L’hostilité, voire le mépris, ressentie et souvent exprimée vis-à-vis du Moyen Âge par l’élite culturelle à l’époque dite de la Renaissance, depuis le XIVe siècle mais de plus en plus au cours du XVe et surtout du XVIe siècle, a été relayée et aggravée par la suite, en particulier par les savants dits des Lumières au XVIIIe siècle. Ils ont été jusqu’à qualifier le Moyen Âge d’époque des ténèbres, Dark Ages en anglais. Cette condamnation du Moyen Âge est fondée avant tout sur la nécessité pour les hommes de la Renaissance de revenir à l’Antiquité classique et à ses grands maîtres (Aristote et Platon en Grèce, Cicéron et Sénèque à Rome) que la pensée médiévale aurait ignorés et contre lesquels elle se serait affirmée.
Pourtant, si la culture antique gréco-romaine pose en effet à la pensée médiévale un problème du point de vue religieux – les Anciens sont « païens » –, non seulement celle-ci n’ignore pas son existence et sa valeur, mais souvent elle l’utilise et la continue. Cette position double ou ambiguë est naturelle dès lors que les clercs médiévaux font de saint Augustin, lettré romain converti au christianisme, leur grand maître. C’est au système antique des arts libéraux que la pensée rationnelle, scientifique et pédagogique du Moyen Âge emprunte. Celle-ci fonctionne pleinement jusqu’au XIIIe siècle pour s’effacer alors peu à peu dans l’enseignement universitaire.
Une chaîne d’intellectuels importants a transmis cette base des « arts libéraux » de l’Antiquité au Moyen Âge. Varron (116-27 avant notre ère), nommé par César pour organiser les premières bibliothèques publiques de Rome, est à l’origine de cette tradition : il distinguait les arts libéraux des arts mécaniques, manuels. Or au Moyen Âge, dans les milieux religieux et intellectuels, cette distinction nourrira les discussions autour de la notion et de la pratique du travail. Les arts libéraux sont relancés à la fin de l’Antiquité par Martianus Capella (Ve siècle) dans son poème De nuptiis Philologiae et Mercurii : ce texte est essentiel pour le Moyen Âge. Transmis par les deux grands penseurs Cassiodore (VIe siècle) et Alcuin (fin du VIIIe-début du IXe siècle), ce dernier proche de Charlemagne, les sept arts libéraux sont divisés en deux branches, le Trivium, qui est l’étude des mots, soit la grammaire, la rhétorique, la dialectique, et le Quadrivium, qui comprend l’arithmétique, la géométrie, la musique, l’astronomie.
C’est également dans la ligne de la Rome antique que le Moyen Âge accomplit un progrès linguistique majeur : l’extension du latin comme langue des clercs et de l’élite laïque dans toutes les régions devenues chrétiennes. Certes, celui-ci a évolué par rapport au latin classique, mais il fonde l’unité linguistique de l’Europe qui se poursuit même au-delà des XIIe-XIIIe siècles, époque où, dans les couches les plus basses de la société et dans la vie quotidienne, les langues vernaculaires (tel le français) remplacent ce latin périmé. Le Moyen Âge est une période beaucoup plus « latine » que la Renaissance.
La lecture et l’écriture sont plus répandues au Moyen Âge que dans l’Antiquité. Non seulement la scolarisation se développe, y compris pour les filles, mais le parchemin, plus maniable que le papyrus, et surtout le codex, formé de cahiers verticaux et qui remplace vers le IV-Ve siècle les livres en rouleaux (volumen), favorisent la diffusion de la lecture. En matière d’écriture, si les scriptores du Moyen Âge ne parviennent pas à unifier les façons d’écrire, ce sera une des réussites de la Renaissance qui impose l’écriture humanistique appelée bientôt la romaine et mise à la mode par Pétrarque. Une autre réussite de la Renaissance par rapport au Moyen Âge est la redécouverte dans la chrétienté latine du grec ancien, favorisée par l’exil en Occident des lettrés byzantins après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453.
