Jack posa deux tasses de café sur la table de la terrasse et s’assit lentement dans le fauteuil en face de Beth. Malgré la chaleur du début de journée, elle était emmitouflée dans un pull à lui ; le gros sweat-shirt la faisait paraître aussi vulnérable qu’une enfant. Suivant son regard pointé vers l’horizon, Jack contempla le panorama. Les lueurs de l’aurore rosissaient le ciel au-dessus des montagnes… « Soleil rouge du matin, chagrin du marin », disait un dicton. Espérons qu’il ne s’applique qu’aux intempéries, songea-t-il.
Beth et lui méritaient bien une foutue pause.
Tendant le bras au-dessus de la table en fer forgé, il replia ses doigts sur la main de Beth. Les manches du sweat-shirt cachaient les épais bandages recouvrant les dizaines de points de suture. Trois jours plus tôt, il avait failli la perdre. La résurgence du souvenir lui noua la gorge. Une gorgée de café l’aida à faire passer l’émotion.
Elle se tourna vers lui, dévoilant du même coup le côté gauche amoché de son visage et ses ecchymoses lui rappelèrent une fois de plus qu’elle était passée près de la mort.
— Tu te sens bien ?
— Ouais, répondit-elle, sa lèvre enflée déformant quelque peu son sourire. Juste un peu nerveuse. Je n’aime pas rester assise à me tourner les pouces.
— Là tu m’apprends quelque chose, ironisa-t-il avec un air faussement surpris.
— Et travailler auprès des chevaux me manque.
Les traits de Jack se figèrent.
— Ne t’en fais pas, dit-il. D’ici peu, tu pourras retourner pelleter le crottin.
— J’y compte bien, fit-elle avec un plus grand sourire.
Portant la main de Beth à ses lèvres, il lui déposa un baiser sur les phalanges.
— Je n’ai pas eu le temps de finir ce que je voulais dire l’autre soir… Je t’aime.
— Je sais. (Elle sourit.) Moi aussi je t’aime.
Un air radieux éclaira le visage de Jack tandis qu’il précisait :
— Je n’avais encore jamais dit cela à une femme, alors maintenant, je crois qu’il va falloir que tu m’épouses.
Son sourire s’effaça :
— Tu ne penses pas qu’on devrait attendre que j’aie remis ma vie en ordre ? Ça risque de prendre un certain temps.
Elle retira sa main de sous la sienne pour saisir son café, puis porta la tasse à ses lèvres en détournant le regard.
Était-ce un oui ou un non ? Ou un « peut-être » ?
Eh bien, merde. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle puisse ne pas accepter. Il avait cru sa réponse acquise. Après tout, c’était lui qui avait des problèmes pour s’engager, non ?
— Ce sera bientôt derrière nous. Tout ira bien. Fais confiance à Carlyle… Sous ses airs de vieux gentleman courtois, il est aussi hargneux que les autres. (Jack se tourna face à elle et serra sa main dans les siennes. Il sentait la chaleur du soleil sur son dos, mais les doigts de Beth étaient glacés ; elle avait le visage pâle et les traits tirés.) On s’aime. C’est tout ce qui compte. Je traverserai tout ça à tes côtés.
— Même si je vais en prison ?
Sa voix trembla sur le dernier mot tandis qu’elle gardait le visage tourné vers les montagnes.
Il secoua la tête, caressant le dos de sa main avec son pouce.
— Tu n’iras pas en prison.
Beth continuait de regarder ailleurs.
— Ça, on n’en sait rien, Jack. Le père de Richard a beaucoup d’influence. Tu n’as aucune idée de ce dont ces gens sont capables.
Peu importe. Il ne la laisserait pas aller en prison.
— Mais si…
— Stafford va persuader le procureur de m’inculper de tentative de meurtre, le coupa-t-elle. Je me suis faite à cette idée : c’est simplement ma parole contre celle de Richard, et je te parie tout ce que tu veux que dès qu’il pourra parler, la première chose qui sortira de sa bouche sera un mensonge bien ficelé. Richard pourrait inventer n’importe quelle histoire.
Jack sentit ses flocons d’avoine faire comme une boule dans son ventre. Il n’avait pas envisagé qu’elle puisse lui être arrachée par un système juridique partial envers un politicien puissant.
— Dans ce cas, on demandera à Carlyle de nous trouver le meilleur avocat de la défense.
Beth hocha la tête et se décida à tourner ses grands yeux verts dans sa direction. Son regard était calme et réfléchi.
— C’est le sort des enfants qui m’inquiète. Ils n’ont aucune famille à part moi. Si j’allais en prison, c’est Richard et ses parents qui obtiendraient leur garde.
