« [Mlle du Châtelet] avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes ; et c’est d’elle, en première origine, que ce même goût m’est venu. Elle aimait les romans de Lesage et particulièrement Gil Blas ; elle m’en parla, me le prêta ; je le lus avec plaisir ; mais je n’étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures ; il me fallait des romans à grands sentiments. »
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 1
L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un des rares romans du XVIIIe siècle à être lu au siècle suivant, plus encore que Manon Lescaut ou La Nouvelle Héloïse. Continuellement publié – une édition par an en moyenne2 –, admiré par les plus grands écrivains (Walter Scott, Balzac, Hugo), il fut également embaumé par la critique (La Harpe, Patin, Janin, Sainte-Beuve) au prix de plusieurs malentendus. Réduit à quelques formules brillantes – il est « notre Don Quichotte », disait Nodier3 –, Gil Blas a été tenu tour à tour pour un montage d’originaux espagnols et pour un roman picaresque à la française, jugé plus « réaliste » que les autres romans du XVIIIe siècle. On loue la vérité de ses portraits, la vigueur de sa satire, l’instruction plaisante qu’il procure : seuls quelques grands romanciers perçoivent son originalité profonde. Il faut attendre les années 1970 pour que s’imposent des perspectives de lecture plus soucieuses du texte, prenant en considération la composition, le mode de narration, l’esthétique et l’idéologie de ce roman à l’écriture si lisse en apparence4. Ce renouveau de la critique, inauguré en 1968 par un article de Jean Molino5, permet d’évaluer à sa juste mesure la notion de création littéraire telle que la conçoit Lesage dans le premier Gil Blas de 1715, celui que nous avons retenu pour cette édition6. Avec ces mémoires imaginaires d’un héros moyen, il invente un nouveau type de fiction, nourrie de sa triple expérience de traducteur, de dramaturge et de romancier.
Lorsqu’il publie en 1715 les deux premiers tomes du roman qui jalonnera toute sa carrière, Lesage n’a rien d’un débutant. À près de cinquante ans, il possède un solide métier d’écrivain et une imagination qui ne déclinera que dans les années 1730. Vers 1698, son protecteur l’abbé Jules Paul de Lionne, fils d’un ambassadeur à Madrid, lui ouvre sa bibliothèque : Lesage découvre le fonds considérable du Siècle d’or espagnol, dans lequel il puisera toute sa vie : des romans, bien sûr, mais aussi des centaines de comedias 7. Il se met aussitôt à traduire Rojas, Lope de Vega, Calderón. Il adapte Los Empeños del mentir (« Le menteur opiniâtre ») de Hurtado de Mendoza sous le titre Crispin rival de son maître (pièce jouée en 1707 à la Comédie-Française) ainsi que la première continuation du Don Quichotte 8.
Le contexte politique est favorable à un regain d’intérêt pour l’Espagne : la grande affaire du temps est la succession de Charles II, mort en 1700. Imposer son petit-fils, un Bourbon, plutôt que de laisser les Habsbourg régner à nouveau sur l’Espagne sera la dernière obsession de Louis XIV. Le choix est monarchiquement défendable, judicieux pour l’avenir du commerce colonial, mais la France, épuisée par des conflits incessants, n’a plus les moyens d’engager une guerre supplémentaire. Celle-ci dure pourtant dix ans, mène le pays au bord de l’abîme, et se termine par l’accession au trône de Philippe V – dont les descendants enlaidiront les portraits officiels de Goya. Gageons que pour les contemporains, cette guerre de succession fut moins éclatante que la conquête du Portugal évoquée dans Gil Blas (IV, 1).
À la demande d’un public avide de nouvelles fraîches d’Espagne, les professionnels de la littérature répondent en augmentant les rubriques spécialisées des périodiques savants ou mondains (Le Mercure Galant, Le Journal des savants), en publiant des mémoires historiques ou prétendus tels9, et bien entendu des fictions. C’est le cas du Diable boiteux (1707), premier succès romanesque de Lesage, adapté de l’El Diablo cojuelo de Luis Vélez de Guevara (1641). Ce roman débute comme un conte merveilleux : l’écolier Cléofas, en fuite sur les toits de Madrid pour échapper aux frères de sa maîtresse Séraphine, trouve refuge dans le grenier d’un astrologue. Il y délivre le diable Asmodée, alias Cupidon, prisonnier d’une fiole10. En récompense, celui-ci l’emporte dans les airs, d’où ils peuvent observer sans être vus tous les habitants de la ville – Asmodée a le pouvoir de soulever les toits –, et connaître ainsi « leurs plus secrètes pensées11 ». Par son irréalisme, sa théâtralisation des épisodes, sa dominante satirique, Le Diable boiteux est représentatif des intentions littéraires de son auteur. Lesage reste toutefois conscient des limites de son roman : il insère une nouvelle tragique pour atténuer le caractère répétitif de cette galerie de portraits chargés, mais le contraste ne suffit pas à relancer l’intérêt12. Autre défaut, Cléofas et Asmodée restent de simples spectateurs : ils commentent les différentes scènes qui défilent sous leurs yeux mais n’agissent pas13. À l’inverse, Gil Blas sera conçu comme un personnage directement impliqué dans les événements qu’il rapporte. Dans ses mémoires, le regard que le héros narrateur porte sur les autres varie selon le mode de relation qu’il entretient avec eux : complicité, service, soumission ou, plus rarement, rivalité.
