Mercredi, 3e journée dans l’île, Cabarete-Sosúa,
aller et retour
La migraine de Mallock l’avait poursuivi jusqu’aux tropiques.
Elle aussi voulait connaître l’exotisme des mangroves et des broméliacées, les plages peintes, les relents de jungle et le dépaysement du bambou. Elle aussi rêvait de la transparence turquoise des criques et de l’agglomération tentaculaire des polypiers. Alors, elle l’avait tiré du lit vers 4 heures : « Allons nous promener, gros flemmard, et je te ferai moins mal », avait-elle promis.
Alors, le commissaire sortit dans la nuit pour marcher sur le sable et tenter de calmer sa vieille compagne. Le sol était encore tiède du soleil de la veille. Amédée leva la tête vers les étoiles. Cette fois, il reconnut la constellation complice qui le rattachait à son fils : la Grande Ourse. Elle était là, mais à l’envers, un peu penaude, son cou au ras de l’horizon. Il s’allongea dans le sable, lui aussi à l’envers, la tête vers la mer. Il parla à Thomas, lui raconta la plage et les palmiers « que tu aurais tant aimés ». Puis il pensa
à Amélie
1 et ferma les yeux, écœuré par une brusque nausée de solitude. Enfermée dans un coma dont elle n’était finalement pas revenue, on l’avait enterrée avec la bague et le cœur de Mallock. Ils se parlèrent tous les deux, lui, du passé, elle, du futur, de l’avenir de son Amédée. Elle lui dit : « Je garde ta bague, reprend ta vie. » Il finit par dire : « Oui. »
Remonté dans sa suite vers 8 heures, Mallock appela André :
— Vous avez bien fait de ne pas venir, lui répondit ce dernier, je suis rentré chez moi à minuit. D’ici quarante-huit heures, si vous avez l’accord de rapatriement, vous pourrez l’emmener. Il faudra une bonne année de rééducation avant qu’il ne retrouve pleinement l’usage de son épaule et surtout de son genou.
— Je peux passer le voir ?
— Je ne sais pas. A priori oui, mais rappelez-moi un peu plus tard, j’y retourne. Je l’aurai alors examiné et je pourrai vous répondre.
Mallock le remercia et raccrocha. Puis il appela Julie, comme il lui avait promis avant de partir. Il fit de son mieux pour la rassurer.
— Ne te bile pas, il est tiré d’affaire et je vais pouvoir le ramener en France. Là où il est maintenant, on a des conditions d’hygiène satisfaisantes. Il sera toujours temps d’aviser pour le procès.
Puis il ajouta pour la tranquilliser :
— Je n’ai pas encore dit mon dernier mot.
— Il est coupable ?
— Je le crains fort.
— Il vous a dit pourquoi il avait fait ça ?
La voix de Julie tremblait.
— Il n’était pas vraiment en état d’être interrogé mais, depuis son réveil, il répète qu’il n’en a aucune idée.
— C’est inconcevable. On ne part pas à l’autre bout du monde pour assassiner quelqu’un sans motif.
— Sauf les tueurs professionnels, répliqua Mallock, sans vraiment se rendre compte de ce qu’il disait.
— Mais c’est n’importe quoi ! Jamais Manu n’aurait…
— Du calme, Julie. Je dois tout envisager. Si je ne garde pas un esprit complètement ouvert dans une enquête de ce genre, autant laisser tomber. Il a assassiné un homme, virgule, il sera condamné, point à la ligne. À nous de nous démerder pour qu’il s’en sorte le mieux possible. Et crois-moi, je vais tout faire pour ça.
Julie raccrocha après l’avoir remercié au moins trois fois. Mallock quitta sa chambre en se demandant comment il allait bien pouvoir tenir sa promesse.
Jean-Daniel l’attendait au Blue Paradise. En fait, il était si accueillant que chacun de ses clients devait croire qu’il n’espérait que lui. Mallock prit un copieux petit déjeuner. Les fruits de la veille avaient eu du mal à le faire tenir jusqu’au matin, et il crevait de faim.