— Alors on parlera aussi de ça à Carlyle.
Cela le rendait malade qu’elle puisse déjà penser à la prison, quelques jours seulement après avoir manqué de perdre la vie. Mais son analyse très plausible de la situation lui fit brutalement prendre conscience des raisons qu’elle avait eues de se cacher : Beth n’avait pas eu d’autre choix. Seule, elle aurait été à la merci de Baker. Sans son argent, l’avocat pompeux de son oncle, et le flic intègre qu’était Mike O’Connell, sans doute l’aurait-on déjà arrêtée. Mike n’accepterait jamais aucune enveloppe ni aucune pression politique, mais un ancien sénateur pouvait aisément passer au-dessus de son autorité — plus vite qu’un 747 au-dessus de sa tête.
Même à présent que le député ne constituait plus une menace physique, Beth continuait de courir un risque. Merde. Finirait-elle par être à l’abri pour de bon ? Tout cela se terminerait-il un jour ?
À côté de lui, Beth leva le visage vers le soleil et ferma les yeux, comme si elle savourait un plaisir qui risquait bientôt de lui manquer.
Perdu dans ses pensées, il sursauta en entendant la porte-fenêtre derrière lui s’ouvrir et le chef de la police sortir sur la terrasse. Jack s’était attendu à une visite de sa part, mais à en juger par la mine inquiète du policier, ça n’avait rien d’une simple visite de routine. Il avait dû arriver quelque chose. Le chef restait debout ; un second indice qu’une nouvelle merde s’était ajoutée aux autres.
Mike s’approcha du bord de la terrasse et regarda du côté du lac. Au-delà des arbres, sa surface formait comme une plaque de verre dans la tranquillité du matin.
— Vous avez vu les infos depuis hier soir ?
— Non, désolé, on n’a pas allumé la télé.
Il leur semblait qu’à chaque heure, les médias avaient une mise à jour à faire sur l’état de santé du député Baker, ou une nouvelle spéculation à livrer sur les raisons de sa séparation d’avec son ex-femme. Pire, un commentateur avait été jusqu’à souligner la dangerosité de laisser une malade mentale violente en liberté.
— Les médias n’y vont pas avec le dos de la cuillère… expliqua simplement Jack.
Le public était à cent pour cent derrière Baker.
Mike tira une chaise en soupirant et le métal racla contre le sol.
— Je ne sais pas comment vous annoncer ça, alors je vais aller droit au but : le député Baker est mort.
Un silence pesant descendit sur eux, seulement interrompu par le gazouillis d’un couple de moineaux.
Jack déplaça son regard de Mike vers Beth. Une larme coula de son œil et roula sur sa joue enflée. Pleurait-elle parce qu’il était mort ? Ou à cause de ce que sa mort signifiait pour elle ?
La chaise grinça comme Mike se penchait en arrière et faisait rouler sa tête sur ses larges épaules d’hercule.
— On doit l’autopsier cet après-midi, reprit-il. Il était dans un état critique, mais suffisamment stable pour que sa mort surprenne les toubibs. Une infirmière avait vérifié ses signes vitaux vingt minutes avant qu’il cesse de respirer. Rien n’indiquait qu’il allait clamser.
Mike sortit son petit carnet noir.
— Je dois vous demander où vous étiez tous les deux la nuit dernière.
Le nœud dans la gorge de Jack se resserra et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
— On est restés toute la nuit ici.
Jack avait interrogé un bon nombre de personnes dans sa carrière, mais il ne s’était jamais trouvé de l’autre côté de la barrière : sa vie avait réellement viré à cent quatre-vingts degrés.
— Il y a des témoins ? demanda Mike.
— Seulement les enfants et Mme Harris. (Jack regarda fixement le chef de la police.) Mike, tu n’imagines quand même pas que Beth ait pu faire la route jusqu’à Philadelphie hier soir dans son état ?
— C’est une possibilité. Je dois couvrir toutes les éventualités, Jack, répondit le chef de la police en se frottant le visage. Mais j’admets effectivement que compte tenu de son état physique, les soupçons se porteraient davantage sur toi. Beth ne passe pas inaperçue avec ses ecchymoses : difficile de se faufiler dans sa chambre dans ces conditions. (Il marqua un silence.) Le député est mort aux environs de 19 h 30. Mme Harris était-elle ici à ce moment ?
— Oui, répondit Jack. On venait tout juste de terminer de dîner.
— Je prendrai son témoignage avant de partir. (Mike referma son carnet et le rangea dans sa poche de poitrine.) À votre place, Beth, je me trouverais le meilleur avocat pénaliste possible. Stafford Baker se déchaîne contre vous dans les médias.
