APPARITION TARDIVE DU MOYEN ÂGE


Certes depuis Denys le Petit1 les hommes et les femmes vivant en Chrétienté savaient, au moins au sein de l’élite cléricale et laïque, que l’humanité était entrée dans une nouvelle ère avec l’apparition du Christ et surtout avec la conversion de l’empereur Constantin au christianisme au début du IVe siècle. Pourtant il n’existait aucune périodisation officielle du passé, et la seule coupure chronologique demeurait la nativité du Christ. La volonté de périodisation n’apparut qu’aux XIVe et XVe siècles, à la fin de la période qui, justement, fut définie la première : le Moyen Âge.

Notons que si, au Moyen Âge, circulaient déjà les concepts d’ancien et de moderne, correspondant plus ou moins à ceux de païen et de chrétien, curieusement la période qui l’avait précédé, l’Antiquité, n’avait, elle, pas encore été définie. Le mot « Antiquité », venu du latin antiquitas, signifiait alors « vieillissement » – confirmant l’existence avant l’ère chrétienne de la conception augustinienne que l’humanité était parvenue à sa vieillesse.

 

À partir du XIVe siècle mais surtout au XVe siècle, quelques poètes et écrivains surtout italiens eurent le sentiment qu’ils évoluaient dans une atmosphère nouvelle, qu’ils étaient eux-mêmes à la fois le produit et les initiateurs de cette culture inédite. Ils voulurent donc définir, de façon péjorative, la période dont ils pensaient sortir avec bonheur. Celle-ci, si elle se terminait avec eux, commençait plus ou moins avec la fin de l’Empire romain, époque incarnant à leurs yeux l’art et la culture, qui avait vu s’imposer de grands auteurs que d’ailleurs ils connaissaient très mal : Homère, Platon (seul Aristote avait été utilisé au Moyen Âge), Cicéron, Virgile, Ovide, etc. Cette période qu’ils cherchaient à définir avait ainsi comme seule particularité d’être intermédiaire entre une Antiquité imaginaire et une modernité imaginée : ils la désignèrent comme « âge moyen » (media ætas).

Le premier à employer l’expression fut au XIVe siècle le grand poète italien Pétrarque (1304-1374). Il fut suivi au XVe siècle, à Florence en particulier, par des poètes mais surtout des philosophes, des moralistes. Tous avaient le sentiment d’incarner une morale et des valeurs nouvelles où, plus que la prééminence de Dieu et des apôtres, des saints, etc., s’imposait l’Homme dans ses vertus, dans ses pouvoirs, dans sa condition : d’où le nom d’« humanistes » qu’ils se donnèrent. C’est ainsi dans l’œuvre du bibliothécaire pontifical Giovanni Andrea (1417-1475), considéré comme un humaniste de qualité, que l’on rencontre, en 1469, la première utilisation du terme « Moyen Âge » avec une valeur de périodisation chronologique : il distingue « les anciens du Moyen Âge [media tempestas] des modernes de notre temps ».

Cependant, l’expression « Moyen Âge » ne semble pas avoir été d’usage courant avant la fin du XVIIe siècle. En France, en Italie et en Angleterre, au XVIe et surtout au XVIIe siècle, on parlait plutôt de « féodalité ». Mais, en Angleterre, l’expression « temps sombres », dark ages, fut de plus en plus employée par les érudits pour désigner cette période. Et, en 1688, l’historien luthérien allemand Christoph (Keller) Cellarius, dans le second tome de son Histoire universelle, définit le premier le Moyen Âge comme la période allant de l’empereur Constantin à la prise de Constantinople par les Turcs en 14532. L’expression, ou des expressions équivalentes ou voisines, finit par triompher chez les philosophes du XVIIIe siècle, de Leibniz à Rousseau.

