Derrière son bureau, sir Charles Fraith lisait une fois de plus la lettre qu’il venait de recevoir des Marcheurs de Dembley. Elle était signée d’une certaine « Ms » Jessica Tartinck1 et écrite dans un style pour le moins militant : « Vous, aristocrates, pensez que vous possédez la campagne », affirmait-elle par exemple. « Mais c’est le cas ! murmura sir Charles. Je possède ces terres. » Il relut le texte qui revendiquait un ancien droit de passage sur son domaine dont il étala la carte sur son bureau. En effet, une fine ligne pointillée qu’il n’avait jamais remarquée auparavant signalait un droit de passage. Ces randonneurs pourraient traverser, mais à un détail près. À un certain moment, la ligne franchissait un champ de colza. À l’origine, ces chemins qui remontaient aux temps médiévaux avaient pour fonction de permettre à la population d’aller à l’école, à l’église ou au travail. Ils n’avaient pas été prévus pour que des banlieusards les arpentent et piétinent ses champs de leurs grosses chaussures de marche.
Sir Charles, baronnet, vivait dans une grande demeure victorienne qui dominait cinq cents hectares de bonnes terres arables. Bien que sa trentaine soit déjà largement entamée, il ne s’était jamais marié. Petit homme soigné, il possédait de beaux cheveux blonds et un visage doux et sensible. Trois personnalités se bousculaient en lui : le hobereau aux manières franches, assez jovial, toujours ouvert aux plaisanteries et jeux de mots faciles ; l’intellectuel brillant qui ne faisait jamais état de son diplôme d’histoire obtenu à Cambridge ; et enfin un personnage introverti qui n’avait confiance en personne et ne laissait personne l’approcher.
Il vivait avec une tante effacée, la sœur de sa mère décédée, une Mrs Tassy qui, bien que distraite, jouait le rôle de maîtresse de maison dans les réceptions qu’il donnait et ne s’occupait pas de grand-chose d’autre. La gestion de la maison incombait de fait à Gustav, le majordome de son père, également disparu. Gustav aimait se parer de ce titre de « majordome », mais en ces jours ultimes de l’histoire de la domesticité anglaise, il était en réalité une sorte d’homme à tout faire, cuisinant de petits plats quand on le lui demandait, commandant le vin et l’approvisionnement de la cuisine, aidant parfois au jardin et acceptant même de faire le ménage si l’une des femmes de charge venues du village tombait malade. Loin d’être un serviteur chenu, il venait tout juste d’atteindre la cinquantaine et gardait secret le nom de son pays d’origine. Visage intelligent et expressif, allure de danseur et petits yeux noirs.
Gustav entra sans bruit dans la pièce et commença à préparer le feu dans la cheminée, car la température avait beaucoup baissé ces derniers jours. Sir Charles lui montra la lettre :
« Qu’en pensez-vous, Gustav ? »
Gustav chaussa ses lunettes, lut le texte en diagonale :
« Que cette garce aille se faire f…, monsieur, fut son seul commentaire.
– Probablement pas assez d’amateurs pour elle, Gustav. Mais je ne veux pas les offenser, sinon ils risquent de déposer une plainte en s’appuyant sur le décret des routes et chemins de 1980 et vous savez quels ennuis cela peut entraîner. Il vaut sans doute mieux lui envoyer une réponse diplomatique, non ? Tenez, je vais leur demander de contourner le champ de colza et les inviter à prendre le thé.
– J’ai mieux à faire que servir le thé à cette bande de bâtards de cocos, répliqua froidement Gustav.
– Vous ferez comme je vous dirai de faire », lui répondit sir Charles avec douceur.
Sur ce, il replia sa carte et entama la rédaction d’une lettre fort polie destinée à Ms Jessica Tartinck.
Les Randonneurs de Carsely se réunirent le dimanche suivant devant Harvey, l’épicerie-bureau de poste du village.
Malgré ses bonnes résolutions, Agatha n’avait d’yeux que pour James.
« Hello Agatha ! De retour parmi nous ? la salua-t-il aimablement.
– Merci de vous être occupé de mon jardin, répondit Agatha, souhaitant tout à coup que Roy ne reste pas là, comme ça, collé à ses basques.
– Ce n’est rien. »
Et James se retourna pour parler au petit groupe. Il y avait là Mrs Mason, présidente de la Société des dames de Carsely ; miss Simms, secrétaire de la société ; Mrs Bloxby, épouse du pasteur ; Mr et Mrs Harvey, du magasin du même nom ; Jack Page, fermier du coin, et deux de ses enfants, des adolescents, mais – horreur ! – arrivait à pas lents un vieux couple qui se plaignait constamment, Mr et Mrs Boggle. Bien que le soleil brille, la journée était assez froide pour la saison et des nuages gris s’accumulaient à l’ouest.