Le Diable boiteux a mis Asmodée à la mode et l’auteur en réputation. Commencent alors les ennuis avec les Comédiens-Français. Fort du succès de Crispin, Lesage leur propose deux courtes pièces, La Tontine et Les Étrennes, qu’ils renâclent à monter. Têtu, il remanie Les Étrennes et en tire une grande comédie en cinq actes : Turcaret. Les comédiens traînent les pieds pour la jouer, trop conscients que la représentation des hommes d’affaires est – et reste – un sujet politique à risques14. Créée sur ordre du Dauphin (fils de Louis XIV) le 14 février 1709, la pièce est retirée malgré son succès au bout de sept représentations. La rancune de Lesage envers les Comédiens-Français sera tenace : en témoigne le féroce tableau de la « troupe » d’Arsénie dans Gil Blas (III, 11). Cette rupture avec le théâtre officiel marque un tournant décisif dans sa carrière. Il mettra désormais sa plume au service de leurs principaux concurrents, les comédiens forains.
Qui sont ces forains ? À côté des deux théâtres subventionnés par la monarchie, la Comédie-Française et l’Opéra, Paris comptait d’autres scènes temporaires, installées dans des baraques – appelées « loges » –, lors des deux grandes foires Saint-Germain (de février à mars) et Saint-Laurent (de juillet à septembre). Les acteurs jouaient des petites pièces tirées du répertoire des Comédiens-Italiens, chassés par Louis XIV en 1697, et des spectacles de marionnettes, accompagnés de jongleries et d’acrobaties, devant un public populaire auquel se mêlaient bourgeois et « honnêtes gens15 ». Puis les forains se sont mis à créer des pièces parodiques en rapport avec l’actualité dramatique ou musicale. Chaque tragédie ou opéra à succès connut ainsi sa version comique à la Foire. Les institutions officielles réagirent à partir de 1707 par une politique très répressive, rappelée par Lesage dans son historique du théâtre forain :
Le théâtre de la Foire a commencé par des farces que les danseurs de corde mêlaient à leurs exercices. On joua ensuite des fragments de vieilles pièces italiennes. Les Comédiens-Français firent cesser ces représentations, qui attiraient déjà beaucoup de monde, et obtinrent des arrêts qui faisaient défense aux acteurs forains de donner aucune comédie par dialogue ni par monologue. Les Forains, ne pouvant plus parler, eurent recours aux écriteaux : c’est-à-dire que chaque acteur avait son rôle écrit en gros caractère sur du carton qu’il présentait aux yeux des spectateurs. Ces inscriptions parurent d’abord en prose. Après cela on les mit en chansons, que l’orchestre jouait, et que les assistants s’accoutumèrent à chanter16.
Ce théâtre vivant et populaire qui usait massivement du merveilleux (enchantements, poudre d’invisibilité, baguettes magiques) était pour le spectateur autant à lire qu’à voir, et même à chanter, puisque le public, accompagné par l’orchestre, était invité à interpréter les vaudevilles17.
Lesage mentionne cette querelle des institutions théâtrales dès sa Critique de la comédie de Turcaret (1709)18 où il prend déjà parti pour les forains. Chaque saison, ces artistes subversifs et ingénieux mettent joyeusement en pièces le répertoire classique et les débats d’actualité : la querelle des Anciens et des Modernes s’invite par exemple à la Foire sous le titre Arlequin défenseur d’Homère, comédie de Fuzelier jouée en 1715. L’auteur de Crispin fut certainement séduit par leur inventivité, leur insolence, leur réactivité face aux arrêts de la cour et leur goût de la parodie. Nathalie Rizzoni, qui a évalué avec précision les traces de cette collaboration avec les forains dans le premier Gil Blas 19, estime que l’engagement de Lesage relève d’un « choix politique (résistance au pouvoir) autant que d’un choix esthétique (refus des normes et des valeurs académiques)20 ». Vers 1709, à une époque où les forains attirent une nouvelle génération de dramaturges21, Lesage va jouer pour eux un rôle comparable à celui de Marivaux chez les Comédiens-Italiens dans les années 1720. Il contribue à créer un répertoire écrit qu’il théorise dans sa préface au Théâtre de la Foire. Concision, précision, rapidité d’action : tels sont les principes de composition22 que Lesage postule dans les pièces foraines, et qu’il applique dans son roman. Les intrigues d’Arlequin et les aventures de Gil Blas répondent à un même souci d’efficacité dramatique. La même verve incisive, la même virtuosité sont déployées dans les pièces de la Foire et dans les véritables scènes de comédies que sont les ruses de Camille (I, 16) ou les métamorphoses de Raphaël (V, 1). Mais cette assimilation du modèle forain dans les années 1712-1715 ne se limite pas à la transposition des procédés dramatiques dans la fiction romanesque. Elle relève chez Lesage d’une conception personnelle de la variation et de la parodie.
Pour fixer les idées, ouvrons la première pièce que Lesage fait jouer à la Foire, Arlequin roi de Serendib (1713). L’argument est très librement dérivé d’un passage des Mille et Un Jours, « contes persans » que l’orientaliste Pétis de la Croix vient de publier en 171223. Naufragé sur une île, Arlequin est nommé roi par un peuple idolâtre dont la coutume est de sacrifier son souverain au dieu Késaya24. Il est sauvé in extremis par son ami Mezzetin déguisé en grande prêtresse, et tous deux s’enfuient après avoir pillé le temple. La première scène, en forme de pantomime chantée (à cause des arrêts de la cour), présente plusieurs similitudes avec les débuts de Gil Blas dans le monde. Arlequin y est dépouillé par trois mendiants éclopés mais bien armés, répondant aux doux noms de Gnaff gnaff, Gniff gniff et Gnoff gnoff. Leur méfait commis, les voleurs « se défont, l’un de son emplâtre, l’autre de sa jambe de bois, le troisième sort de sa jatte, et tous se mettent à danser autour d’Arlequin25 », avant de dresser une table et de faire bombance. Triomphe de l’illusion théâtrale et du comique d’absurde : ces redoutables voleurs n’avaient nul besoin de se déguiser en mendiants pour dévaliser les passants26.