À 9 heures, il dut se rendre à l’évidence, le policier qui était censé venir le prendre pour le conduire au commissariat-prison de Sosúa n’était pas là. Il sortit sur le trottoir et se laissa tenter par la proposition d’un motoconcho. En substance, deux dollars pour l’emmener à bon port sur sa moto. Il s’était dit que le vent lui ferait du bien et puis surtout, il ne connaissait pas le petit nom familier que les gens du pays donnaient à ces étranges taxis : les muertoconchos.
Après avoir risqué sa vie à chaque virage, chaque trou, chaque animal ou être humain rencontré, le cul et le dos douloureux, les cheveux en pétard, il arriva
devant une grande bâtisse peinte en vert sur laquelle était inscrit
Policía Nacional.
— Commissariat de Sosúa, lui confirma le conducteur, souriant dans un grand nuage de poussière.
Mallock ressentit une sorte de vertige, de grande peur rétrospective, du genre toute la vie qui défile devant les yeux en trois secondes. Cuisses et mollets traumatisés, ses jambes avaient du mal à le tenir debout. Mais il était vivant. Alors il lui sourit en retour, somme toute reconnaissant d’avoir été épargné par les dieux miséricordieux de l’île.
À l’intérieur du bâtiment, el comandante Juan Luis Cappuccino Jiménez et el capitán Ramón Cabral se confondirent en excuses. Chacun était persuadé que c’était au tour de l’autre de venir le prendre. Mallock n’épilogua pas.
Le défilé des témoins, organisé, peut-être trop, par les deux policiers, ne laissa que peu de doutes sur la culpabilité de Manu. Quatre Dominicains, un couple d’Allemands et une Anglaise confirmèrent tous l’identification qu’ils avaient déjà faite du meurtrier, ainsi que le déroulement de l’assassinat. Les mêmes faits, la même chronologie, une parfaite cohérence et pratiquement les mêmes mots pour décrire la scène. Une leçon apprise ? Mais que demander de plus ? Et puis, Gemoni avait avoué, comme ne cessaient de le répéter Ramón et Jiménez. Ils lui montrèrent également les photographies tirées de l’émission de télévision qui avait tant perturbé Manuel. On les avait retrouvées, sales et froissées, dans sa poche arrière. Mallock pensa à Julie et se sentit anéanti.
Ces clichés prouvaient la préméditation.
Hormis une pause pour déjeuner dans la « cantine-à-mouches » jouxtant le commissariat, Mallock, Ramón et Jiménez travaillèrent jusqu’à 16 heures,
heure à laquelle Amédée rappela André pour savoir s’il pouvait passer interroger Manuel. La réponse fut négative. Le jeune homme n’était pas encore sorti du brouillard de l’anesthésie, et avait, qui plus est, une lourde dette de sommeil.
— Désolé, conclut André, l’interroger maintenant ne servirait à rien. Il va en écraser pendant encore vingt-quatre heures. Après, il sera en pleine forme pour répondre à toutes vos questions.
Mallock raccrocha, pensif. Il ressentait comme un malaise, sans avoir la moindre idée de ce qui le troublait à ce point. Dédé-le-Devin, l’un de ses multiples surnoms, était-il encore une fois en panne d’inspiration ? Pourquoi cette enquête semblait-elle traîner ainsi depuis le début ? Était-ce dû à la densité de la flore, à l’épaisseur de la chaleur, à cette boue grasse qui, après la pluie, ralentit les pas ? Ou bien tout autre chose ? Un Mallock à côté de ses pompes, qui éviterait les hypothèses les plus cruelles, pour Julie et pour lui, et qui refuserait d’accoler le nom de Manu aux mots tueur, mafia, assassin, taré ? C’était pourtant dans cette direction, et aucune autre, qu’il devait maintenant se diriger, qu’il aime ça ou pas. Il ne lui était plus possible de fermer les yeux devant certaines évidences, comme devant la dernière image qu’il avait eue de Manu, ses derniers mots. La question n’était pas et n’avait jamais été : A-t-il tué ? La question était : Pourquoi ?
Après l’un de ces profonds soupirs dont il avait le secret, Mallock demanda à ses potes policiers si l’un d’eux pouvait bien le ramener jusqu’à Cabarete. Jiménez accepta avec enthousiasme, heureux de mettre un terme à une journée de travail bien trop longue selon les critères indigènes. Un peu crispé, Amédée retrouva la place du mort et l’énorme peluche en forme de dé accrochée au rétroviseur.
