« Les habits neufs de l’Empereur 1 » est un conte de Hans Christian Andersen publié en 1837 que nous connaissons tous, ou presque. Il a bercé notre enfance. Il nous a donné une extraordinaire revanche sur les adultes, sur leur hypocrisie sociale, sur leur aveuglement prétentieux, sur leur adhésion ridicule aux rituels sociaux. Ce conte glorifie l’enfance, la force de son innocence, la vigueur de sa naïveté, la puissance de son ingénuité, proche de ce que George Orwell appelait « la décence ordinaire ». Résumons brièvement ce conte.
Il y a de longues années vivait un Empereur qui n’aimait rien tant que les beaux habits. On disait de lui : « L’Empereur est dans sa garde-robe ». Ce désir de plaire et de se montrer était tel qu’il finit par succomber à une escroquerie. Deux filous qui se prétendaient tisserands affirmèrent qu’ils pouvaient tisser la plus belle étoffe que l’on pût imaginer, dont l’étonnante propriété était d’être invisible aux yeux des idiots et de tous ceux « qui ne correspondaient pas à leurs fonctions ». On imagine la suite. Ils firent semblant de tisser un habit qui n’existait pas et invitèrent tous ceux qui s’en approchaient, tous ceux qui venaient voir leur métier à tisser vide, à admirer les magnifiques habits qu’ils affectaient de préparer pour l’Empereur. Afin de ne pas passer pour des idiots ou de reconnaître qu’ils n’étaient pas à la bonne place pour exercer leurs fonctions, tous, y compris l’Empereur, firent mine de s’extasier sur ces magnifiques vêtements invisibles. C’est ainsi que l’Empereur lui-même, invité à défiler dans son royaume, se promena tout nu, avec des chambellans qui faisaient semblant de porter une traîne qui n’existait pas. Les sujets, qui ne voulaient pas passer pour des idiots ou des impolis, admiraient et ovationnaient l’Empereur revêtu de ses magnifiques vêtements invisibles. Ce rituel couvrait en somme la nudité de l’Empereur. Personne ne voulait reconnaître qu’il n’y avait rien à voir de crainte de paraître sot ou de peur d’avoir à avouer qu’il n’était pas à la hauteur des fonctions qu’il occupait. Le simulacre de la cérémonie se poursuivit sans anicroche jusqu’au moment où un tout petit enfant s’écria que l’Empereur était nu et qu’il n’avait pas d’habit du tout ! Ce cri de vérité fit frissonner l’Empereur, trembler les courtisans, mais n’empêcha pas la procession de se prolonger ; le cortège suivit son cours avec « les chambellans [qui] continuèrent de porter la traîne, qui n’existait pas ». Ainsi va le pouvoir, et notre complaisance à nous y soumettre. Il passe et nous ne voyons pas qu’il est nu. Cet aveuglement collectif nous conduit à le couvrir d’illusions partagées par lesquelles se fabrique une société, non sans produire pour autant dans la réalité des effets économiques, sociaux et politiques.
L’imaginaire engendre une réalité, produit des biens, suscite des relations sociales effectives. C’est ce que l’on nomme une efficacité symbolique 2. Il faut l’acuité d’un Émile Durkheim pour reconnaître que, loin d’être un complément qui se surajoute aux activités matérielles d’une société, la croyance religieuse est le cœur, « l’acte par lequel elle se fait et se refait périodiquement 3 ». La croyance et l’illusion sont au cœur de la machine sociale, même les notions fondamentales de la science sont d’origine religieuse, affirme Durkheim. Ce sont ces croyances partagées qui, loin d’être des idéaux ou des fictions abstraites, produisent des effets bien réels, innervent la plupart de nos activités sociales dans le grain le plus concret de nos vies quotidiennes. De même que le rêve d’un sujet, les pensées de la nuit, engendrent les actions du jour qui les suit. Nos réalisations les plus matérialistes ne seraient pas sans ce pouvoir d’engendrement des fictions, des rêves et des croyances. Ce pouvoir, je le place sous l’enseigne du sacré.