Entre le XVe et la fin du XVIIIe siècle, les penseurs ont eu le sentiment que la plongée dans les ténèbres que représentait pour eux la période médiévale s’accompagnait d’un fort recul de la pensée rationnelle, cédant la place au miraculeux, au surnaturel, au passionné. Or la plupart des clercs du Moyen Âge, de même que le système d’éducation en vigueur dans les universités et les écoles se référaient presque constamment à la raison, plus précisément à la ratio sous ses deux sens : celui de pensée organisée et celui de calcul. Au Moyen Âge, la rationalité caractérise la nature humaine par rapport à l’animalité. La suprématie de la raison se rencontre chez Augustin, chez Boèce. Au XIIIe siècle, de grands scolastiques comme Albert le Grand ou Thomas d’Aquin reprennent au Livre des définitions d’Isaac Israeli (IXe-Xe siècle) l’idée que « la raison naît dans l’ombre de l’intelligence1 ». En théologie, raison s’oppose à autorité, mais il est vrai que la conception très formaliste de la raison au Moyen Âge a mis des obstacles au développement de la raison scientifique, obstacles que la Renaissance fera disparaître.
Le père Marie-Dominique Chenu a montré comment la rationalité s’est introduite toujours plus dans la théologie, au point de transformer celle-ci en science au XIIIe siècle2. En ce qui concerne la scolastique, on trouvera par exemple dans l’ouvrage de Nicolas Weill-Parot3 la démonstration de « la profonde rationalité de la pensée scientifique scolastique du Moyen Âge ».
Considérons maintenant le domaine géographique. C’est en Italie, nous l’avons dit, que commence le mouvement qu’on appellera finalement Renaissance – une étude détaillée mettrait en évidence le rôle de telle ou telle ville, notamment Gênes, Florence, Pise, Venise. Pourtant, l’Italie est, si l’on peut dire, un trublion de la périodisation historique.
Dans l’Antiquité, elle se distingue par la puissance des Étrusques et surtout par celle de l’Empire romain. Au Moyen Âge, politiquement très divisée, ayant subi le contrecoup de l’exil du pape à Avignon au XIVe siècle, elle compense ses faiblesses par une floraison artistique exceptionnelle, notamment à Florence et à Venise. Girolamo Arnaldi a montré que, depuis le haut Moyen Âge, toujours dominée, entièrement ou partiellement, par les étrangers, l’Italie est restée une lumière pour l’Europe et d’abord pour ses propres envahisseurs4.
De même, si aux XVe et XVIe siècles c’est l’Italie qui se trouve à la proue de l’élan artistique et culturel de la Renaissance, l’Allemagne, et en particulier l’Allemagne du Sud, ne tarde pas à suivre son exemple d’une façon originale5.
Le travail de périodisation oblige l’historien à tenir compte de la pensée dominante, dans un espace aussi large que possible, des hommes et des femmes vivant à l’époque considérée. Le Moyen Âge a commencé sur une note pessimiste. La périodisation que l’Église chrétienne a fait prévaloir est celle d’Augustin et des six âges du monde, le sixième, le dernier, étant celui dans lequel vivaient désormais les humains en attendant l’éternité après le Jugement dernier. Mais la formule retenue fut mundus senescit, « le monde vieillit », et il en résultait, chroniques et sermons en témoignent, l’idée que le monde se décomposait et allait non vers son salut mais vers sa perte.
Toutefois, il y eut bientôt des clercs, dans certains monastères, qui s’élevèrent contre cette idée. Ils affirmèrent que leurs contemporains devaient plutôt se reconnaître comme modernes, moderni, par rapport aux Anciens, et, sans établir une supériorité absolue du Moyen Âge, tendirent à relever les qualités et les perspectives du monde dans lequel ils vivaient. Le Moyen Âge finit même par devenir pour certains un temps de la modernité – ce terme représentant un enjeu essentiel dans les affrontements entre passé, présent et futur.
