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Beth poussa son caddie vers la caisse du Wal-Mart{1} et commença à sortir les articles du chariot en plastique bleu. Un maillot de bain pour chaque enfant, des chaussettes, deux jeans soldés et un livre de poche pour Ben rejoignirent sur le tapis un lot de poupées Polly Pocket pour Katie, identiques à celles avec lesquelles elle et les nièces de Jack s’étaient amusées chez Quinn. Un petit extra, bien sûr, mais Beth venait d’encaisser son premier chèque de paie, et un jouet à trois dollars n’allait certainement pas la mettre sur la paille. Le sourire qu’il amena sur le visage de sa fille valait vraiment le coup.

Katie refusa de laisser la caissière mettre son paquet dans un sac, et serra la boîte contre sa poitrine tandis qu’ils sortaient sur l’asphalte fumant du parking. Au-dessus de leurs têtes, le soleil à son zénith fendait la brume.

Ils rangèrent les sacs derrière le siège conducteur, dans le vaste habitacle du pick-up de la propriété — Jack avait insisté pour que Beth l’utilise en apprenant que le climatiseur de son break ne fonctionnait plus. Elle avait protesté sur le moment, mais maintenant qu’ils montaient dans l’air étouffant de la cabine, elle n’était pas mécontente.

Elle avait passé la matinée à éviter Jack, ainsi que la discussion qu’il voudrait sans doute avoir au sujet de la nuit dernière. Elle aurait dû regretter ce qui s’était passé entre eux, mais elle n’y parvenait pas. Il lui avait montré que la passion était encore possible. En fait, elle s’était presque concrétisée. Mais ils n’avaient pas d’avenir ensemble. Jack était un homme bon, et lui faire du mal n’était pas juste. Ce qui s’était passé la nuit dernière ne pouvait pas se reproduire.

Beth et Ben baissèrent les vitres pour laisser s’échapper une partie de la chaleur et elle mit le contact. La camionnette récente démarra du premier coup : ils allaient prendre de mauvaises habitudes…

Elle renifla. Il n’y avait pas si longtemps, elle conduisait une Mercedes. Et regardez où cela l’avait menée.

Pour l’instant, elle pouvait utiliser le pick-up de Jack, mais que ferait-elle si son break la lâchait ? L’achat d’une nouvelle voiture lui viderait tout son fond d’urgence, et elle n’avait aucun moyen de le réapprovisionner. Elle avait un peu d’argent d’avant son mariage à la banque, mais impossible d’accéder à ses économies. Richard surveillait certainement ses comptes bancaires et la retrouverait en un clin d’œil.

— Tu as attaché ta ceinture de sécurité, Katie ? demanda-t-elle en regardant sa fille dans le rétroviseur.

— Oui, maman.

Dans sa chaise-auto au centre de la deuxième rangée de sièges, Katie tenait précieusement son paquet, comme s’il contenait des pierres précieuses au lieu de poupées de dix centimètres.

— J’ai faim, dit-elle.

Beth vérifia l’horloge sur le tableau de bord et jeta un coup d’œil dans le rétro.

— On sera à la maison dans quelques minutes. Tu veux un sandwich au fromage grillé pour le déjeuner ?

Katie sourit et hocha la tête.

Ben se pencha pour changer la station de radio tandis que Beth sortait du parking et s’engageait sur la grand-rue pour rejoindre l’autoroute. Une chanson de Metro Station hurla dans les enceintes, et Ben se mit à dodeliner de la tête comme un chien sur un tableau de bord. Beth réduisit le volume à un niveau un peu moins qu’assourdissant et Ben lui lança un sourire ; elle sourit en retour. La banalité de l’échange lui sembla à la fois étrangère et d’une normalité presque béate.

Quelques kilomètres plus tard, elle sortit sur la route étroite et montagneuse conduisant à Westbury. Les grilles d’aération commencèrent à souffler de l’air froid et elle poussa un soupir de soulagement en le sentant balayer son visage moite de sueur.

