cilla pour éliminer les larmes qui lui vinrent brusquement. Elle était touchée par sa sollicitude. Elle savait qu’il s’efforçait d’être présent pour elle, mais elle était incapable de le regarder. Il était encore trop tôt.

— Comment vas-tu ? Ta fièvre a-t-elle disparu ?

Hélène répondit en produisant un son inintelligible.

Ménélas hésita un instant, devinant peut-être que sa présence n’était pas aussi souhaitable qu’il l’aurait voulu. D’une voix douce, il lui dit :

— Tu as été merveilleuse, Hélène. Je sais que cela a été très dur pour toi… mais tu as réussi. Je suis venu… te dire cela.

Hélène se tourna vers lui. Son expression était hésitante, mais il y avait autre chose. Était-ce de l’affection ? Si cela n’en était pas, il éprouvait au moins une réelle inquiétude. Il semblait attendre quelque chose, aussi s’efforça-t-elle de sourire.

Une expression de soulagement passa rapidement sur le visage de son époux, qui inclina la tête comme s’il s’apprêtait à se pencher vers elle et à l’embrasser. Elle se détourna. Mais au bout d’un instant, il posa un baiser doux au sommet de sa tête.

Dès qu’il fut parti, Hélène laissa ses larmes couler le long de ses joues. Elle était à la fois en colère contre elle-même et contre Ménélas. Le lien et la tendresse qu’elle avait tant désirés étaient enfin présents, et cependant, elle était incapable de les apprécier à cet instant. Il avait essayé de lui tendre la main, mais tout ce dont elle avait envie était de se replier sur elle-même. Elle était incapable de supporter un moment d’intimité pour l’instant, parce qu’elle se sentait brisée, et encore moins avec l’homme qui était à l’origine de son traumatisme.

Mais elle irait mieux bientôt. Avec le temps, elle reprendrait des forces. Elle aimerait l’enfant pour lequel elle avait tant souffert, et ouvrirait de nouveau son cœur à son époux. Elle espérait simplement que cette nouvelle tendresse dont il faisait preuve serait toujours présente lorsqu’elle serait prête à la recevoir.


2. 1 Lieu de séjour des morts ayant accompli des actions vertueuses au cours de leur vie.