Il fallut néanmoins attendre le XIXe siècle et le romantisme pour que le Moyen Âge perde sa connotation négative et se pare d’un certain éclat : ainsi dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, ou avec la fondation en France, en 1821, de l’École nationale des chartes, ou encore avec le lancement en Allemagne, en 1819-1824, des Monumenta Germaniae Historica qui publient des sources concernant l’Allemagne ancienne et surtout médiévale. En 1840, Victor Cousin peut écrire : « Après avoir, dans le premier moment d’émancipation, accusé, blasphémé, dédaigné le Moyen Âge, on se met à l’étudier avec ardeur, avec passion même3. » L’histoire médiévale, devenue à la fois scientifique et sociale, s’efforce même d’être globale. Avec l’Américain Charles Haskins (1870-1937) et son ouvrage sur la « Renaissance du XIIe siècle4 » et surtout avec le Français Marc Bloch (1886-1944) et l’école des Annales, le Moyen Âge devient époque créatrice, avec ses éclats (c’est en particulier le « temps des cathédrales ») et ses ombres. Reste que si le terme a perdu son sens péjoratif chez les historiens, l’expression « On n’est plus au Moyen Âge » demeure, preuve de la perpétuation d’une image noire de cette époque.

Une histoire de cette conception négative du Moyen Âge entre le XVe et la fin du XVIIIe siècle a été dressée par Eugenio Garin5. Cette étude éclaire les notions de rénovation et de renaissance d’une part, de ténèbres d’autre part, associées au Moyen Âge par les penseurs européens pour en faire une période obscure, caractérisée par l’ignorance. C’est au début du XIXe siècle seulement qu’une polémique opposa les partisans d’une nouvelle image, positive, du Moyen Âge, en particulier Costantino Battini (1757-1832) dans son Apologia dei Secoli Barbari (1824), aux tenants d’une vision ténébreuse de cette époque, résumée à la fin du XVIIIe siècle par Saverio Bettinelli (1718-1808).

La périodisation de l’histoire n’est jamais un acte neutre ou innocent : l’évolution de l’image du Moyen Âge à l’époque moderne et contemporaine le prouve. S’exprime à travers elle une appréciation des séquences ainsi définies, un jugement de valeur, même s’il est collectif. Par ailleurs, l’image d’une période historique peut changer avec le temps.

La périodisation, œuvre de l’homme, est donc à la fois artificielle et provisoire. Elle évolue avec l’histoire elle-même. À cet égard, elle a une double utilité : elle permet de mieux maîtriser le temps passé, mais elle souligne aussi la fragilité de cet instrument du savoir humain qu’est l’histoire.

 

Le terme « Moyen Âge », qui exprime l’idée que l’humanité sort d’une période brillante en attendant sans doute d’entrer dans une période tout aussi flamboyante, se diffuse, on l’a dit, au XVe siècle principalement à Florence : c’est pourquoi on fait de cette ville le centre de l’humanisme. Le terme même d’« humanisme » n’a pas cours avant le XIXe siècle : vers 1840, il désigne la doctrine qui place l’homme au centre de la pensée et de la société. On le trouve d’abord, semble-t-il, en Allemagne, puis chez Pierre Joseph Proudhon en 1846, et c’est en 1877 qu’apparaît le terme « humanistes de la Renaissance ». On voit que le terme « Renaissance » a mis du temps à s’imposer face à celui de « Moyen Âge ». L’opposition entre l’un et l’autre date quant à elle des leçons de Jules Michelet au Collège de France en 1840 : nous y reviendrons.

Si l’on se tourne maintenant vers l’amont, la chronologie n’est ni plus claire ni plus précoce. Au Moyen Âge, la notion d’« Antiquité » est réservée par les savants à la Grèce et à Rome. L’idée d’une Antiquité d’où sortirait d’une certaine façon le Moyen Âge – puisque cette période dite antique semble avoir été le modèle et la nostalgie de la plupart des clercs médiévaux – n’apparaît pas avant le XVIe siècle, et encore de manière floue. Montaigne, dans le récit de son voyage en Italie (1580-1581), utilise le terme « Antiquité » dans le sens qu’on lui connaît, comme période antérieure au Moyen Âge. Mais Du Bellay, dans ses Antiquités de Rome (1558), ne l’emploie qu’au pluriel.