L’historien de la philosophie médiévale Étienne Gilson a intitulé un de ses articles « Le Moyen Âge comme sæculum modernum6 ». Considérant que, bien entendu, les gens vivant au Moyen Âge ignoraient que leur époque serait appelée ainsi, il se demande comment ils la voyaient dans le temps long, celui de l’histoire pour les chroniqueurs, de la mémoire pour la grande majorité des hommes et des femmes. Or ceux-ci pensaient que, jusqu’à Charlemagne, le temps des Anciens s’était poursuivi ; pour la suite, ils inventèrent l’idée d’un transfert du savoir de la Grèce et de la Rome antique vers l’ouest, et plus particulièrement la Gaule : c’est la translatio studii. Le XIe siècle marque un détachement vis-à-vis de l’Antiquité, et les dialecticiens remplacent la grammaire par la logique comme art majeur, prélude modeste au triomphe de la science sur les lettres. À la fin du XIe siècle, avec Anselme de Canterbury, l’eloquentia fait place à la dialectica comme idéal des savoirs ; on commence à utiliser la logique d’Aristote, et la scolastique se dit « moderne ».
Certes, indique Gilson, le concept de modernité pouvait être pris par certains esprits conservateurs dans un sens péjoratif. Ainsi, au début du XIIe siècle, Guibert de Nogent parle dans son autobiographie de la corruption que le siècle moderne apporte dans les pensées et les mœurs. Mais le tournant vers une modernité inédite s’affirme avec le Policraticus de Jean de Salisbury (1159) :
Voilà que tout devenait neuf, on renouvelait la grammaire, la dialectique était changée, la rhétorique était méprisée ; quant au Quadrivium, abandonnant les règles jadis suivies, on en adoptait de nouvelles tirées des profondeurs mêmes de la philosophie7.
Au XIVe siècle, une véhémente prédication sur la nécessité de réformes de l’Église est déclenchée par le clerc flamand Gérard Grote (1340-1384) : il s’agit de rapprocher la spiritualité chrétienne de l’imitation du Christ. Ce mouvement – dont de nombreuses tendances seront reprises au XVIe siècle par le fondateur des Jésuites, Ignace de Loyola – a pour nom la devotio moderna. Si bien que lorsque les initiateurs du mouvement et de la période qu’on appellera « Renaissance » émergent, ils commencent par flageller la modernité du « Moyen Âge ». Ainsi, l’architecte florentin du XVe siècle le Filarète dans son Traité d’architecture (1460-1464) : « J’exhorte donc tout le monde à renoncer à l’usage moderne et à ne pas suivre les conseils des maîtres qui pratiquent ce système grossier8. »
En fait, les historiens considèrent que le produit principal de la devotio moderna, L’Imitation de Jésus-Christ, attribuée à un certain Thomas a Kempis (1379 ou 1380-1471), est le chef-d’œuvre de la pré-Renaissance religieuse. L’Imitation accorde une place majeure à la lecture de la Bible, au souci de la réforme de l’Église et à une spiritualité individuelle unissant action et contemplation, ce qu’Ignace de Loyola appellera la discretio.
On voit qu’il est très délicat de recourir à la notion de « moderne », qui a un sens aussi bien laudatif que péjoratif. Elle ne peut servir de critère pour repérer le changement ou ce qu’on nommera plus tard le progrès. C’est au XIIe siècle que les rénovateurs de la pensée philosophique et théologique diffusent la formule du grand maître Bernard de Chartres (vers 1130-1160) :
Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage et plus qu’eux, non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu’ils nous portent en l’air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque9.
Contre les obscurités de la scolastique, les lettrés de la Renaissance mettent en avant le système intellectuel et culturel des studia humanitatis, dont nous avons fait l’humanisme. Mais cette organisation de la pensée autour de l’homme est ancienne : elle a marqué aussi bien ce qu’on appellera le Moyen Âge que ce qu’on nommera la Renaissance.