On aura reconnu dans cette scène au tempo vivace plusieurs motifs disséminés dans le premier livre du roman : la charité forcée par l’escopette du « pauvre soldat estropié » qui couche en joue Gil Blas (I, 2), le banquet des voleurs dans la caverne (I, 5) ou encore les ruses pour contrefaire l’éclopé, révélées par le lieutenant de Rolando, le chef des voleurs27. Tous ces éléments qui servaient de supports aux lazzi d’Arlequin28 s’inscrivent cette fois dans une histoire du sujet, c’est-à-dire dans la temporalité longue que permet le roman : ils prennent sens par rapport à l’enfance protégée de Santillane découvrant la violence et la misère, ou à celle du lieutenant, fils malheureux d’un père brutal. À un autre niveau, intertextuel, un lecteur instruit – comme l’est Gil Blas – aura reconnu dans la caverne des voleurs un souvenir de L’Âne d’or d’Apulée, et dans la supercherie du faux mendiant un trait typique des romans picaresques espagnols comme le Guzmán de Alfarache (1599-1604) de Mateo Alemán29. Nul exotisme à attendre, on l’aura compris, de cette Espagne de papier qui n’a pas plus de consistance que les décors de la Foire. Le nom même de Santillane semble tout droit issu de réminiscences littéraires30.
Dans les pièces de la Foire, les contes orientaux se réduisent à de simples unités formelles utilisées pour leur potentiel dramatique : beauté inaccessible, île déserte, idolâtres barbares, sultan ou prêtre cruel, etc. La déréalisation, au même titre que le merveilleux, est admise comme telle par le spectateur. Dans le Gil Blas, le référent hispanique est utilisé à la fois comme marqueur de fiction et comme miroir d’une réalité socio-historique, la France toute catholique d’après 1685. Le travestissement espagnol ne trompe personne : « on voit en Castille comme en France [...] partout les mêmes vices et les mêmes originaux », prévient l’auteur dans sa déclaration initiale. Si la chronologie du roman reste difficile à établir linéairement, les allusions à la conquête du Portugal (1580) permettent au moins de situer l’époque vers 159531, sous le règne finissant de Philippe II – de Louis XIV, traduit le lecteur contemporain habitué à ce genre de transposition. À lui d’ajuster sa lecture selon la double perspective qu’offre l’Histoire de Gil Blas de Santillane : une vision de près (la veine historico-satirique, la caricature des personnages), et une vision de loin (la veine parodique, l’exhibition ou la mise à distance du matériau fictionnel). Ainsi, le roman tend simultanément vers la peinture fortement théâtralisée de types sociaux et vers la « mise à nu de ce qu’est un texte littéraire32 ».
Parodier, c’est chanter à côté et chanter faux – comme le public à la Foire. L’écriture du Gil Blas est fondée sur un usage ludique de la citation et de la variation déformée. De même qu’il multiplie dans les pièces de la Foire les allusions comiques au « grand » répertoire, Lesage joue sur le décalage entre les références culturelles et leur mise en contexte dans le roman. Isolons un instant les plaintes de Santillane enfermé dans la caverne ou dans la prison d’Astorga :
Ô Ciel, m’écriai-je, est-il une destinée aussi affreuse que la mienne ? On veut que je renonce à la vue du soleil, et comme si ce n’était pas assez d’être enterré tout vif à dix-huit ans, il faut encore que je sois réduit à servir des voleurs, à passer le jour avec des brigands et la nuit avec des morts ! (I, 6)
Ô vie humaine, m’écriai-je quand je me vis seul et dans cet état ! que tu es remplie d’aventures bizarres et de contretemps ! (I, 12)
Quel héros tragique au funeste destin parle ici ? Détrompez-vous, ce n’est que le nouveau domestique des voleurs, qui n’est pas mal loti, si l’on en croit ses maîtres (« il faut que tu sois né coiffé, pour être tombé entre nos mains », plaisante Rolando, I, 4). Gil adopte pourtant la pose d’un illustre infortuné et se met à parler comme Artamène, le protagoniste du Grand Cyrus de Georges et Madeleine de Scudéry, ou comme tout autre héros de roman baroque33. L’effet parodique de ce discours déplacé est souligné par le narrateur : « vaines plaintes » (I, 6), « réflexions inutiles » (I, 12), commente-t-il a posteriori. Tout comme Robert Challe dans ses Illustres Françaises (1713), Lesage associe deux procédés de mise à distance des codes fictionnels : la théâtralisation et la réinterprétation des événements par la narration rétrospective.
Traducteur de comedias et dramaturge-né, Lesage use des références théâtrales à tous les niveaux de son roman : intrigues de comédies (souvent adaptées de l’espagnol), rencontres avec des acteurs, débats sur les spectacles et les mœurs des actrices, condamnation des « désordres de la vie comique » (III, 12), etc. La mobilité du héros nous fait passer de la satire moliéresque des médecins au livre II à la comédie galante (la conquête de don Luis Pacheco par Aurore) au livre IV ou à la farce cruelle (la descente du faux inquisiteur chez le juif Simon) au livre VI. L’originalité de ces intrigues tient à la manière dont les personnages apprécient la qualité de leur propre jeu théâtral. « Foi de fripon, je vous regarde comme un prodige », s’exclame Moralés devant son complice Raphaël qui vient de se faire passer pour un prince italien (V, 1). Les protagonistes ont conscience de jouer un rôle sur le « grand théâtre » du monde, surtout quand ils usurpent un titre ou un nom34. Fils de comédienne, Raphaël se dit toujours prêt à jouer un rôle : c’est là sa « fantaisie35 ».
