HISTOIRE, ENSEIGNEMENT, PÉRIODES


Avec la périodisation, l’historien met à la fois en forme une conception du temps et livre une image continue et globale du passé qu’on a fini par appeler « histoire ».

En pays chrétien, plus particulièrement en Europe, deux conceptions du temps semblent a priori exclure toute périodisation, et pourtant s’y soumettent. La première est celle d’une chaîne du temps : Jean-Claude Schmitt l’a mise en évidence dans l’iconographie du célèbre psautier de la reine de France Blanche de Castille au début du XIIIe siècle1. Cependant, une chaîne peut comporter une fragmentation en séries plus ou moins longues de maillons, et ne s’oppose donc pas à un travail de périodisation. La seconde approche, également envisagée par Jean-Claude Schmitt, est celle proposée par l’histoire sainte. Or celle-ci peut très bien, comme cela a été fait dans la partie ancienne de l’Ancien Testament, se fragmenter en périodes de temps successives, surtout lorsque au Pentateuque succèdent les livres prophétiques ou proprement historiques tels que le livre des Rois ou le livre des Chroniques.

En fait, à l’exception du temps cyclique, qui n’a donné lieu à aucune théorie « objective » de l’histoire, toutes les conceptions du temps sont susceptibles d’être rationalisées et expliquées, devenant ainsi « histoire » et permettant, aussi bien dans la mémoire des sociétés humaines que dans le travail de l’historien, l’élaboration d’une ou plusieurs périodisations.

On considère en général que l’histoire occidentale a deux origines : d’une part la pensée grecque, en particulier à partir d’Hérodote (Ve siècle avant J.-C.)2, d’autre part la Bible et les pensées hébraïque et chrétienne3. Ce qui est aujourd’hui l’« histoire » s’est, ensuite, lentement constitué, d’abord en savoir particulier, puis en matière d’enseignement. Or ces deux évolutions sont nécessaires pour que naisse le besoin de fractionner l’histoire en périodes.

La constitution de l’histoire en savoir particulier a fait l’objet de nombreux travaux. Je retiendrai au premier rang ceux de Bernard Guenée4. Les ouvrages qui préfigurent l’histoire comme savoir ont été de natures diverses et leurs auteurs, de types différents. À côté du moine plongé dans l’histoire de l’Église ou de son couvent, on trouve le chroniqueur de cour, comme Jean Froissart (1337 ?-1410 ?), ou l’encyclopédiste, comme Vincent de Beauvais. Une partie de la production historique s’effectuait sur rouleaux, cet instrument évoquant la continuité du temps.

Dans cet univers, le chroniqueur était celui qui se rapprochait le plus de l’historien dans sa conception moderne. Cependant, quand les universités furent fondées, pour les premières importantes à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, et pour l’ensemble de l’Europe jusqu’à la fin du XVe siècle, cette histoire chronique n’était pas de nature à être enseignée. Les choses ne se modifièrent que lentement entre le XVIe et la fin du XVIIIe siècle.

Les progrès, au XVIIe siècle, de l’érudition (qu’il s’agisse de la recherche, de la constitution ou du traitement des sources historiques) tiennent dans cette évolution une place centrale. Plusieurs grands érudits se signalèrent alors, parmi lesquels deux Français : le seigneur Du Cange (1610-1688), byzantiniste et lexicographe qui écrivit notamment un important dictionnaire de latin médiéval, Glossarium mediae et infimae latinitatis (1678), et Dom Jean Mabillon (1632-1707), bénédictin qui travailla surtout à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, aux portes de Paris, et écrivit entre autres un De re diplomatica (1681), traité de la science des diplômes, des chartes, lié à leur compréhension et à leur étude, la paléographie. Un travail d’érudition allant dans le même sens que celui de Dom Mabillon fut réalisé par un Italien, Lodovico Antonio Muratori, qui publia en latin les vingt-huit volumes des Rerum Italicarum Scriptores (1723-1751).

La diffusion aux XVIIe et XVIIIe siècles de ce savoir concernant surtout le Moyen Âge entraîna ce qu’Arnaldo Momigliano a appelé une « révolution » de la méthode5 : l’amour de la vérité qu’éprouve l’historien passe désormais par l’administration de la preuve. Les différentes périodisations s’appuient dès lors sur des systèmes d’établissement de la vérité historique.