Si le sacré est bien au cœur du fonctionnement social, s’il fonde le droit et la morale, les institutions et la politique, un mystère demeure, celui de savoir ce qui psychologiquement nous contraint à cette décision de feindre, ensemble, de croire dans les magnifiques habits de l’Empereur, qui n’existent pas. Qu’est-ce qui psychologiquement nous pousse à adhérer aux croyances et à simuler les cultes sacrificiels qu’elles prescrivent ? Si ce n’est que chacun, en son for intérieur, a déjà sacrifié une part de lui-même pour célébrer les rites et les cérémonies sociales.
Ce conte d’Andersen est, selon moi, le texte le plus simple et le plus percutant pour analyser les ressorts sociaux et psychologiques du pouvoir. Mieux que le fameux discours de La Boétie De la servitude volontaire 4, il dévoile – c’est le mot – les mécanismes d’illusion de tout pouvoir qui conduisent à ce consentement intime par lequel les hommes et les sociétés se font les complices de leur aliénation, de leur mystification. C’est par ce sacrifice consenti que les sujets humains apparaissent dans le champ social, pour le meilleur et pour le pire. Le conformisme et le besoin d’illusion créent un asservissement collectif, une duperie partagée par tous – tous, y compris l’Empereur imbu de lui-même, préoccupé par les cérémonies du pouvoir et contraint autant que ses sujets à se prêter à l’escroquerie dont il est victime. Là encore, comme chez La Boétie, la corruption de la pensée et du jugement moral se révèle anthropologique et politique. Tous s’abaissent à recouvrir la nudité de la condition humaine des voiles de l’illusion pour ne pas sombrer dans une solitude qui les ferait passer pour des imbéciles ou des imposteurs. Ce à quoi ils consentent, bien malgré eux, par leur adhésion aux normes et aux coutumes sociales. Soulignons un point essentiel : ce ne sont pas les Lumières de la Raison qui font tomber le masque de cette servitude collective, mais l’innocence de l’enfance. Il conviendra de s’en souvenir. Peut-être nous berçons-nous de nouvelles illusions en affirmant que la Raison est ce par quoi nous sortons de la servitude volontaire et des logiques de domination sociale ? Bien au contraire, cet appel et ce recours au mythe d’une Raison émancipatrice, cet appel à ces Lumières libératrices pourraient bien être le voile ultime avec lequel, pudiquement, les sujets recouvrent la nudité de leur condition humaine. Sans doute est-ce une des raisons qui fait du romantisme un des modes de résistance et de révolte à la rationalité moderne, au règne de la pensée instrumentale et calculatrice ?
Quelle est cette vérité insoutenable qu’il faut cacher et que ne saurait avouer que la parole d’un petit enfant ? Si ce n’est la nudité de notre existence que le pouvoir recouvre tout autant qu’il est recouvert des voiles invisibles des habits imaginaires ? Le pouvoir de l’Empereur est fait de la même étoffe, de la même escroquerie que les vêtements invisibles que les sujets feignent de voir. Ainsi procèdent l’autorité et notre consentement au pouvoir : un jeu de dupes où l’imaginaire a sa part pour mieux recouvrir une vérité insoutenable, irreprésentable. La centralité des croyances assure une cohésion des communautés, constitue la matrice conceptuelle des ordres politiques et juridiques. C’est la raison pour laquelle, comme Émile Durkheim n’a eu de cesse de l’affirmer, le pouvoir et ses catégories sociales sont de nature religieuse. L’étendue des objets sacrés est incommensurable. Le social et le sacré sont consubstantiels. « L’idée [même] de société est l’âme de la religion 5 », écrit Durkheim. Les croyances qui ne sont « actives que si elles sont partagées », les fêtes, les rites les cultes, produisent des catégories de pensée et d’action au travers desquelles nous voyons le monde. La matière logique des concepts scientifiques elle-même est fabriquée avec l’étoffe de nos rêves et de nos croyances sacrées. Le sacré renvoie nécessairement au sacrifice, à sa célébration souterraine dans l’ensemble des actes sociaux. À l’origine, c’était la communauté tout entière qui s’adonnait aux cultes sacrificiels, au repas totémique, au partage des chairs bouillies et aux serments qui les accompagnent pour fonder le Droit et la Religion qui légitiment l’ordre et le pouvoir 6.