Le jeu parodique des acteurs forains tient beaucoup à l’outrance gestuelle et verbale, ainsi qu’aux apartés adressés au public. De même, dans Gil Blas, les personnages se laissent deviner à travers des indices aussi grossiers que les flatteries hyperboliques de l’écornifleur de Peñaflor (I, 2) ou la dévotion exagérée d’Ambroise-le-béat (I, 16). Le clin d’œil est parfois explicite : le faux anachorète qui a reconnu Gil Blas le regarde « avec attention », avant de l’accueillir sous son humble toit (IV, 9). Mais une fois débusqué par les archers, il se découvre par un théâtral « changeons de style » – et Raphaël apparaît aux yeux du héros (IV, 11). À l’inverse de ces habiles comédiens, Santillane se révèle un piètre acteur. Pour lui seul, l’habit ne fait pas le moine : sa toge de médecin déclenche l’hilarité de Fabrice, et le bel habit d’« hommes à bonnes fortunes » de don Mathias qu’il s’approprie « par mégarde » après la mort de son maître (III, 8) ne le rend pas plus crédible devant Laure déguisée en « jeune veuve de qualité36 ». Ainsi travesti, Gil n’est que la copie d’une copie, puisqu’il imite le valet Mogicon qui lui a appris comment se faire passer pour son maître. Ironiquement, le seul rôle qui lui convienne est celui de valet de comédie, pleinement assumé sous la direction d’Aurore de Guzman, experte en intrigue : « Oh çà, monsieur Gil Blas, vous faites donc le valet dans cette comédie ? Hé bien, mon ami, montrez que vous avez assez d’esprit pour remplir un si beau rôle », s’invective le héros en allant porter les billets à la rivale d’Aurore (IV, 5).
Ce jeu conscient avec l’illusion théâtrale culmine dans l’échange entre les deux petits-maîtres dupés par leurs intendants37, qui se plaisent à transformer leur vie en spectacle :
Mais attends, poursuivit-il [don Centellés] en riant de toute sa force, il me vient une idée assez plaisante. Rien n’a jamais été mieux imaginé. Nous pouvons rendre comiques les scènes sérieuses que nous avons avec eux [leurs intendants], et nous divertir de ce qui nous chagrine. Écoute : il faut que ce soit moi qui demande à ton intendant tout l’argent dont tu auras besoin. Tu en useras de même avec mon homme d’affaires. Qu’ils raisonnent alors tous deux tant qu’il leur plaira ; nous les écouterons de sang-froid. Ton intendant viendra me rendre ses comptes ; mon homme d’affaires te rendra les siens. Je n’entendrai parler que de tes dissipations ; tu ne verras que les miennes. Cela nous réjouira (III, 3).
« Vous riez de quoi ? – C’est de vous-mêmes que vous riez38 ! » On appliquera volontiers ce mot profond de Gogol aux petits-maîtres qui optent pour le monde des apparences trompeuses39, mais aussi au héros narrateur qui nous fait apprécier par l’autodérision la dimension comique de ses aventures. « Je sortis de l’hôtel garni, sans avoir, Dieu merci, besoin de personne pour porter mes hardes », dit Gil Blas dépouillé par la fausse doña Camille (I, 17). À cet effet boomerang du rire40, une des signatures de Lesage depuis Turcaret, la narration rétrospective à la première personne offre des ressources nouvelles.
L’Histoire de Gil Blas de Santillane est en effet l’un des premiers romans-mémoires du XVIIIe siècle. Ce genre s’impose en France sous l’influence de Lesage, puis de Prévost (Manon Lescaut, Cleveland), Marivaux (La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu) et Crébillon (Les Égarements du cœur et de l’esprit) à partir de 172841. Le principe de composition est le suivant : un narrateur âgé raconte les aventures de sa jeunesse, sa découverte du monde et de la sexualité. Deux voix se superposent alors dans les mémoires : celle du héros jeune – Gil Blas a dix-sept ans lorsqu’il quitte Oviedo – et celle du narrateur, beaucoup plus vieux. Parvenu au terme de sa carrière, ce dernier est quasi omniscient puisqu’il connaît l’issue des événements qu’il retrace. Il peut donc à ce titre intervenir dans le récit pour les annoncer ou les commenter. Ce dédoublement de l’instance narrative en « je narré » (le héros) et « je narrant » (le narrateur) détermine la réception du texte et l’interprétation que peut en faire le lecteur. « Après m’être si avantageusement défait de ma mule... » : c’est par cette formule ironique que Gil Blas narrateur résume le marché de dupe que Gil Blas personnage a conclu avec un « honnête maquignon » (I, 2). Le lecteur pourra ainsi identifier immédiatement, dans la comédie que joue le parasite, une tromperie de plus.
Seul détenteur de la valeur de vérité de son discours, le narrateur peut indifféremment raconter tout ce qui s’est passé, en cacher une partie ou en donner une vision déformée. L’art de Lesage romancier consiste à suggérer les non-dits, les blancs, le double-fond des mémoires de Santillane, en jouant sur la distance entre la naïveté du héros et l’interprétation orientée qu’en donne le narrateur. Le lecteur est ainsi amené à adopter une position critique par rapport au texte et à ses silences. Il est curieux, par exemple, que Gil Blas ne semble éprouver aucun remords, aucune pitié même, envers les victimes de ses assassinats médicaux : ses scrupules ne portent que sur les conséquences judiciaires de ses actes42. Par son mode de narration, le roman-mémoires ouvre donc sur un champ d’interprétation polysémique, voire sur une lecture du soupçon, comme ce sera le cas avec les romans de Marivaux et de Prévost. Pourquoi le tome IV de l’Histoire de Gil Blas de Santillane est-il si décevant ? Ce n’est pas dû seulement au rabâchage des aventures, mais aussi à l’absence de tout écart entre le personnage et le narrateur, tous deux bien-pensants : le texte de 1735 est littéralement plombé par un narrateur moralisateur qui impose un sens univoque et conformiste à ses mémoires.