On a pu parler en particulier avec pertinence de l’humanisme chartrain. Je me permets de citer un de mes écrits, m’appuyant sur la pensée féconde du père Marie-Dominique Chenu pour qui cet humanisme domine la théologie du XIIe siècle : « L’homme est l’objet et le centre de la Création. C’est le sens de la controverse Cur Deus homo ?, “pourquoi Dieu s’est-il fait homme ?”10. »
À la thèse traditionnelle reprise par saint Grégoire selon laquelle l’homme est un accident de la Création, un ersatz, un bouche-trou, créé fortuitement par Dieu pour remplacer les anges déchus après leur révolte, Bernard de Chartres, développant saint Anselme, oppose l’idée que l’homme a toujours été prévu dans le plan du Créateur et que c’est même pour lui que le monde a été fait. L’un des plus grands théologiens du XIIe siècle, Honorius d’Autun, formé à l’école de saint Anselme à Canterbury, en Angleterre, a également insisté sur le fait que « ce monde a été fait pour l’homme11 ». L’homme est d’abord un être rationnel : il s’agit d’un rationalisme humaniste, mais en définitive l’homme absorbe le monde pour en devenir un résumé actif et significatif. C’est l’image de l’homme microcosme que l’on rencontre depuis Bernard Silvestre (XIIe siècle) jusqu’à Alain de Lille (1128-1203) et dans de nombreuses miniatures, comme le célèbre manuscrit de Lucques du Liber divinorum operum de Hildegarde de Bingen.
Ce qui caractérise le mieux la renaissance intellectuelle du XIIe siècle est sans doute l’école des Victorins, constituée par un groupe de théologiens, parmi lesquels Hugues de Saint-Victor, située aux limites de l’agglomération parisienne (il existe toujours une rue Saint-Victor aujourd’hui). Saint-Victor, mort en 1141, compose entre autres un manuel de lecture philosophique et théologique, le Didascalicon de studio legendi, un traité sur les sacrements, De sacramentis christianae fidei, une des premières sommes théologiques du Moyen Âge, enfin un commentaire du Pseudo-Denys qui sera intégré dans l’enseignement de l’Université de Paris au XIIIe siècle, devenant ainsi un des outils de prolongation de la renaissance du XIIe siècle. Rénovateur des arts libéraux, tourné vers la contemplation, et de façon générale de la pensée antique, Saint-Victor mérita d’être appelé « le nouvel Augustin ».
Notons que si le XVIIe siècle, sans y ajouter de critiques ni de mépris, conserve discrètement, comme période grise, l’idée de la renaissance du Moyen Âge, il n’en sauve pas moins quelques personnages qui s’échappent de leur environnement temporel pour permettre de célébrer tel état, telle famille, tel lieu, etc. C’est le cas pour la France de Saint Louis. Patron de la famille royale, patron des rois Louis XIII et surtout Louis XIV, il transporte cette gloire dans les régions d’outre-mer où s’installent les Français, qu’il s’agisse de Saint-Louis au Sénégal, premier établissement français de la région vers 1638, sous Louis XIII, ou, en Amérique du Nord, de Saint-Louis fondée au confluent du Missouri et du Mississippi en 1764. L’Ordre royal et militaire de Saint-Louis fut créé par Louis XIV en 1693, supprimé par la Révolution en 1792, rétabli par les Bourbons en 1814 et disparut définitivement avec Charles X en 1830. Quant à l’île Saint-Louis à Paris, c’est en 1627 qu’elle fut nommée, issue de la réunion de deux îlots sur la Seine.
La philosophie dite scolastique, car le plus souvent enseignée dans les écoles, c’est-à-dire les universités, est l’objet principal de la critique voire du rejet du Moyen Âge par les lettrés, et plus particulièrement les philosophes, du XVIe et plus encore du XVIIIe siècle. Apparu comme adjectif au XIIIe siècle, « scolastique » désigne à partir du XVIe ce type de pensée fortement imprégnée de théologie. Voltaire va jusqu’à écrire : « La théologie scolastique, fille bâtarde de la philosophie d’Aristote, mal traduite et méconnue, fit plus de tort à la raison et aux bonnes études que n’en avaient fait les Huns et les Vandales12. »
Malgré une forme de réhabilitation du Moyen Âge et de sa pensée au XIXe siècle, on trouve encore chez Ernest Renan dans la Vie de Jésus (1863) le jugement suivant : « Le propre de ces cultures scolastiques est de fermer l’esprit à tout ce qui est délicat13. » Quoique exprimé avec plus de nuances, le jugement sur le Moyen Âge demeure : les hommes et les femmes de cette époque sont des Barbares.