La mort et le meurtre sont au cœur du pouvoir, ils en sont la matrice. C’est cela la vérité qu’il faut dissimuler, la nudité qu’il faut taire : la Mort est au cœur de tout pouvoir. Non la Mort comme un effet du pouvoir, un de ses abus, mais comme sa cause principale, sa raison d’être. L’homme qui possède le pouvoir incarne autant qu’il dissimule son intimité avec la Mort. Telle est la nudité qui est la sienne et qu’il pare des apparats imaginaires, aux effets bien réels, dans son exercice. Il porte la Mort sur lui, il l’incarne, la déguise. Et, quand nous décapitons un roi ou quand nous destituons un monarque républicain, nous ne faisons que rendre visible ce vide que sa couronne masquait. Nous dévoilons une part de la nudité de son pouvoir pour mieux cacher celle du gouvernement à venir qui en reprendra la charge. C’est dans la couronne du pouvoir que se niche la Mort, c’est elle seule qui mène la procession des courtisans ou arme le bras des révoltés. C’est encore un poète qui, bien avant les scientifiques, en avait pressenti la vérité. Shakespeare dans Richard II fait dire au Roi déchu :
« Tous assassinés… car dans la couronne creuse
Qui ceint les tempes mortelles d’un roi
La Mort tient sa cour, là trône la bouffonne,
Raillant sa dignité, ricanant de sa pompe,
Lui accordant un souffle, une petite scène
Pour faire le monarque, être craint, et tuer d’un regard,
Lui insufflant une vaine opinion de lui-même,
Comme si cette chair, rempart de notre vie,
Était une citadelle de bronze ; puis s’étant jouée de lui,
Pour finir elle vient et avec une petite épingle,
Perce le rempart du château, et adieu roi 7 ! »
Si, au-delà de la personne du Roi, nous lisons ce poème de Shakespeare comme celui de la figure anthropologique du pouvoir – je reviendrai sur le thème des deux corps du Roi, temporel et éternel, corporel et symbolique –, qu’est-ce à dire ? Si ce n’est que la « couronne » du pouvoir abrite en son creux l’autorité de la mort qui donne à la parole souveraine ce pouvoir magique d’obtenir l’obéissance autant que l’espoir illusoire de sortir de notre condition. Nous pouvons nous libérer des chaînes de la servitude volontaire à un pouvoir humain, nous ne pouvons sortir de notre humaine condition qui nous invite à consentir à faire d’un Autre le principe de causalité, et à lui offrir notre complaisance à être gouvernés. Cet acte de déléguer à un Autre, Roi, monarque républicain, ou principe souverain, normes sociales, le soin de gouverner, et bien souvent de nous gouverner, produit, tout comme le sacré dont il est issu, une ambivalence. Ces passions 8 d’Amour et de Haine que nous portons à ceux que nous avons élus pour nous gouverner, hommes ou principes, proviennent de notre désir d’ignorance, de notre désir d’ignorer la vérité, la nudité affublée des oripeaux imaginaires et symboliques du pouvoir.
Cette intimité entre l’autorité et la mort est un thème constant de la littérature et je ne le développerai pas davantage. J’évoquerai simplement ce dont la pratique de la psychanalyse témoigne de façon privilégiée : la filiation, la décision des fils de se donner un père, la reconnaissance d’une autorité se placent sous l’égide de la mort. Freud nous a légué plusieurs mythes à ce sujet, dont celui de Totem et tabou 9, ou encore L’Homme Moïse et la religion monothéiste 10.