« Bon ! Comme il fait très frais, annonça James en élevant la voix, nous allons marcher jusqu’au domaine de lord Pendlebury par la route de derrière. Vous découvrirez une jolie balade le long de ses champs, nous ne l’avons pas encore faite. Rien de trop fatigant. Êtes-vous sûrs de pouvoir suivre, Mr et Mrs Boggle ?
– Bien entendu, répondit Mrs Boggle sur un ton belliqueux. On sera sans doute meilleurs que ce blanc-bec », continua-t-elle en agitant le pouce en direction de Roy.
James donna le signal du départ. Agatha aurait bien voulu marcher à côté de lui, mais fut prise d’un accès de timidité. Il était plus beau que jamais avec son épaisse chevelure noire saupoudrée d’un soupçon de gris, son visage bronzé et ses yeux bleus. Elle se retrouva à côté de Mrs Bloxby.
« Quel plaisir de vous revoir, dit la femme du pasteur. L’hiver a été si dur. Un temps horrible. Rien de spectaculaire, mais de la pluie, encore de la pluie, toujours de la pluie.
– On ne remarque pas beaucoup le passage des saisons quand on vit dans la City, répondit Agatha. Regardez comme j’ai pris du poids. À force de toujours rouler en taxi et de manger dans de bons restaurants…
– Cette promenade est un des meilleurs moyens de s’en débarrasser que je connaisse. Parfois j’ai du mal à éprouver des sentiments chrétiens envers les Boggle. Pas vous ?
– C’est la première fois qu’ils viennent ?
– Oui, et je me demande vraiment s’ils vont tenir la distance.
– Pas si vite ! Pas si vite ! criait déjà Mrs Boggle, et tous ralentirent un peu.
– Ils vont abandonner dans une minute, poursuivit Mrs Bloxby avec un soupir, et demander que quelqu’un les ramène chez eux. J’ai même peur que ce soit moi. Votre séjour à Londres vous a plu ?
– Aggie a été une vraie magicienne, glissa Roy, la meilleure dans son domaine.
– Et selon toi, la plus impopulaire aussi, persifla Agatha.
– C’était une plaisanterie, mon chou. Tu prends toujours les choses trop au sérieux.
– Je me suis toujours demandé, commenta Mrs Bloxby, pourquoi lorsque quelqu’un dit quelque chose de cruel ou de blessant, il essaye toujours de se protéger en disant : “Ce n’était qu’une plaisanterie. Vous n’aimez pas les plaisanteries ?” L’autre jour, une dame est venue nous rendre visite au presbytère. “Ça alors, vous avez vraiment l’allure typique d’une femme de pasteur !” m’a-t-elle dit. Je lui ai répondu tout net que je ne pensais pas avoir l’air de quoi que ce soit de typique et elle m’a rétorqué : “Vous n’aimez pas les plaisanteries ?” Mais elle l’a dit si méchamment que j’aurais pu la frapper. Ça y est, c’est parti ! »
La voix de Mrs Boggle s’élevait, et n’était plus que plainte :
« Mon cœur ! Mon cœur ! Ramenez-moi à la maison, j’sens que j’vais mourir !
– Il va falloir que j’y aille », dit Mrs Bloxby à regret.
Au grand déplaisir d’Agatha, James s’était précipité vers les Boggle.
« Non, restez, Mrs Bloxby. Je vais chercher ma voiture. Continuez sans moi. Je reviendrai et je vous rattraperai. »
Il redescendit la colline à grandes enjambées. Tout le monde s’était regroupé autour de Mrs Boggle qui haletait et grognait pendant que son mari marmonnait que c’était de leur faute à tous, qu’ils marchaient à une allure de fous, sans considération pour les personnes âgées et que les jeunes d’aujourd’hui étaient tous des égoïstes, sans réaliser que Roy était bien le seul, à part miss Simms, à pouvoir encore passer pour jeune.
Après que James fut revenu prendre les Boggle dans sa voiture, le reste du groupe reprit son chemin. Un vent glacé venu du Nord ébouriffait les jeunes feuilles des arbres au-dessus de leurs têtes. La nature semblait renaître. Ils tournèrent sur le chemin qui longeait les terres de lord Pendlebury. Des champs de colza d’un jaune vif, quasi provençal, s’étalaient de chaque côté du chemin.