La narration à la première personne offre au lecteur la possibilité de dépasser la seule position extérieure de spectateur ou de voyeur – celle que lui assigne Lesage dans Le Diable boiteux – et d’adopter le regard surplombant du héros sur son passé, voire d’en plaisanter avec lui. « Le fripier, après ce préambule, que je pris sottement au pied de la lettre, dit à ses garçons de défaire leurs paquets » (I, 15) : Gil Blas souligne par l’adverbe sa naïveté de jeune homme inexpérimenté. Partageant la distance ironique ou humoristique cultivée par le narrateur envers son moi passé, ou par l’auteur envers ses personnages, le lecteur peut ainsi éprouver le même plaisir que le récepteur du mot d’esprit43. De même, l’humour cultivé par les personnages du roman tient au détachement du locuteur par rapport à l’objet de son discours : « Croyez-moi, il faut oublier cette jeune dame qui ne saurait être à vous. [...] Vous trouverez sans doute quelque jeune personne qui fera sur vous la même impression et dont vous n’aurez pas tué le frère », conseille le faux ermite Raphaël au malheureux Alphonse (IV, 11).
Dans le Gil Blas de 1715, le macabre, le comique et le grotesque se mêlent avec une virtuosité que l’on ne retrouvera pas dans le tome III44. Lorsque le héros raconte au chanoine Sedillo la friponnerie de Camille et de don Raphaël (II, 1), le vieillard manque de s’étouffer de rire : cet accident provoque la panique de dame Jacinte qui redoute que son maître meure ab intestat. Le gain de plaisir du lecteur vient de ce qu’il adopte, consciemment ou non, le flegme du narrateur humoriste45. Ainsi, les oraisons funèbres des maîtres comportent de fulgurants raccourcis entre effet et cause, procédé dont se souviendra Voltaire dans ses contes : « Telle fut la fin du seigneur don Vincent, qui perdit la vie parce que son médecin ne savait pas le grec » (IV, 3) ; ou encore : « Ainsi périt le seigneur don Mathias de Silva, pour s’être avisé de lire mal à propos des billets doux supposés » (III, 8). D’une manière générale, ces effets d’humour noir relèvent de la distanciation opérée par Lesage à l’égard du matériau littéraire, en particulier celui des romans espagnols.
Le début du XVIIIe siècle est propice à l’invention de nouvelles formes romanesques. Ce « temps de vertige du roman », selon la formule de René Démoris, voit naître toute une série de chefs-d’œuvre inclassables : le Télémaque de Fénelon (1699), Les Mille et Une Nuits traduites par Galland (1704-1717), Les Illustres Françaises de Challe (1713), ou encore les Lettres persanes de Montesquieu (1721). Exactement contemporains du Gil Blas, les premiers romans de Marivaux46 réinventent le don quichottisme et le roman comique, en misant sur l’exhibition et la parodie des codes romanesques. Cette voie sera prolongée au cours du siècle par Fielding (Tom Jones, 1749), puis par Diderot qui ajoutera une dominante philosophique personnelle dans Jacques le Fataliste (1765-1780). Curieusement, la participation de Lesage à ce renouvellement de la fiction narrative a été sous-estimée par la critique aussi longtemps que son activité de dramaturge forain. Sa libre adaptation des originaux espagnols, assimilée à un démarquage servile, lui a valu un jugement lapidaire de Voltaire trop souvent pris à la lettre : « Son roman de Gil Blas est demeuré, parce qu’il y a du naturel. Il est entièrement pris du roman espagnol intitulé La Vida del escudero don Marcos de Obrego 47. » Cette misérable calomnie, récusée par Neufchâteau dans son édition savante de 181948, empoisonna la critique pendant plus d’un siècle, à tel point que le traducteur espagnol de Lesage exigeait en 1783 que le roman fût restitué à sa patrie et à sa langue d’origine49. Ce contresens mérite une explication et une mise au point sur l’influence réelle des romans picaresques dans Gil Blas.
Lesage ne cache pas ses sources d’inspiration. Dans l’histoire du garçon barbier (II, 7), il cite l’auteur d’El Diablo cojuelo, Luis Vélez de Guevara, et rend hommage à Vicente Espinel en faisant de Marcos de Obregón un personnage à part entière50. Il ne s’agit pas pour lui de réécrire le Marcos : la simple comparaison des avis au lecteur prouve que la visée des deux romans diffère totalement51. L’argument de la fable est le même dans les deux versions : deux écoliers sont face à une épitaphe ; seul le plus intelligent (au sens étymologique) des deux parvient à en déchiffrer le sens caché et à trouver fortune. Mais dans l’Avertissement d’Espinel, l’écolier avisé dépouille la sépulture des amants d’Antequera, alors que chez Lesage, le bon lecteur reçoit en héritage la bourse du défunt Pedro Garcias, figure de clerc ou de lettré. Ce legs est authentifié par le testament du licencié, et accompagné d’une mise en garde (« fais-en meilleur usage ») qui invite à rêver sur ce premier destin romanesque résumé en deux phrases52. Laïcisant le sens religieux que le prêtre espagnol donne aux aventures de son héros, Lesage établit un lien étroit entre l’or, le texte, le lecteur subtil, le clerc et son héritage. Lui aussi fut à sa manière un bon lecteur, qui fit son miel des auteurs espagnols ou antiques, au lieu de les laisser reposer dans la poussière des bibliothèques. Son traitement de l’imaginaire picaresque, en particulier, témoigne d’une compréhension exacte de l’originalité du Marcos. Le personnage de Gil Blas est encore trop souvent associé à un picaro, malgré les études critiques consacrées au sujet53. Tentons de réviser cette idée reçue, en rappelant certaines données élémentaires du roman picaresque.