Dans ces textes où émerge le meurtre collectif du père pour fonder la loi et l’ordre social, nous ne retenons bien souvent que la transgression du parricide, alors que plus fondamentalement il convient de reconnaître qu’en arrière du père se niche l’horreur de la Mort, et de ce qu’elle représente au cœur du psychisme 11. La Mort est ce dont nous ne pouvons avoir aucun savoir. Les stoïciens disaient qu’il était ridicule de la craindre, car nous n’en avons aucune expérience personnelle. Tant qu’elle n’est pas nous sommes, mais sans savoir. Et quand elle survient, nous pourrions savoir, mais nous ne sommes plus. Alors, ce non-savoir, qui est aussi la région nocturne du psychisme que bordent nos rêves, nous en faisons cadeau à un Autre pour expliquer, justifier, approcher nos comportements et ce qui nous arrive. Nous lui faisons cadeau de ce non-savoir dont la Mort est la figure la plus anthropologique. Peut-être est-ce ce mystère du non-savoir que naguère les hommes cherchaient à recueillir au bord des lèvres des mourants et dont tout récit tient son autorité 12 ? La figure paternelle (quelle que soit la personne qui l’incarne) est ce que nous plaçons devant l’insoutenable, l’irreprésentable, l’inconnaissable, dont la mort est le nom anthropologique commun. C’est de cette place que toute autorité détient son pouvoir.
Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que je vais m’abandonner à la tentation de psychologiser le social et à considérer que l’autorité d’un pouvoir se réduit au personnage paternel. J’ai trop souvent critiqué cette imposture épistémologique 13 autant que politique pour me laisser aller à une telle analogie dangereusement séductrice. Non, ce qui est en jeu est d’un autre ordre : la nudité de l’Empereur est notre nudité, que nous recouvrons de voiles pour nous éviter de devoir rencontrer ce non-savoir absolu que représente la Mort au cœur du psychisme, c’est-à-dire ce que la Mort figure justement de ce que l’on ne peut se représenter. Le père (freudien) est le nom que nous déposons pour border ce domaine terrifiant de l’irreprésentable. Il est cette fonction psychique et sociale dans le creux de laquelle vient se nicher tout pouvoir pour nous gouverner.
Ce qui ne veut pas dire que chaque exercice du pouvoir en vaut un autre. Ce serait méconnaître sa dimension sociale et historique ! Mais simplement qu’une des résistances, et non des moindres, à s’affranchir du pouvoir détient sa force de notre complaisance à nous y soumettre pour ne pas être exposé à la nudité de ce non-savoir, de cet irreprésentable. Du moins, jusqu’à un certain point. Jusqu’à un certain point nous nous offrons au pouvoir d’un Autre (personne, loi ou principe) pour être gouvernés autant qu’expliqués dans nos conduites. Bien heureusement, en pure perte, puisque gouverner, éduquer et psychanalyser 14 en viennent toujours à se heurter à un impossible, à une résistance qui vient limiter leurs ambitions. Cette part ingouvernable est sans nul doute incarnée dans le conte d’Andersen par le petit enfant de la bouche duquel sort la vérité. C’est cette part d’innocence et de lucidité qui, en chacun de nous, lui permet de résister aux techniques de gouvernement et aux cérémonies qui enveloppent le vide au creux du pouvoir. Ce petit enfant est « l’enfant toujours vivant en nous avec ses impulsions » dont parle Freud dans L’Interprétation des rêves 15 et que Conrad Stein a promu comme concept avec L’Enfant imaginaire 16.
Avec quelles illusions tissons-nous ces voiles, avec quels leurres et avec quels mensonges en fabriquons-nous la texture ? Là est le cœur de l’interrogation sociologique, politique, historique. Les étoffes, les tissus, les membranes avec lesquels nous constituons la trame de nos illusions qui nous conduisent à consentir au pouvoir, à être gouvernés, varient d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre. C’est cette pluralité des humains et de leurs sociétés qui nous fait entrer de plain-pied dans le domaine du politique.
