Lundi 16 décembre
Depuis le début de l’enquête et contrairement à ses habitudes, devant l’irrationnel des situations, le trop-plein de faits fantastiques, Mallock avait pris, pour équilibrer les choses, le parti de la rationalité. Afin de compenser cette part trop grande accordée au paranormal, il avait fait taire le petit bavardage magique sur lequel il se reposait d’habitude. Cette magie qui faisait tout son charme, aurait dit Margot. Histoire d’équilibrer la barque, comme on se penche à bâbord lorsque le bateau gîte à tribord.
Seuls ses rêves, en échappant à la censure générale qu’il s’était imposée, avaient délivré çà et là leurs bulles lucides. En dehors d’eux, depuis le début de l’affaire, il y avait eu également l’ayahuasca
1 d’Oba, la fleur qui pleure, qui avait généré des visions véritablement pertinentes.
Le yagué, la liane de la mort, faisait partie de la potion que la vieille chaman lui avait fait absorber. Il soupçonnait également, outre l’harmaline, la présence d’ibogaïne et de peyotl. Toutes ces drogues psychotropes avaient été utilisées dans les années 60 pour provoquer des EMC, ces états modifiés de la conscience aboutissant à une réévaluation du quotient spirituel du sujet. L’ayahuasca était un produit dangereux que les chamans ne préparaient qu’à des personnes choisies et en les entourant durant toute la cérémonie. Au milieu du « salon du diable », nom donné au cercle formé par les chamans, les initiés étaient surveillés et assistés. L’ayahuasca d’Oga était encore plus puissante. Mais pas sans risque, puisque l’initié pouvait passer par des phases de mort imminente.
Grâce à cette potion, Mallock avait pu entrapercevoir le puits, les hirondelles, les chiens. Il avait entendu la musique et senti les odeurs de chair. Des dizaines de détails qui étaient ensuite réapparus, çà et là, dans le récit démentiel de Manuel Gemoni.
S’il ne pouvait transférer son… don à Manu, il pouvait en revanche lui administrer la fameuse drogue divinatoire. Car c’était bien une concentration d’ayahuasca que contenait la petite fiole en ambre donnée par la vieille chaman. La Niyashiika l’avait appelée liane « des » morts et avait fait référence « aux » vies. La vieille chaman avait toujours été au courant de ce dont il était question, fondamentalement, dans l’histoire de Manuel Gemoni. Si elle avait préféré ne rien dire, c’est qu’elle savait sans doute que Mallock n’en aurait rien cru. Il fallait le faire passer par le grand chemin pour lui en prouver l’existence. À bien y réfléchir, ne lui en avait-elle pas parlé, alors qu’il était sous l’influence de la drogue ?
Aujourd’hui, Amédée avait assez de motifs, voire de motivations, pour demander une seconde fouille. Il
pouvait espérer retrouver plusieurs choses ou en constater l’absence : la fosse commune au centre de la clairière, les cadavres torturés des hommes du lieutenant Jean-François Lafitte, ou encore la chaîne d’or qui, si l’on en croit Manuel, devrait se trouver aux abords du puits.
Même s’il n’était pas encore prêt à le reconnaître, même s’il ne comprenait pas comment, après sa visite à Marie Dutin, Mallock croyait désormais à l’authenticité des récits de Manu. La veille, il était sûr de l’honnêteté du frère de Julie. Désormais, il savait que ce qu’il racontait lors des séances d’hypnose correspondait, sinon à la réalité, du moins à une vérité. Il commençait à comprendre que la mésaventure de Manu ne pourrait prendre un sens que si l’on admettait que la réincarnation pût bel et bien exister. Et c’était là le véritable problème, en parvenant à démontrer l’innocence de Manu, il prouvait, en quelque sorte, la réalité de la métempsycose. Les deux démonstrations semblaient désormais intimement liées. Et les enjeux en devenaient d’autant plus importants.
Les implications, incalculables.
Il lui faudrait donc bien plus d’arguments, plus de faits incontestés, plus de similitudes inexplicables mais prouvées, pour ébranler les colonnes de la justice. Si, par miracle, il retrouvait tous les corps du commando Lafitte et si, en plus, il récupérait celui de Jean-François avec un cœur d’or à l’intérieur, personne ne pourrait plus douter qu’il était arrivé quelque chose de totalement extraordinaire à Manuel Gemoni, nécessitant un jugement, extraordinaire lui aussi.
C’était pour cette raison, rechercher encore d’autres… coïncidences et fulgurances, qu’il avait pris la décision d’encourager Manu à consommer l’ayahuasca offerte par la Niyashiika.
9 h 07 : au moment de la connexion de son système informatique avec le Fort, un grondement retentit, faisant vibrer tout son appartement.
Éclair puissant. Tonnerre. Orage d’hiver.
— Décidément, y a plus d’saison ! déclama le visage de Ken en apparaissant sur le haut de l’écran.
Derrière lui, Mallock aperçut Jo, un grand sourire amusé aux lèvres. C’était lui, aidé par les gars de Jean-Claude et Vincent, qui avait configuré les différents postes pour qu’ils soient connectés au réseau rapide wifi et que l’on puisse se mettre en conférence. Chaque membre du Fort, sauf Daranne, allergique à toute modernité, possédait, en plus d’une tour personnelle, un portable avec caméra incorporée, qu’il emportait lors de ses déplacements.