Cependant, pour que l’histoire se transforme en savoir susceptible d’être découpé en périodes, il faut aussi qu’elle accède à l’enseignement. Enseignée, l’histoire n’est plus simplement un genre littéraire, elle élargit son assise. Et les universités qui naissent en Europe à partir de la fin du XIIe siècle, certes, ne proposent pas immédiatement l’histoire comme matière d’enseignement, mais jouent un rôle majeur dans cette évolution.

Pour ce qui est de la France, il n’y a pas eu avant le XVIIe siècle, me semble-t-il, de tentatives pour enseigner l’histoire. Malgré ses efforts François de Dainville ne parvient pas à en prouver l’existence dans les collèges jésuites6.

Annie Bruter montre bien comment au cours du XVIIe siècle la transformation des systèmes d’éducation d’une part, des pratiques historiennes de l’autre fait entrer l’enseignement de l’histoire dans les écoles, les collèges et les universités7. On peut ainsi signaler l’intégration de l’histoire dans la formation des héritiers royaux. Bossuet, par exemple, envoie au pape une lettre décrivant l’éducation qu’il donne et fait donner au Grand Dauphin, fils de Louis XIV. Certains éditeurs et auteurs parviennent à se procurer plus ou moins clandestinement des informations sur cet enseignement delphinal, publiant à leur tour des ouvrages qui en sont le plagiat ou le développement.

De même, l’enseignement de l’histoire s’étend aux jeunes enfants. Les pédagogues insèrent dans leurs leçons des jeux, des fables, des récits qui permettent d’apprendre les bases de l’histoire en s’amusant. Par exemple, L’Abrégé méthodique de l’histoire de France de Claude-Oronce Finé de Brianville (1608-1674) raconte, à travers des anecdotes, les règnes successifs des rois de France. Le Jeu de cartes de Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676) est organisé autour de personnages royaux.

La religion, également, accorde une place nouvelle à la référence historique, par exemple avec le Catéchisme historique publié en 1683 par le futur cardinal de Fleury.

Il ne faut toutefois pas se faire d’illusions. L’histoire n’est pas encore à proprement parler une matière d’enseignement8. Elle ne le deviendra qu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Le cas français peut être retenu comme exemplaire.

L’enseignement de l’histoire a été favorisé en France par l’édition régulière de sources par des spécialistes, ancêtres des historiens ou les plus anciens d’entre eux. Les premiers sont les bollandistes, du nom de leur fondateur, le jésuite belge Jean Bolland (1596-1665). Ils assurèrent la publication à partir de 1643 des Acta sanctorum : à travers ces textes consacrés aux saints étaient mises au point et appliquées des règles relevant de la critique « scientifique ». Cette édition, fondamentale, fut complétée par diverses publications savantes dont, à partir de 1882, la revue Analecta Bollandiana : même dans ce milieu érudit, la diffusion de l’histoire a été lente jusqu’au XIXe siècle.

Ce qui est enseigné sous le nom d’« histoire » dans quelques centres scolaires du dernier tiers du XVIIIe siècle relève plus de l’exemple moral, par exemple dans les écoles militaires préparatoires créées en 1776 et dans la Maison royale de Saint-Louis qui reçoit des filles de militaires de l’école de Saint-Cyr. On a pu résumer l’objectif central de cet enseignement par la formule Historia magistra vitae (« Histoire maîtresse de vie ») : aux approches de la Révolution française, il paraît surtout destiné à former de bons citoyens – dessein que certains historiens et enseignants ne renieraient pas aujourd’hui.

Avec la création sous Bonaparte, en 1802, des lycées, l’enseignement de l’histoire est rendu obligatoire dans le secondaire, même si sa place demeure limitée. La Restauration correspond en France aux vrais débuts de l’enseignement de l’histoire dans le secondaire : le philosophe et anthropologue Marcel Gauchet l’a bien montré. On fonde un prix d’Histoire au Concours général en 1819. La discipline intègre l’épreuve orale du baccalauréat en 1820, l’agrégation d’histoire et de géographie est créée en 1830. Une date importante est également la fondation, déjà mentionnée, de l’École nationale des chartes en 1821.