Le Moyen Âge est, on le sait, une époque profondément religieuse, marquée par la puissance de l’Église, la force d’une dévotion presque générale. Certes, le XVIe siècle apporte la rupture de la Réforme et connaît des guerres de Religion acharnées. La foi chrétienne se présente désormais sous au moins deux formes, la catholique traditionnelle et la réformée nouvelle que l’on dit aussi protestante et qui comprend plusieurs orientations : l’anglicanisme en Grande-Bretagne, le luthéranisme et le calvinisme sur le continent, le premier se répandant plutôt dans les régions germaniques et nordiques, le second dans celles de langue romane. Mais il s’agit bien toujours de christianisme. C’est au XVIIe siècle seulement qu’émerge un groupe de lettrés non croyants, les libertins. Un nom célèbre est celui de Gassendi (1592-1655), professeur de mathématiques au Collège de France et philosophe. Les libertins apparaissent chez Molière, par exemple dans le Tartuffe et dans le Dom Juan, mais l’Académie française n’inscrit le mot que dans la quatrième édition de son Dictionnaire, en 1762.
S’il est un domaine où la nouveauté de la « Renaissance » semble indéniable, c’est celui de l’art. Pourtant, l’évolution sans doute la plus importante est la naissance de ce qu’on peut appeler la beauté moderne. Or c’est au Moyen Âge qu’elle intervient. Cette mutation a été remarquablement étudiée par Umberto Eco dans son ouvrage Art et beauté dans l’esthétique médiévale. Comme il le souligne, une des accusations portées contre le Moyen Âge par les hommes de la Renaissance était que cette époque n’avait pas connu de « sensibilité esthétique14 ». Combattant vigoureusement l’idée que la scolastique aurait étouffé le sens de la beauté, Umberto Eco montre de façon convaincante que la philosophie et la théologie médiévales abondent de questions esthétiques. Il ne considère pas des œuvres en particulier, mais plus généralement le souci esthétique. Et le lecteur qui l’aura médité ou qui aura réfléchi à partir d’autres ouvrages consacrés à l’art médiéval, par exemple, d’Henri Focillon, L’Art des sculpteurs romans (1931) et surtout Art d’Occident (1938), sera convaincu en contemplant une église romane ou une cathédrale gothique que cette époque n’a pas seulement produit des chefs-d’œuvre artistiques, mais était mue par le sentiment du beau et le désir de l’exprimer, de le créer et de l’offrir à Dieu et à l’humanité.
Le Moyen Âge a produit des chefs-d’œuvre abondants, et en particulier dans un domaine malheureusement peu visible par le plus grand nombre : l’enluminure.
Il a aussi créé l’artiste, qui n’est plus simplement un artisan expert en travaux manuels mais un homme inspiré par la volonté de produire du beau, qui y consacre sa vie, qui en fait plus qu’un métier, un destin, et qui acquiert dans la société médiévale un prestige dont les architectes, peintres, sculpteurs, d’ailleurs souvent anonymes, du haut Moyen Âge ne bénéficiaient pas. De plus, ceux qui réussissent, ceux qui s’imposent peuvent vivre largement de leurs œuvres et s’introduire dans cette catégorie qui, avec l’usage toujours plus large aux XIIIe et XIVe siècles de la monnaie, émerge au sommet de la société, les riches.
Le premier personnage à qui est reconnu par ses contemporains mêmes le titre d’artiste est Giotto, et il a pour point d’ancrage la ville sans doute, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, la plus prospère et la plus belle de cette Italie pionnière, Florence. S’il s’affirme dans ses fresques franciscaines d’Assise, dans celles de l’église de Santa Croce à Florence, son image d’artiste s’impose sans doute avec la décoration de la chapelle des Scrovegni à Padoue.
Dans le domaine de l’architecture religieuse, on ne constate pas au Moyen Âge de changements majeurs, si ce n’est le passage de l’art roman à ce qu’Alain Erlande-Brandenburg a appelé la « révolution gothique du XIIe siècle15 ». Mais les crises financières, les conséquences économiques de la peste, les guerres finissent par tarir les sources de financement des cathédrales et en laissent certaines inachevées – notamment à Sienne.