Le picaro est un vaurien, un filou, un gueux. Au milieu du XVIe siècle, en pleine vogue des romans de chevalerie et des pastorales, un génial anonyme publie La Vie de Lazarillo de Tormes (1554), transformant ce gueux exemplaire en personnage littéraire. Fils d’un meunier banni de son pays, Lazarillo vit de mendicité et de rapines dans cet obsédant roman de la faim dont Luis Buñuel s’est sûrement souvenu dans son film Los Olvidados (1950). Dans le Guzmán de Alfarache (1599-1604) de Mateo Alemán, le picaro évolue : bâtard d’un Juif banqueroutier, il devient escroc de haut vol, proxénète, et finit aux galères54. Plus tardif, le Buscón (« filou ») de Quevedo (1626) étonne quant à lui par son sens inédit du grotesque, voire du dégoûtant55. Le héros Pablo, fils d’une sorcière et d’un barbier voleur, est voué dès son enfance à l’état de larron. Cet écolier dévoyé, lui aussi tiraillé par la faim, parcourt l’Espagne, fraye avec des fripons, des comédiens, des fous, des imposteurs. Le picaro est donc conçu à l’origine comme le représentant d’une « noblesse à l’envers, hidalguia négative, fondée sur une ascendance de larrons, d’escrocs, de prostituées », de renégats, de morisques ou de marranes56. Dans ses mémoires triomphent le manque de parole, l’anti-honneur et la duperie. Cette vision pessimiste, voire désespérée, de l’Espagne toute catholique de Philippe II montre l’homme abject, méchant et pécheur, livré au desengaño (« désenchantement »). Ce n’est pas la perspective du Gil Blas, ni même celle du Marcos de Obregón.
Le roman qu’Espinel publie en 1618 marque une première rupture avec cette sévère tradition picaresque qui va évoluer progressivement vers le roman comique. Jeune hidalgo pauvre, Marcos est détroussé en chemin et se voit contraint à travailler comme précepteur pour subsister : c’est le sort auquel se prépare Santillane à Valladolid, avant de suivre les conseils de son ami Fabrice (I, 17). Du picaro, Marcos partage l’errance et l’instabilité mais non l’abjection à laquelle il échappe par sa naissance, son instruction et son sens moral. S’il est poursuivi par la justice, c’est par erreur et non de son fait. De même, c’est à cause du faux témoignage du muletier que Gil Blas reste en prison (I, 12). Lesage retient les éléments structurels du roman picaresque – les rencontres aléatoires, les motifs de la route et de l’auberge –, ainsi que la veine « comique », c’est-à-dire anti-héroïque, tant appréciée du public français, si l’on en croit l’Histoire comique de Francion de Sorel57. Mais pas plus que Francion, jeune noble libertin, Marcos ni Gil ne sauraient être confondus avec de véritables picaros.
Absent du Gil Blas de 1715, le mot même de picaro n’apparaît qu’au tome III, dans un contexte clairement parodique. À la demande du duc de Lerme, Gil raconte l’histoire de sa vie58. Son ami Fabrice jugeait ses aventures « assez bizarres » (I, 17) ; le ministre, lui, manie le compliment antiphrastique : « Monsieur de Santillane, me dit-il en souriant à la fin de mon récit, à ce que je vois, vous avez été tant soit peu picaro » (VIII, 2). Mis en italiques, le mot fonctionne comme un marqueur de littérarité (il fait référence explicitement à une tradition romanesque espagnole) et d’ironie. Il serait plaisant que le favori du roi d’Espagne emploie à son service un authentique filou : c’est par dérision que Gil est traité de picaro par son nouveau maître59. L’examen du texte de 1715 laisse peu de doute à ce sujet : dans ce roman où les scènes de repas abondent, le héros n’a pas à lutter pour subvenir à ses besoins et n’est jamais menacé par la faim60. Quand il l’évoque, c’est avec humour (« J’étais accoutumé depuis deux mois à une vie très frugale », dit-il en sortant de prison, I, 13) ou sous les traits exotiques du comédien « passablement gueux » qui trempe ses croûtes de pain dans la fontaine (II, 8). Il ne manque jamais d’argent ni de ressources au point d’être réduit à mendier61. Lesage opère ici un détournement de l’imaginaire picaresque, en vue de créer un autre type de héros.
Les origines et la carrière de Gil Blas n’ont donc rien de commun avec le destin du picaro espagnol, ni même avec sa version « aristocratique » développée en France au début du XVIIIe siècle. La problématique dominante du « picaresque à la française » n’est plus la subsistance, mais l’insertion ou la réintégration du héros (de bonne et non plus de basse naissance) dans le milieu aristocratique des « honnêtes gens62 », alors que l’authentique picaro demeure hors de la bonne société. Ce type de roman du parvenu n’est guère exploité dans le premier Gil Blas. Ce n’est que dans le tome III (1724), centré sur la satire des hautes sphères, que se manifestent l’arrivisme et la vanité boursouflée de Santillane. Introduit à la cour et employé secrètement à titre de « Mercure de la monarchie » – entendez le maquereau du prince –, il se prend pour « l’égal des grands » et rêve de passer pour un des bâtards du duc de Lerme...63. Dans le texte de 1715, Gil ne cherche pas à faire oublier ses origines roturières ni la condition servile de ses parents : sa mère, petite bourgeoise, travaille comme femme de chambre, et son père est écuyer. Grâce à son oncle le chanoine Perez, il reçoit l’instruction qui lui permettra de passer de la domesticité basse (servir à table, aider aux cuisines, vider le pot de chambre du vieux Sedillo) à la domesticité haute (secrétariat, intendance). Grande différence par rapport au roman picaresque ou au roman de parvenu : le héros se satisfait de ce rôle de valet modèle qu’il investit totalement.