« Vous vous promenez seule parfois, Mrs Raisin ? demanda Mrs Mason.
– Rarement.
– Vous avez raison, on risque de faire de mauvaises rencontres.
– Oh ! mais notre Aggie n’attend que ça, ricana Roy. À son âge, elle est partante pour toutes les rencontres. Elle ne laisserait pas passer sa chance.
– La ferme ! s’exclama Agatha, furieuse.
– C’était juste une plaisanterie », répliqua Roy en évitant le regard sans ambiguïté de Mrs Bloxby.
Ce n’est vraiment pas ce que j’attendais, pensa Agatha. Je croyais que je pourrais me glisser dans Carsely comme dans un bain chaud… J’aurais préféré que Roy ne vienne pas. Il semble avoir rapporté de Londres cette part de moi-même que je n’aime pas.
Elle lui jeta un coup d’œil discret. Son visage pâle et mince semblait tout rétréci par le froid. Pourquoi était-il venu ? Tout d’abord, elle avait naïvement cru qu’il regrettait ses remarques désobligeantes, mais n’en était plus aussi sûre. Roy s’éloigna pour bavarder avec miss Simms.
« Donc vous en avez réellement terminé avec les relations publiques ? demanda la femme du pasteur en lançant un regard interrogateur à Agatha.
– Oh, je l’espère bien. »
Agatha regarda au loin, par-dessus des champs jaune d’or, et se sentit prise d’un accès de faiblesse, prête à pleurer. Était-ce enfin la ménopause ? Était-elle fatiguée ?
– Avec le dernier dossier dont je me suis occupée, j’ai atteint le fond du fond. Un chanteur pop appelé Jeff Loon. Si vous saviez ce que j’ai dû faire pour que le Daily Bugle en parle !
– Vous parlez de l’article de Ross Andrews ?
– Oui, pourquoi… ?
– Nous recevons le Daily Bugle. Il y avait un article dithyrambique sur Jeff Loon, dans la rubrique spectacles. C’est de ça que vous parlez ?
– En fait, oui… »
Agatha regarda Roy. Tout à coup, elle était certaine de savoir ce qui s’était passé. Elle-même n’avait pas pris la peine d’acheter le Daily Bugle, mais cet article allait avoir un retentissement formidable dans le monde de la com’. Elle comprit du coup que Wilson n’allait pas la lâcher aussi facilement. Il avait dû envoyer Roy chez elle et ce sale petit rat crevé avait sauté dans un train en bégayant : « Ne vous en faites pas, chef, je vous la ramène, chef ! »
Le groupe franchissait maintenant une barrière pour accéder à un chemin qui longeait un champ. Un chemin très boueux. Agatha portait des chaussures plates, parfaites pour Londres mais pas vraiment adaptées à la campagne. Roy avait aux pieds des mocassins et de fines chaussettes. Miss Simms s’était équipée d’une paire de Doc Martens et Agatha se fit la réflexion que c’était bien la première fois qu’elle voyait la seule mère célibataire de Carsely porter autre chose que des talons aiguilles. Roy trébucha dans une flaque boueuse et ne manqua pas de faire savoir son mécontentement.
Il revint en arrière près d’Agatha.
« Fichons le camp d’ici. »
Mais Agatha, qui se retournait de temps en temps pour voir si James les rejoignait, aperçut sa haute silhouette franchir la barrière.
« Ne pleurniche pas. L’exercice est bon pour ce que tu as. »
Elle aussi marcha dans une flaque, mais comme James arrivait à hauteur du groupe au même instant, elle fit comme si cela n’avait pas la moindre importance.
« Ces terres, expliqua James, appartenaient jadis à l’Église. Puis elles firent partie du domaine de Hurford. Lord Hurford a perdu tout son argent au jeu dans les années 1920 et Pendlebury les lui a rachetées. Il possédait une propriété dans le Yorkshire, mais n’en aimait pas le climat. C’était le père du lord Pendlebury actuel. Maintenant, regardez la petite fleur bleue à vos pieds. Mrs Mason, c’est… ?
– On se croirait de retour sur les foutus bancs de l’école, grommela Roy à voix basse.
– De la véronique ? répondit Miss Bloxby.
– Très bien », dit James avec tant de chaleur et de plaisir dans la voix qu’Agatha décida dans l’instant d’acheter un livre sur les fleurs et les plantes sauvages et de l’étudier avant la prochaine sortie.
