Fidèle et impartial récit
des procédés
d'Isaac Bickerstaff, esq.
envers moi

Le 28 de mars, anno Dom. 1708, était la nuit que ce faux prophète avait si impudemment fixée pour ma dernière, ce qui avait fait peu d'impression sur moi ; mais je ne puis répondre pour toute ma maison, car ma femme, avec plus de sollicitude que d'ordinaire, insista pour que je prisse quelque chose de chaud pour me faire suer, et que je me misse au lit entre huit et neuf heures ; la servante, comme elle le bassinait, avec la curiosité naturelle aux jeunes filles, court à la fenêtre et demande à un passant pour qui sonnait la cloche, « Pour le docteur Partridge, répond-il, le fameux faiseur d'almanachs, qui est mort subitement ce soir. » La pauvre fille, en colère, lui dit qu'il mentait comme un drôle ; l'autre répliqua tout tranquillement que le sacristain le lui avait dit, et que, si cela était faux, il était blâmable d'en imposer à un étranger. Elle questionna un second et un troisième passant, et tous répondirent sur le même ton. Or, je ne dirai pas que c'étaient des complices de certain squire astrologique, et qu'un nommé Bickerstaff rôdait aux alentours, parce que je ne veux rien alléguer ici que je ne puisse attester comme un fait positif. Là-dessus ma femme fut prise d'une violente indisposition, et je dois avouer que je fus un peu bouleversé de l'étrangeté de cet incident. Sur ces entrefaites, on frappe à ma porte ; Betty court en bas, et, ouvrant, trouve un grave personnage qui s'informe modestement si c'est la demeure du docteur Partridge. Elle, le prenant pour quelque prudent malade de la ville, qui venait à cette heure pour ne pas être vu, le fait entrer dans la salle à manger. Dès que je fus un peu remis, j'allai à lui, et fus surpris de trouver mon homme monté sur une table, une règle de deux pieds à la main, mesurant mes murs et prenant les dimensions de la salle. « Je vous prie, monsieur, lui dis-je, sans vous interrompre, avez-vous affaire à moi ? – Si vous vouliez simplement, monsieur, réplique-t-il, dire à cette fille d'apporter une autre lumière, car celle-ci est bien obscure. – Monsieur, m'écriai-je, mon nom est Partridge ! – Oh ! le frère du docteur, vraisemblablement, dit-il : l'escalier, je crois, et ces deux pièces tendus de noir, suffiront, et seulement une bande de serge autour des autres chambres. Le docteur a dû mourir riche ; il faisait beaucoup d'affaires dans sa partie depuis nombre d'années ; s'il n'a pas d'armes à lui, vous feriez aussi bien de vous servir des écussons de la compagnie ; ils sont aussi voyants, et feront un aussi magnifique effet que s'il descendait du sang royal. » Là-dessus je pris un plus grand air d'autorité, et demandai qui lui avait donné cette commande, et comment il était venu ici. « Eh mais, je suis envoyé, monsieur, par l'entreprise des pompes funèbres, dit-il, et la commande a été donnée par le digne gentleman, qui est l'exécuteur des volontés du bon docteur défunt ; et notre coquin de porteur se sera profondément endormi, je crois, avec le drap noir et les candélabres, sans quoi il serait ici, et nous serions à clouer à l'heure qu'il est. – Monsieur, répliquai-je, suivez le conseil d'un ami, et prenez la porte au plus vite, car j'entends la voix de ma femme (qui, soit dit en passant, est très facile à entendre), et dans ce coin que voilà est un bon gourdin, dont quelqu'un a déjà senti le poids ; s'il lui tombe sous la main, et qu'elle sache pourquoi vous êtes venu, je puis, sans consulter les astres, vous assurer qu'il sera employé au grand détriment de votre personne. – Monsieur, s'écria-t-il en saluant avec beaucoup de civilité, je vois que votre extrême chagrin de la perte du docteur vous trouble un peu l'esprit en ce moment ; mais demain de bon matin je reviendrai avec les objets nécessaires. » Je ne nomme aucun Bickerstaff, et je ne dis pas que certain squire contemplateur d'étoiles a joué le rôle de mon exécuteur avant le temps ; mais je m'en rapporte au jugement du monde, et celui qui sait rapprocher comme il faut une chose d'une autre ne sera pas bien loin de la marque.