Sa vocation prend naissance dans l’antre de la Léonarde, la cuisinière des voleurs : cet « heureux apprentissage » se révèle fort utile chez le licencié Sedillo (II, 1). Son zèle non désintéressé n’est guère récompensé. Son premier maître, un vieux libertin retombé en enfance, lui fait miroiter un legs censé le dédommager des « désagréments » de son service : Gil hérite de vieux livres sans valeur (II, 2). Même déconfiture chez don Gonzale, avec cette différence qu’en dénonçant l’amant aperçu chez la chaste Eufrasie, Santillane mise sur la reconnaissance des héritiers de son maître (qu’il n’a jamais vus) :
Je me représentais la satisfaction qu’auraient les héritiers naturels de don Gonzale, quand ils apprendraient que leur parent n’était plus le jouet d’une passion si contraire à leurs intérêts. Je me flattais qu’ils m’en tiendraient compte, et qu’enfin j’allais me distinguer des autres valets de chambre qui sont ordinairement plus disposés à maintenir leurs maîtres dans la débauche qu’à les en retirer. J’aimais l’honneur, et je pensais avec plaisir que je passerais pour le coryphée des domestiques (IV, 7).
On n’accordera pas trop de crédit à l’honneur ou aux principes de morale dont se réclame à bon compte le narrateur64. Le plus surprenant est que le héros n’anticipe à aucun moment la réaction de Gonzale qui préfère renvoyer son valet indiscret plutôt que de donner tort à sa dulcinée. Le narrateur relève a posteriori cette erreur d’appréciation :
Que j’étais fat, quand j’y pense, de raisonner de la sorte ! Il fallait plutôt rire de cette aventure, et la regarder comme une compensation des ennuis et des langueurs qu’il y avait dans le commerce de mon maître. J’aurais du moins mieux fait de n’en dire mot, que de me servir de cette occasion pour faire le bon valet (IV, 7).
Les mobiles intéressés du personnage ne reposent que sur des plans chimériques (il escompte un profit de la part des héritiers de Gonzale) et sur un modèle fantasmatique de valet exemplaire qui semble lui ôter tout discernement : non seulement il ne prévoit pas l’ingratitude de ses maîtres, mais il refuse même de considérer sa position de rivalité envers dame Jacinte, Eufrasie ou encore les deux Italiens chez le comte Galiano (VII, 15)65.
Gil préfère ainsi attendre un profit posthume de ses maîtres plutôt que de les considérer comme des vaches à lait, selon la théorie de Fabrice (I, 17) si bien appliquée par l’intendant de don Mathias (III, 3). À aucun moment il n’adopte le discours cynique du chef des voleurs justifiant son métier par le règne généralisé de la friponnerie (« je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine d’être avec des voleurs. Hé, voit-on d’autres gens dans le monde ? », I, 5), ou d’un Fabrice apologiste des valets qui gouvernent leurs maîtres – à l’instar de Frontin dans Turcaret 66. Santillane entend, lui, mériter l’estime de son maître par son seul dévouement. Statistiquement, le zèle qu’il déploie est un mauvais calcul, puisque seulement deux maîtres sur dix, don Alphonse et Aurore de Guzman, reconnaissent ses efforts. Cet aveuglement peut donc s’interpréter comme un fait de structure dans le roman. Le héros choisit de rester dans la contradiction : il accorde crédit à la parole de ses maîtres, alors qu’il sait par expérience qu’elle a peu de valeur. Là réside une des étrangetés irréductibles du personnage de Lesage.
D’autres traits caractérisent ce comportement bizarre de Gil Blas : sa tendance à répéter les mêmes erreurs, son incapacité à profiter de ses expériences, et surtout la facilité avec laquelle il se laisse engluer dans les discours des autres. Prévenu contre les flatteries après ses déboires à Peñaflor où il est successivement la dupe de l’hôte, de l’écornifleur et du maquignon (I, 2), il n’en est pas moins trompé par le fripier de Burgos (I, 15) et par Camille à Valladolid (I, 16). La matoise se révèle une habile croqueuse de bague : voilà notre héros en défiance contre toutes les femmes, ce qui ne l’empêchera pas d’être abusé par le déguisement et les manières de Laure (III, 5). Cette bonne dupe s’effraye facilement des menaces verbales : celles du muletier qui lui promet la torture (I, 3) ou du biscayen dont il tue – médicalement – la maîtresse (II, 5). À Madrid, sur la foi des rumeurs, il se met à soupçonner don Bernard d’être un espion du roi du Portugal – alors que le pays n’a plus de roi depuis 1580 –, et perd sottement une sinécure (III, 1).
D’une manière générale, l’Histoire de Gil Blas de Santillane pourrait s’intituler « le voyageur dans le monde faux », pour paraphraser un titre de Marivaux67. L’épisode fameux de l’archevêque de Grenade (VII, 4) est emblématique du rapport piégé qu’il entretient à la parole des groupes dominants. Épris de belles-lettres, l’archevêque se pique de composer de belles homélies et demande à Gil Blas d’être à son égard un censeur impitoyable. Mais il le renvoie dès que Gil s’avise de dire ce qu’il pense sincèrement de ses sermons. Les rares exemples de franchise et de loyauté sont à chercher du côté des voleurs ou de don Alphonse, le seul maître avec lequel le héros noue une relation désintéressée68. À côté d’une aristocratie en déclin, l’esprit et les valeurs de la chevalerie ne subsistent plus que chez les brigands et les fripons, même sous une forme parodique69. Ce n’est pas par pure forfanterie que Rolando, le jovial chef des voleurs que l’habit d’alguazil rendra mélancolique, se proclame l’héritier des rois Wisigoths (I, 4) : il fait réellement preuve de générosité quand il épargne le fils du corregidor ou pardonne à Gil son évasion (III, 2). Né pour les grandes actions, le capitaine renvoie à la « bassesse de ses inclinations » (III, 2) un héros dont la seule ambition se borne à ne vouloir servir que des « personnes hors du commun » (III, 9), entendez des aristocrates.