Beth ralentit comme un virage plus aigu approchait. Une paroi rocheuse escarpée saillait sur le côté gauche en débordant sur la droite. Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et sursauta en voyant une berline noire brillante foncer sur eux. Beth appuya sur l’accélérateur, mais la berline continua de gagner du terrain jusqu’à n’être plus qu’à quelques mètres derrière eux. Avec ce virage juste devant, elle ne pouvait pas aller plus vite.

Soudain, le pick-up de Jack accéléra brutalement. La berline venait de tamponner le pare-chocs arrière.

— Maman !

Beth n’avait pas le temps de répondre aux cris de son fils. Elle se cramponna au volant et s’attacha à maintenir le pick-up au milieu de l’étroite route. Dans un grincement de métal, la camionnette fit une nouvelle embardée vers l’avant comme la berline la tamponnait une seconde fois. Le volant trembla et le pick-up partit vers la rambarde de sécurité et le vide de cent cinquante mètres l’attendant de l’autre côté.

Beth tourna le volant de toutes ses forces, empiétant sur la voie qui venait en sens inverse. Les pneus crissèrent. Katie poussa un cri. Avec un bruyant raclement métallique, la camionnette fit une embardée contre la paroi rocheuse. Beth s’efforça de garder le véhicule en ligne droite tandis que la berline les dépassait dans un éclair noir. Avant qu’elle puisse reprendre son souffle, un klaxon retentit. Beth redressa immédiatement les roues pour revenir dans la bonne voie, évitant de justesse une collision frontale.

Le volant tremblait sous ses mains. Le moteur du pick-up toussotait.

Après le virage, la route s’élargissant, Beth put s’arrêter sur l’accotement. Elle avait la poitrine serrée et une nausée lui montait au fond de la gorge. Elle expulsa l’air qu’elle avait retenu dans ses poumons sans s’en rendre compte. Les mains tremblantes, la poitrine haletante, elle regarda ses deux enfants. Ben serrait les poings à s’en blanchir les jointures et son visage était blême. Sur la banquette arrière, Katie pleurait. Son cœur affolé avait mal pour sa fille. Beth respira un grand coup pour se calmer.

— Tout va bien, bébé.

Dès qu’elle serait certaine que ses jambes ne se déroberaient pas, elle ferait sortir les enfants de la voiture.

— Qu’est-ce qui est arrivé, maman ? demanda Katie d’une voix tremblante.

Beth se racla la gorge et tenta de contrôler sa voix. Elle dit d’une voix assez égale, mais plus aiguë que d’habitude :

— Juste un accident. Personne n’est blessé. On est tous indemnes et c’est tout ce qui compte.

Sauf que la camionnette de Jack était en piteux état. Elle regarda à travers le pare-brise. Le capot était déformé d’un côté et de la vapeur sifflait en dessous. Les dégâts sur le côté du pick-up étaient sans doute pires que ce qu’elle pouvait voir depuis son siège. Quant à l’arrière, elle préférait ne pas y penser. Elle coupa le moteur.

— Un accident ? répéta Ben en fronçant les sourcils, mais sans rien dire d’autre devant sa sœur.

Avant qu’elle puisse répondre, une Toyota blanche s’arrêta derrière eux. Une femme âgée en sortit et s’approcha de la vitre de Beth.

— Tout le monde va bien, ma chérie ?

Comme Beth hochait la tête, la femme poursuivit :

— J’ai tout vu. Sûrement un ivrogne. J’ai appelé la police sur mon portable. (Elle tendit à Beth une main veineuse.) Je m’appelle Ellen Wheelan. Commencez par sortir de ce camion.

Il fallut quinze minutes à la voiture de police pour être sur les lieux. Beth laissa ses enfants dans la voiture d’Ellen, où la vieille femme avait insisté pour qu’ils se réfugient au frais. Malgré la chaleur humide, Beth tremblait devant le pick-up.

Le lieutenant Winters vint à sa rencontre, se présenta et lui demanda ses papiers.

Elle essuya ses mains sur son jean avant de les lui remettre, espérant qu’il attribuerait sa nervosité à l’accident. Le pistolet attaché à sa cheville semblait avoir doublé de poids et de taille depuis l’arrivée du policier. Heureusement, celui-ci semblait distrait et se contenta de jeter un rapide coup d’œil à son permis avant d’en relever le numéro.