Pour lors, je refermai mes portes et me disposai à me coucher, dans l'espoir d'un peu de repos après tant de sujets d'agitation. Juste comme j'éteignais ma lumière dans cette intention, en voilà un autre qui frappe aussi fort qu'il peut ; j'ouvre la fenêtre et demande qui est là, et ce qu'on veut. « Je suis Ned, le sacristain, répond-il, et je viens savoir si le docteur a laissé des ordres pour une oraison funèbre, et où on doit le déposer, et si sa fosse doit être toute simple ou revêtue de briques. – Eh mais, maraud, dis-je, vous me connaissez bien ; vous savez que je ne suis pas mort ; comment osez-vous m'insulter de cette manière ? – Hélas, monsieur, réplique le drôle, c'est imprimé, et toute la ville sait que vous êtes mort ; tenez, M. White, le menuisier, est en train de mettre des vis à votre bière ; il sera ici avec dans un instant ; il avait peur que vous n'en eussiez besoin avant ce temps. – Maraud, maraud, dis-je, vous saurez demain à vos dépens que je suis en vie, et bien en vie. – Il est étrange, monsieur, dit-il, que vous nous fassiez un secret de votre mort, à nous autres qui sommes vos voisins ; il semblerait que vous avez dessein de frauder l'église de son dû ; et, permettez-moi de vous le dire, pour quelqu'un qui a si longtemps vécu sur les cieux, cela n'est pas très délicat. – Pst ! pst ! dit un autre vaurien qui se trouvait près de lui, allez, docteur, endosser votre linceul de flanelle aussi vite que vous pourrez, car voici toute une meute de croque-morts qui vient à vous équipée de noir ; et comme cela aura l'air indécent à vous de vous tenir à la fenêtre à effrayer les gens, tandis que vous devriez être depuis trois heures dans votre bière ! » Bref, avec vos entrepreneurs de pompes funèbres, embaumeurs, menuisiers, sacristains, et vos damnés colporteurs de complaintes sur un défunt praticien en médecine et astrologie, je n'eus pas une minute de sommeil de toute la nuit, et à peine un moment de repos depuis lors. Or, je ne doute pas que ce scélérat de squire n'ait l'impudence d'affirmer que ces gens lui sont tout à fait étrangers ; lui, le digne homme, il ne sait rien de tout cela, et l'honnête Isaac Bickerstaff est, je vous le garantis, trop homme d'honneur pour être le complice d'une bande de gredins qui court les rues la nuit et dérange les gens dans leur lit ; mais il n'y est pas, s'il pense que le monde entier est aveugle ; car il existe un certain John Partridge qui sent un coquin d'aussi loin que Grub Street – quoiqu'il demeure dans la plus haute des mansardes, et s'intitule squire ; mais je ne veux pas sortir de mon caractère, et je continue ma narration.

Je ne pus passer ma porte de trois mois après cela, qu'aussitôt arrive à moi un homme dans la rue : « Monsieur Partridge, cette bière dans laquelle vous avez été enterré dernièrement, je n'en suis pas encore payé. – Docteur, crie un autre chien, comment vous imaginez-vous que les gens peuvent vivre à vous faire des fosses pour rien ? La première fois que vous mourrez, vous pourrez bien vous sonner la cloche vous-même, à la place de Ned. » Un troisième vaurien me touche le coude, et demande comment j'ai la conscience de revenir sur terre sans avoir payé la dépense de mes funérailles. « Bon Dieu, dit un autre, j'aurais juré que c'était l'honnête docteur Partridge, mon vieil ami ; mais, pauvre homme, il n'est plus. – Je vous demande pardon, dit un autre, vous ressemblez tant à mon ancienne connaissance, que j'avais l'habitude de consulter en secret dans certaines circonstances ! Mais, hélas ! il est allé où va toute chose. – Voyez, voyez, voyez ! s'écrie un troisième, après m'avoir dévisagé tout à son aise, ne croirait-on pas que notre voisin le faiseur d'almanachs est sorti de son tombeau pour jeter encore un coup d'œil sur les étoiles en ce monde, et montrer tout ce qu'il a gagné comme devin pour avoir été faire un tour dans l'autre ? »

Enfin, jusqu'au lecteur de notre paroisse, un brave homme, raisonnable et sensé, qui m'a envoyé dire deux ou trois fois de venir me faire enterrer décemment, ou de lui donner des raisons satisfaisantes du contraire ; ou si j'ai été enterré dans quelque autre paroisse, de produire mon certificat, comme l'acte l'exige1.