Sur le moniteur de Mallock, en mode conférence, les visages de Jules et de Julie apparurent à leur tour.
— Salut, les enfants. Pour faire suite à mes bonnes résolutions de samedi, je vais vous proposer un petit topo de ce que j’ai appris durant le week-end.
— Vous avez pu rencontrer la fiancée du lieutenant ? l’interrompit une Julie impatiente.
— Oui, et le résultat est très… bouleversifiant.
Un second coup de tonnerre fit vaciller la lumière.
— Bon, ouvrez bien les oreilles, j’ai deux, trois infos à vous donner, et votre avis à vous demander.
Mallock commença sa narration. Trente minutes plus tard, après avoir dit « à tout de suite » à Jules et Julie, il éteignit son ordinateur. Même bien équipé en moduleurs, il ne fallait pas trop tenter le sort. Sans aucun respect pour le statut du commandant du Fort, la foudre pouvait prendre son équipement pour cible.
Deux des lieutenants, capitaines en fait, de Mallock étaient d’accord pour l’ayahuasca. Jo était contre, sans trop oser insister :
— Je viens juste d’arriver, mais tout ce qui touche à la drogue, pour moi, c’est effrayant.
Et Ken s’était déclaré incompétent :
— Désolé, je n’ai pas d’avis.
Une nouvelle preuve, s’il en était besoin, de son intelligence.
Pause-café.
Mallock mit plus d’un quart d’heure pour joindre Mordome et Léon Galène afin de leur proposer un rendez-vous en téléconférence pour le lendemain, à la même heure. En raccrochant, il jeta un coup d’œil inquiet sur la pendule. À 10 heures, il avait rendez-vous avec Manu. Jules et Julie devaient le rejoindre sur place. Sa collaboratrice avait insisté pour participer au dernier interrogatoire de Manuel, sous Banisteriopsis caapi, la liane géante.
— Je veux bien me contenter de l’accord de Manu et ne pas me précipiter pour prévenir Kiko, mais seulement si je suis présente.
Ça ressemblait à du chantage, mais, après tout, la présence et l’accord d’un membre de la famille ne seraient pas une mauvaise chose. Il avait obtempéré.
Vers 9 h 30, Mallock descendit dans le salon. Après une légère hésitation coupable, il se servit un fond de whisky avant de passer sur une chemise bariolée rouge et mauve, elle-même enfilée par-dessus un tee-shirt jaune, une espèce de ciré transparent. L’élégance selon Mallock flirtait parfois avec l’excentricité, lorsque son carnaval intérieur pointait ses branches et ses fleurs, camouflage coloré contre la grisaille du cœur.
Dehors, Paris semblait attaquée par une armée invisible, dont l’artillerie, encore stationnée extra-muros, effectuerait les traditionnels tirs de barrage avant l’assaut. La pluie glacée avait fait déborder les caniveaux. Elle ruisselait le long des rues en emportant, icebergs minables, des paquets de neige sale.
Mallock s’engagea dans la dépression sans hésiter une seconde. Des gouttes lourdes lui frappèrent le visage et un éclair fit vaciller ses paupières. Tonnerre. Amédée était aux anges. Ça lui rappelait les bains d’orage qu’il pratiquait dès qu’il en avait l’occasion en se promenant en bord de mer sur la plage désertée d’Andernos. Les averses et les éclairs se succédaient tout autour du bassin avec des grondements formidables et lui, il marchait, sourire aux lèvres et visage tourné vers les cieux, l’air bien déjanté mais heureux. Bien pratiqué, ce sport mallockien le rechargeait en pensées fulgurantes et incinérait les dernières séquelles tristes de sa vie dans le monde.
Lorsqu’il arriva à la prison, trempé comme une soupe, Jules et Julie l’attendaient. Ils regardèrent la tenue de leur chef avec un air consterné. Soit il s’habillait toujours avec le même costume gris, chic mais trop large, soit il se lâchait en mettant n’importe quoi, ce que son humeur du jour lui ordonnait. Ce jour-là, il avait fait très fort, plastique transparent sur chemise Hawaï !
Ils entrèrent dans la cellule de Manuel pour lui expliquer leur plan.
Le frère de Julie n’hésita pas une seconde.
— Tout, je ferai tout pour sortir de ce cauchemar.
— Ce n’est pas sans risque, insista Mallock. Il n’y aura que nous, pas d’assistance médicale et pas de caméra témoin.
— On reste ici, dans la cellule avec toi, mais ce n’est pas sans risque, tu as bien compris, mon p’tit Gandhi ?
Manu eut un grand sourire en entendant son vieux surnom.
— Oui, p’tite sœur, j’ai tout bien pigé et je suis prêt.
Dans cette pièce, seul Mallock aurait pu le détromper. Le convaincre. On n’est jamais vraiment
prêt à affronter l’ayahuasca et toutes les substances qui la composent : harmine, harmaline, tétrahydroharmine, harmol, harmalol, diméthyltryptamine…
Mais il préféra se taire.
Il valait mieux ne pas savoir, pour ne pas craindre.
Et ne pas craindre pour ne pas mourir.