Klytemnestre
Klytemnestre avait appris ses fiançailles trois mois auparavant. Depuis, elle avait profité de chaque jour, tentant de graver en elle chaque image, chaque son et chaque parfum du palais, qui était la seule demeure qu’elle ait connue, et qu’elle allait bientôt quitter. Elle était assise dans la Salle des femmes et prenait plaisir à écouter le brouhaha mêlant le cliquetis des métiers à tisser et les conversations. Il y aurait également une Salle des femmes dans son nouveau palais, sans doute, mais elle serait différente. Elle ne renfermerait pas les souvenirs qu’elle avait ici. Et n’abriterait pas les mêmes personnes. Il n’y aurait pas Thèkle, avec ses « tut-tut » réprobateurs, et les petites rides qui se formaient au coin de ses yeux lorsqu’elle souriait. Il n’y aurait pas Agathe, aux yeux timides et au cœur généreux. Et il n’y aurait pas Hélène. Sa sœur allait lui manquer par-dessus tout. Elle l’entendait fredonner à tue-tête à l’autre bout de la pièce. Désormais, ce son était devenu le plus doux qui soit, et penser qu’elle ne l’entendrait plus lui serra le cœur.
Elle allait rencontrer son fiancé aujourd’hui même. Il allait arriver à Sparte dans la soirée pour la célébration de leur mariage, et dès le lendemain, la conduirait chez lui, lorsqu’elle serait devenue sa femme. Sa sœur savait tout cela, bien sûr, mais Klytemnestre ne pensait pas qu’Hélène prenait toute la mesure de l’événement… Elle semblait penser que cela ne changerait pas tout, et que sa sœur viendrait leur rendre visite. Mais Klytemnestre savait que cela était peu vraisemblable. Les femmes mariées de la noblesse ne voyageaient pas. Elle resterait à Mycènes le reste de sa vie, en tant que maîtresse de la maisonnée de son époux. Et peut-être était-ce plus facile ainsi… – une rupture totale et une nouvelle vie. Tandis qu’elle songeait à tout cela, elle entendit une toux polie derrière elle. Elle se retourna. Thèkle se tenait derrière elle.
— Maîtresse Klytemnestre. Il est temps de te préparer à rencontrer ton fiancé, lui annonça-t-elle avec un sourire rassurant. Suis-moi.
***
Klytemnestre fut apprêtée dans la chambre de sa mère, par les servantes personnelles de celle-ci. Sa mère était présente, leur donnant des consignes au fur et à mesure. La jeune fille eut l’impression de voir ses yeux s’humidifier à une ou deux reprises, mais elle dissimulait bien sa tristesse. Elle semblait toute joyeuse en donnant des ordres aux servantes – leur demandant de l’ocre, de la myrrhe, de l’huile, de l’ambre – et ses joues rosissaient de fierté. Sa fille allait devenir une femme.
Lorsque tout fut terminé, Klytemnestre était resplendissante. Ses cheveux avaient été huilés et frisés, et le tissu rouge de sa robe avait été traité avec de l’huile également, ce qui le rendait lustré lorsqu’il captait la lumière des lampes. La robe fut épinglée de façon à mieux épouser son corps, et son tissu était très fin, ce qui la mit mal à l’aise. Des colliers de cornaline polie ornaient son cou et d’épais bracelets d’or entouraient ses poignets. Son visage, son cou et ses bras avaient été enduits de fard blanc, et ses yeux étaient bordés de khôl noir.
L’une des servantes de sa mère lui tendit un miroir et tint la surface polie devant son visage. Elle était belle. Sa mère la regardait en souriant avec sincérité. Klytemnestre lui rendit son sourire.
— Il reste une dernière chose à accomplir, ma fille, avant que tu ne sois prête, conclut sa mère.
Elle fit signe à une servante, qui s’avança, tenant une délicate pièce de tissu dans les mains. Lorsque sa mère la souleva, Klytemnestre vit que celle-ci était d’une grande finesse, teintée de safran et délicatement brodée, parsemée de fils d’or ornant sa surface tel un millier d’étoiles étincelantes.