Elle s’était attendue à une petite promenade dans la campagne, mais ces marcheurs infatigables semblaient décidés à continuer leur chemin à travers les bois et les prés sur des miles encore, jusqu’à ce qu’Agatha aperçoive enfin le clocher de l’église et comprenne qu’ils avaient fait une boucle et étaient de retour au village.
James rejoignit enfin Agatha.
« Donc, maintenant que vous êtes revenue parmi nous, doit-on s’attendre à de nouveaux meurtres ?
– Je n’ose y penser », répondit sa voisine, même si dans son for intérieur elle se sentait coupable de souhaiter qu’un des habitants du village décide d’en trucider un autre pour qu’elle et James puissent de nouveau jouer les détectives ensemble.
James, pensif, baissa les yeux vers Agatha. Elle a quelque chose d’un peu perdu et d’assez triste dans le regard, pensa-t-il. L’ancienne Agatha combative et sûre d’elle lui manquait.
« Et si je venais vous chercher dans une heure, dit-il soudainement, nous pourrions aller prendre un verre au Red Lion ?
– J’adorerais ça.
– Venez avec votre ami, bien sûr…
– Oh, il sera beaucoup trop fatigué », rétorqua Agatha.
Roy n’était venu que sur les ordres de Wilson. Il n’allait pas en plus lui gâcher la soirée.
C’est ainsi qu’un Roy mortifié fut sommé de regarder la télévision ce soir-là.
Agatha explora fiévreusement sa garde-robe pour trouver quelque chose de séduisant qui ne fasse pas trop habillé. Tout lui semblait trop étroit. Elle essaya des robes, des jupes, des corsages et se décida à la toute dernière minute pour une confortable jupe en tweed et un pull.
La vie était de nouveau excitante. Elle était de retour chez elle.
Que Londres aille se faire voir !
Deborah Camden pataugeait dans la longue allée qui menait à la demeure de sir Charles Fraith. Jessica lui avait ordonné de suivre l’itinéraire prévu pour vérifier la liberté de passage, mais Deborah n’avait pas envie de se trouver confrontée seule à quelque propriétaire ou garde-chasse en colère et avait décidé qu’il serait moins risqué de se présenter d’abord chez sir Charles pour lui expliquer les raisons de sa présence.
Barfield House avait quelques chances de décevoir les amateurs de trésors architecturaux. Ce n’était même pas du néogothique victorien. Juste une énorme bâtisse en faux style médiéval, avec une touche de William Morris et des fenêtres à meneaux sur lesquels le soleil étincelait. Face à l’énorme et massive porte d’entrée en bois clouté, Deborah jeta timidement un coup d’œil autour d’elle pour voir s’il n’existait pas une entrée plus petite et moins impressionnante, mais n’en trouva pas. Il y avait une sonnette électrique sur le côté. Elle appuya sur le bouton et attendit.
Un homme en costume noir, chemise blanche et cravate de soie unie ouvrit la porte. Il avait les cheveux poivre et sel, de petits yeux noirs et une grande bouche. Il étudia impassiblement Deborah, qui prit instantanément conscience de l’aspect bon marché de tout ce qu’elle portait.
« Oui ? demanda-t-il.
– Sir Charles Fraith ?
– Qui le demande ?
– Je représente les Marcheurs de Dembley. »
Une fine ligne de transpiration commençait à se former sur la lèvre supérieure de Deborah.
Une voix se fit entendre de l’intérieur :
« Qui est-ce, Gustav ? »
Le majordome se retourna et répondit d’un ton monocorde :
« Un membre des Marcheurs de Dembley, monsieur. »
Gustav s’écarta pour laisser place à sir Charles. Celui-ci lança un clin d’œil à Deborah et lui dit :
« Mais vous êtes une jeune fille ! Je pensais que vous seriez un de ces gros types musculeux chaussés de bottes. Entrez ! »
Deborah pénétra dans un vaste hall lambrissé de chêne. Une tête d’élan empaillé la regarda passer sous la charpente en bois en forme de carène, comme une voûte d’église. Sir Charles la précéda dans un salon encombré d’une multitude de fauteuils Chippendale tapissés de tissu rouge et beige. La pièce était flanquée d’une grande cheminée, ses murs étaient lambrissés comme ceux du hall et on apercevait des biches dans le parc à travers ses hautes fenêtres à meneaux.
« Thé », ordonna sir Charles à un Gustav aux aguets.
Celui-ci, avant de quitter la pièce, s’avança sans bruit, prit une bûche dans un panier et la jeta dans les flammes avec une violence exagérée.
« Maintenant, miss… »
Deborah lui tendit sa petite main.