— Désolé d’avoir mis si longtemps, madame. (Il vérifia la plaque d’immatriculation du pick-up et haussa un sourcil.) Quels sont vos liens avec M. O’Malley ?

— Je travaille comme intendante sur son domaine.

Il prit son témoignage, ainsi que celui de Mme Wheelan, remplit plusieurs formulaires et prit des photos de la scène et du pick-up. Il laissa échapper un léger sifflement de ses lèvres pincées en scrutant les dégâts sur la camionnette.

— Earl peut en avoir pour plusieurs heures à monter jusqu’ici avec la dépanneuse, madame, et je préfère pas vous laisser ici avec vos enfants. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous déposer chez M. O’Malley.

* * *

Jack gara son 4x4 Explorer dans l’herbe sur Branigan Road, derrière une file de véhicules officiels et une camionnette de médias locaux. Une rubalise jaune délimitait un vaste périmètre autour d’une Corolla quatre portes bleue stationnée sur l’accotement de gravier. Un van de la police scientifique était garé à une vingtaine de mètres derrière la Toyota et une nuée de techniciens entourait le véhicule.

Un large groupe de personnes s’étaient rassemblées à la lisière de la forêt : des bénévoles pour une battue. L’ancien inspecteur sentit son estomac se serrer. Il aperçut le chef de la police Mike O’Connell à la tête de la foule, parlant et gesticulant. Jack parcourut les visages des bénévoles et en reconnut quelques-uns.

Il s’approcha, sa canne s’enfonçant dans la terre, et s’arrêta à quelques mètres derrière le chef de la police.

Mike sépara les bénévoles en quatre groupes, leur affecta des zones sur une carte et distribua des talkies-walkies. Il leur récita le refrain comme quoi s’ils trouvaient quelque chose, ils ne devaient pas y toucher. Sur le côté, Todd Foster tenait en laisse une paire de limiers. Le mari de Mary Ann, Robert Spencer, tenait quelque chose de rose pâle et pelucheux entre ses poings serrés. Un pull ?

Jack ravala une boule d’angoisse. Il regretta de n’avoir pu s’excuser auprès de Beth ce matin. Mais il pouvait difficilement lui reprocher de l’éviter.

Robert tendit le vêtement à Todd d’une main tremblante. Sur un signe d’un technicien de la scientifique, le policier conduisit les chiens jusqu’à la Toyota et leur fit sentir le chandail. Les premiers aboiements et l’agitation retombèrent sitôt qu’ils s’éloignèrent de la Toyota. Les chiens échouant à relever une odeur, Todd les fit marcher autour d’un plus grand périmètre. Sur le bas-côté herbeux, Robert vibrait de colère et de désespoir, les poings serrés gros comme des boules de bowling, ses yeux rouges pessimistes et affolés. Jack nota son teint blafard et son allure débraillée. Il savait d’instinct que Robert n’avait rien à voir avec la disparition de sa femme, mais Mike serait forcé de l’interroger. Le compagnon de la victime figurait toujours en tête de liste des suspects lors d’une disparition — ou d’un meurtre.

À moins que la police n’ait déjà un autre suspect en tête.

Mike dispersa les groupes dans les bois, puis s’approcha de Jack.

— Merci d’être passé, Jack. Tes compétences me seront vraiment utiles ici.

Jack regarda la petite armée de policiers en uniforme autour de lui ; il y avait à la fois la police de la ville et celle du comté.

— Quand tu veux. Qu’est-ce que tu as jusqu’ici ?

— Robert m’a appelé à 23 h 30 la nuit dernière. Mary Ann aurait dû être rentrée vers 22 h 30. Elle avait travaillé quatre heures de plus au snack parce que son patron, Carl Johnson, avait renvoyé l’autre serveuse. Mary Ann a fini à 22 h 05. La voyant toujours pas arriver à 23 heures, Robert est parti à sa recherche. Il a suivi l’itinéraire qu’elle emprunte pour rentrer depuis son travail et découvert sa voiture ici. (Mike hocha la tête en direction de la Toyota.) Le pneu avant droit est à plat. Aucun signe de Mary Ann.