Ma pauvre femme est devenue presque folle de s'entendre appeler la veuve Partridge, quand elle sait que c'est faux ; et une fois par terme elle est citée devant la cour pour prendre des lettres d'administration. Mais la plus grande vexation, c'est un misérable charlatan qui se pose comme mon successeur à mon nez, et dans ses cartes imprimées dit, avec un N. B., qu'il habite la maison de feu l'habile M. John Partridge, éminent praticien en cuir, médecine et astrologie.

Mais, pour montrer jusqu'où l'infernal esprit d'envie, de malignité et de ressentiment peut pousser certains hommes, mon vieux persécuteur anonyme m'avait commandé une tombe chez le marbrier, et voulait la faire ériger dans l'église de la paroisse ; et cette infamie notoire et coûteuse aurait réussi, si je n'avais pas usé de toute mon influence sur la fabrique, où il fut enfin décidé, à la majorité de deux voix, que j'étais vivant. Ce stratagème ayant échoué, apparaît une longue et noire complainte, décorée de sabliers, de pioches, de têtes de mort, de bêches et de squelettes, avec une épitaphe écrite avec autant d'assurance, pour me diffamer moi et ma profession, que si j'étais depuis vingt ans sous terre.

Et après un traitement aussi barbare, le monde peut-il me blâmer quand je demande ce qu'est devenue la liberté des Anglais ? et où sont la liberté et la propriété que mon ancien et glorieux ami est venu défendre ? Nous avons expulsé le papisme, et envoyé la servitude aux climats étrangers. Les arts seuls demeurent dans l'esclavage lorsqu'un homme de sciences, bien famé, est insulté ouvertement, au milieu des nombreux et importants services qu'il rend journellement au public. A-t-on jamais ouï dire, même en Turquie ou à Alger, qu'un astrologue de l'État ait été dépouillé de son existence par le persiflage d'un ignorant imposteur, ou chassé de ce monde par les aboiements d'une meute d'infâmes braillards de colporteurs ? J'ai beau imprimer des almanachs et publier des avertissements ; j'ai beau produire des certificats de vie signés du ministre et des marguilliers, et attester le fait sous serment aux sessions trimestrielles, il paraît une complète et fidèle relation de la mort et de l'enterrement de John Partridge : la vérité est terrassée, les attestations sont négligées, le témoignage de graves personnes méprisé, et un homme est regardé par les voisins comme s'il était mort depuis sept ans, et est enterré vivant au milieu de ses amis et connaissances !

Or, tout homme de sens commun peut-il considérer comme compatible avec l'honneur de ma profession, et comme n'étant pas fort au-dessous de la dignité d'un philosophe, de me tenir devant ma porte à crier : « Vivant ! vivant ! oh ! le fameux docteur Partridge ! ce n'est pas une imitation ! c'est lui, bien en vie ! » Comme si j'avais à faire voir au-dedans les douze signes du zodiaque, ou que je fusse forcé pour gagner mon pain d'ouvrir boutique aux foires de mai et de la Saint-Barthélemy ? Si donc Sa Majesté daignait regarder un grief de cette nature comme digne de sa royale considération, et que le prochain parlement, dans sa haute sagesse, voulût bien jeter un simple coup d'œil sur le déplorable cas de son vieux philomathe, qui lui adresse chaque année ses souhaits fervents, je suis sûr qu'un certain Isaac Bickerstaff serait bientôt troussé comme il faut pour ses prédictions sanguinaires, et pour tenir les bons sujets dans la terreur ; et qu'à l'avenir assassiner un homme par voie de prophétie, et l'enterrer vivant dans une lettre imprimée, soit à un lord, soit à un membre des communes, le mettrait tout aussi bien en possession légale de Tyburn, que s'il avait volé sur le grand chemin ou vous eût coupé la gorge au lit.

Je démontrerai aux hommes de jugement que la France et Rome sont au fond de cette horrible conspiration contre moi, et que le susdit coupable est un émissaire papiste, qu'il a fait des visites à Saint-Germain, et est maintenant dans les eaux de Louis XIV ; que cet attentat à ma réputation est un projet de massacre général de la science dans ces royaumes, et qu'au travers de mon corps on porte un coup à tous les faiseurs d'almanachs protestants de l'univers.

VIVAT REGINA.