« Deborah Camden, heureuse de faire votre connaissance.
– Très heureux de faire la vôtre. Asseyez-vous, asseyez-vous… J’ai reçu une lettre d’une certaine “mizz” Tartinck à laquelle je viens juste d’envoyer une réponse. Une partie du droit de passage concerne en effet un de mes champs. Néanmoins, il existe un chemin assez charmant qui le contourne. Si cela vous convient, je serais heureux de vous recevoir tous pour le thé.
– Mais c’est extraordinairement gentil de votre part », balbutia Deborah.
Elle commençait à se détendre. Sir Charles avait l’air si doux et inoffensif, et Jessica ne pourrait certainement pas refuser une invitation aussi généreuse.
Sir Charles lui sourit. Elle n’était pas trop mal avec ses cheveux blonds très pâles, travaillés en boucles et ondulations un peu démodées. Son visage était très blanc, presque anémique, et elle ne portait aucun maquillage. Ses yeux bleu clair étaient cernés de cils blancs. Son corps mince était serré dans un petit chemisier de nylon bon marché plaqué sur une absence de poitrine. Une jupe en acrylique et un cardigan de laine détendu lui donnaient un peu de volume. Elle possédait de très longues jambes sous sa jupe courte et des genoux noueux que sir Charles jugea assez excitants.
« Cette mizz Tartinck semble un personnage assez redoutable, non ? demanda sir Charles.
– Oh, elle est charmante en réalité, répondit Deborah, et terriblement cultivée. Elle est enseignante, comme moi, et mériterait certainement d’exercer dans un endroit plus intéressant que l’école publique de Dembley. »
Elle ne pourrait sans doute pas se comporter de la même façon dans une école plus distinguée, pensa sir Charles, qui répondit cependant :
« Bien, si le reste des Marcheurs de Dembley est comme vous, Deborah, ce sera une journée bien agréable…
– Ils s’échauffent parfois un peu contre les propriétaires, avança Deborah.
– Mais pourquoi ?
– Euh… eh… Ils pensent que la campagne devrait appartenir à tout le monde…
– Voyez-vous ça ! Et si je ne possédais pas ces terres, que se passerait-il ? La plupart des gens ne peuvent plus se permettre de posséder un domaine de ce genre aujourd’hui. Il serait sans doute vendu à un promoteur, et hop ! un autre morceau de la campagne anglaise disparaîtrait. C’est absolument n’importe quoi. Je ne veux pas vous donner l’impression d’être un homme trop dur. Je ne suis pas un homme dur, Deborah. Je suis doux comme un agneau. Mais je ne peux pas m’empêcher de remarquer qu’il y a aussi des droits de passage qui traversent parfois des lotissements de logements sociaux. Vous ne réclamez pas le droit de passer à travers leurs jardins, si ?
– Je ne crois pas. Mais ne pensez-vous pas qu’une société dans laquelle quelqu’un comme vous possède tant et d’autres si peu est injuste ?
– En fait, non, je ne le pense pas.
– Ah bon. »
La porte s’ouvrit sur Gustav portant un plateau chargé de tout le nécessaire pour le thé.
« Que se passe-t-il, mon cher Gustav ? demanda sir Charles. Ni gâteaux ni biscuits aujourd’hui ?
– Je vais les chercher », répondit le majordome.
Il déposa le plateau sur une table basse devant la cheminée, entre Deborah et sir Charles.
« Je fais le service ? » demanda Deborah.
Gustav leva les yeux au ciel et murmura, mais très distinctement :
« Que les saints nous en préservent ! » avant de se retirer.
Deborah rougit et se sentit soudain très mal à l’aise…
« Qu’ai-je dit de mal ? Je voulais juste verser le thé.
– Vous l’avez dit, vous le faites. Ne faites pas attention à Gustav, il est un peu dingue. »
Gustav revint avec une assiette chargée de gâteaux. Vu la rapidité de son retour, Deborah pensa qu’il s’attendait à la demande de sir Charles et avait laissé l’assiette à proximité de la porte. Il déploya une serviette, la plaça sur les genoux de Deborah, chaque centimètre de son corps exprimant tout le mépris qu’il ressentait pour elle.
Elle s’aperçut que ses mains commençaient à trembler et susurra dans un souffle :
« Peut-être Gustav pourrait-il faire le service ?
– Gustav, occupez-vous-en. »
Deborah murmura que oui, elle prenait du lait et du sucre, et poussa un soupir de soulagement lorsque le majordome quitta de nouveau la pièce.