Le chef se tut avant d’ajouter :

— Excepté quelques gouttes de sang, son sac et son téléphone portable sur le sol à côté de la voiture.

Jack jeta un regard du côté de la forêt, où Todd faisait marcher ses chiens le long de la limite des arbres. Ses chiens qui se promenaient, tranquilles et indifférents… L’estomac de Jack se recroquevilla sur lui-même et il sentit une bile acide monter dans sa gorge. Il baissa la voix.

— Mary Ann n’est pas repartie à pied.

Mike observait lui aussi les chiens.

— Je sais.

— La battue est probablement inutile.

— Je le sais aussi, répondit-il le chef de la police en se passant la main dans les cheveux. Mais ils ont besoin de faire quelque chose.

À en juger par l’abondance d’effectifs déjà sur place, pour une femme disparue depuis à peine quatorze heures, il semblait clair que Mike avait abouti à la même conclusion que Jack. Une seule théorie justifiait un tel déploiement aussi rapidement. Les policiers envisageaient l’hypothèse selon laquelle Mary Ann aurait été enlevée par le Tueur des berges. Cela dit, personne n’était prêt à lâcher le mot « enlèvement » jusqu’à ce qu’il y ait davantage de preuves. Surtout pas avec l’équipe de journalistes rôdant sur les lieux. Les médias adoraient les tueurs en série.

Mike inspira un grand coup et souffla rapidement.

— Tu penses que je suis fou de déballer tout l’arsenal aussi tôt ?

— Non, répondit Jack en secouant la tête. Les indices sont suffisamment similaires pour le justifier. Le profil de la victime concorde.

— Quand je travaillais en ville, on ne remplissait même pas un formulaire pour une disparition de moins de deux jours.

— Ce n’est pas la ville ici. À moins qu’il lui soit poussé des ailes, soit quelqu’un l’a prise en stop, soit elle a été enlevée. Vu le sang, je pencherais plutôt pour l’enlèvement.

— Bon Dieu, j’espérais que tu me contredirais, dit Mike en s’enfonçant la main dans les cheveux dans un mouvement de contrariété.

— Désolé. Que te dicte ton instinct ?

Mike soupira.

— Il tire la tronche. Quelles sont les chances que le Tueur des berges soit passé par hasard sur ce tronçon de la route complètement désert, à cette heure tardive, au même moment que Mary Ann ?

— Il opère plus au nord.

— Ouais, mais j’ai discuté avec le profileur du FBI. Le tueur a toujours opéré dans les zones urbaines défavorisées ou le long des autoroutes, des lieux où il a des chances de rencontrer des femmes seules. Il ne rôde pas à la recherche d’une proie, il tend des embuscades. Il n’a jamais enlevé une piétonne sur une petite route comme celle-ci. La configuration colle, à l’exception du lieu. Selon le profileur, ce n’est pas son terrain de chasse typique.

Jack ne répondit pas immédiatement ; il se contenta de soupirer.

— Ce qui signifie qu’il s’agit soit d’un imitateur, d’un crime sans rapport, ou…

— … que le tueur vit parmi nous, dit Mike en terminant sa phrase. Il a croisé Mary Ann et n’a pas pu laisser passer l’occasion.

— Les fédéraux sont en route ?

— Ouais. Tu crois que tu pourrais être là pour m’assister quand ils arriveront ? Ma plus grosse affaire en dix ans a dû être une querelle de ménage ou une overdose. (Mike déglutit et considéra la Toyota qu’on treuillait sur une dépanneuse.) J’ai pas intérêt à foirer.

Aucun d’eux ne voulait le dire, mais s’ils avaient raison, les chances de revoir Mary Ann vivante étaient minces, quoi qu’ils fassent. Si elle avait bien été enlevée par le Tueur des berges, ce type ne gardait pas ses victimes plus d’un jour ou deux. Et il la détenait déjà depuis (Jack regarda sa montre) près de quinze heures.

Le second de Mike, Pete Winters, gara sa voiture de patrouille.

— Jack, je peux te parler une minute ?

Le lieutenant sortit de voiture et remonta sa ceinture. Pete n’était pas exactement gros, juste petit et trapu et pourvu d’un visage de bouledogue s’accordant à son physique.