Les dernières couleurs restantes quittèrent le visage pâle de Beth.
Le policier s’arrêta sur le seuil pour ajouter :
— Si l’autopsie est normale et que sa mort est officiellement attribuée à la blessure par balle, vous encourrez une inculpation pour meurtre.
— Si l’autopsie est normale, Beth risque d’être accusée de meurtre… et si l’autopsie révèle une irrégularité, alors c’est moi qui suis suspecté d’assassinat.
— Ouais, fit Mike en hochant la tête. D’une manière comme d’une autre, vous êtes foutus.
* * *
Un bandeau bleu défilait au bas de l’écran de télé dans la chambre cossue du Bellevue Hotel de Philadelphie. Les mots « Député Richard Baker, mort à 43 ans » attirèrent l’attention de James. Il posa son café et augmenta le volume pour écouter le flash d’information.
Une jolie journaliste se tenait devant l’entrée des urgences d’un hôpital ; derrière elle, une ambulance s’arrêta devant les portes, ses gyrophares rouges clignotant.
« Je me trouve actuellement devant l’hôpital universitaire de Hartman, où le député Richard Baker a été déclaré mort hier dans la soirée, des suites d’un coup de feu tiré dans la poitrine. Le membre du Congrès avait été blessé il y a trois jours par sa propre épouse, Elizabeth Baker, qu’il recherchait depuis sa disparition mystérieuse à l’automne dernier. Selon des sources proches de la famille Baker, Elizabeth avait été internée quelque temps dans le service psychiatrique de ce même hôpital après sa tentative de suicide… »
Bla, bla, bla.
James cessa d’écouter : tout ce qui sortait de la bouche d’un proche des Baker n’était qu’un ramassis de conneries.
La chaîne diffusait maintenant une interview de Stafford Baker enregistrée dans la salle de rédaction. L’ancien sénateur était installé dans un fauteuil pivotant, un micro pincé au col de sa veste. Pour un homme dont le fils venait juste de mourir, Baker semblait tiré à quatre épingles dans son costume bleu marine et son éblouissante chemise blanche, complétés de la cravate rouge des hommes de pouvoir. Mais derrière sa mise impeccable, sa tension se devinait à la pâleur de son teint, à la façon dont il serrait fréquemment le poing, et à la chair gonflée autour de ses yeux.
Le journaliste se tourna vers son invité.
— Monsieur Baker, vous prétendez que votre fils a été agressé par son ex-femme. Or elle soutient précisément l’inverse…
Stafford Baker secoua la tête d’un air attristé.
— Richard venait récemment de localiser son épouse. Tout ce qu’il voulait, c’était la ramener chez eux afin de la faire aider. Voilà presque un an qu’il vivait dans la crainte qu’il arrive quelque chose aux enfants. Je suis tout à fait persuadé qu’aucun juge ne donnera suite aux accusations ridicules d’Elizabeth. Mon fils n’a rien fait d’autre que d’essayer d’être le meilleur des pères et des maris possibles compte tenu des circonstances. Malheureusement, ma bru traîne un long passif de désordres psychiatriques. Il s’agit là d’antécédents familiaux. Son père s’est suicidé. Sans une prise en charge thérapeutique adaptée, cette femme représente un danger. Elle souffre de dépression, de paranoïa et de délires, et ce diagnostic a d’ailleurs été l’une des raisons qui ont poussé mon fils à faire campagne pour rendre obligatoire la prise en charge des traitements psychiatriques par les compagnies d’assurance-maladie. Il s’était rendu compte, au vu du coût de l’hospitalisation de son épouse, que beaucoup d’Américains dépourvus d’assurance ou insuffisamment assurés étaient dans l’incapacité d’obtenir l’aide de professionnels.
Le journaliste se pencha en avant.
— Comment expliquez-vous dans ce cas les blessures subies par Mme Baker ?
— J’imagine qu’Elizabeth s’est mutilée elle-même… Ce ne serait pas la première fois. (Les yeux de Baker se mirent à larmoyer.) Mon fils était un grand homme, destiné à réaliser de grandes choses. C’est lui la victime dans cette histoire, continua-t-il avec des trémolos dans la voix. Je ne porte aucune rancune à ma bru. Elle est malade. Mais dans l’intérêt du public, elle doit être enfermée, là où elle ne pourra plus blesser personne. Il est temps que ce pays cesse de laisser des déséquilibrés mentaux — potentiellement dangereux — vagabonder dans les rues.
— Monsieur Baker, avant que votre fils soit tué, vous disiez envisager de vous représenter pour un nouveau mandat de sénateur. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Baker redressa les épaules.
