Paris, vendredi 13 décembre, intronisation de Jo
Marie-Joséphine Maêcka Demaya respirait la santé et la bonne humeur par tous les pores de sa peau. Elle était jolie comme un cœur et venait se présenter en espérant bien que le commandant Mallock lui proposerait quelque chose en rapport avec le Fort.
— Je ne suis pas difficile, commissaire. Une toute petite place dans un coin.
Mallock ne put s’empêcher de sourire. Une femme comme elle, avec un physique pareil et un cerveau tout aussi épatant, ça prenait de la place. Fallait pas lui en raconter, Mallock avait devant lui ce que l’on appelle une forte personnalité qui ne pourrait jamais se contenter d’un strapontin. Du moins, trop longtemps. Et d’ailleurs, ça tombait plutôt bien. Il n’avait plus un seul siège de libre au Fort. Et puis, il n’aimait pas les strapontins, Mallock. Ni pour lui, ni pour les autres.
Par contre, depuis le départ précipité de Francis, dit Frank, il y avait un fauteuil dans la loge royale, la place vacante de cinquième lieutenant de Mallock, son groupe de sang, qu’on appelait aussi sa main
droite, métaphore incontournable dans le cercle très restreint du Fort.
Une main dont Ken aurait été le pouce, car il était toujours partant, toujours souriant et lançait ses « OK » plus vite que son ombre. Julie, bien entendu, le petit doigt. Elle en avait la morphologie et elle était capable de dénicher les informations les plus secrètes. À son compagnon, Jules, Mallock avait attribué la position de l’annulaire. Il en avait la fidélité rivée au corps. Droit et rigoureux, il avançait sans se poser de question mesquine sur la vie. Il avait l’amour du devoir et du travail bien fait. Son intelligence, bien qu’un peu primaire, était brillante et de tout premier ordre. Mais, les méandres de l’esprit humain, ses calculs et ses manipulations, ce n’était pas son truc. Oui, l’index, c’était bien Bob, Robert Daranne.
Tout au début de la carrière de Mallock, le vieil inspecteur, comme on disait à l’époque, lui avait montré les obstacles, les recoins, les verbes et le vocable, le comportement qui fait le policier. C’était lui qui lui avait désigné, toujours de l’index, les pièges à éviter, les idées à taire, les hommes à combattre ou à contourner. Bien qu’il soit colérique et cassant, il n’y avait pas de réelle brutalité chez Bob, c’était plutôt une grande maladresse, tant psychologique que physiologique, héritée des années 50 et de parents encore plus obtus que lui sans doute. Lui, il n’était pas non plus très fufute, comme on disait de son temps. Et son intelligence s’appelait rouerie et expérience ou, plus prosaïquement, mémoire. En fait, il n’était plus que ça, à présent, un vieux disque dur rempli à craquer de données aussi précieuses qu’inutiles, tout dépendait du moment et de ce que les autres en faisaient. Longtemps, il avait aimé jouer ce rôle de mémoire vivante du 36… Puis, peu à peu, il s’était lassé jusqu’à en éprouver autant de rancœur pour ceux qui l’utilisaient que de ressentiment pour
les autres, ceux qui le jugeaient superfétatoire, même pour ce simple usage. Bob était un brave homme en butte au regard des autres, car incapable de se considérer autrement qu’utile ou inutile, bon au service ou réformé, allumé ou éteint.
Il était l’index fatigué mais affectueux de la grande main de Mallock.
En regardant Joséphine entrer dans son bureau, Mallock ne put s’empêcher de penser au fameux « majeur », le dernier doigt qui restait encore libre sur cette main certes virtuelle, mais essentielle pour lui. Jo en avait la structure imposante et la présence hautaine. Il se surprit à sourire. Elle saurait se tenir debout face à l’adversité, doigt d’honneur de remplacement quand Mallock ne serait pas là. Son groupe ne devait pas trop dépendre de lui. Il fallait qu’il puisse exister et résister seul, et ne jamais se laisser marcher dessus. Même par lui, songea-t-il. Son groupe n’était pas une prothèse au bout de son bras, mais une force additionnelle. Fort Mallock, c’était lui, mais lui multiplié par cinq. Par eux. Quelque chose que Mallock souhaitait, sinon invincible du moins optimisé pour sa mission : la chasse aux monstres.