— Je viens de déposer ton intendante et ses gosses chez toi. Quelqu’un les a fait quitter la route et a abîmé ta camionnette.

Jack rassembla tout à coup son attention.

— Ils vont bien ?

Pete hocha la tête.

— Juste un peu secoués. Elle est pas passée loin d’un choc frontal, cela dit. Elle a eu un sacré bol. (Les yeux de l’officier balayèrent les silhouettes des bénévoles à la lisière de forêt.) J’enverrai Earl là-bas plus tard récupérer ta camionnette.

— T’inquiète pas pour ça. La camionnette est le cadet de mes soucis pour le moment. (Jack serra la main trapue.) Merci, Pete. C’est gentil de les avoir raccompagnés. (Jack se retourna vers le chef de la police.) Mike, il faut que je retourne auprès d’eux.

Mike le salua d’un geste.

— Vas-y. Assure-toi qu’ils vont bien. On se reparle plus tard.

Jack regagnait déjà son 4x4.

— Appelle-moi quand tu sauras précisément à quelle heure tu vois les fédéraux.

— OK.

L’estomac de Jack se tordit en deux tandis qu’il enfonçait l’accélérateur. Ses poumons semblaient ne s’emplir qu’aux trois quarts. Pete avait dit qu’ils allaient bien, mais tant qu’il ne le verrait pas de ses propres yeux…

Il tourna sur le chemin privé, un peu trop vite. L’arrière du 4x4 faillit partir en tête-à-queue. Redressant le véhicule, Jack leva le pied de l’accélérateur et prit une profonde inspiration, le souffle saccadé.

Du calme. Tu vas encore leur foutre la frousse.

Deux minutes plus tard, il se garait en haut de l’allée et fonçait jusqu’à la maison. Il tourna le bouton de la porte mais celle-ci était verrouillée. Bon réflexe, mais inhabituel. Beth avait-elle déjà eu vent de la disparition de Mary Ann ?

Jack contourna la maison pour entrer par la cuisine. Ben était assis à table et Katie par terre à côté de Henry, un bras passé autour du chien. La fillette avait les yeux gonflés, mais elle ne semblait plus triste. Devant la cuisinière, Beth faisait sauter un sandwich dans une poêle. La cuisine sentait le fromage grillé.

— Que s’est-il passé ? Est-ce que tout le monde va bien ?

Katie se leva d’un bond et s’accrocha à la jambe de Jack. Elle murmura contre sa cuisse :

— Maman a cassé ta camionnette.

Jack se pencha et la prit dans ses bras. Elle enroula ses membres autour de lui, et pendant quelques secondes, il resta sans bouger, les yeux fermés, à humer le parfum fleuri du Baby Shampoo Johnson dans ses cheveux.

Il recula alors sa tête et chercha sur le visage de Katie tout signe indiquant qu’elle avait été victime d’un accident. Rien. Une vague de soulagement l’inonda et l’étourdit.

— C’est pas grave. Je me fiche de la camionnette. Tant que personne n’est blessé.

Il la reposa au sol et s’appuya au mur ; Katie leva les yeux vers lui.

— On est montés dans une voiture de police.

— Ah ? C’était amusant ?

— Pas trop. Ça sentait mauvais dedans. Maman nous a fait nous laver les mains plusieurs fois quand on est rentrés à la maison.

Jack plissa les lèvres. L’espace d’un instant, la fillette lui fit presque oublier les horreurs de la journée. Ils auraient pu se faire tuer. Tous les trois. La profondeur de ses sentiments pour cette petite famille le frappa comme un direct en pleine poitrine. Il colla son poing contre la brûlure qui s’élevait de son abdomen.

Beth déposa deux sandwichs dans des assiettes. Elle n’avait pas dit un mot et évitait son regard. Lui en voulait-elle pour hier soir ?

Jack capta le regard de Ben et hocha la tête vers la porte.

— Pourquoi vous n’iriez pas manger vos sandwichs dans le salon en regardant les dessins animés ?