— Il s’agit d’un voile, fait de ma propre main, déclara sa mère, en l’observant avec fierté. Tu vas devenir une femme, maintenant, et une reine. Tu en auras besoin. D’abord pour le mariage, ensuite, pour préserver ta pudeur. Et pour conserver un teint aussi parfait que celui de ta mère, ajouta-t-elle avec un sourire.
Elle s’avança vers Klytemnestre et posa le voile sur sa tête. Puis, plongeant la main dans un petit coffre en ivoire, elle en sortit un bandeau d’or joliment entrelacé et le jucha au sommet du voile pour le maintenir. Puis Léda recula, rayonnante de fierté. Mais même à travers le voile translucide, Klytemnestre put voir ses yeux se remplir de larmes.
— Voilà, dit celle-ci. Tu es une véritable promise… désormais. Une véritable femme…
À cet instant précis, la porte s’ouvrit et une servante pénétra dans la chambre. Elle contempla Klytemnestre et s’adressa à la reine.
— Le seigneur Agamemnon est arrivé, ma reine. Il a été baigné et vous attend en compagnie du seigneur Tyndare dans la Salle du foyer. Il demande qu’on lui présente la princesse Klytemnestre, afin qu’il puisse faire sa connaissance avant la cérémonie.
Sa mère hocha la tête et la servante se retira, fermant la porte derrière elle. Elle commença à se sentir mal à l’aise. Elle ne s’attendait pas à ce que son futur époux arrive avant une heure, au moins. Elle pensait avoir un peu de temps pour rester auprès de sa mère et lui parler quelques instants.
— Le moment est donc venu, ma fille, murmura sa mère, en prenant ses mains entre les siennes.
Elle sembla résister à l’envie de la serrer contre elle, pour éviter d’ôter le fard qui enduisait ses bras ou de déranger ses cheveux ou son voile.
— Je suis si fière de toi…
Elle lui pressa les mains et sourit, mais les coins de sa bouche frémirent, comme si elle éprouvait une hésitation à poursuivre.
— Tu dois te souvenir de rester bien droite. Et ne parle pas, à moins qu’il ne te pose une question. Nous allons lui montrer que les femmes de Sparte sont les meilleures de Grèce.
Klytemnestre s’efforça de hocher la tête. Oui, elle serait la meilleure épouse possible… Belle et obéissante. La meilleure épouse, la meilleure mère, la meilleure femme. Telle était désormais sa destinée – à partir de ce jour. Elle n’en était pas maîtresse, mais au moins, cela était en son pouvoir. Elle pouvait faire la fierté de tous.
Sa mère lui lâcha les mains et la conduisit à l’entrée de la Salle du foyer. En lui adressant un sourire d’encouragement, elle hocha la tête à l’intention du garde, qui ouvrit la lourde porte en bois, et toutes deux s’avancèrent côte à côte.
Sitôt que Klytemnestre eut franchi le seuil, son regard se dirigea vers le trône de son père – et vers l’homme assis à côté de lui. La salle était vide, l’homme ne pouvait donc être qu’Agamemnon.
Il était large d’épaules et dégageait une impression de puissance. Il était musclé, sans être maigre. Il se leva de son fauteuil lorsqu’elle entra, et elle vit qu’il était grand, nettement plus grand que son père. Ses cheveux étaient foncés, noués derrière sa tête, et sa barbe était noire. Son père lui avait dit qu’il avait plus de trente ans, mais Klytemnestre trouva qu’il ne paraissait pas beaucoup plus jeune que Père. Même à travers l’entrelacs de son voile brillant, elle put distinguer son visage creusé et buriné, présentant des cicatrices et des irrégularités. Cependant, il n’était pas désagréable à regarder. Son nez était large et ses yeux vifs. Il conserva une expression neutre tandis qu’elle approchait.
— Voici donc mon épouse, dit-il, sa voix grave retentissant à travers la salle vide. Approche-toi, laisse-moi te regarder.