Chaque société, chaque époque, a le devoir d’inventer une politique qui puisse résoudre les crises et juguler les terreurs, vaincre la discorde, dans un numéro d’équilibriste entre le vide nihiliste, sur lequel sont jetés les voiles du pouvoir, et le désir de liberté. C’est sans doute ce qui fait le prix de la lucidité, « cette blessure la plus rapprochée du soleil 17». Les rapports de force sociaux fabriquent une société, déterminent sa politique, s’abreuvent à une théologie 18 explicite ou implicite. Cette théologie est le filet que les sujets sociaux jettent sur le vide que recouvre tout pouvoir. Cette théologie varie d’une époque à l’autre. Chaque nouvelle génération est contrainte de devoir politiquement refaire le monde, ou du moins, pour reprendre les paroles d’Albert Camus, d’« empêcher que le monde se défasse 19 ». La nôtre n’échappe pas à cette exigence. Et ce aujourd’hui, où le gouvernement des hommes s’est éloigné toujours davantage des fondements logico-théologiques qui lui conféraient une autorité, de la religion autant que de la morale, des idéologies autant que des débats politiques. La tentation même d’un gouvernement « post-démocratique 20 », voire post-politique des hommes, point à l’horizon. Deviendrions-nous capables de regarder la Mort en face, capables d’affronter le vide du pouvoir politique ou nous précipitons-nous dans de nouveaux abîmes nihilistes ?
Les crises politiques dans notre histoire ont toujours requis des jugements et des décisions. Faute de quoi, elles conduisent à l’anarchie, au chaos, aux totalitarismes. C’est un des enseignements d’Hannah Arendt sur lequel je reviendrai. Les décisions (étymologiquement « la sortie de la crise ») nécessitent que soient redéfinies les conditions de l’action. Hannah Arendt nous a appris à considérer les possibilités d’agir dans le domaine public comme la condition fondatrice du politique. C’est cet espace, où les paroles et les actions humaines créent, qui constitue le champ politique proprement dit hors duquel croît le désert entre les hommes. De ce désert naît le pire 21, la désolation et l’esseulement laissant les humains sans défense face aux entreprises totalitaires. La gestion et l’administration des affaires, de l’économie et du travail, le management normatif des humains ne sauraient suffire pour créer les conditions du politique. La crise est le moment politique par excellence, son révélateur. Elle ouvre la possibilité d’inventer… ou de périr, de détruire, de sombrer dans la catastrophe – étymologiquement la dislocation du discours –, le chaos. La crise comme dissolution de la tradition, épuisement d’un paradigme, ouvre sur l’exigence d’une transformation du monde et de soi-même.
Hannah Arendt 22 comme Simone Weil 23, chacune à leur manière, ont montré comment les totalitarismes survenaient de l’impossibilité de répondre politiquement à une situation de crise. La terreur et les idéologies totalitaires viennent alors saturer l’espace vide apparu à la suite du déchirement des voiles politiques traditionnels qui le recouvraient jusque-là. Nous sommes de nouveau, avec les nouvelles formes de domination sociales générées par la mondialisation, requis à devoir inventer. Inventer, ce n’est pas simplement offrir le spectacle d’une innovation, faire un semblant de neuf, c’est créer les conditions d’un commencement, d’un commencement imprévisible. C’est le caractère véritablement imprévisible des commencements qui fait le politique, et rend dérisoires les administrations technico-sécuritaires du monde fondées sur la probabilité et l’économie. L’administration technico-financière des humains leur permet parfois de s’adapter à la catastrophe et à la désolation des crises, en aucune manière de « commencer » un monde nouveau. Or, c’est d’un commencement dont nous avons besoin, car « chaque fin dans l’histoire contient nécessairement un nouveau commencement ; ce commencement est la seule promesse, le seul “message” que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme 24 ». La liberté politique se révèle ici comme la libération du politique, et les hommes ne sont libres qu’autant qu’ils agissent. Ce qui fait dire à Hannah Arendt qu’« être libre et agir ne font qu’un 25 ».