Gil Blas n’a certes rien d’un paladin. On ne le voit guère mettre l’épée à la main au cours de ses aventures : désarmé par le « petit secrétaire » de la marquise de Chaves (IV, 8-9), il choisit le plus souvent la fuite plutôt que l’affrontement70. Ses rares actes de bravoure se réduisent à des exploits dérisoires (dépouiller un Dominicain de ses médailles, I, 8) ou sont dévalués par les circonstances : il libère doña Mencia en l’absence des voleurs et affronte, bien armé, la vieille cuisinière et le domestique noir mourant (I, 10)71. Gil n’est pas mieux loti dans ses intrigues galantes, sorte de point aveugle de ses mémoires – alors que le thème amoureux prime dans l’histoire de Raphaël. L’issue normale de l’évasion de la caverne devrait être le roman d’amour qu’évoque Rolando :
Je vous entends : la dame que l’amour vous a fait enlever, vous tient encore au cœur, et sans doute vous menez avec elle à Madrid cette vie douce que vous aimez. Avouez, monsieur Gil Blas, que vous l’avez mise dans ses meubles, et que vous mangez ensemble les pistoles que vous avez emportées du souterrain ? (III, 2)
Incapable de dissimuler sur cette matière, Santillane désabuse son ancien capitaine, de même qu’il avait détrompé Fabrice admirant son habit d’homme à bonnes fortunes : « bien loin d’être la coqueluche des femmes de Valladolid, apprends, mon ami, que j’en suis la dupe » (I, 17). Si Gil est ainsi privé de destin amoureux, c’est parce qu’il reste inadapté à l’univers de la galanterie qu’il pratique de manière uniquement livresque. Se croyant aimé d’Aurore, il se prépare au rendez-vous qu’elle lui fixe en répétant des rôles déjà lus :
Songeons au rôle que je dois jouer. Il est assez nouveau pour moi. Je ne suis encore point fait aux fantaisies des femmes de qualité. Je sais de quelle manière on en use avec les grisettes et les comédiennes [...]. Je rappelai même dans ma mémoire tous les endroits de nos pièces de théâtre dont je pouvais me servir dans notre tête-à-tête (IV, 1).
Ce simulacre amoureux qui aboutit à un quiproquo de comédie est symptomatique de l’évitement de l’objet d’amour, constant dans le roman de 1715. Tout se passe comme si Gil n’avait jamais totalement quitté l’univers du collège et des « disputes » philosophiques avec les Hibernois d’Oviedo (I, 1) : débats sans risque car ils n’engagent pas l’individu dans une relation de désir. Le héros n’accède à aucun moment au monde du sentiment, que Marivaux situera à l’origine de la constitution du moi. Son parcours n’a rien de commun avec celui du paysan parvenu qui fait carrière grâce à sa perspicacité et à sa dévorante séduction. Ce défaut fondamental de Gil Blas n’est pas sans rapport avec son incapacité à deviner les demandes non verbalisées de ses maîtres72. Ce valet modèle reste en dehors de la sphère des passions, de l’esprit de finesse et du cœur.
Le traitement anti-héroïque du personnage se lit symboliquement dans sa première rencontre avec le « pauvre soldat estropié » sur la route de Peñaflor. Sa frousse lui fait prendre la téméraire résolution de ne plus voyager seul (I, 2). Gil ne craint pas seulement pour ses quarante ducats, il a peur d’être son propre maître : grande différence avec le lieutenant de Rolando, tout heureux de mener une existence libre de picaro (I, 5). À rebours de la Marianne de Marivaux, animée par un sûr instinct de sa propre valeur, Santillane se retrouve « déplacé » dès qu’il quitte le monde de la domesticité ou qu’il tente d’adopter un langage qui lui est socialement étranger – celui des voleurs, des médecins ou des petits-maîtres. La myopie de Gil à l’égard de ses maîtres le rend inapte à donner un sens synthétique à son expérience, contrairement à d’autres personnages du roman, comme Fabrice ou Scipion, qui ne fétichisent pas, eux, la relation de maître à serviteur.
En publiant le Gil Blas en 1715, l’auteur du Diable boiteux est passé d’un roman satirique un peu laborieux à une forme inédite de roman critique, très différente de ceux de Cervantès ou de Marivaux73. Lesage convoque l’imaginaire littéraire du roman picaresque tout en maintenant son héros hors de ses eaux ignobles ; il renouvelle le roman comique – anti-héroïque – en jouant, comme à la Foire, sur l’exhibition ou le recyclage des lieux communs, sur les procédés de distanciation comme l’ironie ou la parodie. Il invente ainsi, à partir d’un traitement paradoxal du roman d’aventures, le roman non romanesque d’un héros médiocre – tour de force qu’il ne réitérera pas dans les deux autres tomes74. Les mémoires de Gil Blas engagent une réflexion de fond sur le matériau de la fiction, sur son utilisation ou son détournement, l’auteur invitant son lecteur à adopter une position critique et amusée face au texte. C’est peut-être par ce côté « western spaghetti » que Gil Blas continue aujourd’hui encore à nous séduire.
Érik LEBORGNE.