Katie partit avec son assiette avant que sa mère puisse opposer son veto et invoquer la règle « Pas de télévision l’après-midi ». La fillette se retourna pour appeler Henry, mais le chien trottait déjà derrière elle — et son sandwich.

Ben, lui, ne bougeait pas de la table. À l’instar de sa mère, il serrait les mâchoires d’un air taciturne.

Beth lui déposa son assiette sur la table avant de se retourner vers la cuisinière pour essuyer le plan de travail. Dès que la porte se referma derrière sa fille, Beth s’adressa à Jack sans le regarder.

— Je suis désolée pour la camionnette. Vous n’aurez qu’à déduire le coût des réparations de ma paye.

Elle prit une tasse de café sur le plan de travail et enveloppa ses deux mains autour comme si elle essayait de les réchauffer.

— Je me fous de la camionnette, Beth. Vous auriez pu être blessés.

Et par « blessés », il voulait dire « tués ». Jack interrogea Ben du regard, pour lui demander son avis. Le garçon s’empressa de saisir la perche.

— Le gars l’a fait exprès. Il nous a tamponnés plusieurs fois, et il s’est même pas arrêté pour voir si on allait bien ni rien.

— On n’a aucun moyen d’être sûrs, Ben, dit sa mère en tirant une chaise.

Elle s’assit pour décompresser et se passa la main sur le visage. Sa voix semblait lasse, et elle n’avait pas l’air convaincue par son propre argument.

— Avez-vous pu voir précisément la voiture ? demanda Jack en tirant une chaise à son tour pour s’asseoir en face d’elle : qu’elle essaie donc d’éviter son regard quand cinquante centimètres les séparaient.

Elle secoua la tête.

— Pas assez pour que ce soit utile. C’était une berline noire. Je n’ai fait attention ni à la marque ni au modèle, et je n’ai pas pu noter un seul chiffre de la plaque d’immatriculation. Les fenêtres étaient teintées.

— Ben, tu peux aller vérifier ce que fait Katie ? demanda Jack.

Ben lui lança un regard blessé, mais se leva.

— Tout d’abord, êtes-vous bien sûre qu’aucun de vous n’a besoin d’aller aux urgences ?

Jack savait que Beth n’hésiterait pas à emmener les enfants voir un médecin, mais qu’elle minimiserait ses propres blessures.

— On va bien. On n’a pas même une égratignure, dit-elle en le fixant droit dans les yeux.

Aucune contusion visible. Elle avait le regard limpide, entaché seulement d’un immense abattement qui semblait l’avoir vieillie de dix ans depuis le petit-déjeuner.

— Bon. Alors deuxième point : Mary Ann Spencer a disparu la nuit dernière en rentrant de son travail au snack-bar.

Beth écarquilla les yeux et aspira brusquement. Jack avait terriblement envie de se pencher pour lui attraper les mains, mais après ce qui s’était passé la nuit dernière, il se ravisa. Il y avait, toutefois, un moyen de réparer son erreur.

— Je suis désolé pour hier soir, Beth. Je n’aurais pas dû vous embrasser. Ça ne se reproduira plus.

Elle ne répondit pas, mais un éclair de tristesse brilla dans ses yeux. Jack se demandait si c’était à cause du baiser ou à la perspective qu’il ne l’embrasse plus. De toute évidence, elle ne s’ouvrirait pas à lui.

— Demain, je vous trouverai un téléphone portable. Jusqu’à ce qu’on sache ce qui s’est passé ici et que le pick-up soit réparé, j’aimerais que vous me laissiez vous emmener si vous avez besoin de sortir en ville. Je n’ai pas envie que vous tombiez en panne avec votre break.

— Elle a disparu comme ça ? demanda-t-elle. Sans laisser de trace ?

Elle n’avait pas discuté sa requête, mais elle n’y avait pas consenti non plus. Devait-il insister ?

— Rien. (Jack revit soudain le sang de Mary Ann sur la route, et sa paranoïa grandit. Quelqu’un avait essayé de tuer Beth aujourd’hui.) Je me suis rendu sur les lieux. Ils ont organisé une battue, fait venir les chiens et tout, mais ça ne sent pas bon.

— Qui a pu faire une chose pareille ?