Pour retrouver le champ du politique, il faut se placer à hauteur d’homme, non s’inscrire dans la logique des nécessités économiques ou biologiques que l’humain partage avec les autres espèces, mais fonder ses actions sur la liberté, qui exige sa part d’imprévisible, de contingent, d’aléatoire. C’est ce qui relie indéfectiblement la création et la liberté, les hasards de l’histoire et les choix politiques authentiques. C’est ce qui oppose frontalement la politique comme pouvoir d’agir et la politique conçue comme simple gestion et administration de la vie sociale et économique. Ce « pouvoir d’agir », par lequel Pierre Leroux, dès le XIXe siècle 26, définissait la liberté, dépasse la simple législation, implique l’égalité qui, seule, permet les jugements partagés, la pluralité des opinions. La tradition comme mémoire collective du passé, et non comme conformisme social, est le milieu et la continuité à partir desquels une libération du politique est rendue possible. Cet espace de la mémoire collective du passé est la condition à partir de laquelle un « miracle » peut advenir qui se nomme, en politique, « le commencement ». Là encore, Hannah Arendt nous aide à penser ces « improbabilités infinies » qui font le « miracle » en politique : « Ce n’est pas du tout de la superstition, c’est même une attitude réaliste que de s’attendre à ce qui ne peut être prévu et prédit, de se préparer à des miracles dans le domaine politique. Et plus la balance pèse lourdement en faveur du désastre, plus miraculeux apparaîtra le fait accompli librement ; car c’est le désastre, et non le salut, qui se produit toujours automatiquement et doit, par conséquent, toujours apparaître inéluctable 27. »
L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française, « improbabilité infinie », fait-elle partie des « miracles » politiques qui ouvrent un nouveau commencement ?
Cet événement vient bouleverser la donne de la tradition politique et constitue un véritable séisme, qui a parfois été rapproché de la prise du pouvoir politique par Bonaparte ou, plus modestement, du retour du général de Gaulle aux affaires en 1958. Ce qui, nous en conviendrons aisément, était loin d’être prévisible et prédit. Un candidat quasiment inconnu du grand public deux ans auparavant, sans parti, sans ancrage régional, issu du « vieux monde » de la politique gouvernementale à laquelle il a participé et qu’il n’a de cesse, paradoxalement, de vilipender, vient de gagner les élections présidentielles. Cette élection d’Emmanuel Macron à la magistrature suprême aura incontestablement défié le prévisible de la tradition pour libérer la possibilité d’un nouveau commencement. En quelques mois, le paysage politique français aura été bouleversé, un nouveau parti, un mouvement, a été fondé, vainqueur des élections législatives. Est-ce la fin d’un paradigme ? Ce nouveau pouvoir saura-t-il faire face à la domination globalisée du néolibéralisme, inaugurera-t-il un nouveau commencement politique ou se contentera-t-il de renouveler les modes de gestion sociale et économique ? Confusément ou explicitement, les citoyens ont témoigné de leurs colères, de leurs déceptions, de leur désespoir, de leur désillusion dans le personnel politique discrédité de multiples façons, invalidé dans sa capacité d’innover politiquement face aux défis de la « mondialisation ». Aussi pourrait-on attendre de ce nouveau pouvoir qu’il se prête moins à conformer les âmes à la rationalité universelle de l’économisme qu’à « développer partout, contre un humanisme universalisant et réducteur, la théorie des opacités particulières. […] consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la densité irréductible de l’autre, c’est accomplir véritablement, à travers le divers, l’humain. L’humain n’est peut-être pas l’“image de l’homme”, mais aujourd’hui la trame sans cesse recommencée de ces opacités consenties 28 ».
Rien n’est moins sûr qu’il y parvienne, rien n’est moins sûr qu’il le désire. Tout laisse penser, bien au contraire, au regard des premières mesures prises par ce jeune monarque républicain, que le « vieux monde », tant honni du peuple français, qu’il a habilement dénoncé au moment de la campagne présidentielle, trouve chez cet homme « nouveau » un de ses plus fervents défenseurs. Tout laisse à penser que ce jeune monarque républicain, loin de restituer aux citoyens leur liberté d’agir, ne les invite à s’auto-exploiter eux-mêmes pour mieux se vendre comme capital humain. S’il en était ainsi, le désir de démocratie qui, souterrainement, a permis cette « improbabilité infinie » que représente l’élection d’Emmanuel Macron, s’épuiserait bien vite dans une nouvelle administration de la vie économique et sociale. S’il en était ainsi, de quoi la révolution Macron aura-t-elle été le nom ?