« Maintenant, parlez-moi de vous, dit sir Charles. Qu’enseignez-vous ?
– La physique…
– Hum, ça ne doit pas être facile.
– Pas vraiment, et je dois dire que mes élèves ne sont pas particulièrement doués. Mais c’est mon deuxième poste d’enseignante. Peut-être irai-je ailleurs l’année prochaine…
– Certains élèves sont difficiles ?
– Oh oui ! Il y en a un vraiment épouvantable, Elvis Black. Une terreur ! Jour après jour ! Toujours en train de pousser des cris et de casser des choses. Mais Jessica est allée voir ses parents et je ne sais pas ce qu’elle leur a dit, mais depuis il est doux comme un agneau. »
Sir Charles commençait à regretter l’invitation à prendre le thé qu’il avait lancée aux Marcheurs de Dembley. Il en était arrivé rapidement à la conclusion que cette Jessica était aussi détestable que sa lettre le laissait entendre. Mais il aimait bien cette Deborah. Il aimait ses manières tranquilles, inoffensives, il aimait son teint pâle presque décoloré et il aimait particulièrement ses genoux. Plus elle parlait de sa vie à l’école, plus elle se détendait, et c’est le retour de Gustav – qui projeta dans le foyer de la cheminée une bûche absolument inutile – qui l’amena à regarder sa montre : il était temps qu’elle rentre chez elle.
« Je vais vous reconduire chez vous, proposa sir Charles.
– Non, ne vous dérangez pas, répondit-elle, consciente des regards noirs que jetait Gustav derrière elle. J’ai laissé ma voiture à la loge d’entrée. J’aime bien marcher, vraiment. »
Sir Charles se leva en même temps qu’elle.
« Donnez-moi votre numéro de téléphone, nous devons nous revoir. »
Deborah fouilla dans son sac et en extirpa un stylo et un morceau de papier sur lequel elle inscrivit nerveusement son numéro.
« Je vais raccompagner mademoiselle à la porte », proposa Gustav.
Le majordome lui ouvrit toute grande la massive porte d’entrée. Deborah courba la tête en passant devant lui. Il lui glissa sans la regarder :
« Ne vous faites pas d’idées sur sir Charles. Il n’est pas fait pour les filles comme vous. Gardez vos petites pattes au fond de vos poches et ne remettez plus jamais les pieds ici. »
Deborah était trop intimidée pour répondre. Elle descendit l’allée, le visage en feu. La seule pensée qui la réconfortait un peu était de savoir que Jessica allait bientôt remettre ce Gustav à sa place.
Ce même soir, les Marcheurs de Dembley se retrouvèrent une fois de plus dans la petite salle de classe qu’ils utilisaient pour leurs réunions. Jessica était toute rouge et avait l’air assez excitée. Elle se leva et donna lecture de la lettre de sir Charles d’une voix sarcastique.
« Comme si on allait se laisser acheter par une tasse de thé », dit-elle en finissant sa lecture. Elle tourna le regard vers Deborah :
« Est-ce que tu as vérifié notre itinéraire cet après-midi ? »
Deborah se leva.
« Pas exactement. Je me suis d’abord présentée chez sir Charles, qui m’a offert le thé et s’est montré extrêmement correct. Euh… Je dois dire qu’il se réjouit de nous voir tous, Jessica.
– Alors le grand homme t’offre une tasse de thé et tu te roules de plaisir sur sa carpette, se moqua Jessica. Honnêtement, Deborah, tu es vraiment une poule mouillée. J’aurais dû y aller moi-même. »
Contre toute attente, Jeffrey Benson, l’amant de Jessica, se jeta au secours de Deborah :
« Moi, ce mec me semble plutôt sympa. C’était une lettre tout à fait correcte, Jessica. Je ne sais pas pour vous, mais moi je croyais qu’on se promenait juste pour le plaisir. »
Terry Brice, le serveur, donna un discret coup de coude dans les côtes de son ami, Peter Hatfield, en pouffant de rire.
« C’est chouette de se faire servir le thé par quelqu’un d’autre. Ça change », couina-t-il.
La voix d’Alice Dewhurst s’éleva :
« Je suis d’accord pour qu’on s’oppose aux grands propriétaires, Jessica, et personne ne m’intimide. Mais cet homme a pris la peine d’écrire cette lettre aussi gentille et demande simplement que l’on contourne son champ de colza, je ne vois vraiment pas où est le problème.
– C’est une question de principe, répondit Jessica, les sourcils arqués, encore certaine de pouvoir les faire plier. Ne me dites pas que vous êtes tous tellement excités par l’idée de prendre le thé avec ce petit nobliau que vous allez le laisser faire ce qu’il veut ?