Dans le domaine de l’architecture laïque, en revanche, une transformation profonde s’opère : elle concerne le château. Jusqu’au XIVe siècle, en effet, le château fort seigneurial est avant tout un lieu de refuge et de défense. Mais face au canon, utilisé de plus en plus fréquemment dans les combats, le château offre une résistance bien fragile et, de place militaire, se transforme en demeure de plaisance. Les escaliers, l’ameublement, les lieux de promenade, etc., font l’objet de soins particuliers.
Pour ce qui est de la peinture, si l’apparition en Flandre au milieu du XVe siècle de la peinture à l’huile et sur chevalet ne peut être avec précision attribuée plutôt au Moyen Âge qu’à la Renaissance, une invention capitale est incontestablement médiévale : celle du portrait réalisé dans l’intention de la ressemblance, souvent en faisant poser le modèle. C’est ainsi qu’affluent jusqu’à nous des images précises des hommes et des femmes du passé. Surtout, un progrès décisif est accompli dans la mise en valeur de l’individu. Certes, il s’agit du visage, mais le visage est une partie du corps, et celui-ci conquiert dès lors la mémoire historique.
Un grand historien de l’art de la Renaissance, Gerhart B. Ladner, a soutenu qu’une des principales caractéristiques de l’art de cette époque, qui le distinguait et l’opposait au Moyen Âge, résidait dans la place généreuse qu’il accordait à la végétation16. Certes, celle-ci avait surtout, ici, un sens symbolique. Mais son abondance illustrait à elle seule, aux yeux de Ladner, le concept de Renaissance, qui devenait ainsi une sorte de printemps du monde après l’hiver du Moyen Âge.
Le Moyen Âge est lui aussi rempli de fleurs, de feuilles, d’arbres. Presque chacun a le sentiment, alors, d’être né avec Adam et Ève dans le jardin d’Éden et, en quelque sorte, de ne pas l’avoir quitté. Certes, le péché originel a retiré à l’homme la jouissance heureuse de cette végétation, mais il lui a aussi donné le travail qui lui permet d’en tirer à la fois son alimentation et une beauté qui fait entrevoir le paradis.
Dans leur livre Le Monde roman. Par-delà le bien et le mal, Jérôme Baschet, Jean-Claude Bonne et Pierre-Olivier Dittmar consacrent un chapitre entier à la « végétalité »17. Il s’agit là encore d’un monde symbolique, le végétal contribuant à la transmutation de l’église en un lieu spirituel. Mais il existe aussi une végétation simplement terrestre. Dans ce domaine comme dans d’autres, la Renaissance ne fait que prolonger le Moyen Âge, ouvrant à l’humanité le jardin clos, symbole de la virginité de Marie :
Tu es un jardin fermé,
ma sœur, ma fiancée,
une source fermée,
une fontaine scellée.
Tes jets forment un jardin où sont des grenadiers
avec les fruits les plus excellents,
les troènes avec le nard18
Le plus grand chef-d’œuvre littéraire du Moyen Âge, La Divine Comédie de Dante, bourgeonne et fleurit dès que Béatrice passe du purgatoire au paradis. Et un des romans qui a eu le plus de succès au XIIIe siècle, Le Roman de la rose, défini par une fleur, se déroule dans un épanouissement symbolique de végétation.
Considérons maintenant la musique. Norbert Elias a, en sociologue, consacré un essai remarquable à la figure et à la carrière de Mozart (1756-1791), Mozart sociologie d’un génie19. Il y montre que le compositeur réalise le passage, dans les années 1781-1782, de l’art artisanal à l’art indépendant en s’affranchissant du poids de son père et des relations étriquées avec ses premiers commanditaires, l’évêque de Salzbourg et l’empereur d’Autriche. À travers Mozart, c’est ainsi l’individu qui s’affirme brillamment. Événement essentiel qui marque le passage entre un long Moyen Âge et les Temps modernes.