Avant qu’elle arrive, Mallock avait jeté un coup d’œil sur le dossier de Jo. Comme Ken le lui avait expliqué, sa formation était, en effet, très poussée, parfaitement complémentaire de celle de ses collaborateurs actuels.
— J’ai du mal à comprendre. Comment avez-vous pu faire criminologie et informatique ? Par la voix interne ? Vous pouvez me raconter un peu tout ça ?
Joséphine prit une grande inspiration et se lança :
— Mon nom complet est Marie-Joséphine Maêcka Demaya. On m’appelle Jo, ce qui fait, vous le reconnaîtrez, un sérieux diminutif.
Grand sourire éclatant.
— Je suis aujourd’hui enquêteur spécialisé en criminalité informatique, membre opérationnel de l’OCLCTIC
1. Mon parcours ? Après deux années d’études supérieures, j’ai présenté le concours de secrétaire de systèmes d’information et de communication. Examens que j’ai réussis, sans me vanter, haut la main.
— Les TIC n’ont donc plus de secrets pour vous ?
— À condition de pratiquer une veille technologique sérieuse. Les choses vont très vite dans ce domaine.
Mallock se remit à se gratter le pouce. Salope d’araignée.
Jo continua la description de son CV :
— Une année plus tard, j’ai passé le concours d’ingénieur de police technique et scientifique. Je me suis alors retrouvée à Rosny-sous-Bois, à l’IRCGN
2. Là, j’ai intégré la division criminaliste ingénierie et numérique. Ça a bien complété mes connaissances en matière de réseaux et de cybercriminalité.
— Vous n’avez pas de formation sur la partie biologique ou balistique. Ken m’avait…
— Si, si… J’ai étudié les explosifs, la balistique, la biologie et la microanalyse au sein de la division criminalistique physique et chimie. Puis les stupéfiants et la toxico chez vos voisins, au labo de la Préfecture de police. J’ai terminé mon cursus en me faisant admettre dans la dernière division criminalistique, celle de l’identification humaine.
— Entomologie, biologie, empreintes digitales…
— Oui, et anthropologie, thanatologie-odontologie et documents trace.
— C’est tout ? lui lança Mallock, farceur.
— Non. J’ai fait une spécialisation IABPA
3, où j’ai appris à lire et à reconstituer un meurtre en analysant les taches de sang. J’ai ensuite passé six semaines dans le service du professeur Mordome et trois mois au laboratoire d’analyse et de traitement du signal, à Écully dans le 69. Toutes les histoires de « débruitage », d’identification vocale et j’en passe. Mes connaissances en informatique m’ont été utiles.
— C’est vrai que l’on a passé une heure passionnante ensemble dans la salle d’écoute, lors de l’affaire de l’empoisonneur
4.
Jo eut un grand sourire.
— Je suis tellement contente que vous vous en souveniez.
— L’honneur est pour moi. Sacré parcours, ma petite Jo !
Petite, l’adjectif avait l’excuse d’être affectueux. Du haut de son mètre quatre-vingt, elle faisait presque jeu égal avec Mallock. Lui, il était impressionné. Il ne connaissait personne ayant bénéficié d’une telle formation.
— Pour être honnête, j’ai eu beaucoup de chance. On m’a toujours encouragée et j’ai été un peu… pistonnée.
— Mais encore ?
— Mon père et ma mère sont des personnages très importants en Martinique. Ça aide.
Mallock en vint au vif du sujet :
— Comment verriez-vous une collaboration avec mon service ?