Jack laissa sa question sans réponse.

— Vous n’êtes pas obligé de rester ici avec nous, Jack, si vous préférez aider aux recherches. On va bien.

— Je ne suis plus très utile pour ce qui est de participer à une battue, dit Jack en regardant sa jambe. Mais j’ai promis au chef de la police que je me tiendrais disponible pour rencontrer le FBI plus tard.

— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle en fixant son café.

Pourquoi tenait-elle tant à se débarrasser de lui ? Qu’avait-elle en tête ?

Jack hocha la tête.

— Je pense pas qu’ils la retrouveront aujourd’hui. (Hors de question qu’il la laisse seule alors que ceux qui la pourchassaient avaient peut-être retrouvé sa trace.) Beth, promettez-moi…

— J’entends Katie, dit-elle en se levant d’un bond pour se précipiter vers la porte.

Jack la laissa partir, mais il n’était pas dupe. Elle n’avait pas promis de rester avec lui.

* * *

Un coup à la vitre signala l’arrivée de Sean. Jack ouvrit la porte-fenêtre et son cousin entra dans la cuisine, une mallette à la main.

Mme Harris leva les yeux du lave-vaisselle qu’elle était en train de charger.

— Tu as faim, Sean ? Il y a un reste de rosbif du dîner.

Le cousin secoua la tête.

— Non, merci, m’dame. J’ai déjà mangé.

Jack prit Sean par l’épaule et l’entraîna vers la porte battante.

— On sera dans le bureau à discuter du nouveau système de sécurité, annonça-t-il à la gouvernante.

— Ne fumez pas dedans, les garçons ! dit-elle en leur adressant son regard avec lequel on ne rigolait pas. Il y a des enfants dans la maison.

Jack retint un sourire.

— Bien, m’dame.

— Et ménagez votre foie. Allez-y doucement sur le scotch.

Même si Jack ne fumait pas dans le bureau, la pièce empestait encore l’odeur des prestigieux cigares. Quatre décennies de petits plaisirs ne disparaîtraient pas du jour au lendemain. Il aurait pu faire nettoyer l’endroit à fond, sans doute, mais Jack trouvait l’odeur familière réconfortante.

— Désolé, j’aurais dû arriver plus tôt, mais je me suis arrêté au poste de police pour voir Mike.

Sur ces mots, Sean s’arrêta devant la crédence pour verser deux doigts de whisky dans un verre. Il leva la bouteille vers Jack.

— Juste une larme, répondit Jack. J’étais là quand ils ont levé les soupçons sur son mari, Robert. Ils ont quelque chose d’autre ?

Le frère de Robert Spencer avait passé toute la nuit avec lui. Jack avait également assisté à la réunion avec le FBI, mais n’avait rien appris de plus sur le Tueur des berges que ce que Wes lui avait déjà dit. Mike avait ouvert une enquête complète pour le cas où Mary Ann n’aurait pas été enlevée par le tueur en série, mais personne n’avait beaucoup d’espoir qu’elle soit encore en vie.

— Il a convoqué Carl Johnson et Will Martin pour les interroger, expliqua Sean en tendant un verre en cristal à Jack avec une généreuse larme de single malt.

Jack laissa échapper sa surprise.

— Vraiment ? Sur quel motif ?

— Si Carl ne lui avait pas demandé de travailler tard, Mary Ann serait rentrée à la maison à 18 heures, répondit Sean en portant le verre à ses lèvres.

Jack fit de même et but une petite gorgée. Le liquide glissa dans sa gorge dans une course chaude et bienvenue :

— OK, mais il était toujours au snack quand elle a quitté son poste, non ?

Sean secoua la tête.

— Le responsable du soir est arrivé à 22 heures. Carl est parti juste après Mary Ann. Il est rentré chez lui seul. Pas d’alibi.

— S’il est innocent, j’aimerais pas être à sa place, dit Jack.

— C’est une enflure de toute façon, répondit Sean en haussant les épaules. Mike sait que le lien est mince, mais il se doit d’explorer toutes les pistes. Il fera feu de tout bois pour retrouver Mary Ann.