Elle fit quelques pas de plus dans sa direction, jetant un regard nerveux vers son père. Elle n’était pas certaine de bien distinguer son expression à travers le voile, mais celui-ci sourit, et cela l’apaisa. Elle se mit à regarder droit devant elle, faisant de son mieux pour paraître confiante et modeste à la fois.
Au bout de quelques instants, Agamemnon se mit à tourner autour d’elle. Elle pouvait sentir son regard, et se dit qu’elle aurait aimé que sa robe ne soit pas aussi ajustée ni aussi fine. Elle pensa que malgré le fard blanc, ses joues avaient dû s’empourprer. Et lorsqu’il se tint derrière elle, examinant ses flancs, la ligne de son dos, elle fut heureuse qu’il ne puisse la voir serrer les dents – ou peut-être allait-il les examiner également ? Finalement, il réapparut devant elle.
— Sparte est réellement le pays des belles femmes, dit-il, avec un petit rire. Et elle est bien développée. Ce qui est une bonne chose…
Il regarda en direction de son père, qui hocha la tête solennellement.
— As-tu confectionné toi-même ce tissu ? demanda-t-il, en observant sa robe et son voile.
Sursautant, elle comprit qu’il s’adressait à elle.
— Euh… non, mon seigneur, répondit-elle, un peu embarrassée. Mais je sais tisser. J’ai tissé de nombreux…
— Sais-tu danser ? l’interrompit-il.
— Oui, mon seigneur. Je danse bien, paraît-il.
— Très bien ! se réjouit-il, en claquant ses immenses mains l’une contre l’autre. Tu danseras, ce soir, durant la cérémonie. J’attends cela avec impatience.
— Oui, mon seigneur, si tel est votre souhait, répondit-elle.
— Je suis heureux que ma fille vous plaise, intervint son père. Puisse votre mariage vous apporter de la joie à tous deux, et sceller une union durable entre Sparte et Mycènes !
— Effectivement, répondit Agamemnon. Mycènes sera une fidèle alliée de Sparte, qui fut à nos côtés lors de la reconquête du trône de mon père. Et je suis heureux de prendre votre fille pour épouse, afin que nos deux grandes maisons soient unies. Vous verrez que j’ai apporté de nombreux présents à son intention, et qu’elle en recevra encore bien d’autres lorsque nous retournerons à Mycènes.
Pour épouse. Ces mots sonnaient étrangement, et pourtant, ils possédaient une gravité que Klytemnestre apprécia.
— Vous êtes réellement généreux, seigneur Agamemnon, dit son père, en inclinant gracieusement la tête. Si vous êtes satisfait, pouvons-nous nous préparer à festoyer ?
— Bien sûr ! Mon estomac crie famine, et a besoin de viande, après ce voyage !
Bientôt, les convives affluèrent, les mets et le vin furent servis et les festivités démarrèrent.
Le lendemain matin, Klytemnestre fut réveillée par la caresse des cheveux d’Hélène sur son visage. Pour cette dernière soirée passée ensemble, sa sœur avait voulu dormir auprès d’elle. Elle songea qu’Hélène devait commencer à comprendre qu’elles ne se reverraient peut-être jamais, une fois qu’elle aurait suivi Agamemnon. Tandis qu’elles reposaient l’une à côté de l’autre, et que la douce respiration d’Hélène rompait étrangement le silence, Klytemnestre profita quelques instants de la douceur tiède de ce moment. Elle aurait un compagnon de nuitée bien différent dans quelques jours, une fois que le convoi nuptial serait arrivé et que les époux auraient regagné Mycènes. Mais elle ne voulait pas songer à cela maintenant. Elle voulait profiter de l’instant, faute de quoi elle n’était pas sûre de pouvoir aller de l’avant.