On y était. Joséphine était au pied du mur. Surtout ne pas tricher, lui avait conseillé Ken. « N’essaye pas
de manipuler Mallock, il s’en rendrait compte et il déteste. Sois franche. Dis-lui ce que tu veux. »
Alors, Joséphine se lança :
— Depuis quelques années, en fait depuis votre fameuse enquête sur les bébés snipers, tout le monde veut rejoindre le Fort. Moi, pour tout vous dire, je voudrais davantage : faire partie de votre équipe, votre groupe de sang. Ils m’ont indiqué qu’il y avait peut-être une place depuis le départ de l’un d’entre eux, et c’est à ce poste que je rêve. C’est la seule raison que j’avais de vouloir passer ainsi de la gendarmerie à la police.
Mallock la regarda, songeur, avant de lancer :
— « De » ce poste.
— Pardon !
— On dit rêver de quelque chose ou de quelqu’un de précis. Et rêver à quand, c’est plus de l’ordre de la méditation. Vous avez rêvé à l’ambiance que vous avez trouvée au Fort, mais du poste que vous avez envie d’avoir.
— J’ignorais le distinguo.
— Pas grave, j’aime bien étaler ma science, sourit Amédée. Frimer un peu. Avez-vous conscience que je ne pourrais pas vous offrir le niveau de salaire auquel vous pourriez prétendre ?
— Ce n’est pas le plus important pour moi. Mes parents me soutiennent et j’ai… comment dire ? une autre source de revenus.
Mallock ne releva pas tout de suite cette dernière affirmation.
— Qu’est-ce qui est important pour vous ?
— Résoudre des affaires. Et travailler avec les meilleurs dans le meilleur climat possible.
Mallock sourit. Ça avait le mérite d’être clair. Ken avait dû la briefer.
— Et qu’est-ce que vous ne voulez surtout pas ?
— Devenir fonctionnaire « dans » la police. Sinon, je serais restée militaire dans la gendarmerie. C’est un grand et beau corps, plein de gens motivés et de valeurs. Je veux que ce que j’ai appris puisse…
— Servir aux autres ?
— Non, servir, tout simplement. J’ai envie de faire de beaux crânes, comme vous dites, mettre hors service les nuisibles et aider les victimes. Pour ma satisfaction personnelle. Si ça profite à la communauté, ce dont je ne doute pas, tant mieux.
De l’altruisme, mais pas d’angélisme. Ça, ça plaisait énormément à Mallock.
— Vous devriez entrer au grade de capitaine, mais vous n’ignorez pas que l’essentiel de votre carrière a été dans la gendarmerie, les passerelles ne sont pas encore bien établies. Lieut. à 2.3, c’est tout ce que je peux vous proposer, pour l’instant. Vous travailleriez à la fois sous les directives de Ken, côté informatique, et vous auriez une seconde casquette. Celle d’expert du Fort en criminologie et d’interface avec le laboratoire de police scientifique au rez-de-chaussée. Vous les connaissez déjà, ce sera un plus. Mais y a pas d’ascenseurs, il vous faudra de bonnes jambes pour passer de l’un à l’autre. Ça vous va ?
Dans cette dernière phrase, Mallock avait abandonné le conditionnel.
— Je commence quand ? fut la seule réponse de Joséphine.
Au mot prêt, celle que Mallock attendait. Marie-Joséphine Maêcka Demaya venait de prendre le poste laissé vacant par Francis, dit benêt-oui-oui, alias tête-de-nœud… Mallock y gagnait au change, et il allait en avoir sacrément besoin.
Au moment où Jo allait sortir du bureau, Mallock lui lança :
— Ah, j’oubliais. C’est quoi, cet autre moyen de subsistance ?
Marie-Joséphine Maêcka Demaya le lui expliqua en toute honnêteté, et Amédée se retrouva incapable de réagir. Y avait-il un précédent ? Il en doutait. Était-ce compatible avec le statut de flic à la Crim ? Il en doutait. D’un autre côté, il ne se sentait pas de lui interdire de compléter un salaire qui serait modeste au regard de ses compétences.
Capitaine de police judiciaire chez Mallock, et mannequin chez Gaultier et Lagerfeld, Jo pourrait se vanter d’être pour le moins atypique.