Justification d'Isaac Bickerstaff, esq.
contre ce qui lui est objecté par M. Partridge,
dans son almanach pour la présente année 1709,
par ledit Isaac Bickerstaff, esq.
Il a plu dernièrement à M. Partridge de me traiter d'une façon fort dure, dans ce qui est appelé son almanach pour la présente année : un tel procédé est fort indécent entre gens comme il faut, et ne contribue pas du tout à la découverte de la vérité, qui devrait être la grande fin de toutes les discussions des savants. Traiter un homme de sot et de scélérat, d'impudent drôle, parce qu'on diffère de lui sur un point purement spéculatif, est, dans mon humble opinion, un style très peu convenable pour une personne de son éducation. Je demande au monde savant si, dans mes prédictions de l'an dernier, j'ai provoqué le moins du monde un si indigne traitement. Les philosophes ont différé d'avis dans tous les siècles ; mais les plus sages d'entre eux en ont toujours différé comme il convient à des philosophes. La grossièreté et la passion, dans une controverse d'érudits, sont autant de paroles perdues, ou tout au moins un aveu tacite de la faiblesse de sa cause ; je suis moins préoccupé de ma réputation que de l'honneur de la république des lettres, que M. Partridge s'est efforcé de blesser en ma personne. Si les hommes qui ont de l'esprit public sont traités avec arrogance pour des tentatives de mérite, comment les connaissances vraiment utiles feront-elles jamais des progrès ? Je voudrais que M. Partridge sût ce qu'ont pensé les universités étrangères de ses procédés peu généreux envers moi ; mais j'ai trop de soin de sa réputation pour le répandre dans le monde. Cet esprit d'envie et d'orgueil, qui empoisonna tant de génies naissants dans notre nation, est encore inconnu des professeurs à l'étranger ; la nécessité de me justifier excusera ma vanité si je dis au lecteur que j'ai près de cent lettres honorables de diverses parties de l'Europe (quelques-unes de Moscovie même), à la louange de mon travail ; sans parler de plusieurs autres qui, je le tiens de bonne source, ont été ouvertes à la poste, et ne me sont jamais parvenues. Il est vrai que l'Inquisition de Portugal a cru devoir brûler mes prédictions, et en condamner l'auteur et les lecteurs ; mais j'espère en même temps qu'on prendra en considération l'état déplorable de la science dans ce royaume, et avec la plus profonde vénération pour les têtes couronnées, je prendrai la liberté d'ajouter que c'était un peu le devoir de Sa Majesté de Portugal d'interposer son autorité en faveur d'un savant et d'un gentleman, sujet d'une nation avec laquelle il est en alliance si étroite. Mais les autres royaumes et États de l'Europe m'ont traité avec plus de candeur et de générosité. S'il m'était permis d'imprimer les lettres en latin qui me sont venues de l'étranger, elles rempliraient un volume, et me défendraient pleinement contre tout ce que M. Partridge, ou ses complices de l'Inquisition de Portugal, seront jamais capables d'objecter ; lesquels, soit dit en passant, sont les seuls ennemis que mes prédictions m'aient jamais faits au-dedans ou au-dehors. Mais j'espère savoir mieux ce qui est dû à l'honneur d'une savante correspondance, sur un point si délicat. Toutefois, quelques-unes de ces illustres personnes m'excuseront peut-être de transcrire un passage ou deux à ma justification1. Le très savant M. Leibniz a mis sur l'adresse de sa troisième lettre : Illustrissimo Bickerstaffio astrologiæ instauratori2, etc. M. Le Clerc, citant mes prédictions dans un traité qu'il a publié l'an dernier, a bien voulu dire : Ita nuperrime Bickerstaffius, magnum illud Angliæ sidus3. Un autre grand professeur écrivit sur moi ces mots : nobilis Anglus, astrologorum hujusce sæculi facile princeps4. Signor Magliabecchi, le fameux bibliothécaire du grand-duc, emplit presque toute sa lettre de compliments et d'éloges. À la vérité, le célèbre professeur d'astronomie d'Utrecht semble différer avec moi sur un article ; mais c'est de la façon modeste qui sied à un philosophe, comme pace tanti viri dixerim5 ; et page 55, il a l'air d'imputer la faute à l'imprimeur (comme en effet cela doit être), et dit : vel forsan error typographi, cum alioquin Bickerstaffius, vir doctissimus6, etc.