— Et Will ? demanda Jack en sirotant son verre ; il descendait le scotch un peu trop facilement ces derniers temps.

— Il semblerait que quelqu’un ait mis Robert au courant à propos de cet incident au snack la semaine dernière. Tu te souviens ? Mary Ann avait menacé de dire à Robert que Martin l’emmerdait.

Jack hocha la tête.

— Je me souviens. N’empêche que ça paraît mince.

— Pas pour Robert.

— C’est vrai. Comment Will a réagi ?

— Je sais pas. Mike et le gars du FBI l’ont emmené à l’intérieur. Je suis pas resté voir comment ça a fini. Je me suis dit qu’ils ressortiraient pas tout de suite.

— Tu penses quoi de Will et de Carl comme suspects ? demanda Jack.

Sean haussa les épaules.

— Will a des antécédents, mais il est ni assez futé ni assez subtil pour être le Tueur des berges. Je connais pas très bien Carl. Je dirais qu’il colle mieux au profil. Il est calme, vit seul, et se nourrit de la misère des autres. Mais enlever sa propre employée ferait de lui le tueur en série le plus con de l’histoire.

Jack malheureusement rejoignait son avis :

— L’un ou l’autre pourrait imiter le tueur cependant.

— C’est vrai. Ou ça pourrait être un autre homme blanc âgé d’entre vingt et quarante ans, vivant seul, ou correspondant d’une manière ou d’une autre au profil du tueur, répondit Sean en éclusant son verre.

— Je déteste vraiment l’idée que ce soit peut-être quelqu’un du coin qui ait enlevé Mary Ann.

— Je sais, mais le profileur du FBI mise là-dessus. Branigan Road est bien trop reculée pour un criminel aléatoire.

— Qui d’autre Mike a dans le viseur ? demanda Jack.

— En plus de tous les hommes blancs célibataires du canton, tu veux dire ? (Sean renifla.) Eh bien, du fait de leur facilité d’accès à l’Acé — qu’ils ont identifié comme le sédatif utilisé par le tueur grâce aux autopsies des précédentes victimes —, il a ajouté le Dr White, le véto des grosses bêtes, et le Dr Ritter, celui qui s’occupe des petits animaux, ainsi qu’une poignée d’éleveurs de chevaux et de dresseurs, y compris ton voisin, Jeff Stevens.

— Je sais pas pour Ritter, mais White semble un peu vieux.

— Fort comme un bœuf, cependant, fit remarquer Sean.

Jack visualisa son voisin. Jeff ne pouvait pas mesurer plus d’un mètre soixante-dix et était plutôt maigriot.

— Tu crois que Jeff serait assez fort ?

— Il passe ses journées à dresser des bêtes de cinq cents kilos.

— C’est juste, admit Jack.

Son cousin ouvrit la mallette et en sortit deux dossiers. Il balança le premier sur le bureau de Jack.

— Ce sont les mises à jour que je recommande pour le système de sécurité : détecteurs de mouvement, caméras, interphone, tout ce dont on a parlé plus quelques trucs. On tirera une ligne téléphonique et on installera une caméra ou deux à l’écurie aussi. Mes gars seront là demain à la première heure pour commencer les travaux.

Jack posa son verre sur la table. Il devinait déjà le contenu du deuxième dossier.

— Et ça, c’est tout ce que t’as toujours voulu savoir sur ta nouvelle employée, à qui soit dit en passant, le destin en a fait méchamment baver.

Jack regarda le dossier. La véritable identité de Beth se trouvait juste sous ses yeux. Alors pourquoi hésitait-il à ouvrir le dossier ? Parce que même si elle lui avait menti sur ses motivations et son identité, il n’en avait pas moins l’impression de s’immiscer dans sa vie privée. C’était stupide. Il avait parfaitement le droit de savoir qui il avait embauché. Et puis, plus important encore, comment pourrait-il l’aider s’il ignorait tout de sa situation ?

— Quand t’auras lu ça, tu comprendras mieux pourquoi j’ai ajouté quelques fonctionnalités supplémentaires au système d’alarme. Elle est dans la merde jusqu’à son joli petit cou.

 

 

 

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{1} Grande enseigne de supermarché. (N.d.T.)