– Bon, j’vois rien de mal dans ct’homme-là, intervint Kelvin Hamilton. On est un p’tit peu plus démocrates dans les Highlands, et…
– Oh, épargne-nous tes histoires à la Brigadoon, l’interrompit Jessica. Nous savons tous que tu viens de Glasgow et probablement d’un taudis du coin.
– Sale garce ! cria Kevin. Va te faire… J’en ai marre d’toi. »
Et il quitta brusquement la réunion en claquant la porte. Malaise et silence dans la salle.
Mary Trapp se dressa sur ses immenses pieds :
« Tu sais, Jessica, personne ne t’a nommée chef de ce groupe ou je ne sais quoi. Si tu es décidée à créer des ennuis, je ne viendrai pas à la prochaine randonnée. »
Au grand dam de Jessica, toute la salle sembla manifester son accord.
Elle s’engagea alors dans un de ses discours favoris sur l’égalité et le féminisme, citations de Marx et de Simone de Beauvoir à l’appui. Ses yeux lançaient des éclairs. Même si elle avait l’air superbe, elle fut écoutée dans un silence de mort.
« Bien, termina-t-elle en leur lançant des regards furieux. J’y vais. Et je traverserai ce champ ! »
Agatha Raisin dit au revoir à Roy non sans un puissant sentiment de soulagement, heureuse qu’il ait commandé un taxi et qu’elle n’ait pas eu à le reconduire à la gare. Elle en avait plus qu’assez de sa présence. Alors qu’elle bavardait agréablement avec James le dimanche soir, Roy s’était glissé dans le pub, souriant mielleusement à tout le monde avant de la monopoliser pour lui expliquer à quel point Pedmans souhaitait son retour. Pendant ce temps, l’attention de James avait été attirée par d’autres habitants du village… Agatha pria le ciel avec ferveur de ne jamais plus revoir ce Roy.
Elle se sentait assez courbatue et plutôt mal en point après la longue randonnée de la veille, mais se convainquit que sa jupe ne lui serrait maintenant plus autant la taille. Elle allait faire attention à sa ligne, mais plutôt qu’un régime en bonne et due forme, elle préféra l’idée de se contenter de consommer un peu moins de calories.
Puis, pour se rapprocher de James – bien qu’elle n’aille pas jusqu’à admettre que ce soit sa motivation principale –, elle décida de réellement s’impliquer dans les Randonneurs de Carsely. Ils avaient besoin d’être mieux organisés, de tenir des réunions, de coller des affichettes pour annoncer les randonnées à venir, etc. Pourquoi se limiter aux promenades autour du village ? Ils pouvaient aussi aller beaucoup plus loin en voiture, se retrouver à un endroit précis dans quelque charmant pub de campagne et, à partir de là, entreprendre une marche de découverte.
Agatha se rendit chez le marchand de livres d’occasion de Moreton et y trouva un vieil ouvrage sur les droits de passage. Pleine d’enthousiasme, elle retourna à Carsely et, sans hésiter, alla frapper à la porte de James.
« Oh, c’est vous Agatha ! fut son seul mot de bienvenue. J’allais justement me remettre à travailler sur mon livre. Mais entrez. »
Agatha sentit qu’elle aurait dû dire quelque chose comme : « Oh, alors dans ce cas, je repasserai plus tard », mais elle avait été si loin de lui pendant tant de mois… et James écrivait ce fichu bouquin sur l’armée depuis si longtemps qu’elle était certaine qu’une brève interruption n’avait aucune importance.
« J’ai quelques idées pour les Randonneurs de Carsely, dit-elle vivement pendant qu’il s’écartait pour la laisser entrer.
– Du genre ? demanda-t-il en éteignant son ordinateur. Un café ?
– Oui, s’il vous plaît…, répondit-elle en le suivant dans la cuisine.
– Je réfléchissais… Nous devrions être un peu plus organisés. Par exemple, on pourrait prendre nos voitures et aller quelque part plus loin, et faire une randonnée à partir de là.
– J’imagine que c’est possible, dit-il en poussant un léger soupir. En fait, Agatha, je pensais laisser tomber tout ça.
– Mais pourquoi ?
– Je ne suis pas un bon organisateur.
– Mais je peux m’occuper de tout pour vous. Tout ce que vous auriez à faire, c’est d’être là.
– Prenez-vous du lait, du sucre ?