Entre Moyen Âge et Renaissance se développe une pratique qui provoque émois et troubles dans l’Église et la société chrétienne : la sorcellerie. Deux précisions avant tout. D’abord, Michelet situe la diffusion de la sorcellerie au XIVe siècle, mais en se fondant sur un ouvrage mal daté : elle commence en fait au XVe siècle. Ensuite, la sorcellerie est un phénomène essentiellement féminin : elle influence dès lors le point de vue de la société sur la femme. Au point que celle-ci n’est pas, à la Renaissance, comme le voudrait la tradition, l’objet de respect et d’admiration, mais un être ambigu, entre Dieu et Diable.
Le terme « sorcier » apparaît, semble-t-il, au XIIe siècle, et prend tout son sens à partir du moment où Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique (seconde moitié du XIIIe siècle), définit celui-ci comme un homme ayant conclu un pacte avec le Diable. La sorcière devient ainsi au XVe siècle un personnage diabolique, et c’est alors que se fixe son iconographie mythique : une femme voyageant dans le ciel à cheval sur un balai ou sur un bâton. La sorcière est donc beaucoup plus un personnage de la prétendue « Renaissance », et même du siècle classique, que du Moyen Âge.
Si le Moyen Âge a joué un rôle dans ce domaine, c’est quant à l’inquiétude de la société face à la sorcellerie. En particulier quand, vers 1260, le pape Alexandre IV confie aux inquisiteurs le soin de poursuivre et éventuellement de faire brûler non seulement les hérétiques mais les sorcières. C’est dans le cadre de ce nouvel état d’esprit et de cette nouvelle attitude de l’Église que Thomas d’Aquin ajoute l’idée de pacte avec le Diable. Le XVe siècle complétera cette image inquiétante par le motif du sabbat céleste. L’épisode répressif le plus célèbre est bien, en 1632, celui consécutif aux troubles chez les Ursulines de Loudun, avec la condamnation au bûcher du curé Urbain Grandier (1590-1634).
Surtout, c’est à un moment où la Renaissance est déjà bien en place, selon ses partisans, que deux dominicains allemands, Henry Institoris et Jacques Sprenger, publient, en 1486, le fameux Marteau des sorcières (Malleus maleficarum), manuel de répression violente. Jean-Patrice Boudet, remarquant que l’on appelle souvent au XVe siècle les sorciers « vaudois » (une épidémie de vauderie se développe à Arras en 1459-1460), considère que l’influence de cet ouvrage est favorisée par les discussions des conciles de Constance (1414-1418) et surtout de Bâle (1431-1449)20. Il souligne également que la monarchie française développe alors l’usage du crime de lèse-majesté et l’applique à la sorcellerie. Le phénomène de la sorcellerie serait donc lié à une certaine périodisation politique : j’y reviendrai.
Je citerai enfin le livre des historiens britanniques Robert C. Davis et Elizabeth Lindsmith, Hommes et femmes de la Renaissance, sous-titré Les inventeurs du monde moderne. Il commence par affirmer brutalement l’opposition entre Moyen Âge et Renaissance, et le caractère nouveau de cette dernière :
Cinq siècles après avoir illuminé le paysage culturel de l’Europe, la Renaissance continue d’apparaître comme le printemps de la modernité, le moment où les peurs et les folies du Moyen Âge firent place à l’espérance21.
Les auteurs soulignent que le mouvement part de l’Italie pour se diffuser, à partir de 1500 environ, dans toute l’Europe – nous retrouvons ici l’importance de l’Italie comme domaine géographique et culturel particulier dans l’histoire de la périodisation.
Mais, semblant réfuter leur affirmation initiale, ils poursuivent : « En réalité tout comme les hommes qui en furent les acteurs, cette période eut aussi un côté obscur22. » Ils rappellent la publication en 1486 du Marteau des sorcières et ajoutent :
Les pogroms, l’Inquisition et les mouvements religieux millénaristes auront plus de succès pendant la Renaissance qu’ils n’en avaient eu au Moyen Âge23.
On le voit, il y a coexistence et parfois affrontement entre un long Moyen Âge, débordant sur le XVIe siècle, et une Renaissance précoce, s’affirmant dès le début du XVe siècle. Je reviendrai plus loin sur la question des périodes de transition, des tournants. Mais évoquons dès maintenant une époque où Moyen Âge et Renaissance semblent se combiner, se recouvrir : le XVe siècle.