— Il est trop tôt pour que je prenne des décisions. Ma famille a besoin de temps pour faire son deuil.
Incroyable. Cette sale ordure continuait de mener sa campagne. Il venait simplement de détourner le projecteur de son fils pour le ramener sur lui-même. Le vieux renard avait couvert ses arrières sous tous les angles. Beth ne pouvait pas gagner : si elle se rangeait à l’avis des médecins, elle reconnaissait qu’elle était cinglée, et si elle les contestait, elle passait pour encore plus folle. Bon Dieu, lui-même aurait cru Baker s’il n’avait pas connu Beth : les théories de complot étaient généralement indigestes.
Seulement James connaissait Beth, et maintenant il connaissait également les Baker. Le père était pourri jusqu’à la moelle de ses misérables os, tout comme le fils l’avait été. Beth avait besoin que quelqu’un emploie la manière forte en sa faveur — quelqu’un qui n’avait pas peur de se salir les mains. Le jeune O’Malley était bien trop honnête : les types comme Stafford Baker ne jouaient pas selon les règles.
James retourna entre ses doigts une clé USB à peine plus grande qu’une tablette de chewing-gum, fruit de ses heures de surveillance intensive chez Richard. Même si les photos et les vidéos que James avait enregistrées à l’aide du minuscule appareil photo caché dans la bouche d’aération ne révélaient aucune activité illicite, il était à peu près sûr que Stafford ne voudrait pas les voir atterrir sur YouTube.
À moins qu’on n’envisage de rebaptiser la montagne du Capitole{1} « Brokeback Mountain ».
Restait maintenant à trouver un moyen de faire passer un message à l’ancien sénateur. Si James pouvait l’obliger à foutre la paix à Beth, elle serait tirée d’affaire. James lança un regard mauvais à l’homme aux manières distinguées qui se gorgeait de l’attention à l’écran. Sûr que quelques clichés couleur montrant Richard en train de chevaucher son assistant comme un poney de selle décideraient Stafford Baker à refermer une fois pour toutes le dossier Beth.
Elle n’aurait plus rien à craindre.
James reposa la clé. Voilà quelques jours qu’il n’avait plus refait son rêve. Peut-être Beth était-elle déjà hors de danger… Seul l’avenir le dirait. Évidemment, son don ne réagissait qu’aux scènes violentes : ainsi, il y avait peu de chances qu’il soit averti si la police l’arrêtait par exemple.
Il glissa un disque vierge dans son ordinateur portable et cliqua sur « Faire une sauvegarde ». Le temps qu’il prenne sa douche, le DVD serait prêt. Il pourrait alors contacter Stafford en utilisant l’un de ses comptes e-mail anonymes. Quoique non… un e-mail risquait d’être intercepté par son entourage. Il lorgna le téléphone portable jetable qu’il s’était procuré au centre commercial : intraçable. C’était sans doute la meilleure solution.
Il ôta sa chemise sur le chemin de la salle de bains puis retira son short avant de vider le contenu des poches sur la table de toilette. Le pendentif en argent de Beth renvoya un reflet sous la lumière et il tendit machinalement la main pour l’attraper. Pour la sécurité de Beth, il avait proscrit tout contact depuis qu’elle et les enfants étaient partis de chez lui. Son don était la seule manière qu’il avait de savoir si elle allait bien.
La vision le frappa avant même qu’il ne touche la médaille en argent. Les ténèbres et la peur submergèrent aussitôt ses sens, obscurcissant sa vision tandis qu’une pièce s’ouvrait devant lui, faiblement éclairée par une ampoule nue au plafond ; du contreplaqué recouvrait les petites fentes rectangulaires en haut des murs de parpaing.
Il ne pouvait pas bouger ; allongé sur une surface plate et surélevée, il s’arc-boutait en vain. Une douleur fulgurante remonta le long de ses bras jusque dans sa tête et son visage. Il n’était pas paralysé, mais ses membres étaient attachés. Tandis que la lumière se reflétait sur l’acier, il vit briller la lame d’un couteau qui arrivait sur le côté pour descendre lentement vers lui et entailler la peau de son torse. Un filet de sang coula.
Aveuglé, James trébucha sur le rebord de la douche. Ses pieds glissèrent et il tomba en avant, sa tête heurtant le sol en marbre.
Sa dernière pensée avant de sombrer dans le noir fut qu’il avait échoué.
Il allait mourir avant d’avoir pu sauver Beth. Toute cette douleur et cette violence seraient dirigées contre elle. Bientôt.
{1} Quartier de Washington où est situé le Capitole, siège du Congrès américain. (N.d.T.)