Si M. Partridge eût suivi ces exemples dans notre controverse, il m'aurait épargné l'ennui de me justifier d'une manière si publique. Je crois que personne n'est plus disposé que moi à reconnaître ses erreurs, ou sache plus de gré à ceux qui veulent bien l'en informer. Mais on dirait que ce gentleman, au lieu d'encourager le progrès de son art, considère toute tentative de ce genre comme un empiètement sur son domaine. Il a été, il est vrai, assez sensé pour ne rien objecter contre l'exactitude de mes prédictions, à l'exception du seul point qui lui est relatif ; et pour montrer combien les hommes sont aveuglés par leur partialité envers eux-mêmes, j'assure solennellement à mes lecteurs qu'il est le seul à qui j'ai jamais entendu faire cette objection ; considération qui suffira, je pense, pour lui faire perdre tout son poids.
En dépit de tous mes efforts, je n'ai pas pu découvrir plus de deux objections contre l'exactitude de mes prophéties de l'année dernière : la première est celle d'un Français à qui il a plu de faire savoir au monde, « que le cardinal de Noailles était encore en vie, malgré la prétendue prophétie de M. Biquerstaffe » ; mais jusqu'à quel point un Français, un papiste, et un ennemi, est croyable dans sa propre cause, contre un protestant anglais, fidèle au gouvernement, j'en ferai juge le lecteur candide et impartial.
L'autre objection est la malheureuse occasion de ce discours, et a trait à l'article de mes prédictions qui annonça la mort de M. Partridge pour le 29 mars 1708. Il lui plaît de contredire formellement ceci dans l'almanach qu'il a publié pour la présente année, et avec ce peu de savoir-vivre (pardon de l'expression) que j'ai signalé ci-dessus. Dans cet ouvrage, il affirme carrément que non seulement il est en vie maintenant, mais qu'il était également en vie ce même 29 de mars où j'avais prédit qu'il mourrait. C'est là le sujet de notre présente controverse, que j'ai dessein de traiter avec toute la brièveté, la perspicacité et le calme possibles. Dans cette discussion, je sens bien que les yeux, non seulement de l'Angleterre, mais de toute l'Europe, seront sur nous ; et les savants de tous les pays prendront parti, je n'en doute pas, pour le côté où ils trouveront le plus d'apparence de raison et de vérité. Sans entrer dans des critiques de chronologie au sujet de l'heure de sa mort, je me bornerai à prouver que M. Partridge n'est pas en vie. Et mon premier argument est celui-ci : un millier de personnes ayant acheté ses almanachs pour cette année, simplement pour voir ce qu'il disait contre moi, à chaque ligne qu'elles lisaient ont levé les yeux au ciel, et se sont écriées, moitié fureur moitié rire, qu'elles étaient sûres qu'aucun homme sur la terre n'avait jamais écrit une aussi abominable drogue. Et jamais je n'ai entendu contester cette opinion ; en sorte que M. Partridge est dans ce dilemme, ou de désavouer son almanach, ou de reconnaître qu'il n'est pas sur la terre. Deuxièmement, la mort est définie, par tous les philosophes, une séparation de l'âme et du corps. Or il est certain que sa pauvre femme, qui doit le savoir mieux que personne, va depuis quelque temps de ruelle en ruelle dans son voisinage, jurant à ses commères que son mari est un corps sans âme. C'est pourquoi, si un ignorant cadavre continue d'errer parmi nous, et qu'il lui plaise de s'appeler Partridge, M. Bickerstaff ne s'en croit aucunement responsable. Et ledit cadavre n'avait nul droit de battre le pauvre petit garçon qui se trouvait passer près de lui dans la rue, en criant : « Récit complet et véridique récit de la mort du docteur Partridge, etc. »
Troisièmement. M. Partridge prétend dire la bonne aventure et faire retrouver les objets perdus ; ce que, au dire de toute la paroisse, il ne peut faire qu'en ayant commerce avec le diable et les autres malins esprits ; et aucun homme sensé n'admettra jamais qu'il puisse avoir personnellement commerce avec lui ou avec eux avant d'être mort.
Quatrièmement. Je lui prouverai clairement qu'il est mort, d'après son propre almanach de cette année, et d'après le passage même qu'il présente pour nous faire croire qu'il est en vie. Il y dit que non seulement il est en vie maintenant, mais qu'il était également en vie ce même 29 de mars où j'avais prédit qu'il mourrait : par là, il émet l'opinion qu'un homme peut être maintenant en vie, qui n'était pas en vie il y a un an. Et en effet, là gît le sophisme de son argument. Il n'ose avouer qu'il a toujours été en vie depuis ce 29 de mars, mais il dit qu'il est en vie maintenant, et qu'il l'était ce jour-là. J'accorde ce dernier point ; car il n'est mort que le soir, comme on le voit d'après la relation imprimée de sa mort dans une lettre à un lord ; et s'il a ressuscité depuis, je laisse le monde en juger. C'est une parfaite dispute de mots, et j'aurais honte de m'y arrêter plus longtemps.