La périodisation adoptée alors dans les manuels d’enseignement reprend en général celle retenue, avant la Révolution, dans les collèges qui accordaient une place à l’histoire : histoire sainte et mythologie, histoire de l’Antiquité, histoire nationale. Elle reflète deux préoccupations des gouvernants de l’époque : le souci de maintenir la religion, soit sous sa forme chrétienne soit sous sa forme païenne, dans l’histoire ; la prise de conscience, sanctionnée par la Révolution, de l’importance des États appelés nations.

Le XIXe siècle est aussi marqué en France par l’accession de véritables historiens aux plus hautes fonctions politiques. Ainsi Guizot est sous Louis-Philippe, entre 1830 et 1848, ministre de l’Intérieur puis de l’Instruction publique et enfin des Affaires étrangères. Victor Duruy est ministre de l’Instruction publique sous Napoléon III de 1863 à 1869. À la fin du siècle Ernest Lavisse, Gabriel Monod, Charles Seignobos, entre autres, sont plus que des historiens, et l’Histoire de France de Lavisse, dont la première édition se transforme en manuel scolaire, devient en quelque sorte un manuel national d’histoire9.

 

Pour ce qui est de l’introduction de l’histoire dans l’enseignement universitaire, on peut la suivre en Europe à travers la création de chaires réservées à cette discipline10.

L’Allemagne est le pays où la reconnaissance de l’histoire comme savoir indépendant et la diffusion de son enseignement sont les plus précoces et imprègnent le plus profondément la pensée universitaire comme l’esprit national – quoique le pays demeure politiquement divisé. La Réforme au XVIe siècle donne un coup de fouet à cette promotion. L’enseignement de l’histoire universelle est présent à Wittenberg dès le début du XVIe siècle ; il occupe une place importante à l’université protestante de Marbourg fondée en 1527 et à l’université protestante de Tübingen en 1535-1536. L’histoire est aussi enseignée en couple : dans le cadre d’une chaire d’histoire et rhétorique créée à l’université de Königsberg en 1544, d’une chaire d’histoire et poétique instituée la même année à Greifswald, d’une chaire d’histoire et éthique à Iéna en 1548, de chaires d’histoire et poétique à Heidelberg en 1558 et à Rostock en 1564. Une chaire autonome d’histoire est enfin créée à Fribourg en 1568 et à Vienne en 1738. On peut considérer que l’histoire s’est diffusée de manière indépendante dans l’aire germanique entre 1550 et 1650. Le modèle de l’enseignement universitaire de l’histoire est celui de l’université de Göttingen à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

En Allemagne, les deux grands historiens qui, comme Guizot et Michelet en France, ont lancé la vogue de l’histoire sont Carsten Niebuhr (1733-1815), qui laisse une histoire romaine malheureusement inachevée, et surtout Theodor Mommsen (1817-1903), qui écrit une célèbre histoire romaine et prend la direction des Monumenta Germaniae Historica.

L’Angleterre, également, est précoce. L’histoire ancienne possède une chaire à Oxford dès 1622 et l’histoire générale à Cambridge dès 1627. Une chaire d’histoire moderne est fondée la même année, 1724, à Oxford et à Cambridge.

En Suisse, une chaire d’histoire est instituée à l’université de Bâle en 1659.

En Italie, l’université de Pise crée en 1673 une chaire d’histoire ecclésiastique et, en 1771, une chaire d’histoire et d’éloquence. L’histoire est longue en effet à se détacher de l’enseignement dans lequel elle était engluée, le plus souvent la rhétorique ou la morale. On note que, dans la première moitié du XVIIe siècle, il n’existe toujours pas de chaire d’histoire à Turin, Padoue, Bologne. La première chaire d’histoire moderne est instituée à Turin en 1847.

La France se trouve quant à elle très en retard. On ne crée au Collège de France une chaire d’histoire et morale qu’en 1775 et une chaire autonome d’histoire qu’au début du XIXe siècle. À la Sorbonne, la première chaire d’histoire ancienne apparaît en 1808 et la première d’histoire moderne en 1812.