 

Deux remarques s’imposent ici. C’est, d’abord, l’importance de l’Italie dans cette longue histoire de la périodisation du temps. Ainsi, depuis l’époque païenne jusqu’au christianisme, c’est Rome qui a mesuré le temps occidental à partir de sa fondation mythique par Romulus et Remus en 753 avant Jésus-Christ (référence qui, je le rappelle, n’existait pas à cette époque puisque l’entrée conquérante de la naissance du Christ dans la périodisation chrétienne ne date que de Denys le Petit au VIe siècle). D’autres caractéristiques ont garanti à l’Italie une place particulière dans l’histoire médiévale : sa conquête par les Lombards puis par Charlemagne ; la présence à Rome du pape, chef de l’Église chrétienne mais aussi des États pontificaux ; le régime de la « commune » dans une Europe dominée par la monarchie ; l’importance du commerce (notamment avec l’Orient) et de l’art. On retrouvera cette spécificité italienne dans l’émergence du terme « Renaissance ».

La seconde remarque a trait au passage entre ce qu’on appelle l’« Antiquité » et le « Moyen Âge ». Longtemps on a fait correspondre la fin de l’Antiquité soit avec la conversion de l’empereur Constantin au christianisme (édit de Milan, 313), soit avec le renvoi à l’empereur de Byzance des insignes impériaux occidentaux (476). Mais de nombreux historiens ont souligné que la transformation d’une époque à l’autre a été longue, progressive, pleine de chevauchements. L’idée a donc été avancée qu’on ne pouvait pas fixer une date de rupture nette entre les deux. L’approche qui prévaut aujourd’hui est celle d’une mutation qui aurait duré du IIIe au VIIe siècle et, sur le modèle des historiens allemands qui les premiers l’ont définie sous le terme de Spätantike, cette période a reçu le nom d’« Antiquité tardive »6.

 

Un autre type de rupture périodique se trouve chez les marxistes, lié à la transformation des forces de production. L’exemple le plus souvent évoqué mérite qu’on le cite à titre méthodologique. Il trouve sa source dans un article écrit par l’historien du Moyen Âge Ernst Werner, vivant en RDA au temps de la division de l’Allemagne et qui, s’il n’était pas membre du Parti, avait adopté la vision marxiste de l’histoire7. Pour lui, le passage de l’Antiquité au Moyen Âge correspond à celui de l’esclavage à la féodalité. Je m’attarderai d’autant moins sur cette question que je ne trouve pas pertinent le terme de « féodalité ». Il a fini parfois par remplacer celui de « Moyen Âge », le fief étant devenu, chez les juristes du XVIIIe siècle, le type de possession d’une terre dans le système médiéval. Il n’exprime pourtant ni la richesse, ni les transformations, ni le caractère social et culturel de cette période. « Moyen Âge » s’est au cours de l’histoire débarrassé, me semble-t-il, de son sens péjoratif : il est commode de continuer à l’utiliser, conservons-le.

On verra enfin, au terme de mon essai de démonstration de l’existence d’un long Moyen Âge et de l’irrecevabilité de la Renaissance comme période spécifique, les nouveaux horizons qu’offrent à l’étude de l’histoire les perspectives ouvertes par exemple par Georges Duby, dans L’Histoire continue8, et surtout par Fernand Braudel, concernant la longue durée.

Il faut maintenant évoquer un moment essentiel dans la périodisation de l’histoire : la transformation du genre historique comme récit et morale en branche du savoir, discipline professionnelle et surtout matière d’enseignement.


1.

Cf. supra, p. 24.

2.

L’expression Media Ætas se rencontre pourtant dès 1518 chez le savant suisse Joachim von Watt (Vadian) et en 1604 chez le juriste allemand Goldast sous la forme Medium Ætum. Voir G. L. Burr, « How the Middle Âges got their name ? », The American Historical Review, vol. XX, no 4, juillet 1915, p. 813-814. Je remercie Jean-Claude Schmitt de m’avoir fait connaître cet article.

3.

Victor Cousin, Œuvres, t. I : Cours de l’histoire de la philosophie, Bruxelles, Hauman & Cie, 1840, p. 17.

4.

Ch. H. Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1927.

5.

E. Garin, « Medio Evo e tempi bui : concetto e polemiche nella storia del pensiero dal XV al XVIII secolo », in V. Branca (dir.), Concetto, storia, miti e immagini del Medio Evo, Florence, Sansoni, 1973, p. 199-224.

6.

Voir l’étude éclairante de Bertrand Lançon, L’Antiquité tardive, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1997.

7.

E. Werner, « De l’esclavage à la féodalité : la périodisation de l’histoire mondiale », Annales ESC, 17-5, 1962, p. 930-939.

8.

G. Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991.