– Non, pas de sucre, pas de lait », répondit Agatha en pensant que depuis le temps il aurait pu se rappeler la façon dont elle aimait prendre son café.
Ils se rendirent dans le salon tapissé de livres, leur mug à la main. Elle alluma une cigarette et chercha autour d’elle un cendrier. Il se leva, retourna à la cuisine et revint avec une vieille soucoupe qu’il plaça devant elle.
Pourquoi les non-fumeurs essayent-ils toujours de vous faire culpabiliser ? pensa Agatha. Pratiquement plus personne n’avait de cendrier chez soi maintenant.
La fumée de sa cigarette s’éleva jusqu’aux poutres du plafond et y resta accrochée. Le regard de James la suivit comme pour mesurer le taux de pollution.
« Bien, alors, à quoi avez-vous pensé ? » demanda James.
Une voiture ralentit dans la rue. Il regarda vers la fenêtre, comme s’il espérait que quelqu’un vienne mettre un terme à cette conversation.
« Comme je vous l’ai dit, nous pourrions aller beaucoup plus loin dans nos randonnées et je pourrais préparer des affichettes, en mettre une chez Harvey, une autre sur le panneau d’affichage de l’église, par exemple. Nous avons des touristes parmi nous et ils pourraient être intéressés. Puis j’ai pensé que nous devrions avoir une carte de membre et demander une cotisation.
– Pour la cotisation, je ne vois pas bien, commenta James. Je veux dire, à quoi servirait-elle ? Les propriétaires ne font pas payer le droit de passage et c’est d’ailleurs pourquoi on parle de droit de passage, ajouta-t-il de manière un peu pédante.
– La cotisation paierait les cartes de membre. Les gens aiment avoir une carte de membre.
– Pas moi, Agatha. Désolé, mais je dois réellement me remettre au travail. Pourquoi ne continuez-vous pas à réfléchir et voir ce que vous pouvez organiser. Nous en reparlerons, d’accord ? »
Agatha fixa sa tasse de café comme pour montrer qu’elle avait à peine eu le temps de la boire, puis la reposa sur la table basse et se dirigea vers la porte. James l’accompagna, rallumant au passage son ordinateur.
Bien, au moins c’est clair, pensa Agatha, dépitée, en rentrant chez elle. Connards de randonneurs.
Une voiture arriva à sa hauteur et elle se retourna pour découvrir au volant l’inspecteur Bill Wong, tout sourire.
« Bienvenue ! cria-t-il en descendant de voiture, tandis que son sourire s’élargissait.
– Entrez, répondit Agatha. Prenons un café et dites-moi tout sur les crimes du moment. Je viens juste de chez James, mais j’ai été poussée vers la sortie au bout de deux minutes.
– Oh, encore cette histoire !
– Quoi, cette histoire ?
– Votre amour plus fort que la mort pour James Lacey.
– Ne soyez pas stupide. Oui, j’ai eu un petit faible pour lui, mais c’est passé depuis longtemps. »
Agatha pénétra dans la cuisine et mit la bouilloire sur le gaz.
« Nous avons maintenant un groupe de randonneurs à Carsely, dont James s’occupe. Tout ce que j’ai fait est de lui suggérer d’organiser les choses un peu mieux.
– Pas un de ces groupes militants, j’espère, Agatha !
– Non, non. De gentilles petites promenades, mais peut-être faut-il mieux les faire connaître, imprimer des cartes de membre, ce genre de choses.
– Je suis sûr que vous y arriverez. Alors, comment était Londres ?
– Affreux.
– Vous n’avez pas aimé reprendre le collier ?
– Pas du tout. Heureuse d’être de retour chez moi. La raison pour laquelle je m’intéresse autant à ces randonnées, c’est que j’ai besoin de perdre un peu de poids.
– Vous n’êtes pas la seule, dit tristement Bill en jetant un coup d’œil à ses propres formes rondelettes.
– Alors, comment se porte le crime à Carsely ?
– Tout est tranquille depuis que vous êtes partie. Les trucs habituels, épouses battues, poivrots du samedi soir, cambriolages, voitures volées, petits désordres… les affaires courantes, quoi. Quelques meurtres, mais rien de trop exotique. »
Il la regarda avec affection.
– Vous mourez d’envie de jouer à nouveau les détectives, Agatha. Alors là, je vous dis : stop ! Suivez mes conseils, consacrez-vous à la randonnée. C’est une occupation saine et tranquille. Une randonnée ne risque pas de se terminer par un meurtre. »
En anglais, « Ms » est un terme générique qui se rapporte aussi bien aux femmes mariées qu’aux demoiselles.