En Espagne, il faut attendre 1776 pour que soit fondée une chaire d’histoire, à l’université d’Oviedo. En Irlande, une chaire d’histoire moderne apparaît en 1762 à Trinity College à Dublin.

La naissance de l’histoire comme matière d’enseignement relève encore, alors, de la domination intellectuelle de l’Europe.

Les autres continents et civilisations assurent la connaissance de leur histoire et de celle du monde par d’autres voies, essentiellement religieuses – comme cela avait été longtemps le cas en Europe. Quant aux États-Unis, il leur faut d’abord vivre leur propre histoire pour prendre une place qui deviendra très importante, à leur mesure, dans l’histoire comme savoir au niveau occidental et plus généralement mondial.

 

Nous sommes parvenus à ce moment du XIXe siècle où l’histoire a acquis, en tout cas dans le monde occidental11, sa spécificité, où elle est devenue matière d’enseignement. Pour pouvoir mieux la comprendre, mieux en saisir les tournants, et donc l’enseigner, les historiens et les professeurs ont désormais besoin de systématiser sa division en périodes. Dès le Moyen Âge et jusqu’alors, la division la plus employée était l’opposition entre Anciens et Modernes, définissant deux grandes phases de l’histoire. Mais une période dite « Antiquité » s’est peu à peu imposée en Occident ; la modernité est devenue un objet d’interminables discussions.

Par ailleurs, c’est au cours de ce même XIXe siècle que renaît l’opposition entre une Renaissance des lumières et un Moyen Âge obscur. Le moment est donc venu d’aborder plus précisément l’objet essentiel de cet essai : les rapports entre Moyen Âge et Renaissance.


1.

J.-Cl. Schmitt, « L’imaginaire du temps dans l’histoire chrétienne », in PRIS-MA, t. XXV/1 et 2, no 49-50, 2009, p. 135-159.

2.

Voir en particulier F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980. Le passage fréquent du mythe et de l’épopée à l’histoire se réalisant dans ce cas dans l’évolution, d’Homère à Hérodote, de la pensée grecque sur le temps. Voir également F. Hartog (dir.), L’Histoire d’Homère à Augustin, Paris, Seuil, 1999.

3.

Je me fonde ici sur la thèse de Pierre Gibert, à partir du livre de Josué, La Bible à la naissance de l’histoire, Paris, Fayard, 1979.

4.

B. Guenée, Étude sur l’historiographie médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977 ; Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, rééd., 1991 ; « Histoire », art. cité, p. 483-496.

5.

A. Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, trad. A. Tachet, Paris, Gallimard, 1983.

6.

F. de Dainville, L’Éducation des jésuites. XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Minuit, « Sens commun », 1978.

7.

A. Bruter, L’Histoire enseignée au Grand Siècle. Naissance d’une pédagogie, Paris, Belin, 1998.

8.

Voir par exemple J.-Cl. Dhotel, Les Origines du catéchisme moderne d’après les premiers manuels imprimés en France, Paris, Aubier, 1967, p. 431 : « L’entreprise de Fleury, même si elle a été chaudement approuvée, ne doit pas faire illusion. Le catéchisme historique dans la pensée même de l’auteur n’est qu’un prélude au catéchisme dogmatique. »

9.

J’ai en particulier utilisé pour cette partie l’excellent article de P. Garcia et J. Leduc, « Enseignement de l’histoire en France », in Chr. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt (dir.), Historiographies, Concepts et débats I, op. cit., p. 104-111.

10.

J’utilise surtout pour cette ébauche le remarquable opuscule d’A. Momigliano, Tra Storia e Storicismo, Pise, Nistri-Lischi, 1985.

11.

Parmi une très abondante bibliographie on retiendra B. Guenée, « Histoire », art. cité, p. 483-496 ; J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 ; F. Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013 et Évidence de l’histoire. Hagiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, « Folio », 2001 ; R. Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Paris, Gallimard-Seuil, 1997 ; P. Ricœur, Mémoire, Histoire, Oubli, Paris, Seuil, 2000.