Arrivé à Cabarete, il entra directement dans la boutique de Mister Blue. Il se sentait irascible et démoralisé. Heureusement, Jean-Daniel eut de quoi lui faire oublier son cauchemar pour quelques instants.
— Allez, pour commencer le spectacle, une curiosité : l’ambre bleu !
Sans le prévenir, l’aventurier alluma deux néons de lumière noire pendus au-dessus de la vitrine. Chaque morceau d’ambre bleu se transforma instantanément en autant d’aquariums minuscules dans lesquels nageaient en suspension des insectes millénaires sur un sol de coraux artificiels. Autant de mondes crépusculaires figés par les dieux dans un ordre cosmogonique. À l’intérieur de chaque univers, des milliards de choses : poussières d’étoile, pattes d’insectes, yeux de batraciens se cachaient encore effrayés dans la même brume électrique, reflets métaphoriques des multiples interrogations et pensées qui s’amalgamaient dans le cerveau de Mallock depuis le début de l’enquête.
Les chatoiements céruléens et électriques avaient quelque chose d’infiniment poétique, la commémoration d’un miracle ou d’un génocide. Crépuscule fatal, chute de météores, déflagration atomique. Les deinonychus s’étaient arrêtés de dévorer le rouge, les diplodocus de brouter le vert, et tous les dinosaures avaient levé la tête vers le ciel avant de mourir. Gorgée de lumière, la sève des arbres s’était aussitôt métamorphosée en océans microscopiques.
Le miracle de l’ambre bleu serait le fruit de deux événements extraordinaires : des insectes se prenant dans la sève d’un arbre au moment même où se produisait la fameuse collision avec la comète qui avait mis fin au règne des sauriens. En explosant à son arrivée sur Terre, elle aurait émis une lumière si
intense qu’elle avait, en quelque sorte, « exposé » l’ambre encore tendre, lui donnant cette incroyable luminescence bleutée.
Pendant plus d’une heure, Mallock voyagea sur ces mers intérieures. Mister Blue cherchait à chaque fois le meilleur angle possible avant de les poser sur la plaque de verre de son vieux microscope. Le silence de la pièce n’était troublé que par ses commentaires éclairés. Après une douzaine de pierres bleues, il éteignit la lumière noire et passa à des spécimens différents, teintés par une mousse jurassique, l’ambre vert.
Enfin, troisième et dernier acte de son spectacle, il lui montra ses plus beaux fossiles, noyés dans l’ambre d’or cristallin, spécifique de ce continent.
— En Europe, précisa-t-il à Mallock, on recherchait des morceaux d’ambre sans insectes, pour pouvoir y tailler des bijoux ou des objets. Mais c’était une pierre bien moins transparente, beaucoup plus laiteuse que celle-ci. La fameuse chambre était faite de ce genre d’ambre. D’ailleurs, je vais vous la montrer. On ne sait jamais, si vous vous réveillez un jour à l’intérieur, il faudrait que vous puissiez la reconnaître !
Il éclata de rire à sa propre plaisanterie tout en cherchant une photo dans un de ses multiples tiroirs :
— Putain, où est-ce que je l’ai fourrée ? Ah, la voilà !
Sur un vieux cliché, on apercevait un salon de style Louis XV avec des panneaux étranges. Le noir et blanc passé de l’épreuve ne devait pas rendre justice à la chambre d’ambre.
Jean-Daniel rangea la photo et se remit à sortir, comme autant de petits trésors, ses plus beaux morceaux d’ambre.
— Vous avez une véritable fortune dans ce magasin. Vous n’avez pas peur…
— Il faut ce qu’il faut. Je vais deux fois par mois m’entraîner au tir avec Ramón, le policier le plus respecté du coin. Mais, c’est vrai, je suis bête, vous le connaissez. Bien entendu, c’est moi qui achète toutes les munitions, y compris celles de Ramón et de ses amis. Même de sa famille.
— Il est marié ?
Curieusement, Mallock avait imaginé Double-crème célibataire et vivant encore avec sa maman.