Dans son introduction à l’Histoire du monde au XVe siècle, Patrick Boucheron montre qu’il n’y a pas alors de monde unifié, mais des « boucles du monde ». Et l’ouvrage présente ce qu’il appelle « les territoires du monde ». Nous laisserons de côté les domaines marginaux de notre univers européen, la Méditerranée et la péninsule Ibérique. Il reste alors deux ensembles, traités dans deux chapitres : « Un empire des couronnes : royautés électives et unions personnelles au cœur de l’Europe » par Pierre Monnet, et surtout « France, Angleterre, Pays-Bas : l’État moderne » par Jean-Philippe Genet24.
Jean-Philippe Genet repère dans l’espace qu’il étudie une nouveauté décisive : l’évolution linguistique. Le latin est au XVe siècle réduit à l’usage de langue savante, remplacé par les langues nationales. En effet, ce que Jean-Philippe Genet voit s’affirmer alors dans cet espace européen, ce sont la nation et l’État, qui s’impose en particulier à travers la fiscalité.
Une conclusion se dégage ainsi concernant la périodisation de l’histoire. Les ruptures sont rares. Le modèle habituel, c’est la plus ou moins longue, la plus ou moins profonde mutation, c’est le tournant, la renaissance intérieure.
Article « Raison », in Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 1172.
M.-D. Chenu, La Théologie au XIIe siècle (1957), 3e éd., Paris, Vrin, 1976, et La Théologie comme science au XIIIe siècle (1957), 3e éd. revue et augmentée, Paris, Vrin, 1969. Le livre moderne le plus important sur l’importance et les divers aspects de la raison au Moyen Âge et spécialement au XIIIe siècle est celui d’Alexander Murray : Reason and Society in the Middle Ages, Oxford-New York, Clarendon Press-Oxford University Press, 1978.
N. Weill-Parot, Points aveugles de la nature. La rationalité scientifique médiévale face à l’occulte, l’attraction magnétique et l’horreur du vide (XIIIe-milieu du XVe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2013.
G. Arnaldi, L’Italia e i suoi invasori, op. cit.
« Allemagne, 1500. L’autre Renaissance », L’Histoire, no 387, mai 2013, p. 38-65.
É. Gilson, « Le Moyen Âge comme sæculum modernum », in V. Branca (dir.), Concetto, storia, miti e immagini del Medio Evo, op. cit., p. 1-10.
Ibid., p. 5.
Ibid., p. 9.
Cité par Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4, Patrologia Latina CXCIX, col. 90, D. D. McGarry (éd.), Berkeley, University of California Press, 1962, p. 167.
J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957, p. 57.
Ibid., p. 59.
Cet extrait de l’Essai sur les mœurs est cité dans l’article « Scolastique », in A. Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005, t. IV, p. 632, qui ajoute : « Ce jugement de l’époque classique est totalement récusé aujourd’hui. »
Ibid.
U. Eco, Arte e bellezza nell’estetica medievale, Milan, Bompiani, 1987, rééd. dans le volume Scritti sul pensiero medievale, Milan, Bompiani, 2012 ; Art et beauté dans l’esthétique médiévale, trad. M. Javion, Paris, Grasset, 1997, p. 26.
A. Erlande-Brandenburg, La Révolution gothique au XIIe siècle, Paris, Picard, 2012.
G. B. Ladner, « Vegetation Symbolism and the Concept of Renaissance », in M. Meiss (éd.), Essays in honor of Erwin Panofsky, New York, New York University Press, 1961, p. 303 sq.
J. Baschet, J.-Cl. Bonne et P.-O. Dittmar, Le Monde roman. Par-delà le bien et le mal, Paris, Arkhe, 2012.
Ct, IV, 12-13.
N. Elias, Mozart sociologie d’un génie, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1991.
J.-P. Boudet, Le Mal et le Diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1996.
R. C. Davis et E. Lindsmith, Hommes et femmes de la Renaissance. Les inventeurs du monde moderne, trad. J.-P. Ricard et C. Sobecki, Paris, Flammarion, 2011, p. 9.
Ibid., p. 9.
Ibid., p. 9.
In P. Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, op. cit.