1. Hans Christian Andersen, 1837, Les Habits neufs de l’Empereur. http://feeclochette.chez.com/Andersen/habitsneufs.htm.
2. Claude Lévi-Strauss, 1949, « L’efficacité symbolique », in Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 205-226. Des esprits chagrins pourront toujours objecter que je confonds l’imaginaire et le symbolique. Ces catégories lacaniennes du réel, de l’imaginaire et du symbolique ne sont pas des entités différenciées, elles sont indissociables, nouées, enchevêtrées.
3. Émile Durkheim, 1912, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 594.
4. Étienne de La Boétie, 1577, Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002.
5. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 590.
6. Robert Jacob, « La question romaine du sacer. Ambivalence du sacré ou construction symbolique de la sortie du droit », Revue Historique, 2006, 3, p. 523-588.
7. William Shakespeare, 1595, Richard II, Paris, Gallimard, 1998, p. 187. Je souligne.
8. Roland Gori, 2002, Logique des passions, Paris, Flammarion, 2005.
9. Sigmund Freud, 1912-13, Totem et tabou, Paris, Payot, 1971.
10. Sigmund Freud, 1934-1939, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986.
11. Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969 ; Roland Gori, 1995, La Preuve par la parole, Toulouse, Éditions érès, 2008.
12. Walter Benjamin, 1936, « Le conteur », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 114-151.
13. Roland Gori, 1995, La Preuve par la parole. Essai sur la causalité en psychanalyse, Paris, PUF, 2008.
14. Sigmund Freud, 1937, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1998, p. 231-268 ; Roland Gori, 2016, « Gouverner, éduquer et analyser : trois métiers impossibles ? », Cliniques méditerranéennes, 94, p. 159-176.
15. Sigmund Freud, 1900, L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes, Psychanalyse, IV, Paris, PUF, 2003. Freud interprète le « rêve de nudité » comme la base du conte d’Andersen. C’est pour Freud la réalisation d’un désir d’exhibition.
16. Conrad Stein, 1971, L’Enfant imaginaire, Paris, Flammarion, 2011. Danièle Brun rapporte une étrange correspondance entre Conrad Stein et Jacques Lacan. Jacques Lacan reproche à Conrad Stein d’avoir écrit que « l’Empereur était nu » alors que l’usage veut que l’on dise « le Roi est nu ». Irrité, Lacan insiste au moment même où entre les deux psychanalystes un désaccord théorico-clinique émerge. Comme le remarque Danièle Brun, ce différend entre les deux grands théoriciens de la psychanalyse portait sur la place de la régression dans la cure. C’est-à-dire que le désaccord théorico-clinique concernait la place de l’enfant dans l’homme, l’enfant imaginaire de la bouche duquel sort la parole poétique qui proclame la vérité démasquant la nudité du pouvoir. Cf. Danièle Brun, Rester freudien avec Lacan, Paris, Odile Jacob, 2016.
17. René Char, Dans l’atelier du poète, Paris, Gallimard, « Quarto », 1996, p. 476.
18. Walter Benjamin, 1940, « Sur le concept de l’histoire », in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 423-455.
19. Albert Camus, 1957, Discours de Suède, Paris, Gallimard, 1997, p. 19.
20. Colin Crouch, 2005, Post-Démocratie, Bienne-Paris, Diaphanes, 2013.
21. Hannah Arendt, 1951, Le Système totalitaire, Paris, Éditions du Seuil, 1972 ; Roland Gori, 2015, L’Individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.
22. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit.
23. Simone Weil, 1932-1933, Écrits sur l’Allemagne 1932-1933, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015.
24. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 231-232.
25. Hannah Arendt, 1954, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1989, p. 198.
26. Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016.
27. Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 221.
28. Edouard Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, « Folio », Paris, 1997, p. 418.