Elle avait été heureuse de quitter les festivités, le soir précédent. Elle avait le sentiment que tout le monde la regardait, et cela lui avait donné l’impression d’être particulière et belle au début, puis avait fini par l’importuner. Même avec le visage dissimulé derrière un voile, elle s’était sentie mise à nu. Le pire avait été lorsque son père lui avait demandé de danser au centre de la salle. Elle n’était pas seule – Hélène et d’autres jeunes filles nobles avaient participé à la démonstration – mais elle s’était sentie exposée à tous les regards. Agamemnon lui-même ne se trouvait qu’à quelques mètres et ses yeux ne s’étaient pas détachés de son corps. Elle avait senti le fin tissu rouge de la robe se coller sur ses hanches, sa taille, sa poitrine, tandis qu’elle se mouvait au son de la lyre, au rythme du tambour, alors qu’elle aurait simplement souhaité disparaître dans la foule, loin des yeux de son futur époux, qui la dévorait du regard.
Un coup fut frappé à la porte de la chambre et une esclave entra. Klytemnestre se redressa, et Hélène bougea dans son sommeil.
— Le seigneur Agamemnon souhaite partir aussitôt que possible, ma dame, déclara l’esclave. Je dois vous laver et vous habiller.
Klytemnestre hocha la tête, soulagée de constater que la robe que tenait l’esclave était épaisse. Au moins, elle n’éprouverait, pas durant son voyage, la gêne qu’elle avait ressentie la veille. Elle remercia silencieusement les dieux de l’arrivée prochaine de l’hiver.
Une fois qu’elle fut vêtue, voilée et modestement parée d’un collier d’améthyste, elle fut conduite à l’avant du palais. Mais avant qu’elle ne passe ses immenses portes, sa mère apparut, suivie d’Hélène.
— Nestre ! s’écria Hélène, en courant vers elle pour l’enlacer. Je craignais que tu ne sois déjà partie…
— Je ne serais jamais partie sans vous faire mes adieux ! s’exclama Klytemnestre en serrant sa sœur contre elle.
— Je voudrais que tu puisses rester… se lamenta Hélène, qui paraissait au bord des larmes.
— Moi aussi, soupira Klytemnestre, en embrassant le dessus de la tête flamboyante de sa sœur. Moi aussi, Hélène, mais il le faut.
Elle relâcha son étreinte et lui adressa un sourire confiant, afin de ne pas la bouleverser davantage.
— Je ne vois pas pourquoi ! Tu avais dit que nous pourrions toutes les deux rester ici. Tu avais dit que nous élèverions nos enfants ensemble et que…
— Je sais, je sais… J’avais dit cela. Mais les Moires1 ont filé pour nous un destin différent. Nous ne pouvons nous opposer à elles. Mais tout ira pour le mieux, tu verras, dit-elle, en pressant les douces mains de sa sœur.
Hélène resta un moment silencieuse en regardant Klytemnestre dans les yeux.
— Tu vas me manquer, dit-elle doucement.
— Tu vas me manquer aussi, répondit Klytemnestre, luttant pour garder une voix assurée.
Elles s’étreignirent de nouveau. Lorsqu’elles se séparèrent et que les yeux clairs d’Hélène s’emplirent de larmes, la reine fit un pas vers elles. Entourant le visage de Klytemnestre de ses mains et la regardant dans les yeux, elle lui dit :
— Tu es ma plus grande fierté, et je t’aimerai toujours.
Puis elle la prit dans ses bras. Il s’agissait d’une étreinte désespérée, longue, et la jeune femme aurait aimé qu’elle ne s’interrompe jamais. Là, serrée contre la poitrine de sa mère, entourée de ses bras, elle se sentait en sécurité. Mais Léda finit par s’écarter d’elle, essuya ses joues, ajusta le bandeau de Klytemnestre et recula.
— Rejoins ton époux, maintenant… dit-elle.
Les grandes portes furent alors ouvertes, et la lumière du soleil pénétra dans l’atrium. Les jambes tremblantes, Klytemnestre fit un pas à l’extérieur, vers son destin.
1. Les trois divinités régnant sur la destinée humaine dans la mythologie grecque (dans la mythologie romaine, elles sont appelées « Parques »). Elles ont l’apparence de fileuses, dont l’une coupe le moment venu le fil représentant la vie d’un être.