Cinquièmement. Je demanderai à M. Partridge lui-même, s'il est probable que j'eusse pu être assez mal avisé pour commencer mes prédictions par la seule fausseté qu'on ait jamais prétendu y avoir trouvée ? et c'est là une affaire qui se passe ici, où j'avais tant de moyens d'être exact, et qui devait donner tant d'avantages contre moi à une personne de l'esprit et du savoir de M. Partridge, qui, s'il avait pu soulever une seule objection de plus contre la vérité de mes prophéties, ne m'aurait guère épargné.
Et ici je dois profiter de l'occasion pour blâmer le susdit rédacteur de la relation de la mort de M. Partridge dans une lettre à un lord, qui s'est plu à m'accuser d'une méprise de quatre heures pleines dans mon calcul de cet événement. Je dois confesser que cette censure, prononcée d'un air de certitude, dans une affaire qui me touchait de si près, et par un grave et judicieux auteur, ne m'émut pas médiocrement. Mais bien que je ne fusse pas en ville à cette époque, cependant plusieurs de mes amis, que leur curiosité avait conduits à être exactement informés (car pour ma part, n'ayant aucun doute à ce sujet, je n'y pensai pas une seule fois), m'assurèrent que j'étais resté en deçà d'une demi-heure ; ce qui (j'exprime ma propre opinion) est une erreur de trop peu d'importance pour qu'il y ait lieu à se tant récrier. Je me bornerai à dire qu'il n'y aurait pas de mal si cet auteur était dorénavant un peu plus soigneux de la réputation des autres, aussi bien que de la sienne. Il est toujours bon qu'il n'y ait pas eu d'autres méprises de ce genre ; s'il y en avait eu, je présume qu'il m'en aurait averti avec aussi peu de cérémonie.
Il est une objection contre la mort de M. Partridge qui m'a été faite quelquefois, quoique, il est vrai, sans beaucoup d'insistance : à savoir qu'il continue à écrire des almanachs. Mais il n'y a rien là qui ne soit commun à tous les gens de cette profession. Gadbury, Poor Robin, Dove, Wing, et plusieurs autres, publient chaque année leurs almanachs, quoique plusieurs d'entre eux soient morts avant la révolution. La raison naturelle de ceci est, je pense, que tandis que c'est le privilège des auteurs de vivre après leur mort, les faiseurs d'almanachs en sont seuls exclus, parce que leurs dissertations, ne traitant que des minutes qui passent, deviennent sans utilité quand celles-ci ont disparu. En considération de quoi, le Temps, dont ils sont les greffiers, leur accorde un bail à titre de réversion, pour continuer leurs ouvrages après leur mort.
Je n'aurais pas donné au public, ni à moi-même, l'ennui de cette justification, s'il n'avait pas été fait usage de mon nom par plusieurs personnes à qui je ne l'ai jamais prêté ; une desquelles, il y a peu de jours, s'est plu à mettre sur mon compte une nouvelle série de prédictions. Mais je crois que ce sont des choses trop sérieuses pour en badiner ; cela m'a peiné profondément de voir mes travaux, qui m'avaient coûté tant de réflexions et de veilles, criés dans les rues par les vulgaires colporteurs de Grub Street, eux que je destinais uniquement à la mûre considération des gens les plus graves. La prévention en fut telle d'abord dans le monde, que plusieurs de mes amis eurent le front de me demander si je plaisantais : à quoi je répondis froidement que l'événement le montrerait. Mais c'est le talent de notre époque et de notre nation de tourner en ridicule les choses de la plus grande importance. Quand la fin de l'année a vérifié toutes mes prédictions, paraît l'almanach de M. Partridge, contestant le point de sa mort ; de sorte que me voilà dans la position de ce général qui fut forcé de tuer deux fois ses ennemis qu'un nécromancien avait ressuscités. Si M. Partridge a fait la même expérience sur lui, et est de nouveau en vie, puisse-t-il y rester longtemps ! cela n'attaque pas le moins du monde ma véracité ; mais je crois avoir clairement prouvé, par une invincible démonstration, qu'il est mort à une demi-heure près, tout au plus, du temps que j'ai prédit, et non pas quatre heures plus tôt, comme le susdit auteur, dans sa lettre à un lord, l'a malicieusement suggéré dans le dessein de perdre mon crédit en m'accusant d'une méprise si grossière.