— Depuis qu’il a seize ans. C’est un brave type, Ramón. Tout ce qu’il gagne, il l’utilise pour sa petite famille : sept enfants, deux garçons et cinq filles. Et avec ce qui lui reste, il s’occupe de deux autres foyers dans le besoin. Alors, je suis content de participer en finançant les séances de tirs. Et puis, ça permet de se défouler un bon coup, ils s’éclatent comme des fous et ça a le mérite d’informer gentiment tous les candidats au cambriolage qu’il y aurait, de ma part, une forte résistance.
— L’art de la dissuasion.
— Exactement. Et de la réputation aussi, reprit Jean-Daniel. On me prend pour Buffalo Bill, Clint Eastwood et Bruce Willis réunis.
Mallock aurait sans doute dû rire, mais il n’avait pas oublié que le lendemain il devrait appeler Julie et que les nouvelles ne seraient pas bonnes. Mister Blue, fin psychologue, comprit l’humeur de son ami commissaire comme il en devina, plus ou moins, la raison.
— Ça se passe mal pour le jeune Français ?
— Pas terrible, concéda Amédée. Je ne vois vraiment pas comment je vais parvenir à le sortir de ce pétrin. Pourtant j’étais persuadé, au fond de moi, qu’il ne pouvait pas être l’assassin, que je trouverais tout de suite où ça clochait. Si vous le connaissiez, vous comprendriez. C’est un jeune homme assez
exceptionnel. J’espère qu’il y a une bonne explication à son acte, parce que, pour l’instant, à ce point de l’enquête, je ne me fais aucune illusion, il risque la peine maximale.
Les deux hommes laissèrent un silence, le genre de recueillement que mérite une telle annonce.
— Le pire, c’est que je n’ai pas grand-chose à me mettre sous la dent, reprit Mallock. Entre Manuel qui semble bien mal en point, et la police d’ici qui se satisfait très bien de ce qu’elle a, j’ai peur de rentrer bredouille.
Mister Blue laissa s’installer un second silence tout aussi pesant que le premier, mais plus long. Il réfléchissait.
— Écoutez. Je vais fermer le magasin. Mes nanas vont s’occuper du bar, et nous, on va se taper la cloche dans le seul resto du coin qui mérite le détour. Pour ce qui est de votre problème, je n’ai qu’une seule solution à vous proposer. Après-demain, je pars aux mines faire mon marché. À côté du plus reculé de mes gisements, il y a une vieille femme qui, comment dire, sort de l’ordinaire.
— Une historienne de l’île ?
— Pas vraiment, sourit Mister Blue. Elle ne connaît pas cette île, elle est cette île, et plus encore. Comment vous expliquer ? Nous, nous subissons, elle, elle sait, elle est…
Il bafouilla, presque honteux de ce qu’il essayait de dire.
— Attention, j’ai toujours été un gars rationnel mais j’ai vu des trucs, et puis… Enfin, ce que je veux dire, c’est que ça ne coûte rien. On peut toujours essayer de la rencontrer. Ce n’est pas facile, mais je crois qu’elle m’aime bien et qu’elle fera un effort si j’insiste.
— Mais qu’est-ce qu’elle pourrait savoir sur Manuel ?
— Mauvaise question, Votre Honneur. Elle sait, point à la ligne, et sans complément d’objet direct, sans explication. Elle ne reçoit pas l’information par des voies, disons… traditionnelles. Et même si elle ne connaît pas particulièrement votre affaire, elle vous ouvrira l’esprit. J’ai eu deux fois recours à elle et j’en suis encore sur le cul.
— Mais c’est quoi, cette femme ? insista Mallock.
Il n’avait pas vraiment envie d’aller se fourvoyer avec la sorcière ou la cartomancienne du coin. Les escrocs-tarots, les astrologues du dimanche, les voyants-malvoyants ou les numérologues illettrés, Amédée n’aimait pas du tout.
— Il faut la voir pour comprendre, insista Jean-Daniel, un peu blessé par les réticences du commissaire et par son « quoi ». Mais je ne vous force pas. Rejoignez-moi à 9 heures, vendredi matin, si vous avez envie de la rencontrer. Moi, c’est pour vous que je fais ça. Ça ne m’amuse pas, bien au contraire. Cette vieille…
— Entendu, coupa Mallock. C’est gentil de votre part et au point où j’en suis…
— OK. En attendant, je ferme et l’on va se régaler, conclut Mister Blue.
Ils virèrent de bord, direction le rade en question. Et franchement, ce fut drôlement bon.